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Introduction

Le territoire fait partie de notre coeur. C’est notre coeur qui bat. Tant et aussi longtemps que le territoire sera là, on va être là, nous

HAE5[1]

Tirée de nos entrevues avec les membres de la communauté d’Ekuanitshit, cette citation traduit la profonde appartenance identitaire des Innus à leur territoire ancestral. Pourtant, l’histoire du développement du Nord québécois est marquée par l’ignorance des usages matériels, affectifs et symboliques du territoire des Autochtones, et de leur présence même sur ce territoire. L’exploitation de ses ressources forestières, minières et hydrauliques s’est effectuée dans une perspective expansionniste et de croissance économique de la population allochtone de la vallée laurentienne. L’ignorance de la présence des communautés qui vivent sur le territoire peut être en partie attribuable à une méconnaissance du monde nordique, se reflétant dans la circulation de toute une gamme de représentations plus idylliques que vraies. Les plus répandues sont celles d’une terra nullius, soit un vaste espace sauvage et inhabité, d’un bassin de ressources inépuisables pour les besoins du Sud et d’une ultime frontière à conquérir dans la destinée de peuple aventurier des Québécois (Hamelin, 1975 ; Desbiens, 2013 ; Duhaime et al., 2013 ; Ross-Tremblay et Hamidi, 2013). Cette appropriation matérielle et imaginaire du Nord a renforcé la dépossession des communautés qui y vivent depuis des siècles, voire des millénaires (Lacasse, 2004 ; Desbiens et Rivard, 2012). Les gouvernements provinciaux qui se sont succédé ont récupéré ces images mythiques pour susciter l’adhésion et l’identification à des projets d’envergure de développement nordique, notamment lors du harnachement des grandes rivières de la Baie-James à partir de la fin des années 1960 et, à l’heure actuelle, du Plan Nord (Desbiens, 2004 ; 2013 ; Duhaime et al., 2013). [2]

En 2009, dans la foulée d’une nouvelle vague d’exploitation des ressources naturelles du Nord, Hydro-Québec amorçait les travaux d’un mégachantier hydroélectrique sur les 150 premiers kilomètres de la rivière Romaine, au coeur du territoire ancestral des Innus, dans la municipalité régionale de comté (MRC) de la Minganie, sur la Côte-Nord. [3] De par son ampleur et ses impacts économiques, environnementaux et sociaux, le projet, s’échelonnant jusqu’en 2020, a fait couler beaucoup d’encre et continue de susciter maints émois aux échelles locale, régionale et provinciale (Vincent, 2008 ; Desmeules et al., 2014 ; Guimond et Desmeules, 2017). Limitrophe à la rivière, la communauté innue d’Ekuanitshit, composée d’environ 600 membres, est fortement touchée par les travaux en cours. D’entrée de jeu, mentionnons que la communauté, même si elle s’opposait initialement au projet, a finalement consenti à sa réalisation en 2009, non sans certains débats internes et externes, sur lesquels nous reviendrons.

S’appuyant sur une étude approfondie des transformations induites par le projet Romaine sur les territorialités identitaire, culturelle et politique des Innus d’Ekuanitshit, cet article explore la notion d’essentialisme, dans ce cas, le fait de réduire des composantes complexes de l’identité contemporaine des Autochtones à des représentations statiques, voire folkloriques ou « romantisées », de leur « essence ». [4] Les pistes de réflexion émergent de notre analyse croisée des récits de membres de la communauté d’Ekuanitshit, de travailleurs innus et non-innus du chantier et d’acteurs-clés régionaux autour de quatre thèmes mis en exergue par l’arrivée du chantier au coeur du Nitassinan : i) l’identité territoriale des Autochtones ; ii) l’identité essentialisée et ses risques inhérents ; iii) l’essentialisme stratégique à des fins politiques ; iv) le rôle des Autochtones dans le développement territorial. En guise de synthèse, nous réitérons la nécessité du territoire comme fondement d’une guérison et d’une réaffirmation identitaire.

La géographie postcoloniale : lecture contemporaine de territoires ancestraux

Notre démarche puise dans la nouvelle géographie culturelle institutionnalisée au tournant des années 1990, plus particulièrement dans le courant anglo-saxon du postcolonialisme (Collignon, 2001 ; Norton, 2006). La branche culturelle de la discipline géographique est interpelée d’emblée par le métaconcept transversal de notre article, celui de « territorialité », soit les relations objectives et subjectives que les individus entretiennent avec le territoire. Les chercheurs en géographie culturelle insistent sur le rôle fondamental de cette relation dans la constitution de l’identité comme son fondement géographique (Bonnemaison, 1981 ; Di Méo, 2002 ; 2004). Plusieurs travaux positionnent d’ailleurs l’identité dans le « triangle magique » culture-territoire-identité (Debarbieux, 2006). Les « ressources substantielles puisées à même le territoire, matérielles et idéelles, symboliques en particulier via des objets, des choses, des paysages et des lieux construisent et confortent l’identité » (Gagnon, 2013 : 20). De ce fait, le territoire ne serait pas le simple reflet d’une culture, mais plutôt son « incarnateur » :

C’est par le territoire que s’incarne la relation symbolique qui existe entre la culture et l’espace. Le territoire devient dès lors un « géosymbole » : c’est-à-dire un lieu, un itinéraire, un espace, qui prend aux yeux des peuples et des groupes ethniques, une dimension symbolique et culturelle, où s’enracinent leurs valeurs et se conforte leur identité

Bonnemaison, 1981 : 249

L’identité est considérée comme la source et comme le résultat de plusieurs processus territoriaux : identification du groupe à son milieu de vie ; projection sur le territoire d’une conception du monde et de la structure du groupe lui-même par le recours à des schèmes spatiaux ; inscription de « marqueurs » territoriaux visant à singulariser le groupe aux yeux des autres et à créer des discontinuités symboliques (Debarbieux, 2006). À la lumière de ceci, nous supposons que l’identité individuelle et collective des Innus est en partie tributaire de leur identification et de leur attachement à la terre ancestrale, le Nitassinan.

