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L’eau est le principal constituant des êtres vivants ; elle est indispensable au développement de toute vie. Elle appartient au milieu physique, au milieu sensible, décrit par Bachelard dans L’eau et les rêves (1942), un essai sur les fonctions symboliques et culturelles de l’eau, souvent liées à la religion. Pour de nombreux acteurs sociaux, l’eau est au coeur de tout, sa gestion étant la synthèse des enjeux multiples et contradictoires de nos sociétés et de leur relation à la nature (Roche, 2011). L’eau s’inscrit dans le temps et l’histoire. Les effets des usages actuels se prolongent dans le temps.

Les rapports à l’eau peuvent être considérés comme des phénomènes sociaux totaux. En effet, l’eau entre dans des relations sociales complexes de manière à la fois directe et indirecte (Anctil, 2014). Comme sa quantité n’est pas infinie et que sa qualité peut se dégrader, elle prend une valeur économique variable selon les besoins et les demandes sociales. L’eau est aussi le fruit d’une construction sociale : les acteurs lui accordent des fins et des valeurs diverses. Dans la perspective de l’écologie politique, est apparu le concept de territoires hydrosociaux, désignant des configurations spatiales de personnes, d’institutions, de flux, de technologies et de milieux biophysiques qui s’articulent autour du contrôle de l’eau (Boelens et al., 2016).

L’eau compose les paysages naturels qui sont valorisés de manière fort différente. Par exemple, les fleuves et rivières urbains ont longtemps été voués à une vocation économique pour devenir plus récemment un objet de protection, de restauration et de réappropriation à des fins récréatives et esthétiques (Castonguay et Evenden, 2012). La reconquête des berges crée des espaces valorisés du paysage, comme l’aménagement des berges du Rhône à Lyon et celui de la rivière Saint-Charles à Québec.

L’eau se déploie dans l’espace et sa gestion doit tenir compte des territoires qu’elle traverse. Il est aujourd’hui beaucoup question de gestion intégrée par bassin versant, mais un bassin hydrographique ne possède pas forcément les mêmes contours que les découpages administratifs et politiques. Un travail d’harmonisation des deux entités est jugé nécessaire.

De manière encore plus générale, l’eau est facteur et vecteur de développement. L’irrigation des cultures est, depuis longtemps, nécessaire à l’accroissement de la production. L’eau est aussi source de production d’énergie. La politique et la planification des grands barrages hydrauliques ont mis en lumière cette fonction essentielle dans le développement. Les grands barrages et leur contrôle de l’eau ont été un élément central de la politique industrielle de plusieurs pays, comme le Canada, les États-Unis et le Brésil. Concilier les besoins du développement économique, la protection des droits sociaux et la préservation des ressources en eau est un enjeu complexe créé par le déplacement de populations par de grands projets de barrage et la contamination causée par l’industrie et l’exploitation minière, comme au Brésil et ailleurs en Amérique latine. Certains acteurs de la gestion de l’eau prônent que la solution aux conflits passe par une gouvernance participative de l’eau. Les pratiques dans ce domaine sont très variées (Bevir, 2007 ; 2013). Existe-t-il un modèle universel ? Probablement pas, même quand on défend la gestion intégrée par bassin versant.

En somme, tout ce qui caractérise les sociétés humaines interagit avec l’eau, mais ces interactions sont changeantes et suscitent souvent la controverse et le conflit. Les conflits de l’eau ne sont pas rares, même s’il est rare qu’ils dégénèrent en conflits armés (Wolf, 2007). La controverse publique, elle, est plus caractéristique de la manière dont l’eau est utilisée et gérée. Cela fait de l’eau un objet sociologique, pris dans un sens large. En effet, les problèmes liés aux usages de l’eau, à l’accès à l’eau pour la consommation humaine – le droit humain à l’eau étant reconnu par l’Organisation des Nations unies (ONU) – et à sa disponibilité à diverses fins industrielles et agricoles placent l’eau au coeur d’enjeux sociaux.

