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Introduction

Aménager l’espace public tout en favorisant la mixité est une idée récurrente dans les discours tenus par les différents acteurs impliqués dans le processus de revitalisation de Québec, c’est-à-dire les autorités de la Ville, les associations, les résidants, les itinérants [1] et leurs représentants ainsi que les commerçants. En effet, parmi les expressions qui reviennent régulièrement dans les discours, la mixité, ainsi que celles qui lui sont apparentées – diversité, hétérogénéité – ou opposées – ségrégation, ghetto, voire gentrification – apparaissent fréquemment. Nous observons majoritairement un désir de mixité, que ce soit sur le plan socioéconomique ou générationnel.

Bien que l’expression « mixité » soit abondamment utilisée dans les discours des autorités municipales de Québec à propos de la revitalisation de Saint-Roch, cela n’est pas spécifique à Québec. Plusieurs études réalisées dans d’autres villes canadiennes (Rose, 1984 et 2004 ; Slater, 2006) ou britanniques (Colomb, 2006 ; Lees, 2003) font également état de cette tendance. Notons qu’une recherche succincte des programmes de revitalisation urbaine dans d’autres villes et d’autres pays met également en avant l’idée de mixité, associée à celle de revitalisation (Trois-Rivières, Toulouse, Bruxelles, Londres, etc.). Slater (2006) explique d’ailleurs que le terme « gentrification » étant devenu honteux et tabou depuis quelques années, certains dirigeants préfèrent désigner ce processus en utilisant les termes de mise en place ou de retour de la mixité sociale au centre-ville. « Gentrification disguised as ‘social mix’ serves as an excellent example of how the rhetoric and reality of gentrification has been replaced by a different discursive, theoretical and policy language that consistently deflects criticism and resistance » (Slater, 2006 : 751). Cette expression devient incontournable dans les discours d’aménagement des dernières années, ce qui montre combien ces discours sont situés dans une époque et tributaires des valeurs en vogue.

L’objectif de cet article est de comprendre pourquoi des itinérants désirent favoriser la mixité sociale lors de la revitalisation de leur quartier. À cette fin, il conviendra d’abord d’examiner ce qu’ils entendent par mixité. Nous verrons ensuite que ce désir de mixité sociale est lié à leur perception de l’évolution des commerces et services offerts dans leur quartier. Finalement, nous examinerons un des points concernant les catégories de population incluses dans la mixité sociale, soit des questions relatives à la cohabitation. Ce faisant, nous verrons que la cohabitation de différentes catégories socioéconomiques peut entraîner une forme de violence.

Notes méthodologiques

La population est fréquemment consultée dans le quartier Saint-Roch, notamment pour des aménagements liés au processus de revitalisation, ce qui permet de considérer comme sources, premièrement, des mémoires d’audiences, des procès-verbaux de conseils de quartier et de consultations publiques et, deuxièmement, l’observation directe lors de conseils de quartier et de consultations publiques. Pour affiner cette recherche, un troisième type de source a été utilisé, soit des entretiens semi-dirigés. Les méthodes d’investigation et d’analyse choisies sont donc essentiellement qualitatives.

Les mémoires et les procès-verbaux analysés ont été rédigés entre 1990 et 2008, ce qui permet de comprendre le processus sur un long terme. Nous avons recueilli l’intégralité des mémoires produits pour les consultations publiques, des procès-verbaux des conseils de quartier et des consultations publiques de 2002 à 2008 (les seuls qui étaient disponibles) ainsi que les projets concernant la revitalisation de Saint-Roch soumis à la population par les instances municipales. Ces documents constituent une partie du matériau à analyser.

L’observation directe s’est déroulée lors des conseils de quartier et des consultations publiques. Les conseils de quartier ont lieu une fois par mois et durent environ trois heures. Les premières observations ont commencé en octobre 2004 et se sont terminées en octobre 2007. Cette durée a permis de comprendre en profondeur les rôles des différents acteurs et de se rendre compte de l’évolution de leurs positions.

Afin de connaître l’opinion des itinérants, il a été nécessaire de rejoindre ces derniers et de les entendre dans les lieux d’accueil ou aux endroits où ils ont l’habitude de se tenir durant la journée. L’échantillon des entretiens semi-dirigés est constitué d’entretiens semi-dirigés réalisés auprès de 23 itinérants (identifiés par la lettre I) qui fréquentent les lieux d’accueil du quartier, ainsi que de 8 responsables (T) de ces lieux. Par ailleurs, 12 résidants (R) du quartier ont été interrogés. Les entretiens se sont déroulés en 2001-2002 [2] et de 2006 à 2008. Si l’on considère les trois types de sources précitées, nous avons pu recueillir les positions de 91 résidants du quartier, de 23 itinérants, de 9 travailleurs sociaux et de 17 commerçants.