S’inscrivant dans ce tournant culturel de la géographie, le postcolonialisme s’intéresse spécifiquement aux minorités, notamment autochtones. Trop longtemps occultés par les puissances coloniales, ce sont leurs discours et leurs regards alternatifs qui sont priorisés dans la lecture des territoires et du sens des lieux. Le courant postcolonial sort les Autochtones de la marge où ils étaient confinés : ceux-ci ne sont plus « enfermés dans le monde des ethnies, voire des tribus » (Bellier, 2011 : 1). Ce sont leurs savoirs épistémologiques et ontologiques qui sont de plus en plus valorisés dans la production de connaissances (Louis, 2007 ; Panelli, 2008 ; Kovach, 2009 ; Larsen et Johnson, 2012). L’appellation « autochtone » (indigenous dans le monde anglophone) est souvent préférée à postcoloniale pour qualifier cette géographie, notamment chez les chercheurs autochtones : « Many indigenous intellectuals actively resist participating in any discussion within the discourses of post-coloniality. This is because post-colonialism is viewed as the convenient invention of Western intellectuals which reinscribes their power to define the world » (Smith, 1999 : 14). Par ailleurs, des rapports de force, de domination et d’exclusion, dont découlent différentes formes actuelles de marginalisation des peuples autochtones, s’inscrivent en continuité de pratiques coloniales s’apparentant plutôt à du néocolonialisme (Nash, 2002).

En somme, cette lecture géographique renouvelée nous permet de mieux comprendre les territorialités contemporaines des Autochtones, dans ce cas, de voir comment s’articulent leurs relations identitaires au territoire et à l’altérité, au su des changements majeurs suscités par le développement nordique et l’exploitation des ressources. Ces liens complexes et changeants entre identité et territoire sont explorés en profondeur par le truchement du concept d’essentialisme, dans les quatre sections de la partie « De l’essence du territoire ».

Méthodologies autochtones : à la rencontre des Innus

Les chercheurs en milieu autochtone s’évertuent à déconstruire et à reconstruire les méthodologies et paradigmes dictés par la recherche occidentale (Smith, 1999 ; Larsen et Johnson, 2012). Priorisant donc l’histoire orale et les récits autochtones (Vincent, 2013), nous avons réalisé, comme source d’information privilégiée de notre démarche, des entrevues qualitatives avec les membres de la communauté d’Ekuanitshit. [5] Ces entrevues ont eu lieu lors de deux séjours prolongés au sein de la communauté, en mai et en septembre 2015. La recherche en milieu autochtone prône le développement d’une relation de confiance, de réciprocité et de respect entre le chercheur et les participants. Le fait de retourner souvent au sein d’une communauté, de se faire connaître, d’assister à des événements culturels importants, etc. consolide cette relation aux yeux des membres (Smith, 1999). Le premier mois à Ekuanitshit a été consacré à la prise de contact avec le conseil de bande, à la présentation des intérêts et des objectifs de la recherche, à l’élaboration et à la signature d’une entente officielle suivant les recommandations du protocole de recherche établi par l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL, 2014), ainsi qu’à la réalisation de quelques entrevues pour éprouver la grille préliminaire et l’ajuster au besoin. Le deuxième séjour a servi à compléter les entrevues et à participer à plusieurs activités communautaires. Ajoutons que nous sommes retournées dans la communauté en novembre 2016 pour partager et diffuser nos résultats, après analyse et interprétation des données recueillies.

En tout, nous avons réalisé 18 entrevues en profondeur. Bien que nous prévoyions interviewer exclusivement des Innus de la communauté, ce sont en fin de compte 14 Innus qui ont été interrogés. Nous avons fait une exception pour quatre allochtones qui occupent des positions particulières au sein de la communauté, leur conférant une compréhension intime des enjeux liés à l’arrivée du chantier de la Romaine : deux y résident et y travaillent depuis plus de 20 ans ; les deux autres y travaillent mais vivent dans des municipalités voisines. Pour compléter cette présentation sommaire des personnes interviewées, mentionnons que la plus jeune avait 25 ans et la plus âgée, 67 ans, la majorité se situant entre 35 et 55 ans (13 / 18). Dix femmes et huit hommes ont été interrogés. Les entrevues portaient globalement sur l’attachement, l’identification et l’appartenance à la rivière. Plus précisément, les participants ont été questionnés sur les activités pratiquées, leurs représentations des paysages, les effets provoqués par le chantier, les relations interethniques avec les allochtones à l’échelle du chantier et de la région, ainsi que leurs visions d’avenir concernant l’après-Romaine et la gouvernance territoriale.

À ces entrevues se greffent également une quarantaine d’entrevues menées dans le cadre de la recherche plus large, avec des travailleurs et ex-travailleurs du chantier, innus, minganois, nord-côtiers et extrarégionaux, ainsi que des acteurs-clés minganois. Portant sur l’expérience quotidienne au chantier, les relations entre travailleurs d’origines diverses, le sens des lieux, les impacts environnementaux, économiques, sociaux et politiques du projet, ces entrevues ont été utilisées comme source d’information complémentaire.

Les entretiens ont été enregistrés, transcrits, codés puis analysés à l’aide du logiciel de traitement de données qualitatives NVivo. Une première analyse horizontale a été menée pour recenser les réponses brutes des participants. Une analyse de deuxième niveau a ensuite permis de regrouper et de catégoriser les réponses convergentes et divergentes. Les tendances – horizontale et transversale – dégagées de ces analyses qualitatives des discours ont guidé les réflexions suivantes à propos de l’identité territoriale des Innus, des effets pervers liés à l’essentialisation de cette identité, puis des stratégies mises en place pour la renforcer ou, inversement, la discréditer.