Eau gérée, ville construite

La maîtrise de l’eau est une vieille histoire. Les civilisations antérieures ont appris à vivre avec l’eau, ici rare, là abondante. De grands travaux d’infrastructure de l’eau ont ponctué leur histoire : digues et barrages, aqueducs et bains publics, canaux et canalisations, etc. C’est toutefois au sein des villes industrielles qu’on a senti le besoin d’une gestion plus serrée de l’eau pour en assurer la qualité et la quantité et pour contrôler sa rareté ou son abondance. Graduellement, se sont mises en place les infrastructures de l’eau qui marquent encore le paysage urbain, le plus souvent souterrain, apportant aux citadins des bienfaits considérables. C’est l’hygiène et la santé publique qui ont en premier lieu attiré l’attention des contemporains. Au XIXe siècle, en particulier jusqu’aux découvertes microbiologiques de Louis Pasteur (1822-1895) et de Robert Koch (1843-1910), les services de l’eau, une invention de grandes villes, se sont fondés sur un approvisionnement à partir de sources éloignées. Plus une ville grandissait, plus elle devait aller chercher loin son eau potable. Puis, pour éviter l’éclatement d’épidémies et de maladies causées par une eau contaminée, il a fallu purifier les sources d’eau et les mettre à l’abri des microorganismes pathogènes. Ce n’est qu’au début du XXe siècle qu’a commencé la véritable maîtrise sanitaire de l’eau : on s’est mis à traiter l’eau dans des usines, ce qui a permis de pomper l’eau des rivières à proximité des centres urbains. Les coûts de fonctionnement associés au traitement de l’eau ont considérablement augmenté par rapport aux investissements et ils ont légitimé le paiement du service (Barraqué, 2005). Cela s’est doublé de vastes travaux d’infrastructure pour amener une eau potable et éliminer les eaux usées (Fougères, 2004 ; Gagnon, 2006). Ce type d’intervention s’est déployé sur plusieurs décennies.

Durant ces décennies, il n’est pas exagéré de dire que l’eau est sous tutelle experte. Ce sont les médecins, ingénieurs et urbanistes qui agissent en la matière, répondant à des préoccupations civiles et politiques. Les experts ont certes besoin du pouvoir politique pour décider et pour agir, mais celui-ci est un peu à leur merci, car il ne dispose pas des connaissances nécessaires pour intervenir. Les élus doivent se fier aux experts, même s’ils influent sur le résultat final en privilégiant certains travaux, dans certains secteurs au détriment d’autres types de travaux ou d’autres quartiers urbains (Dagenais, 2011). Enfin, la ville industrielle s’est historiquement illustrée par la pénétration des technologies du confort, dont l’eau à domicile est l’un des exemples les plus frappants (Douglas, 2013 ; Barles et Blanc, 2016).

Plusieurs choses sont à retenir de la mise en place de la gestion de l’eau. D’abord, une forte « expertisation » de sa gestion. Ensuite, l’action de la ville sur elle-même en une sorte de construction collective à laquelle participent plusieurs acteurs sociaux, même si les élus et les experts dominent. C’est à partir de la fin du XIXe siècle que les pouvoirs municipaux prennent en charge les services, en raison de la préoccupation causée par la dégradation des conditions environnementales et l’augmentation des besoins en santé urbaine. Durant cette période, la rentabilité est sans doute une préoccupation secondaire, étant donné que les subventions peuvent être déduites des revenus générés par les impôts publics (que ce soit au niveau local ou national). C’est au cours de cette phase que les systèmes d’approvisionnement en eau tendent à se consolider, élargissant la couverture domestique intégrée dans un réseau d’égouts avec élimination finale même sans traitement. Au début, les infrastructures de l’eau ne touchent pas tous les résidents de façon égale. L’« inégalité hydrique » dans l’accès à l’eau n’a été résolue que plus tard. Pour cela, les États nationaux jouent un rôle central dans la régulation, le contrôle et l’investissement, dans le contexte d’une politique économique et sociale fordiste-keynésienne (Swyngedouw et al., 2002). Les réseaux urbains de l’eau sont bâtis sous la gouverne professionnelle et experte et créent des natures urbaines et métropolitaines inédites (Castonguay et Dagenais, 2011). Mais les nations ne sont pas allées à la même vitesse dans la course à la maîtrise de l’eau. Dans plusieurs grandes villes du monde en développement aujourd’hui, une forte inégalité existe toujours entre quartiers et entre résidents urbains (Pahl-Wostl et al., 2012). Il reste de nombreux lieux, villes et régions où l’eau potable n’est pas encore accessible à tous, comme le montre dans ce numéro l’article de Rémi Barbier et de Jeanne Gremmel. L’ère de construire les infrastructures de l’eau et de la rendre accessible à tous n’est pas entièrement achevée. C’est la période qu’on peut métaphoriquement nommer l’« eau construite ».