Nous avons associé l’analyse thématique du contenu (Bardin, 1977 ; Blanchet et Gotman, 1992 ; Léger et Florand, 1985 ; Riffe et al., 1998) à la méthode développée par Mercier et Mascolo (1995) pour analyser les discours étudiés. La première méthode est pertinente pour repérer et examiner les thèmes soulevés par les répondants, tandis que la seconde met en lumière les relations d’opposition-association. Il s’agit de décomposer les arguments puis, pour un thème donné, d’examiner si les répondants sont en accord ou en désaccord. Nous essayons ensuite de comprendre les raisons de ces accords et désaccords.

Dans cette recherche, nous considérons comme discours les propos des répondants recueillis lors des entretiens ainsi que les interventions orales ou écrites lors des consultations publiques et les conseils de quartier. Nous ne retenons ici que les propos énoncés concernant les itinérants ainsi que ceux des itinérants eux-mêmes.

Présentation du quartier d’étude

Le processus de revitalisation du quartier Saint-Roch (figure 1) a commencé au début des années 1990 (Ville de Québec, 1990, 1992a, 1992b). Comme de nombreux autres quartiers qui connaissent ce processus, il était auparavant défavorisé (Lees, 2008 ; Robert et Racicot, 1981). La destruction du mail Centre-ville [3] suivie des rénovations de la rue Saint-Joseph constituent un des changements majeurs de l’aménagement du quartier. La plupart des anciens commerces destinés à une population défavorisée furent remplacés par des commerces pour une population plus à l’aise financièrement, voire par des commerces de luxe. De plus, les loyers des logements augmentèrent et certains immeubles furent convertis en condominiums. Ces mesures ont entraîné une augmentation de la fréquentation du quartier par des personnes de l’extérieur de Saint-Roch. Par ailleurs, les habitants de longue date de Saint-Roch ainsi que les itinérants manifestèrent un intérêt marqué pour les rénovations des bâtiments et la venue de cette nouvelle population qui ont modifié l’image de leur quartier, la rendant plus agréable (Freedman, 2009). Notons encore que deux lieux d’accueil de jour pour les itinérants se sont établis sur cette rue : le Rendez-vous Centre-ville (2000) et le Café rencontre (1987, rénové en 2008) [4]. La diversité des clientèles visées par ces services et commerces peut poser certains problèmes de cohabitation, comme nous le verrons plus loin.

Figure 1

Le quartier Saint-Roch à Québec, 2009

Le quartier Saint-Roch à Québec, 2009
Source : Guy Mercier, Géographie, Université Laval

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Les modifications de l’aménagement font souvent l’objet de débats. À Québec, la population peut faire entendre sa voix au moyen de conseils de quartier, depuis 1990, et de consultations publiques (Bhérer, 2003). Les conseils de quartier sont composés de neuf personnes élues pour deux ans, soit huit résidants (quatre hommes et quatre femmes) et une personne représentant un établissement commercial, industriel ou institutionnel localisé dans le quartier (Ville de Québec, 2009). Le pouvoir du conseil de quartier consiste à émettre des recommandations et des avis au conseil municipal, à prendre des initiatives et à soutenir des projets sur des sujets tels que la sécurité, la circulation, les loisirs, la vie communautaire, l’environnement et l’aménagement du quartier (Ville de Québec, nd). Le conseil de quartier prépare également les consultations publiques. Ces consultations donnent l’occasion à la population de s’exprimer sur un projet, que ce soit sous forme orale ou écrite. Dans ce dernier cas, il s’agit de mémoires déposés et regroupés ou, encore, de lettres qui accompagnent les rapports des consultations publiques.

Cohabiter dans un quartier diversifié

Limites de la mixité

La définition de mixité sociale est floue et polysémique (Béhar et al., 2004 ; Lelévrier, 2006). Aussi, n’est-il pas étonnant de constater que l’examen des extraits de discours traitant de la mixité ne révèle pas de définition à proprement parler. Toutefois, bien souvent, les répondants l’accompagnent de qualificatifs qui permettent de cerner davantage ce qu’ils entendent par ce terme.

En fait, les discours mentionnent que toutes ces catégories de population doivent figurer dans le quartier : une variété de ménages (familles, couples sans enfants, familles monoparentales, etc.), de générations (des enfants aux personnes âgées), socioéconomique et culturelle, incluant des personnes à mobilité réduite ou présentant toute forme de handicap. Pour accueillir cette diversité démographique, les répondants précisent que les habitations projetées doivent leur correspondre (logements sociaux, condominiums de luxe, logements de tailles variées, logements adaptés). Même si cette vision est large, elle comprend néanmoins certaines limites. En effet, quelques acteurs précisent quelles catégories de la population ils ne souhaitent pas fréquenter dans leur quartier, soit les personnes pratiquant la prostitution, le commerce de la drogue ou, pour de rares répondants, la mendicité.

