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Avant toutes choses, je remercie les Cahiers de Géographie du Québec et ses fidèles lecteurs contributeurs des lectures attentives et critiques de mes derniers ouvrages. Elles renvoient toutes, au-delà des questions de mobilité, aux difficultés que nous pouvons tous rencontrer dans l’expression d’une pensée raisonnée à l’intention d’un large public.

Première difficulté, classique, développer un angle d’attaque d’un problème, c’est en sacrifier d’autres. Isabelle Thomas a raison de regretter une trop faible présence explicite de l’espace, même si les « solutions déplacements » passées en revue sont implicitement référées à des espaces ou des types géographiques de liaison : autopartage dans les parties denses et centrales des villes, covoiturage pour des liaisons où la densité de flux est plus faible, etc.

Seconde difficulté, plus nouvelle dans notre domaine, s’exprimer sur la diversité des solutions possibles. Je partage les réserves exprimées par Marcel Pouliot sur un système « tout locationiste ». Je crois simplement qu’il y a aujourd’hui un espace où peuvent se déployer des pratiques intermédiaires entre la possession d’un véhicule et le recours à des services de transport collectif, et que les technologies de l’information et de la communication peuvent en asseoir mieux qu’hier l’avenir. Elles permettent en effet de réduire les coûts d’intermédiation inhérents à ces nouvelles manières de se déplacer, et de construire, avec le Web 2.0 et ses communautés, un nouvel art de vivre ensemble, qui pourra concerner 1, 5, 10 ou 20 % de la population. En intégrant plus de diversité, le monde des transports ne ferait qu’évoluer dans le même sens que celui de la production électrique qui passe de la technologie dominante, tout charbon, puis tout pétrole, puis tout nucléaire (en France) au panier de technologies, incluant diverses énergies renouvelables. On peut aussi se référer à la diversité atteinte dans l’univers du tourisme et de l’hébergement : de la résidence secondaire à l’hôtel, en passant par le club de vacances, la location saisonnière, le camping, la caravane, la multipropriété, la résidence hôtelière et les communautés de partage de canapé.

Troisième difficulté, qui apparaît bien dans la critique de Pierre Lannoy, assumer sa fonction d’expert dans un contexte de démocratie participative et délibérative, où chacun peut, voire doit, faire entendre sa voix dans des dispositifs délibératifs et souhaiter légitimement à ce que sa voix compte autant que celle de l’expert.

Clarifions d’abord deux points caractéristiques de notre domaine : les politiques de mobilité, bonnes ou mauvaises, ne changent qu’à la marge notre niveau de bien être, et l’expérience que nous avons des résultats de ces politiques nous permet d’en anticiper raisonnablement les résultats. C’est une différence fondamentale avec d’autres domaines, comme la manipulation du vivant, où la délibération et l’éthique sont seules en l’absence fréquente de retours d’expérience, dans des domaines qui de plus conditionnent l’avenir du genre humain. Restons modestes donc, l’enjeu n’est que de gagner ou de perdre un peu de bien être.

Allons un peu plus loin, et interrogeons nous sur le statut de la connaissance aujourd’hui. Je suis payé depuis près de 40 ans par des fonds publics prélevés sur les impôts de mes concitoyens pour mieux comprendre et agir sur les mobilités. Ce n’est pas pour moi un droit, mais un devoir, de rendre compte publiquement de cette activité à un large public, et pas seulement au petit cénacle constitué de mes pairs, ainsi que d’attirer l’attention de ce public sur les risques de programmes de recherche trop orientés, où le politique préfigure ce qu’il serait bienséant que le chercheur trouve. Je comprends et admets qu’une société se donne des impératifs catégoriques en finalité, comme contribuer à la stabilisation climatique. J’ai du mal à admettre que les moyens pour y parvenir ne soient pas passés au crible d’une certaine rationalité instrumentale. Si tout cela était contesté, la meilleure solution serait de cesser de payer des chercheurs dans ces domaines.

Je souscrits à 100 % à la démarche de confrontation des expertises proposée par Pierre Lannoy, et je me reconnais d’autant moins dans le scientisme économiste qu’il me prête que je prends le temps d’exposer que l’économie peut et doit éclairer, mais ne doit pas conditionner la décision publique. Nos sociétés développées peuvent se permettre de choisir de perdre quelques milliards, si elles le font en toute connaissance de cause. Il n’en reste pas moins que je continue à trouver notre monde paradoxal. On peut y affirmer que le développement de la société sera de plus en plus fondé sur la connaissance, mais se méfier de la participation des scientifiques aux débats. Les grands médias, de leur côté, sollicitent volontiers des personnes bénéficiant d’une notoriété générique et médiatique, dont l’aura contribue plus à l’autorité du propos que leur expertise du champ. Pierre Lannoy ne niera sans doute pas que l’issue de certains débats publics dépend parfois plus de la séduction et du recours à l’émotion immédiate opéré par certains, que de la confrontation exigeante d’expertises construites. En bref oui à la confrontation d’expertises construites, non à des autorités aux fondements discutables ou masqués.