Dans ce long parcours, la pression des citadins ne s’exerce pas directement, mais par le truchement des mouvements sociaux et professionnels et par l’action des élus. Alors qu’aujourd’hui la participation à la gouvernance de l’eau est très souvent acquise et mise en oeuvre, il a fallu attendre plusieurs décennies avant de la voir se réaliser.

La gestion de l’eau contestée

La seconde période, qu’on peut nommer de manière métaphorique l’« eau contestée », s’ouvre avec des défis et des acteurs nouveaux. En effet, le processus d’urbanisation s’accélère à l’échelle planétaire, d’abord dans les pays déjà industrialisés, puis dans les pays qui se développent plus tardivement et qui aspirent au développement. L’eau y joue partout un grand rôle politique et économique et est souvent objet de contestation et de revendication. De nouvelles demandes, de nouvelles aspirations font surface, changeant les rapports urbains à l’eau. Dans certaines villes, l’accès n’est pas encore assuré aux plus démunis et aux citadins récents ou à ceux qui subissent un revers de fortune. Ailleurs, de nouveaux besoins s’expriment. Par exemple, avec la désindustrialisation qu’ont connue plusieurs villes, surtout à partir des années 1970, les rivières urbaines ont perdu leur fonction principale d’axe économique. Les zones riveraines sont laissées à l’abandon. Pourquoi ne pas les restaurer ? C’est ainsi que des travaux de réhabilitation sont entrepris pour rendre ces rivières et fleuves urbains à des fonctions récréatives, esthétiques et écologiques (Castonguay et Evenden, 2012). Qu’on soit à Chicago, Paris ou Québec, des aménagements plus « verts » sont pratiqués le long des cours et des plans d’eau (Brun, 2011). Les zones riveraines prennent de la valeur ; on se les réapproprie en même temps que les rivières et fleuves sont restaurés.

Si la contestation de la gestion de l’eau s’est fortement organisée en ville, elle s’est aussi très fortement structurée à la campagne ou dans des régions éloignées. Pour prendre l’exemple des grands barrages hydroélectriques, fer de lance d’une politique de développement dans plusieurs pays et régions, la mobilisation contre eux s’est répandue au point où, vers la fin des années 1990, la Banque mondiale, en association avec de grandes organisations non gouvernementales (ONG), a cru bon de mettre sur pied une commission pour examiner les problèmes des barrages et les revendications des riverains (WCD, 2000). Le travail de la commission ne conclut pas à la fin des grands barrages, mais à la mise en place d’une politique et d’une planification plus sensibles aux effets sociaux, économiques et écologiques sur les riverains qui, souvent, en subissent plusieurs inconvénients, sans toujours profiter des bienfaits (Blanc et Bonin, 2008).

Mais, durant les années 1970 et suivantes, un des objets privilégiés de la contestation et de la controverse est la fonction écologique, ou écosystémique, de l’eau et l’impact des changements climatiques sur le cycle de l’eau. En effet, on redécouvre, d’une part, la valeur écologique des milieux et, d’autre part, on prend graduellement conscience que les changements climatiques auront, comme l’a bien montré le rapport Stern (2007), des effets considérables sur le cycle général de l’eau et les divers cycles régionaux. Surabondance ou rareté auront une grande influence dans la manière dont l’eau sera utilisée, gérée et appropriée. Il est à prévoir que de nouvelles inégalités hydriques entre habitants se manifesteront, face à quoi les pouvoirs publics seront appelés à réagir et à agir.