Refuser la marginalité, ici la mendicité, la consommation de drogues et la prostitution, n’est pas surprenant car, comme le mentionnent Mercier, Parazelli et Morin les « populations marginalisées ne sont pas incluses dans les projets de mixité » (1999 : 217) élaborés lors de la mise en route du processus de revitalisation.

Notre examen des discours tenus par l’ensemble des acteurs étudiés à propos de la revitalisation de Saint-Roch montre que l’emploi du terme mixité ne représente pas forcément les mêmes catégories de population selon les catégories de répondants. En effet, les discours des autorités municipales mettent davantage l’accent sur la venue de catégories socioéconomiques aisées, alors que les classes moyennes et pauvres et les itinérants se réfèrent à la diversité de la taille des ménages et des générations, ainsi que sur le maintien des personnes appartenant aux classes moyennes et pauvres, voire aux itinérants.

Des commerces et des services pour toutes les catégories socioéconomiques

Si la mixité sociale est demandée par les répondants, c’est parce qu’elle a une influence sur les commerces et les services. En effet, une mixité de population ne peut être maintenue et favorisée dans un quartier que si les services et les commerces répondent aux besoins d’une population diversifiée. Notons que ces liens ne sont établis par les habitants et les itinérants qu’une fois le processus de revitalisation bien amorcé, soit dès 2004. À partir de ce moment, une partie du mail Centre-ville est déjà supprimée et une portion de la rue Saint-Joseph rénovée. De nouveaux commerces sont apparus, d’autres ont disparu. Cette transformation d’une partie du quartier a entraîné une modification des pratiques territoriales des résidants. En effet, plusieurs mentionnent qu’ils ne peuvent plus faire leurs courses dans le quartier, ni en fréquenter les restaurants, comme l’illustrent les extraits ci-dessous.

Il faudrait des commerces pour les gens de Saint-Roch. Il faudrait une grande surface avec des jouets, des vêtements, comme Zellers. Y’en avait un avant. Et puis y’avait Asch. S’il y avait deux-trois magasins, ça coûterait moins cher, il y aurait plus de concurrence. On est réduit à Ashton. Y’a pas le choix pour les restos. On peut allez chez Métro, y’a des plats tout faits qui coûtent pas cher. On pourrait avoir un McDonald ou un A&W. Des endroits pour aller avec les enfants et avec la famille, en famille. Les restos de Saint-Joseph, ils sont tous trop chers. C’est pas pour nous. Je me demande si même les avocats peuvent y aller. Pis s’ils peuvent aller dans les magasins sur Saint-Joseph. C’est trop cher.

I16, entretien octobre 2006

En dernier lieu, la répondante mentionne les magasins. Ce point soulève la question de la réalisation pratique de la mixité socioéconomique. Il semble en effet qu’une contradiction se révèle par la disparition progressive des commerces proposant de la marchandise bon marché (magasins, restaurants) et la volonté de conserver une population diversifiée dans Saint-Roch. Autant il est toujours possible de s’approvisionner en nourriture (Métro et Intermarché), autant il est difficile de ne pas sortir du quartier pour des achats courants (vêtements) ou pour ses loisirs. Il existe bien deux friperies (Ozanam et Emmaüs) dans lesquelles on trouve également de la vaisselle et du mobilier d’occasion, mais aucun de ces commerces ne vise une clientèle de classe moyenne. Ce manque de variété, d’étalonnage, ne correspond pas à l’image d’un centre-ville que perçoit la répondante. Elle se réfère d’ailleurs à Montréal qui a su garder, selon elle, des centres d’achats destinés à la classe moyenne et offrant une grande variété de produits en plein centre-ville.

Les observations effectuées régulièrement dans le quartier montrent pourtant que les services et commerces offerts s’adressent à toutes les classes socioéconomiques (figure 2). Plusieurs indices révèlent une diversité des clientèles visées pour les boutiques, les commerces et les services de la rue. Ces clientèles s’échelonnent sur un continuum qui va des itinérants (sous-sol de l’église) aux professionnels les plus fortunés (Hugo Boss).

Cette juxtaposition reflète-t-elle une mixité choisie et définitive ou ne s’agit-il que d’un signe d’un processus en cours et inachevé ? En effet, « la gentrification peut rester un processus inachevé qui ne débouche pas forcément sur le basculement social d’un quartier » (Bacqué, 2006 : 81). En d’autres termes, observerons-nous, dans quelques années, des commerces et des services destinés uniquement aux catégories socioéconomiques les plus élevées de la population ? Nous relevons encore que la mixité sociale représentée par les services et commerces de la rue Saint-Joseph inclut une catégorie souvent ignorée, soit les marginaux (les itinérants, les personnes souffrant de santé mentale, les jeunes de la rue, etc.).