De l’essence du territoire

Identités territoriales autochtones

L’identité individuelle et collective des Autochtones a toujours été largement tributaire d’une relation holistique au territoire, bien que celle-ci évolue. Pour citer Ghislain Picard, chef de l’APNQL, les Autochtones « entretiennent des liens spéciaux avec leurs territoires ancestraux depuis des temps immémoriaux. Cette relation particulière avec la terre se traduit par un sentiment de responsabilité envers le territoire » (2010 : 27). Pour eux, l’être humain appartient à la terre, il est « inséparable de son environnement et […] il ne peut exister de division entre lui, la terre, la mer, l’eau, ainsi qu’entre les pratiques sociales, culturelles et de survie », comme le rappelle Hamelin dans le livre de Chartier et Désy (2014 : 14). La terre n’est pas un bien qui peut être acheté, échangé, cédé ou vendu. La notion d’appartenance est ainsi plus appropriée que la notion de propriété pour traduire le lien qui les unit au territoire (Leclair et Otis, 2007). D’ailleurs, dans la langue innue (l’innu aimun), le mot « propriété » n’existe pas. En lieu et place, « d’autres mots évoquent le lien d’appartenance des Innus à la terre : tipentamun, qui a le sens de responsabilité, gestion ou contrôle sur une chose, et kanauentamun, qui a le sens de gardiennage d’une chose » (Lacasse, 1996 : 189).

Cette relation unique au territoire nous pousse à opter pour une définition de l’identité dite territoriale. En s’identifiant à un territoire particulier, en s’y engageant par la pratique et le langage, en le valorisant, voire en le défendant, les individus ou les collectivités forgent leur singularité identitaire (Lussault, 2013). Le territoire, qui rend possible et encadre des pratiques particulières, est en effet porteur de référents et de symboles qui modulent la conception identitaire qu’un individu ou qu’un groupe se fait de lui-même. Ceux-ci « investissent à leur tour le territoire de valeurs et d’idéologies, pour y puiser les fondements mêmes de leur identité » (Gagnon, 2013 : 10).

L’importance du territoire dans l’autodéfinition des Autochtones trouve écho dans les résultats de notre recherche. Interrogés sur leur attachement et leur identification à la rivière Romaine et au territoire plus largement, les Innus rencontrés sont sans équivoque : « Le territoire, puis être Innu, c’est la même chose. Tu ne peux pas être Innu sans le territoire » (FAC14) ; « Sans territoire, qu’est-ce qu’on est ? » (FAC11) ; « N’importe quel Innu qui se retrouve dans le bois, ça lui fait toujours du bien. On dirait qu’il comprend sa place, à l’endroit qu’il se sent bien, qu’il se sent complet, qu’il comprend pourquoi qu’il est là » (F2).

Pour la forte majorité des participants, la rivière Romaine est représentée par sa fonction historique principale, soit celle d’un « chemin ancestral » (F2, FAE10, HAP15) parcouru en canot pour atteindre les territoires de chasse plus au nord, un axe de pénétration du territoire, une « autoroute » d’accès (HT3, FAC11, FAC14). [6] Selon les récits de deux femmes aînées, les rassemblements annuels des Innus de toutes les communautés avant les grandes chasses d’automne avaient lieu approximativement à l’emplacement prévu du quatrième barrage. En outre, la Romaine était le « garde-manger » des ancêtres (HAE5). Certes, elle était utilisée comme chemin d’accès, mais ce parcours vers l’intérieur des terres s’inscrivait dans un mode de vie circulaire plus large qui suivait le rythme des saisons et des animaux, principale source de subsistance. C’est ce que les Innus rencontrés nomment l’Innu Aitun, une « façon de vivre innue » (FAC11), qui englobe autant les pratiques traditionnelles que les valeurs inhérentes, notamment quant au respect de l’environnement et des ressources. Les Innus se considèrent partie intégrante de ce système circulaire, au même titre que tout ce qui les entoure. L’image ancestrale de la rivière Romaine, évoquée par la quasi-totalité comme représentation dominante, agit comme référent identitaire. Même si les participants admettent que le rôle de la rivière, sa fréquentation et son utilisation se sont transformés au fil du temps, la Romaine demeure ancrée dans leur histoire, leur héritage, leurs souvenirs, leur culture. Tous les participants désignent d’ailleurs le rôle des traditions en tant que composantes identitaires fondamentales actuelles : « On vit encore beaucoup d’Innu Aitun » (FI7). La poursuite d’activités sur le territoire de la rivière est un des éléments mentionnés de façon récurrente :

Innu Aitun, il y en a qui vont dire culture innue. Moi, je dirais plus les activités traditionnelles des Innus comme aller dans le bois, chasser, piéger, portager, aller séjourner dans le bois, ramasser des graines, des plantes à des fins médicinales… ça c’est tout Innu Aitun. C’est toute la chasse aux gibiers, la chasse aux outardes, même le capelan, ça fait partie du cycle d’alimentation des Innus

HAE5

Ils sont également très volubiles sur les multiples impacts environnementaux ressentis depuis le début des travaux. L’ennoiement et le déboisement sont les deux plus mentionnés, bouleversant les écosystèmes, entraînant la diminution et le gaspillage de ressources précieuses pour les Innus (en particulier le saumon, le gibier et des plantes médicinales) et la disparition sous l’eau de sites hautement significatifs, par exemple des campements, des portages et des sépultures :

C’est sûr qu’avec l’ennoiement de la rivière Romaine, c’est une partie des histoires, de l’histoire des Innus qui s’envole. Il y a des sites importants probablement qui vont disparaître : sites de sépulture, sites d’enseignement des coutumes et traditions, des camps satellites… parce que, normalement, la manière que le territoire est occupé, t’avais un camp principal, mais c’est tellement vaste les territoires, les lots familiaux, t’as des portages… C’est l’histoire de la communauté

HNI8

De surcroît, l’identification des Innus à la rivière Romaine est perceptible dans leurs discours sentimentaux sur la dévastation du territoire depuis l’arrivée du chantier. Leurs représentations des paysages postchantiers « brisés », « détruits », « massacrés » témoignent d’un lien d’appartenance fort débordant le simple constat de l’état des lieux :