Concilier les usages et nouveaux défis

Les problèmes issus des périodes antérieures, qui ne sont pas tous dus à une gestion déficiente, mais à des changements environnementaux globaux et régionaux ainsi qu’à des changements économiques et sociaux, ont fait émerger la période actuelle où, de manière générale, il est fait appel à une nouvelle gouvernance de l’eau (Choquette et Létourneau, 2008 ; Brun et Lasserre, 2012). Que ce soit à la ville ou dans les campagnes, la gestion experte ne peut plus, seule, répondre aux problèmes et se prononcer sur les nouveaux enjeux sociaux de l’eau. Une idée intégratrice s’est graduellement mise en place, celle de la gestion intégrée de l’eau (Trottier, 2012 : Lubell et Balazs, 2018). Elle vise à concilier, souvent par une gouvernance participative, les usages conflictuels de l’eau et à tenir compte des nouvelles valeurs de l’eau, comme les services écologiques essentiels qu’elle rend et les services culturels et récréatifs qu’elle permet. L’eau a aussi pris une valeur en soi, une valeur éthique, entrant en conflit avec les conceptions utilitaires qui dominent ses usages. La gouvernance, qu’il faut distinguer de la gestion – laquelle est opératoire alors que la gouvernance est décisionnelle –, peut prendre de nombreuses formes, ouvertes de manière variable à la participation publique et à la prise en charge d’enjeux nouveaux mis de l’avant par des acteurs nouveaux.

Castro (2007) définit la gouvernance comme un processus d’interaction, souvent conflictuel, entre gouvernements, entreprises, élus, organisations de la société civile représentant des intérêts sectoriels (syndicats et ONG) et agences internationales (institutions financières internationales et autres acteurs du processus de gouvernance mondiale). Ces acteurs sont engagés dans des débats et des confrontations sociopolitiques sur la façon de gérer les services de l’eau : qui gouverne l’eau et pour qui ? Ces deux questions sont au coeur du processus démocratique de la gouvernance de l’eau, caractérisée par le dialogue et la négociation, l’incertitude et les conflits sociaux et politiques prolongés (Castro, 2007).

Ainsi, dans de nombreux pays, les municipalités sont responsables de la gestion de l’eau. Mais celle-ci est souvent apparue insuffisante, car les municipalités ont des frontières qui ne correspondent pas aux contours des eaux. Les bassins versants en sont un bel exemple. Ils débordent presque tous les frontières administratives. Il y a un net besoin de coordination intermunicipale et intercommunale que plusieurs pays ont adoptée (Cohen, 2018 ; Hughes et Mullin, 2018). Par exemple, la gestion par bassin versant s’est graduellement imposée sur l’ensemble du territoire du Québec dans la foulée de la Politique nationale de l’eau de 2002 (Gouvernement du Québec, 2002 ; Brun et Lasserre, 2006). Et le Québec n’était pas pionnier en la matière.

La gestion intégrée de l’eau a fait couler beaucoup d’encre et s’est ouverte aux critiques qui lui ont été faites (MENV, 2004 ; Vescovi, 2010). Dans son travail sur son origine et ses principes fondateurs, Nancy Émond (2015) dresse un bilan positif, mais améliorable, de la gestion intégrée de l’eau par bassin versant en s’appuyant sur le cas du Québec. L’intégration est une démarche qui exige des acteurs des dispositions et des ressources personnelles et collectives nouvelles. La concertation des acteurs qui, par exemple au Québec, est menée par les organismes de bassin versant (OBV) n’est pas une chose facile et exige beaucoup de ses membres. D’autres travaux (Vachon, 2004 ; Bibeault, 2005 ; Milot et Lepage, 2007 ; Milot, 2009 ; Gagnon, 2010) arrivent à des conclusions similaires. Même si elle a été exigée par plusieurs acteurs sociaux, la gestion, ou plutôt la gouvernance, participative et intégrée de l’eau est un long processus à mettre en place. En outre, étant donné que les organismes qui doivent la mettre en oeuvre, selon la politique ou la loi, sont supervisés, du moins au Québec, par un palier de gouvernement supérieur, les acteurs de cette gouvernance ne se sentent pas toujours très « décisionnels ». Ils se pensent souvent comme des rouages d’une gouvernance établie au-dessus d’eux. Des problèmes similaires existent en d’autres lieux et localités, malgré les appels d’Ostrom (1990) et de ses collaborateurs à une gestion décentralisée, communautaire et autonome des ressources communes dont font partie les ressources en eau (Dietz et al., 2003). C’est comme si l’eau était un bien trop important pour être laissé à un trop grand nombre d’acteurs. Le mode « expert et centralisé » ne s’est pas envolé en fumée avec la montée en puissance du mode participatif.