Figure 2

Classement subjectif (selon les prix des services offerts et les propos recueillis lors des entretiens) des commerces et restaurants de la rue Saint-Joseph à l’emplacement de l’ancien mail Centre-ville

Classement subjectif (selon les prix des services offerts et les propos recueillis lors des entretiens) des commerces et restaurants de la rue Saint-Joseph à l’emplacement de l’ancien mail Centre-ville

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Par ailleurs, même si de nombreux acteurs revendiquent la mixité du quartier, cette dernière s’avère difficile à vivre dans les faits. En effet, plusieurs répondants reprochent la présence des magasins et restaurants de luxe. Tout en exprimant un souhait de vivre dans un quartier hétérogène, ils n’apprécient pas les éléments qui leur sont étrangers et inaccessibles. À la lecture de ces réactions, on pourrait croire que tous les commerces et les restaurants établis sur la rue Saint-Joseph sont réservés à une clientèle bien nantie. Or, il s’avère que la réalité est plus diversifiée (figure 2). En effet, la présence d’un café Van Houtte, d’Ashton et du Dunkin’ Donuts et celle des magasins Escompte Lecomte et les chaussures Yellow, par exemple, abondent dans ce sens. Est-ce la peur de les voir disparaître qui les efface déjà des témoignages ? Est-ce que le regard ne perçoit plus que ce qui est différent, trop choquant, qui sort du cadre familier ? Aussi, même si les répondants réclament la diversité, ils ont encore de la difficulté à partager cet espace, à y accueillir de nouveaux commerces qui ne s’adressent pas directement à eux. La cohabitation s’avère donc difficile à vivre, en raison de la crainte de devoir quitter le quartier ou de ne plus s’y reconnaître. Par ailleurs, la réappropriation de son quartier nécessite du temps, un temps peut-être si long que les personnes consultées n’avaient pas encore accompli cette étape.

Cohabitation et interactions

La mixité sociale demandée passe non seulement par une offre appropriée de commerces et de services, mais aussi par la cohabitation de différentes catégories socioéconomiques. En d’autres termes, il s’agit de comprendre comment l’espace public est pratiqué et permet cette cohabitation. Par ailleurs, si les itinérants fréquentent le même espace public que les autres catégories de la population, qu’en est-il de leurs interactions ? Les différentes catégories ne font-elles que se croiser, se juxtaposer les unes aux autres ou au contraire se parlent-elles, réagissent-elles les unes par rapport aux autres ?

Deux chercheurs ont observé que la mixité sociale d’un quartier ne signifie pas que les différents groupes sociaux interagissent directement les uns avec les autres :

They [Robson and Butler] found that social relations might be characterized as “tectonic.” “That is to say, broadly, that relations between different social and ethnic groups in the area are of a parallel rather than integrative nature ; people keep, by and large, to themselves… Social groups or ‘plates’ overlap or run parallel to one another without much in the way of integrated experience in the area’s social and cultural institutions.”

Robson et Butler, 2001 :77-78, dans Slater, 2005 : 53

La recherche sur le terrain va dans le même sens :

Parce que c’est comme disons le centre-ville de Montréal où t’as des sièges de multinationales pis t’sais en bas t’as des quêteux en bas de la rue qui quêtent un trente sous là. Pis c’est la même chose. J’pense pas que ces gens-là soient tellement intégrés dans le quartier. J’sais pas si c’est la même chose ici. Euh… je sais qu’il y a entre autres l’église Saint-Roch où il y a même un petit regroupement pour les gens dans la rue. […] Oui je trouve qu’il y a une mixité, mais est-ce que ça va durer ? Et pis est-ce que… t’sais d’un côté, est-ce que, est-ce que les, les, les jeunes professionnels huppés qui sont capables de se payer des lofts à 2000 $ par mois [5] vont vouloir côtoyer justement les, les quêteux quand ils vont au boulot le matin. Je sais pas. C’est pas assuré. Donc je sais pas. Pour l’instant ça m’apparaît… je sais pas. Je sais pas si c’est mixte. C’est sûr qu’il y a une présence des deux là, du meilleur… pas du meilleur pis du pire mais du haut de gamme pis du bas de gamme. Ça se voit dans les magasins aussi. Je sais pas si ça va durer par exemple les magasins …