Quand j’ai pris la route, câline, ça m’a rendue triste. Comment c’était là, tout le chemin fait dans les montagnes, pis tu voyais la grosse rivière, pis j’avais juste à imaginer là, dans un an, deux ans, trois ans, que ça ne serait plus de même. C’est triste. Moi j’ai trouvé ça triste

F1

Depuis l’arrivée du chantier là, où que je suis allée, ça n’existe plus. Les deux chutes que j’ai vues ne sont plus là. C’est comme des chemins, aujourd’hui. Ils ont brisé une partie de ce que j’ai vu, mes rêves… J’aurais peut-être pu apprendre plus en allant plus loin s’il n’y avait pas eu le chantier Romaine

F13

Elle faisait pitié notre rivière

FA9

Ces ruptures identitaires et culturelles sont aussi documentées chez d’autres peuples autochtones. Dans leur étude du territoire ancestral des Winnemem Wintu, inondé par des réservoirs hydroélectriques en Californie, Dallman et al. (2013) exposent les dimensions multiples affectées par l’ennoiement de sites sacrés :

We argue that the emotional, spiritual and intellectual connections to these sacred spaces reveal the intimate links between emotion, memory, and identity. Exposing these links shows how the currently limited access to Winnemem sacred spaces creates despair as community members struggle with cultural, social, and ancestral losses as a consequence of institutional approaches to land and water development that favor the more utilitarian meanings and practices of the dominant culture and political structure

Dallman et al., 2013 : 34)

Identités essentialisées

À ce stade, il importe d’introduire quelques bémols à la définition ontologique de l’identité territoriale, la cantonnant au « lien organique de l’Autochtone avec le terreau ancestral » (Leclair et Otis, 2007 : 14). Cette définition ontologique peut en effet s’apparenter à une définition dite essentialisée qui n’est pas sans revers. Rappelons que l’essentialisme en tant qu’idéologie réfère à un discours où « complex structures of a social or cultural formation are reduced to a supposed representation of truth or essence » (Sitchon, 2013 : 17). En d’autres mots, c’est l’imposition d’une identité (une essence) statique à des individus ou groupes sans considération pour leurs réalités changeantes. C’est en quelque sorte la propagation de représentations archaïques dans le présent. En contexte de colonisation de l’Amérique du Nord, l’essentialisme transparaît dans l’image réductrice que les Euro-Canadiens octroyaient aux Autochtones, considérés comme des êtres inférieurs, des peuples primitifs issus d’un temps révolu, figés dans des valeurs et traditions folkloriques. Cette simplification de leur identité, et par extension de leurs capacités, rendait légitime aux yeux des nouveaux arrivants les actions d’assimilation et d’acculturation qu’ils perpétraient.

Les relents de ces représentations datant de l’époque coloniale sont encore palpables à ce jour. Dans le domaine scientifique, les recherches menées sur les peuples autochtones ont contribué à réduire leurs identités collective et personnelle à une série de traits et de traditions empiriques et statiques (Simard, 2003 ; D’Orsi, 2013 ). Ces peuples ont constitué un objet d’étude fascinant pour nombre de chercheurs, entre autres pour les anthropologues intéressés par les cultures minoritaires, qui en ont fait « leur science » (Smith, 1999 : 11). Dans son ouvrage percutant Decolonizing methodologies : Research and Indigenous peoples, la chercheuse maorie Linda Tuhiwai Smith (1999 ; 2012) signale d’ailleurs que le mot « recherche » est l’un des plus « sales » pour les Autochtones, cela, à cause des intentions impérialistes et déshumanisantes de la recherche menée depuis l’arrivée des premiers voyageurs européens, qui ont eu des conséquences dévastatrices pour les communautés. La valorisation de particularismes culturels parfois désuets minimise la nature foncièrement évolutive des identités et des cultures autochtones (Otis et Émond, 1996). L’intérêt pour les modes de vie ancestraux des peuples autochtones aux dépens des enjeux contemporains est encore présent. Par exemple, le contenu « autochtone » de l’enseignement offert aux élèves québécois du primaire et du secondaire se limite aux premiers contacts entre Amérindiens et colons, aux échanges et aux caractéristiques traditionnalistes des premiers, sans égard à leurs réalités mouvantes actuelles (Dery et Mottet, 2015).

Au plan législatif, l’essentialisme est aussi omniprésent. La Loi sur les Indiens, adoptée en 1876, toujours effective aujourd’hui, définit les Autochtones comme des « citoyens mineurs sous tutelle ». L’interprétation par la Cour suprême de l’article 35 de la Constitution canadienne, qui stipule que « les droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés », constitue certainement une avancée notable en termes de reconnaissance, mais elle contribue aussi à limiter la portée de ces droits à des activités traditionnelles statiques (Leclair, 2016). Ce cadre législatif serré confine les droits ancestraux à des composantes matérielles que les Autochtones doivent être en mesure de démontrer, au détriment de revendications relevant de l’« immatérialité » de leur territorialité. Les mêmes écueils se décèlent dans les négociations récentes de traités territoriaux, calqués sur le modèle de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) depuis sa signature en 1975. Derrière une volonté en apparence louable de reconnaissance et de valorisation du patrimoine culturel des peuples autochtones, ces traités visent plutôt à affirmer l’autorité fédérale et provinciale sur les territoires ancestraux et à sécuriser les intérêts des entreprises extractives :

Ainsi […] le titre et les droits ancestraux sont modifiés de façon à en faire de simples droits contractuels, ou bien ils sont réduits à des droits « ethno-culturels » pouvant être assortis de certaines modalités d’exercice et administrés à travers un modèle de gouvernance inspiré des institutions juridiques dominantes