Cette période marque donc un tournant dans la gestion de l’eau, qui est loin d’être parfaitement accompli (Émond, 2017). Des problèmes nouveaux sont apparus, de nature fort différente des problèmes anciens : le global s’est introduit dans le local par la voie des changements climatiques et de l’érosion de la biodiversité. La diversité biologique rassemble toute une gamme de services écologiques essentiels au bien-être social. Des principes de gestion et de gouvernance nouveaux ont aussi surgi : gouvernance participative, gestion intégrée, concertation des acteurs, conciliation des usages, expérimentations de gouvernance nombreuses. En somme, se dessine graduellement une période où l’eau entre dans des rapports sociaux et politiques différents qu’on peut qualifier comme une expérimentation vers l’« eau conciliée », souvent envisagée dans une perspective de développement durable. Cependant, au delà de cette perspective, se trouve l’enjeu de la « justice hydrique », ou « hydro-sociale ». Selon Isch-López (2012 : 24), la question centrale de la gestion et de la gouvernance de l’eau s’exprime comme suit : « Les politiques publiques (et privées) favorisent-elles la justice de l’eau ou, au contraire, maintiennent-elles et renforcent-elles des formes d’exclusion à ce droit pour de larges secteurs de la population ? »

Toutefois, il n’est pas dit que la tension entre gouvernance et gestion ne demeurera pas. En effet, les partisans de la gestion intégrée viennent des milieux professionnels et experts, et on peut supposer que leur conception de la gestion de l’eau est principalement « hydrocentrique ». Pour eux, il s’agit, avec des connaissances de pointe sur l’eau, de prendre des décisions fondées sur des connaissances avérées. Isch-López (2012) rappelle que la gestion de l’eau ne devrait pas seulement reposer sur des informations techniques et sur une logique d’ingénierie, mais tenir compte d’autres perspectives, telles que le fonctionnement des écosystèmes, d’une part, et les dynamiques sociopolitiques et économiques, d’autre part. La logique de la gouvernance participative vise à concilier les acteurs sur leur usage de l’eau en rapport avec celui des autres. De plus, l’aspiration à l’accès universel à l’eau est loin d’être une réalité, comme le rappellent l’ONU (2015). Une division hydrique internationale existe et il s’agit, selon la communauté internationale, de réduire les écarts. Les changements environnementaux planétaires, avec leurs effets territoriaux et sociaux différenciés, risquent-ils de rendre la gouvernance de l’eau encore plus difficile ? Des auteurs spécialistes de la politique de l’eau (Bakker, 2007 ; Pahl-Wostl, 2015 ; Feldman, 2017) pensent qu’il faut expérimenter une gouvernance plus participative pour rendre l’eau accessible et pour concilier les usages. Mais ils n’en pensent pas moins que cette gouvernance doit se fonder sur la connaissance de l’eau, qui s’approfondit et se transforme avec l’émergence de nouveaux problèmes et de nouvelles demandes sociales. Si la conciliation est espérée, elle doit être acquise, pour ne pas dire conquise, par un long et imprévisible travail de mise en commun des intérêts des acteurs et des informations sur l’eau et sur les territoires. Il n’est pas non plus assuré que la participation mène forcément à l’entente. Des décisions peuvent être prises en l’absence de consensus forts, donnant des solutions inachevées aux problèmes portés par les acteurs. Comme le rappelle Steve Rayner (2006), les solutions bricolées, imparfaites, voire maladroites, peuvent parfois s’avérer plus productives que les solutions conçues selon un plan d’ensemble et imposées d’en haut.