R82, entretien avril 2008

De même que ce résidant de Saint-Roch le mentionne, la mixité ne correspond pas forcément à l’intégration de toutes les catégories de la population. Cette constatation rejoint la distinction entre espace public et espace commun. En effet, l’espace public n’est pas celui d’une communauté (Tassin, 1992). Même si différentes catégories de la population partagent le même espace, elles peuvent demeurer distantes les unes des autres. Autrement dit, les anciens et les nouveaux résidants se côtoient, de façon « tectonique » pour reprendre l’expression de Slater (2006), sans se rencontrer, en s’évitant. Ceci s’observe, par exemple, entre les itinérants et les passants. L’observation directe sur la rue Saint-Joseph révèle qu’à la hauteur du Rendez-vous Centre-ville, bien des badauds changent de côté de rue. Est-ce juste pour aller regarder les vitrines d’en face ou par crainte des itinérants ? Leur comportement relève de la peur d’une agression, comme le montre le témoignage suivant, recueilli lors de conseils d’administration du conseil de quartier :

Je suis commerçant dans le quartier, depuis peu de temps. Quand je suis venu ce soir, et cela arrive souvent, j’ai vu plusieurs itinérants devant l’église. Est-ce qu’on ne pourrait pas faire quelque chose ? C’est dangereux.

Réponse d’une des membres du conseil de quartier :

Oh! Il n’y a rien à craindre. Ils prennent un café au sous-sol de l’église et ils vont fumer et se retrouver sur la rue.

Conseil de quartier du 28 avril 2005, notes personnelles

Selon la conseillère de quartier, la crainte du danger d’une agression se révélerait ainsi plus forte que le risque effectif d’agression.

Bien que ces exemples illustrent l’absence d’interactions, il est difficile d’affirmer qu’il n’y en a pas du tout. Modifier son apparence physique (par exemple, en la soignant) pour correspondre davantage aux valeurs des nouvelles catégories de la population qui fréquentent le quartier, tel que le pratiquent bien des itinérants de Saint-Roch, en est une. De même, on assiste à des ajustements de comportements des personnes déambulant sur la rue en regard des itinérants qui discutent en face de l’église, évitant ainsi de se trouver au milieu d’eux. Cette modification de trajectoire représente également une forme d’interaction. Pourtant, ces deux exemples ne constituent pas des formes d’interaction ou de communication directe.

À l’opposé, les tables de concertation, c’est-à-dire de dialogue entre les itinérants, leurs représentants, les commerçants et les habitants du quartier représentent une forme d’interaction directe. Des tables de concertation avaient été mises en place dès la première phase de suppression du toit. Régulièrement, les commerçants du mail, de la rue Saint-Joseph, des travailleurs sociaux et des itinérants se retrouvaient pour discuter. Ils pouvaient s’exposer les uns aux autres les difficultés qu’ils rencontraient dans leur cohabitation et chercher, de concert, des solutions pour pouvoir partager le même espace. Grâce à ces tables de concertation, les commerçants et les itinérants qui fréquentent les lieux d’accueil de la rue Saint-Joseph ont appris à mieux se connaître. Certains itinérants sont prêts à établir un dialogue avec les autres personnes qui fréquentent le quartier.

J’ai l’impression que ce qu’il faudrait faire, ça serait peut-être justement […] de se re-réunir, si on veut, pis les gens qui vont avoir décidé de rester vraiment ici dans Saint-Roch, d’essayer d’avoir un partenariat justement entre les gens qui vont rester dans Saint-Roch et les nouveaux qui veulent arriver dans Saint-Roch. OK. Pour essayer de cohabiter honnêtement si on veut. Pour qu’y ait pas trop de chicane.

I6, entretien 2001-2002

Pour tenter de régler les problèmes de cohabitation, le conseil de quartier prône la rencontre et le dialogue entre les parties concernées. « Rencontrer les organismes, les associations et les institutions du milieu pour déterminer les impacts négatifs de la prostitution de rue et de la consommation de drogues et définir les actions à mener dans une perspective de mobilisation citoyenne. » (Plan d’action 2006-2008)

Ceci va dans le même sens que T3 qui souligne la nécessité de réintroduire et de conserver des tables de concertation, tant pour maintenir cette mixité que pour assurer une cohabitation la plus harmonieuse possible.

Mais, ça là, je suis convaincu, s’il n’y avait pas eu le comité Rebâtir la rue Saint-Joseph, une table de concertation, ça se serait passé de façon sauvage et agressive, comme partout ailleurs où on voit de la gentrification [sic]. C’est ça qui a permis de faire une belle évolution dans le quartier Saint-Roch, comme on le voit. […] Parce qu’au début là, au début, on avait des prises de bec serrées avec les nouveaux commerçants, puis ceux qui avaient… les propriétaires des immeubles qui voulaient… eux autres, c’étaient carrément là, tassons les gens pis euh… il a fallu les faire réviser, puis aujourd’hui ils comprennent que ça marche pas leur chose, puis… vice-versa, on s’est fait influencer aussi, puis maintenant, on a une vision de développement économique qu’on n’avait pas avant t’sais, euh. Mais si y’avait pas eu ça… moi j’aime mieux que Rebâtir existe puis qu’on se chicane, des fois on se chicane, hein.

