Pierre George, un géant de la géographie

Inédit, Pierre George, 1996Questions de géographie ou questions à la géographie ?[Record]

La géographie est toujours à faire et à refaire, parce qu’elle n’est qu’un moment de l’histoire, moment parfois instant. Rien n’est plus déconcertant qu’une collection de cartes révélant les transformations d’usage d’un espace fixe, qui, à la longueur du temps, même du temps court peut changer d’usage et de formes d’occupation. Il était simple de confier à la géographie physique le soin de mettre en place les limites des espaces vécus. La France du début du siècle était, à cet égard, un laboratoire idéal, et la géographie physique y donnait la clé de la diversité de l’occupation et de l’utilisation de l’espace. La région géographique recouvrait sans violence la diversité et la distribution des provinces. Avec quelques concessions, l’ordonnancement de l’espace, héritage du territoire européen jusqu’à la grande plaine de l’Est se prêtait au même exercice d’analyse. La méthode d’approche, la terminologie répondaient à un besoin de logique des rapports entre les constituants, l’armature géologique et géomorphologique et les formes d’occupation, de répartition des cultures et d’implantation des villes. Certes, les guerres ont ébranlé à plusieurs reprises les constructions géopolitiques surimposées à l’armature géomorphologique. Mais au prix de compromis et d’artifices, l’ordre de cette apparente stabilité était la persistance des mêmes moyens, des mêmes instruments de maîtrise du sol, symbolisés par une même image de l’espace vécu et de ses espérances. Les mêmes outils, le même cheptel, le même calendrier, une appropriation à travers la toponymie ; un espoir, le symbole du clocher. Une seule forme de remise en question de l’ordre géographique et culturel, les invasions, apparemment maîtrisées en Europe à l’époque moderne. Dès lors, les mêmes méthodes d’analyse et d’inventaire pouvaient être appliquées partout, avec, pour seule exception majeure, la prise en compte des régions industrielles sécrétées par la présence du charbon. L’hétérogénéité était du ressort de la géographie coloniale et de l’exploration des continents étrangers. À la fin de ce siècle, la géographie apparaît en équilibre instable. L’ordre, qui n’était pas seulement épistémologique, mais surtout, en fait, politique et techno-économique, est ébranlé. Certes, les montagnes sont toujours là…, mais on les traverse, on les perce, on les survole. Certes, les fleuves suivent toujours les mêmes tracés, mais la circulation de l’eau n’y est plus seulement un fait de nature. Et surtout, à tous égards, l’échelle a changé, et en même temps, les moyens et les habitudes de prendre en compte des distances. Par voie de conséquence, des assemblages, des relations, des équilibres qui donnaient l’illusion de la stabilité dans la longue durée sont remis en question, curieusement, en sens opposé, d’une part l’amalgame, le gigantisme d’ensembles conquérants, la communication instantanée de l’information d’un continent à l’autre, d’autre part le morcellement d’espaces dont des collectivités férocement antagonistes se disputent les dépouilles. Double effet du gigantisme et de l’universalité technique et de la remise en cause de l’ordre et du partage politique. Certes, les effets ne sont pas les mêmes partout, mais la géographie, en tant que discipline d’inventaire raisonné d’un ordre établi dans la diversité, est appelée à prendre en compte diverses formes de désordre en quête de nouveaux équilibres encore incertains. Et ce n’est pas la moindre difficulté, puisqu’il s’agit de concilier le message, c’est-à-dire l’ordre hérité des lieux avec leur valorisation actuelle dans le cadre d’une autre organisation des forces productives et de l’ordre économique et politique. Une révolution après tant d’autres, sans doute, mais avec des moyens et à une échelle sans précédent. Le raccord est d’autant plus difficile que la mutation est brutale. L’espace géographique, les lieux qui sont l’objet même de l’observation et de l’analyse, sont transférés dans un autre ensemble de relations …

Appendices