Contributions

Les articles qui composent ce numéro donnent une idée de la diversité des enjeux sociaux de l’eau. Même s’ils ne peuvent tous les représenter, ils forment un bon éventail de questions et de controverses publiques sur l’eau.

Dans leur article, Rémi Barbier et Jeanne Gremmel montrent avec force détails que l’accès à l’eau pour tous n’était, dans les années 1980, pas encore un acquis universel en France. Souvent relégué à un second rang, derrière l’énergie et la pauvreté, l’accès à l’eau s’est toutefois imposé dans une politique de solidarité sociale. Les logiques politiques qui se succèdent au gré des changements de gouvernements font en sorte que ce problème public met du temps à trouver une solution acceptable. Les auteurs distinguent deux trajectoires croisées du débat sur l’accès à l’eau potable. L’une définit l’eau comme « action sociale », objet de revendication imbriquée dans d’autres besoins à combler et services à rendre, dont l’accès au logement et la lutte à la pauvreté. La seconde, « l’eau sociale », vise à internaliser la dimension sociale au sein de la gestion de l’eau. Ces deux trajectoires donnent naissance à des actions collectives et publiques nombreuses pour un droit universel à l’eau et un service sans rupture, ou encadré en cas de non-paiement de l’eau. Les collectivités territoriales ont suivi le débat et en ont été des acteurs-clés, mais les exploitants privés de l’eau, tout autant. Les auteurs concluent que l’action publique sur l’eau doit être comprise dans un ensemble plus large d’enjeux sociaux qui lui sont assez semblables, « isomorphes » dans les termes de l’article. Elle procède aussi d’expérimentations locales dans un cadre de collaboration entre acteurs responsables des services de l’eau. Les auteurs montrent également comment un équilibre fragile s’est construit entre une politique d’intégration sociale et territoriale et les contraintes industrielles et économiques des fournisseurs de l’eau.

Le sujet de l’article d’Alain Létourneau est un cas typique de nouveaux problèmes, de nouveaux défis. Se situant dans une perspective philosophique dite pratique, l’auteur pose des questions tout aussi normatives qu’empiriques. Ses questions normatives ont trait aux problèmes communs qui surgissent régulièrement et qui demandent des solutions collectives autres que l’intervention étatique. Mais le « tout par le marché » n’est pas non plus la voie la plus appropriée pour régler des problèmes complexes et croisés comme la gestion de l’eau sur des territoires variés et l’adaptation aux changements climatiques, bien que les mécanismes de marché puissent bien sûr faire partie des solutions. Cette approche collective des problèmes est imprégnée d’enjeux éthiques. L’eau est essentielle à la vie et doit être accessible à tous. Les changements climatiques mettent en évidence la preuve d’une responsabilité collective dans la lutte contre eux. Létourneau aborde la mise en place, au Québec, de la gestion intégrée par bassin versant, dans la foulée de la Politique nationale de l’eau de 2002. Le concept de gestion intégrée est un modèle plutôt qu’un livre de recettes, laissant une grande liberté aux acteurs de l’eau. L’article rappelle aussi que, en matière de grands cours d’eau, le programme des Zones d’intervention prioritaire (ZIP) a expérimenté avec la gestion participative. Les OBV se veulent toutefois plus décisionnels que gestionnaires. Par la concertation des acteurs territoriaux, ils visent à établir des règles du jeu dans les usages de l’eau. L’auteur fait aussi remarquer que la gouvernance participative de l’eau et des territoires, plus largement, fait émerger ce qu’il appelle une expertise pratique qui, différente de celle des experts scientifiques, est toutefois fondée sur les pratiques territoriales valables et acquises par l’expérience d’un lieu et de son évolution.