T3, entretien novembre 06

T3 déplore la suppression de ces tables. Elles ont été supprimées au moment où les tensions entre itinérants et commerçants ont été atténuées. À ce moment-là, elles étaient, à juste titre, devenues inutiles. Cependant, par la venue de nouveaux commerçants, il semblerait qu’elles soient à nouveau nécessaires.

Une nouvelle mesure prise par les travailleurs sociaux de différents centres d’hébergement du quartier a davantage joué en faveur d’une intégration des itinérants à l’espace public. Il s’agit de l’opération grand ménage, qui se déroule dans plusieurs endroits du quartier. Cette initiative montre à la population que les itinérants sont des acteurs à part entière du processus de revitalisation du quartier. De plus, les instances municipales ont soutenu une série d’activités ouvertes à tous (maquillages, distribution de sandwichs, ménage) sur ce même parvis. Il en ressort une volonté de cohabitation, d’animer cet espace pour que chacun y trouve sa place. Ces activités permettent d’éviter les conflits et favorisent la cohabitation. Elles montrent une image positive des itinérants : ils sont participants de l’image, de la revitalisation du quartier. De plus, les interactions avec les autres groupes qui fréquentent la rue Saint-Joseph et le parvis de l’église ne se limitent pas à des regards, puisqu’on entend des discussions entre les différentes personnes qui fréquentent le parvis. Ce type de volonté d’intégrer les marginaux dans la mixité sociale serait-elle unique ? Si l’on en croit les études réalisées dans d’autres quartiers en revitalisation (Sénécal et al., 2002 ; Divay et al., 2004) elle ne serait du moins pas courante, puisque que ces études mentionnent que la marginalité n’est pas incluse dans les programmes de mixité.

Cohabiter dans la sécurité

Comme nous le constatons ici, la cohabitation ne se déroule pas toujours dans l’harmonie. Au début du processus de revitalisation de Saint-Roch, plusieurs habitants demandaient une amélioration de leur sécurité. Pour assurer cette sécurité, certains répondants réclamaient un renforcement de la présence policière. Cette mesure devait permettre d’améliorer la sécurité (limiter les agressions, la criminalité et toute autre forme de violence urbaine ainsi que les dangers liés à la circulation routière).

Cette préoccupation semble avoir été entendue par les autorités municipales puisque les répondants remarquent que la présence policière a augmenté depuis la première phase de rénovation de la rue Saint-Joseph. On note par exemple la présence de policiers à pied.

MM. Sébastien Patry et Marc Richard, tous deux policiers communautaires à la Ville de Québec et oeuvrant dans le secteur basse-ville, viennent expliquer au conseil quelles sont leurs attributions. M. Patry mentionne que deux policiers communautaires sont affectés au secteur basse-ville pour une période de 40 heures/semaine. Les policiers se déplacent à pied ou à vélo mais ont également accès à une auto-patrouille. Ils doivent établir des liens avec le conseil de quartier de même qu’avec les commerçants, les groupes communautaires et les citoyens.

Procès verbal du conseil de quartier du 31 mars 2005 : 4

Si l’augmentation de la présence policière (patrouilleurs à pied, à bicyclette ou en voiture) rassure certains habitants et répond à leurs demandes, il n’en va pas de même des itinérants et des travailleurs sociaux. Une crainte soulevée par quelques itinérants et travailleurs sociaux est la création d’une nouvelle exclusion. Ces gens redoutent de se trouver repoussés d’ici quelques années dans les quartiers adjacents, de ne plus pouvoir fréquenter Saint-Roch. Le fait qu’ils reçoivent des amendes pour des délits tels que traverser la rue Saint-Joseph sans s’occuper des feux de signalisation, alors que de telles amendes ne sont pas imposées à la même fréquence, ou même pas du tout, aux autres piétons renforce cette crainte. Cette différence dans la distribution des amendes ne se cantonne pas à la rue Saint-Joseph à Québec. En effet, plusieurs villes ayant adopté des lois, des amendements ou des arrêtés dits anti-mendicité (interdiction de flânage, de promener plus de deux chiens, de s’allonger sur un banc, de marcher lentement dans un stationnement, de se grouper, etc.) ne les appliquent que pour les itinérants. Ce type de pratique est souvent accentué dans les quartiers en revitalisation et n’est donc pas propre à Saint-Roch. Voici un extrait mentionnant cette présence policière et la gêne qui en découle :