Ross-Tremblay et Hamidi, 2013 : 54

Nuançons toutefois en disant que l’instrumentalisation des Autochtones par des recherches, des législations et des représentations à portée réductionniste fait progressivement place à une ouverture et une prise en compte de leurs nouvelles aspirations et des enjeux multiples auxquels ils sont confrontés. De plus en plus, les communautés souhaitent briser leur isolement, s’inscrire dans l’économie mondiale et contribuer au développement des territoires en se positionnant comme des « partenaires incontournables » (Rivard, 2006 ; Picard, 2010 ; Rivard et al., 2017). C’est le cas des Innus de la Côte-Nord, qui ont vu le projet de la Romaine comme une occasion de développement pour leurs communautés. Malgré des négociations parfois tendues et des positions antagonistes entre communautés et à l’intérieur même de celles-ci, les quatre communautés innues de l’Est (Nutashkuan, Pakua Shipi, Unamen Shipu et Ekuanitshit) ont finalement consenti au projet par la conclusion d’ententes sur les répercussions et avantages (ERA) avec la Société d’État Hydro-Québec, en 2008 et 2009. Cette acceptation volontaire (que certains, fermement opposés au projet, dénoncent comme une abdication forcée sous la pression) amène la majorité allochtone à contester les revendications territoriales de la Nation innue. L’argument fallacieux avancé est que si les Innus sont prêts à exploiter les ressources de leurs terres ancestrales, c’est qu’ils n’y sont pas tant attachés, finalement. Nous y reviendrons en abordant des critiques additionnelles à l’essentialisme identitaire comme frein à la participation entière des Autochtones au développement les affectant. Au préalable, nous nous penchons sur les stratégies politiques que les Innus emploient pour mobiliser leur territorialité unique à leur avantage.

Essentialisme stratégique

Nous venons d’exposer les risques de réduire les identités et cultures autochtones à des composantes traditionnelles, niant leur nature évolutive. Ici, nous nous y attardons plus en détail, car c’est une tactique de plus en plus utilisée par les peuples autochtones eux-mêmes pour donner davantage de poids à leurs revendications distinctes de celles de la population majoritaire. C’est ce que Spivak (1987) a introduit comme de l’essentialisme stratégique : « Today, essentialism can be applied outside of colonial discourses strategically by Indigenous peoples to resolve power imbalances and promote the recognition of their identities and rights within the dominant society » (Sitchon, 2013 : 18).

Les Autochtones recourent à des composantes en apparence essentialisées de leur identité pour marquer leur différence culturelle et s’en servir dans leurs revendications politiques et territoriales. Dans le contexte du projet hydroélectrique de la Romaine, nos résultats ont montré que la relation historique et traditionnelle des Innus d’Ekuanitshit avec la rivière confère à leurs revendications actuelles plus de légitimité qu’à celles des Innus des communautés plus éloignées géographiquement ou des allochtones des municipalités voisines.

Les consultations et négociations en amont du projet illustrent de façon éloquente le recours à cette relation unique pour obtenir davantage gain de cause. Soulevons toutefois que les processus pour parvenir à la signature d’une entente ont été longs et ardus. Des participants les qualifient carrément de « stratégie militaire » (HAP15), voire de « jeu où les règles sont écrites d’avance » (FAC14). Pour plusieurs, l’avant-projet et son dénouement demeurent insatisfaisants. La moitié des participants partagent l’avis que, puisque les membres d’Ekuanitshit sont « les plus touchés, historiquement, géographiquement aussi, culturellement » (FAC11), la communauté aurait dû être la première consultée et la première à se prononcer, plutôt que Nutashkuan : « Pourquoi ils ont signé, eux autres ? Les premiers ? Vu que ce n’est pas leur rivière à eux autres » (FI7). Ils estiment que c’est un manque de respect de la part d’Hydro-Québec d’avoir consulté les communautés voisines en premier pour mousser l’acceptabilité sociale du projet, sachant qu’Ekuanitshit était initialement opposée aux barrages (Vincent, 2008 ; Desmeules, 2017). D’autres vont même jusqu’à remettre en cause que « tout le monde bénéficie du projet » (HAP15) alors qu’ils n’en subissent pas les impacts. D’autant plus qu’Ekuanitshit n’a jamais profité de retombées dans le cas d’autres projets hydroélectriques d’envergure sur la Côte-Nord :

La stratégie Hydro-Québec de s’entendre avec d’autres communautés, sans qu’ils nous en parlent là, ça nous a un peu ébranlés, dans le sens que, nous, on n’a jamais été voir Hydro-Québec pour SM3, ni Toulnustouc, ni Pointe-Bleue. Pis les autres communautés autour aussi n’ont jamais fait ça. Pourquoi est-ce que, dans le cas de la rivière Romaine, tout ce monde là, ils ont négocié quelque chose ? Pourtant, c’est pas les communautés les plus impactées [sic], c’est nous

HAE5

À ces tensions intercommunautaires s’ajoute également un difficile consensus à l’interne, les avis des membres étant divisés. Sondés lors d’un référendum communautaire, ils ont finalement tranché en faveur du projet à 80 %, même si plusieurs estiment « qu’il n’y avait pas vraiment de choix » (FI7). Ils étaient convaincus que leurs protestations n’arrêteraient pas le projet, notamment puisqu’il était attendu depuis les années 1960 dans la région : « Tout le monde le savait qu’un jour ou l’autre, ils seraient confrontés au projet, ou qu’ils auraient à se prononcer sur le projet » (HNI8). Sur ce sentiment d’inévitabilité et d’impuissance, une participante se remémore les paroles presque prophétiques de son père lorsqu’elle était encore adolescente : « Il disait : regardez mes mains, mes bras, même si mes mains étaient grandes et grosses, je ne pourrais jamais arrêter Hydro-Québec. Ça va se passer quand même, même si on crie » (F13). Ce n’était ainsi plus tant la question de « si » les barrages allaient être construits, que « quand » cela allait se produire. Ces attentes s’insèrent dans une situation socioéconomique précaire en Minganie. Les communautés et municipalités voisines étant favorables à la venue du chantier, la pression ressentie par Ekuanitshit de ne pas « manquer le train » a été décuplée (Desmeules et al., 2014).