L’article de Geneviève Cloutier et Marc-André Demers, dans une étude de cas, s’inscrit en continuité avec plusieurs propos de Létourneau. La gestion intégrée de l’eau n’est pas entièrement définie d’avance et nécessite une expérimentation locale. En s’appuyant sur un modèle d’expérimentation en trois phases – émergence, maintien et durée –, les auteurs examinent le cas du Comité de rivière de Saint-Raymond (Portneuf) qui, en 2014, a été aux prises avec de fortes inondations causées par un embâcle. Une mobilisation citoyenne se développe et un comité se met en place en marge des formes institutionnelles habituelles. Les résidents concernés et préoccupés prennent les choses en main. Aux yeux des auteurs, cela ne relève pas de l’action collective traditionnelle, ni d’une action dans le cadre d’un mandat institutionnel, mais d’une action concertée spontanée qui prend la forme d’une gouvernance par expérimentation. Il est à noter que, comme dans les controverses publiques, l’action de problématiser – définir le problème – est le moment-clé. Cette action est souvent suivie d’une traduction technique, à savoir comment régler un problème en mobilisant les moyens techniques nécessaires et les acteurs, en hydrologie notamment, qui les maîtrisent. L’article présente cette expérimentation en mettant en évidence la phase d’émergence là où l’enjeu est pris en charge par le comité. La différence entre ce comité et les OBV nés de la Politique de l’eau ne tient pas tellement aux processus de décision, mais au fait que l’expérimentation se produit en marge des institutions formelles, comme la municipalité qui est, cependant, associée à la problématisation et au choix d’actions du comité.

La gestion intégrée des ressources en eau pose souvent problème aux acteurs et les force à être inventifs. Dans leur article sur la gestion de l’eau dans la région de Guelph (Ontario), Nathalie Gravel et Adam Koné analysent une démarche collective d’intégration des acteurs autour de principes de gestion, en l’occurrence le modèle du soft water path, inspiré d’un modèle similaire en énergie. Les auteurs retracent les interactions entre divers acteurs dont l’action de groupe a concouru à trouver des solutions aux problèmes de l’eau de la Grand River qui parcourt une bonne partie du sud de l’Ontario. En se fondant sur la théorie acteur-réseau (ANT), les auteurs suivent le processus d’interaction et d’engagement de nombreux acteurs à différents niveaux de décision et d’action. Les acteurs administratifs ont collaboré avec les acteurs locaux, y compris l’Université de Guelph. Il faut toutefois retenir le rôle majeur d’une coalition nationale faisant la promotion d’une « voie douce » à la gestion de l’eau. De plus, différents savoirs, experts et locaux, ont été mobilisés, ce qui a permis d’élargir la définition des problèmes (problématisation selon l’ANT) et la participation publique à la gestion de l’eau. Les auteurs concluent que, si le réseau d’experts en « gestion douce » de l’eau a pu orienter l’action dans le bassin versant, c’est qu’il s’est appuyé sur des forces locales et régionales, mobilisées par cette innovation intellectuelle, pour expérimenter en gestion intégrée de l’eau.

Si une expérimentation locale peut porter sur un problème en cours, une autre peut porter sur un problème nouveau, méconnu, mais dont on peut anticiper une réglementation éventuelle. L’environnement est un vaste champ d’activités très réglementé. Régulièrement apparaissent de nouveaux problèmes qui ouvrent la voie à l’intervention réglementaire. La contamination aquatique par résidus médicamenteux ne tombe pas, en France, sous le coup de la réglementation étatique. L’article de Geoffrey Carrère sur l’exemple du Centre hospitalier universitaire de Bordeaux montre par quel processus un nouveau problème a été pris en charge et mis à l’ordre du jour institutionnel. Une double action, interne et externe, a été entreprise. Pour l’hôpital, le problème des résidus s’écoulant dans les cours d’eau n’était pas d’une grande urgence. Mais des acteurs au sein de cette institution ont commencé à se préoccuper de la contamination aquatique par les résidus de médicaments. C’est le rôle que les pharmacologues ont joué dans la publicisation du problème. Mais il y a aussi eu une action externe lors de rencontres entre l’hôpital et des acteurs externes comme la direction environnement d’un service de l’eau (Suez environnement). Cette double action a déclenché un processus de prise en charge du problème anticipant une éventuelle réglementation. Il s’agit, en somme, d’une expérimentation anticipative. En s’appuyant sur la sociologie interactionniste, l’auteur conclut que la problématisation et la mise à l’ordre du jour décisionnel de la contamination médicamenteuse des eaux ont été portées par plusieurs acteurs en vue de négocier un ordre environnemental et sanitaire nouveau dans leur propre sphère d’activités.