Dans le mail comme tel, y en n’avait pas. Si y en avait c’est parce qu’y avait eu quelque chose, en fait là. Y’avait des agents de sécurité. Maintenant, ce qui s’est passé avec le fait qu’ils l’ont défait jusqu’à la rue du Pont, c’est que y’a des agents de sécurité dans la nouvelle partie. Parce que c’est un endroit où on n’a presque plus le droit d’aller en fait là. Et maintenant, y faut presque rentrer par le Métro si on veut rentrer dans le mail. Si t’es pas nécessairement bien habillé ou quoi que ce soit… Moi j’ai l’impression que j’passe encore là t’sais. Bon, parce que ce que j’ai présentement sur le dos en tant que personne de la rue, c’est du linge qui est peut-être pas si mal là… Mais si t’es mal euh… T’sais y’a des gens qui passent pas par les façades du mail, ou les j’me souviens plus comment y’appellent ça là, la nouvelle partie où’ce qu’y a les bureaux d’avocats et ainsi de suite là, huhum y’ont vraiment faite une partie où est-ce qu’y veulent tasser les gens.

I6, entretien 2001-2002

En résumé, certaines personnes aimeraient une augmentation de la présence policière pour canaliser davantage les comportements des itinérants, alors que ces derniers la déplorent. À cela s’ajoute que nous assistons à la mise en place de plusieurs mesures servant à contrôler la présence des itinérants, voire à les disperser dans les rues situées au nord de Saint-Joseph. Depuis quelque temps, moult activités telles que des concerts, des festivals ou des fêtes sont organisées sur le parvis (Nault, 2007). À ces occasions, l’endroit est fermé par des barrières qui empêchent son accès. Ces barrières sont érigées pour protéger du matériel technique (sonorisation, projecteurs, estrades, etc.). Toutefois, elles servent en même temps à empêcher l’accès aux marches de l’église et, parfois, bloquent le passage entre les rues Saint-Joseph et Saint-François. Cette mesure, qui à première vue n’est pas mise en place pour éloigner les itinérants et les flâneurs, ne correspond pas aux lois habituellement édictées contre les itinérants (telles que l’interdiction de prendre plus qu’une place sur un banc, etc.) (Mélhénas, 2001 ; Mitchell, 1998a ; Mitchell, 1998b ; Canadian Housing and Renewal Association, 2002 ; Wright, 1997). Elle a pourtant bien joué le même rôle, puisqu’elle les a repoussés plus loin durant quelques semaines, les empêchant de traîner près du sous-sol de l’église (observation directe juillet-août 2007). S’agit-il d’une volonté consciente des autorités de la Ville ?

Tout en servant la demande d’anciens résidants de Saint-Roch, l’augmentation de la présence policière a attiré, et continue d’attirer, de nouveaux résidants dans le quartier, ainsi que davantage de touristes et de badauds d’autres quartiers. Peu à peu, ces nouveaux résidants et commerçants semblent vouloir imposer leurs règles et leurs valeurs : « Il y a une sur-représentation du communautaire à Saint-Roch et une sous-représentation de monsieur et madame tout le monde qui veulent une qualité de vie agréable. Il faut mettre le communautaire en dehors de Saint-Roch. » (R74, habite le quartier depuis 2006, consultation publique du 20 septembre 2007, notes personnelles). « Pourquoi construire des logements sociaux à Saint-Roch ? Il y a déjà trop de choses pour le communautaire ici. » (R75, habite le quartier depuis 2005, consultation publique du 20 septembre 2007, notes personnelles). Si les positions concernant la drogue et la prostitution se rejoignent, il n’en va pas de même à propos des services communautaires et des itinérants. Ces derniers ne dérangent que les habitants et les commerçants qui ne les connaissent pas, soit dans la plupart des cas, de nouveaux arrivants. Or, les témoignages, tant des travailleurs sociaux que des itinérants eux-mêmes, soulignent l’action des policiers sur les itinérants. En d’autres termes, même si les anciens résidants n’avaient pas signalé la présence d’itinérants comme un problème, l’augmentation de la présence policière correspond aux demandes des nouveaux résidants et commerçants de Saint-Roch, soit donner l’image d’un quartier sûr, dynamique et sans pauvreté.

La présence policière se porte également garante des valeurs des habitants du quartier qui ne sont pas marginaux. Cette présence réunit les anciens et les nouveaux résidants, puisqu’elle est censée assurer la sécurité de tous et améliorer l’image du quartier pour attirer et conserver les nouveaux habitants. Elle est aussi directement liée aux limites de la mixité mentionnée précédemment par la population du quartier (la criminalité et les irritants qui découlent de la forte concentration d’itinérants).