Toute cette commotion avant l’arrivée du chantier a fait en sorte que la communauté d’Ekuanitshit a été la dernière signataire d’une ERA, en 2009. [7] Aux yeux de plusieurs participants, y compris ceux interrogés dans le cadre de la recherche plus large, elle bénéficierait de l’entente la plus profitable. C’est elle qui reçoit les redevances les plus élevées, et les entreprises créées en parallèle, regroupées au sein de la Société des entreprises innues d’Ekuanitshit (SEIE), obtiennent un « succès » économique (HNI93) [8]. Ainsi, même si les négociations en ont été rendues plus sensibles et fastidieuses, les membres ont pu utiliser leur relation identitaire ancestrale au territoire de la rivière Romaine de façon stratégique pour obtenir des conditions leur étant plus favorables. Notons toutefois que, même s’ils consentent qu’il y a des retombées positives, cela n’empêche pas la forte majorité des Innus interrogés de considérer le projet comme un sacrifice, vu cet attachement profond :

Un sacrifice parce que, vu qu’on est des Innus, c’est comme on nous a coupés quelque part là, dans notre estime d’être Innus, dans notre fierté d’être Innus, dans notre mode de vie des Innus, ça a été coupé quelque part. On a été amputé

FI7

C’était une très belle rivière. Pis moi je trouve que les gens qui ont milité pour le barrage, pour l’économie, pour les redevances, pour l’emploi là, ils n’avaient aucune idée de ce qu’ils allaient détruire. Ils ne voyaient que l’aspect économique, monétaire

FAC11

Je vais aller avec mon coeur, directement là. Je vais faire une belle photo de la rivière avant, puis une autre photo, de la blessure. Pis la blessure, on va voir les barrages, avec les lignes [à haute tension]. Ça c’est une image que j’ai. Une blessure béante, qui va prendre du temps à guérir. Parce qu’on s’est fait avoir. Il ne faut pas être gêné de le dire là. Pis les gens l’ont dit aussi

HAP15

Des indices probables d’essentialisme stratégique peuvent également être décelés dans les manifestations et blocages de route qui ont eu lieu depuis le début des travaux sur la Romaine (Lévesque, 2015). Pour accroître le rayonnement de leurs luttes et forcer l’écoute des leaders industriels et gouvernementaux, les Innus misent sur leur appartenance ancestrale au territoire de la rivière. Il n’est pas rare que les allochtones de la région s’allient ponctuellement à eux pour profiter d’une visibilité accrue de leurs propres revendications, notamment en termes d’embauche locale de travailleurs au chantier (Guimond et Desmeules, 2017). Quelques participants innus dénoncent cette sollicitation de leur présence par les allochtones seulement pour attirer l’attention médiatique et politique :

Si ça avait été juste eux autres là [les allochtones], ils ne feraient jamais déplacer des ministres. Non. C’est quand c’est les Autochtones qui bloquent le chantier, paralysent la 138, là on fait la manchette des journaux, pis on fait déplacer des ministres là. Ça réagit là

FAC11

Les gens de Havre-Saint-Pierre, quand ils veulent faire une barricade ou un barrage routier, tu peux être sûre qu’ils demandent aux Innus de venir avec eux. Mais quand les Innus veulent faire un barrage routier là, les Blancs ne s’en occupent pas. Mais eux autres quand ils crient, ils veulent que les Innus viennent (rires)

F13

Une dernière illustration du recours probable à une forme d’essentialisme stratégique par les Innus se situe à l’échelle élargie de leur nation, dans les processus de revendications territoriales globales. Toujours selon Spivak (1987), l’essentialisme stratégique peut s’appliquer aux façons plurielles « in which subordinate or marginalized social groups may temporarily put aside local differences in order to forge a sense of collective identity through which they band together in political movements » (Dourish, 2008 : 1). Dans la foulée des négociations qui ont précédé la venue du projet de la Romaine, certains leaders innus souhaitaient faire front commun politiquement pour le bloquer, établissant ainsi un rapport de force plus substantiel. Ils croient encore possible l’avènement d’un gouvernement national innu, rassemblant les neuf communautés du Québec, à l’instar du récent gouvernement régional cri (Rodon, 2013). [9] Ce rassemblement stratégique serait ancré dans l’identification à un territoire ancestral commun, reléguant les différends intercommunautaires en arrière-plan. Ils cherchent en quelque sorte à s’en remettre à « l’homogénéisation et à l’essentialisation d’un “nous” et des “autres” dans le but de raffermir leur unité interne et de donner plus de poids à leurs revendications politiques » (Maclure, 2007 : 82).

Or, comme nous venons brièvement de l’exposer, et tel que discuté ailleurs, les dissidences et les « chicanes internes » qui déchirent le Nitassinan sont multiples, résultant en une importante fragmentation politique de la nation et l’inaboutissement de ce projet d’autonomie gouvernementale depuis plus de 30 ans (Charest, 2003 ; 2013 ; Rivard 2013 ; Roy, 2015 ; Desmeules, 2017). Le principal point litigieux concerne la clause de l’extinction du titre aborigène, qui est une condition des gouvernements pour entamer des processus d’entente avec les Premières Nations (Charest, 2013). Les Cris, à l’époque de la signature de la CBJNQ, ont accepté de céder leurs droits sur des parties importantes de territoire en échange de différentes retombées. Pour les Innus, une telle condition est inacceptable, maintenant les négociations à la case de départ.

Entre territoire traditionnel et développement

À la lumière de tout ce qui précède, nous abordons dans cette section des écueils supplémentaires de l’essentialisme identitaire à une participation plus entière des Autochtones au développement territorial nordique. Nous explorons l’idée que les Innus, et les Autochtones en général, sont en quelque sorte contraints, qu’ils en soient conscients ou non, de prouver leur relation affective au territoire par des composantes traditionnelles pour ne pas risquer d’être affublés de « non-authenticité » (Carter et Hollinsworth, 2009). À cet effet, rappelons la rhétorique employée par les allochtones voulant que la participation volontaire des Autochtones au développement affaiblit leur opposition aux projets d’extraction des ressources sur les terres qu’ils revendiquent. Or, en quoi leur participation accrue, et leur désir de s’inscrire dans l’économie de marché, porteraient atteinte à leur identité ? Pourquoi cet acharnement à positionner le développement de manière antagoniste à la conservation des territoires et au maintien de la culture « traditionnelle » ? Cette lecture binaire restreint leur rôle au niveau politico-institutionnel et empêche de nouvelles opportunités économiques.

À travers le monde, l’intégration des savoirs traditionnels écologiques et culturels des peuples autochtones dans la mise en oeuvre de projets, notamment dans l’évaluation d’impacts, constitue une tendance émergente vers une gouvernance plus équitable. Par exemple, dans le domaine de la gestion de l’eau en Océanie, des indicateurs environnementaux et culturels (et pas seulement économiques), nommément le environmental flow et le cultural flow, prennent en compte les significations multiples de l’eau dans les modes de vie des populations aborigènes affectées (Jackson, 2005 ; Tipa et Nelson, 2012). L’objectif de pareille forme de cogestion autochtone-allochtone est une plus grande valorisation des cultures autochtones et une implication qui dépasse leur simple consentement.

Cependant, ce type de collaboration des Autochtones n’est pas sans risque. Carter et Hollinsworth (2009) critiquent les classifications associées aux communautés aborigènes en Australie, « rurales » ou plus souvent « éloignées », qui marginalisent leur rôle dans la gestion des ressources naturelles. Ces termes créent des associations avec un imaginaire traditionnaliste les représentant comme des gardiens de la nature. Puisque leur identité est conçue comme indissociable du territoire et de sa protection, au lieu « d’une présence dynamique, hybride et moderne » dans le paysage rural (2009 : 421), leur participation au développement s’en trouve limitée, car elle affecterait leur « authenticité ». Certes, la meilleure intégration des savoirs traditionnels des Autochtones constitue une valeur ajoutée, mais leur rôle dans les processus décisionnels clés s’en trouve restreint :

Yet the current reification of culturally specific knowledge, practices and lifeworlds in natural resource management as an essentialised characteristic of Aboriginality may counteract any (political) advantage it seeks (Agrawal, 1995 ; Briggs, 2005). By relegating the presence of Aboriginal people in the landscape to an archaic and primitive other from a remote world, they can be (intentionally) excluded from more contemporary understandings and aspirations for fully participating in globalised worlds (Porter, 2006)

Carter et Hollinsworth, 2009 : 415

Même si le territoire demeure important pour les Innus d’Ekuanitshit à titre de fondement identitaire et culturel, ceux-ci sont également conscients de l’inéluctabilité du développement moderne. Plusieurs sont activement à la recherche d’emplois ou d’autres formes d’émancipation économique. Rappelons que, même si les membres de la communauté étaient initialement en opposition au projet de la Romaine, ils ont fini par y consentir. Ils admettent que les redevances et les emplois au chantier offrent des meilleures perspectives d’avenir aux jeunes de la communauté. La visibilité accrue des Innus dans le paysage économique régional, à travers les multiples entreprises créées, est un autre exemple concret de leur rôle contemporain dans le développement. Malgré des critiques à son égard, le modèle de la SEIE (Guimond et Desmeules, 2018) les éloigne d’un culturalisme statique. Le fait de confiner uniquement à la sauvegarde du territoire la relation que les Autochtones entretiennent avec lui, comme des protecteurs de la nature, limite leur potentiel d’autodétermination. En ce sens, même s’il demeure central à leur identité, le territoire est aussi porteur de changements et de nouvelles aspirations qui peuvent ne pas être contradictoires. Traditions et développement contemporain ne sont pas irréconciliables.

Synthèse et conclusion : retour à l’essentiel

Ces réflexions autour de l’essentialisme touchent des cordes sensibles. Pour des chercheurs non-autochtones, il est délicat de soulever des critiques sur une identité territoriale qui peut sembler « essentialisée », au sens intellectuel occidental, surtout lorsque les Autochtones y recourent eux-mêmes pour se définir et s’affirmer. Ainsi, bien que la territorialité identitaire des Innus puisse être mobilisée stratégiquement à des fins politiques à des degrés variables, nous voulons réitérer qu’elle émane d’un réel attachement au territoire, certes changeant dans ses manifestations, mais sans nul doute extrêmement significatif. Comme nous l’avons observé lors de nos séjours dans la communauté, ainsi que dans les discours des Innus rencontrés, une importance cruciale y est toujours accordée, de même qu’à la transmission de l’héritage, de la langue, des récits et des coutumes. La « conscience territoriale » de ces Innus perdure malgré les bouleversements induits par le colonialisme, l’économie de marché, les rapports instaurés avec les gouvernements, la décroissance de la pratique des activités traditionnelles et le déclin des repères culturels (Lacasse, 2004 ; Roy, 2015).

À cet égard, il est à noter que les exemples avancés sur l’essentialisme stratégique chez les Innus proviennent de nos propres réflexions autour de la politisation de leur identité. Les Innus interrogés ne sont pas nécessairement tous conscients de ces visées stratégiques, qui peuvent leur sembler abstraites. Par exemple, à propos du projet inabouti d’autonomie gouvernementale des communautés innues, plus de la moitié des participants admettent ne pas être au courant de son existence même, ou alors se montrent désintéressés ou cyniques quant à sa réalisation. C’est dire que cette entité politique reliée à un langage et une conception du nationalisme non-autochtone ne reflète pas la vision qu’ont les Innus de leur nation et de leur territoire (Roy, 2015). Ce qui les préoccupe davantage, c’est le vécu quotidien auquel tous les membres interrogés sont sensibles. Des inquiétudes quant à la perte d’accès à la rivière Romaine, à ses ressources et aux paysages (dévastés), ainsi que des inquiétudes face aux défis d’intégration des travailleurs sur le chantier, aux problèmes sociaux dans la communauté et à l’avenir des enfants, guident leurs propos. Leur souci immédiat est tourné vers le mieux-être de la communauté : comment redonner une fierté aux jeunes pour qu’ils poursuivent leurs études, fassent des choix de vie sains, accèdent à des emplois de qualité, etc. ? Pour les Innus, cela passe par une relation au territoire saine et renouvelée, une valorisation de la culture et une réaffirmation identitaire. Même si le rôle du territoire peut apparaître en ce sens « essentialisé », il n’en demeure pas moins essentiel.