Toutefois, l’augmentation de la présence policière interfère non seulement sur les territoires des trafiquants de drogue et des prostitués et leurs clients, mais aussi sur ceux des itinérants. Comme cela a été décrit plus haut, ces derniers reçoivent des amendes ou les policiers les prient de se déplacer lorsque leur comportement n’est pas adéquat. Néanmoins, tous les itinérants ne sont pas concernés par ces mesures. En effet, ceux qui se conforment aux normes imposées par les nouveaux résidants échappent aux sanctions. En d’autres termes, ceux qui parviennent à rendre leur itinérance invisible [6] ne sont pas appréhendés par les policiers. Le fait de dissimuler son itinérance révélerait l’adoption des valeurs dominantes du quartier ou une stratégie de survie permettant d’y rester. Par exemple, il convient de ne pas se bagarrer, de ne pas se promener en état d’ébriété ou sous l’influence de drogues, de ne pas solliciter d’argent auprès des passants, etc. Bref, il s’agit de se comporter comme un badaud ou un touriste et de ne pas susciter une réaction de crainte auprès des autres personnes qui fréquentent le quartier. De cette manière, les itinérants qui s’y conforment peuvent bénéficier des atouts de la revitalisation, soit fréquenter un quartier plus beau et plus propre qu’il n’était auparavant ainsi que sa nouvelle population. Se conformer aux normes édictées par les anciens résidants permet l’accès au territoire, c’est-à-dire la rue Saint-Joseph et les abords du parvis.

Conclusion

Avant la mise en route du processus de revitalisation, les résidants et les itinérants avaient l’habitude de fréquenter certains endroits pour leurs activités quotidiennes. Cette population perd ses repères et, pour l’instant du moins, prend du temps à se réapproprier son quartier. Les changements survenus dans Saint-Roch ces dernières années ont entraîné un changement rapide de l’image du quartier et des personnes qui le fréquentent. Pour ces raisons, face aux récents projets d’aménagement, la crainte de devoir modifier considérablement leurs habitudes territoriales devait motiver la rédaction des projets que les habitants et les itinérants ont soumis aux instances municipales. Ces gens craignent de ne pas pouvoir continuer à vivre dans le quartier qu’ils se sont approprié depuis longtemps. À cela s’ajoute qu’à la vue des premiers départs, ceux qui restent s’interrogent sur les segments de population qui partiront à l’avenir. Ils se demandent s’ils en feront partie. Cette réflexion expliquerait le nombre de revendications qui touchent au maintien de la mixité dans Saint-Roch.

Nous pouvons en déduire que deux sentiments, peut-être contradictoires, devaient animer les résidants et les itinérants lors de la rédaction des mémoires, et même plus tard, lors des récentes consultations publiques : conserver son quartier tel qu’il est connu et pratiqué, et améliorer ce qui ne répondait pas aux besoins de base tels que la sécurité.

Choisir la mixité comme valeur à privilégier lors de la revitalisation d’un quartier devrait permettre aux espaces publics de retrouver leur raison d’être, « parce qu’ils [les espaces publics] mettent en scène la société dans sa diversité » (Ghorra-Gobin, 2006 : 53). Toutefois, cette recherche montre que cohabiter dans un quartier où la mixité prédomine ne se vit pas sans heurts. En effet, l’espace public, par son essence, permet la confrontation à l’autre (Capron, 2005). Cette confrontation peut se manifester par des interactions directes ou indirectes, comme nous l’avons constaté à Saint-Roch. Même si nous n’avons pas observé d’échanges violents – physiques ou verbaux – entre les itinérants et la police, cette dernière, en repoussant la présence d’itinérants par la distribution d’amendes, exerce une forme de répression. Par ailleurs, les installations provisoires qui réduisent l’accès au parvis de l’église conduisent à une forme d’exclusion. Nous appelons ces types de mesures « violence invisible ».

De plus, les résidants du quartier et les itinérants avaient besoin d’un garde-fou pour garantir que les transformations qui affecteraient leur quartier ne les empêcheraient pas de l’habiter. Pour atteindre cet objectif, la mixité devenait une condition idoine. En effet, elle permet tant aux anciens habitants de rester qu’aux nouveaux d’arriver, puisqu’elle inclut toutes les catégories socioéconomiques. Dans les discours des itinérants et des résidants du quartier, derrière l’idée de préservation de la mixité socioéconomique, se cache surtout celle de préserver la classe moyenne, voire des classes moins favorisées. En effet, les personnes qui revendiquent la mixité appartiennent à la classe moyenne ou représentent des associations qui défendent les classes moyennes ou défavorisées ainsi que les itinérants. Pour cette raison, demander la mixité s’avère donc un des moyens pour s’assurer de garder sa place dans le quartier. De surcroît, cette demande fait écho aux écrits des autorités municipales, tout en ne bloquant pas les projets de mise en place d’un dynamisme économique.