Les allochtones rencontrés dans le cadre de cette recherche sont prompts à démontrer que l’occupation et l’utilisation du territoire par les Autochtones ne sont plus ce qu’elles étaient, que les jeunes n’y accordent plus autant d’importance et que les traditions se perdent. Or, sont-ils réellement en mesure de saisir la portée plus profonde du territoire comme support d’une guérison nécessaire pour les Innus ? Plusieurs participants débordent le cadre des questions et confient des traumatismes vécus, que ce soient les pensionnats, des violences religieuses, des violences conjugales, des problèmes de toxicomanie et d’alcool ou du racisme. Le thème de la guérison ressort constamment des discours, de façon directe ou indirecte. Plusieurs estiment que le territoire est au coeur de la solution, une « ancre » comme l’exprime éloquemment une participante (F2).

Il existe une littérature abondante sur les programmes de santé et de guérison communautaire par la transmission de la culture et le retour au territoire chez les populations autochtones (Wilson, 2003 ; Kingsley et al., 2009 ; Beaulieu, 2012 ; Big-Canoe et Richmond, 2014). Lors de nos séjours dans la communauté d’Ekuanitshit, nous avons pu observer les efforts réalisés en ce sens. Le fonds Innu Aitun, négocié dans l’entente et renouvelable tous les 50 ans, vise le maintien et la poursuite des activités culturelles de la communauté. Aux yeux de la quasi-totalité des participants à nos entrevues, il constitue la retombée la plus positive du chantier. C’est ce fonds qui défraie les coûts de transport en hydravion ou en hélicoptère pour les familles qui veulent séjourner en territoire. Il finance également un projet en cours pour la construction de 32 nouveaux chalets sur le territoire ancestral. Enfin, il appuie les activités parascolaires du programme Innu Aitun au primaire et au secondaire, qui a comme objectif la transmission des connaissances et des coutumes aux jeunes dans différents ateliers et sorties sur le territoire. Les séjours de ressourcement en territoire, mentionnés en entrevue par quelques participants, sont également de plus en plus communs. Ces différentes initiatives montrent, selon nous, la prépondérance du territoire dans le maintien et la transmission de la culture et de l’identité aux nouvelles générations. Nous estimons que le rôle du territoire est d’autant plus tangible en région éloignée comme la Minganie que les activités y sont encore en partie régulées par un rythme de vie très saisonnier, où la chasse, la pêche et les séjours en forêt sont encore accessibles et courants, voire nécessaires à la vie culturelle.

En somme, malgré des bouleversements, des manifestations et aspirations nouvelles, la forte identification des Innus d’Ekuanitshit au territoire montre le caractère vital de ce territoire. Nous concluons donc en présentant une conception de l’essentialisme d’un point de vue autochtone, qui permet de déconstruire sa conception occidentale « concernant la fixité présumée des identités autochtones ainsi que les limites précises des groupes et des territoires » (Roy, 2015 : 54). Cette conception prend en compte la territorialité dynamique des communautés autochtones :

The concept of essentialism is also discussed in different ways within the indigenous world... the essence of a person is also discussed in relation to indigenous concepts of spirituality. In these views, the essence of a person has a genealogy, which can be traced back to an earth parent, usually glossed as an Earth Mother. A human person does not stand alone, but shares with other animate and, in the Western sense, ‘inanimate’ beings, a relationship based on a shared ‘essence’ of life. The significance of place, of land, of landscape, of other things in the universe, in defining the very essence of a people, makes for a very different rendering of the term essentialism as used by indigenous peoples

Smith, 2012 : 77

Dans cette citation, le terme essence est défini comme l’identité qui se forge en relation avec les autres et avec l’environnement, sans nécessairement qu’y soient accolées des composantes folkloriques. Le territoire fait certes encore partie de l’essence des Autochtones, mais il n’est pas statique puisque les relations entretenues avec lui peuvent varier dans leurs formes, si ce n’est dans leurs fonctions. Cette définition, autochtone, nous rapproche des propos des participants à notre étude et permet d’envisager que les relations au territoire, en demeurant fondamentales, évoluent au gré des transformations en cours. Cette lecture plus holistique des territorialités autochtones, où passé, présent, avenir, ainsi que les relations enracinées et renouvelées à l’intériorité et à l’altérité, donnent lieu à une hybridité unique. Nash (2002) soulève que « the relationship between sacredness and modernity, far from being incommensurable, is continually under (re)negotiation » (2002 : 225). Les articulations contemporaines de la relation des Innus au territoire de la rivière Romaine montrent que la transmission des traditions et de la culture ne peut pas être pensée à l’instar d’une technique de congélation : « Au contraire, la vitalité d’une tradition repose sur un processus complexe de transmission, de réflexion créative, de sélection des racines, de métissage et de perpétuelle adaptation » (D’Orsi, 2013 : 83). Cette idée est confortée chez une interlocutrice dans sa représentation de l’identité autochtone contemporaine comme une forme de métissage : « Le phénomène de métissage, c’est pas une moitié avec une autre moitié, mais c’est vraiment un tout où les deux moitiés peuvent être entièrement elles-mêmes […]. C’est tout le temps organique » (F2). Nous entrevoyons un nouvel espace de rencontre qui est à définir entre héritage, vécu quotidien et occasions d’avenir, où territorialités traditionnelle et nouvelle ne s’excluent pas, mais s’interpénètrent. Nous soutenons que cette territorialité est tout autant « authentique » que ses représentations essentialisées figées, voire plus, car elle est à l’image du vécu véritable et actuel des Innus.