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Comme d’autres métropoles latino-américaines, Rio de Janeiro connaît depuis le milieu des années 1980 une dynamique de récupération et de restructuration de ses quartiers centraux. Ce « tonique d’interventions » (Rabha, 1985), qui n’a depuis lors cessé de s’accélérer, se traduit notamment par des initiatives publiques en faveur de la conservation et de la valorisation du patrimoine culturel qui singularise le noyau ancien de la ville. Le nouvel élan se matérialise aussi dans des programmes oeuvrant à la réhabilitation de zones entières, parmi lesquelles figurent la zone portuaire et plusieurs favelas (Favela Bairro [1], PAC [2]).

Ce mouvement en direction d’espaces jusqu’ici largement laissés en déshérence [3] s’inscrit dans une volonté de redynamisation de la ville postindustrielle, envisagée au travers de la concentration d’activités relevant de l’économie culturelle (Power et Scott, 2004 ; Scott et Leriche, 2005). Cette dynamique revêt un enjeu majeur dans la zone portuaire de Rio de Janeiro, à la fois en termes d’aménagement et en regard de la situation de pauvreté ou de marginalité [4] dans laquelle se trouvent de nombreux habitants des quartiers alentour. Sur un plan fonctionnel et économique, la zone portuaire est un espace stratégique pour la métropole. Adjacente au centre financier et de services et principale entrée de la ville, elle présente une vaste superficie (317 ha) d’édifices souvent désaffectés, propice à une reconversion urbaine [5]. Tout comme d’autres espaces portuaires, à l’exemple de ceux de Barcelone, de Lisbonne ou, en Amérique latine, de Puerto Madero à Buenos Aires ou de Belém dans l’État brésilien du Pará, la reconversion est engagée au moyen de l’implantation de nouvelles activités économiques, résidentielles et touristiques. À Rio, cette initiative, portée par la municipalité, doit compter avec la prise en considération des sentiments et, souvent, de la réalité des problèmes de précarité de logement et d’emploi pour les habitants. Les quartiers portuaires de Gamboa, Saúde et Santo Cristo comptent en effet parmi ceux où les indicateurs de développement humain sont les plus faibles de la ville. La zone compte en outre plusieurs espaces d’habitat illégal, entrepôts squattés et favelas, considérés comme marginalisés pour le caractère irrégulier de leur occupation et pour la forte concentration de populations issues des couches les plus modestes de la ville.

La réussite du plan de reconversion en cours de la zone portuaire de Rio de Janeiro, récemment baptisé Porto Maravilha [6], et plus largement celle qui s’inscrit dans l’organisation des Jeux Olympiques de 2016, passent dès lors par une attention spéciale à l’égard des populations les plus défavorisées. Celles-ci se voient en effet largement comme des victimes de ces profondes transformations, soit parce qu’elles prévoient leur possible délogement, soit parce que les espaces en cours de rénovation sont en grande partie destinés au logement et à la consommation de couches plus aisées. Au coeur des controverses suscitées par ces projets, figure la peur de pertes matérielles, mais aussi celle des droits de participer en tant que citoyens aux décisions et aux dynamiques économiques et urbaines. La mise à l’écart de populations déjà largement marginalisées obligerait une réflexion approfondie sur la mise en oeuvre de dispositifs favorisant l’accès à une citoyenneté plus effective et au droit à la ville, à la démocratie et la justice urbaine pour tous. Sans cela, l’issue de ce projet, comme celle de bien d’autres par le passé, conduirait à affirmer des inégalités et une pauvreté urbaine déjà fortes, renforçant la violence armée tant redoutée à Rio de Janeiro [7].

Face à cela, et après avoir longtemps largement subi les initiatives mises en oeuvre par les pouvoirs publics, certains regroupements d’habitants tendent aujourd’hui à s’impliquer dans des mouvements de résistance contre la criminalisation de la pauvreté

et contre « la logique implacable de la ville-entreprise et de la ville-marchande » (FUM, 2010) [8]. Les efforts portés dans cette direction tendent à se multiplier dans les quartiers du centre et de la zone portuaire de Rio de Janeiro. Ces revendications n’envisagent pas souvent d’influer directement sur les projets d’aménagement au moyen d’affrontements directs ou de manifestations. Conscients de l’importance grandissante de la culture dans les dynamiques urbaines, les groupes envisagent de nouvelles formes de revendication, mettant en oeuvre une série d’initiatives qui mobilisent la création artistique comme mode de contestation dans l’espace public. En cela, ces revendications s’inscrivent tant dans le champ de l’art et de la création que dans celui du politique.

Ces mouvements émanant d’acteurs très divers tendent à révéler la manière dont est envisagée la participation de certains espaces marginaux ou périphériques « aux négociations identitaires que les médias et l’industrie culturelle mettent en scène pour attribuer un nouveau sens à la relation centre / périphérie et aux processus d’inclusion / exclusion » (Villaça, 2008 : 75). La valorisation d’éléments matériels et immatériels associés au patrimoine urbain concerne en effet aussi de plus en plus des « créativités périphériques » (Ibid.), portées par des groupes qui, à Rio, se revendiquent comme les principaux représentants de ce que Bosi désigne comme la « culture populaire brésilienne » (2000) [9]. Certains mouvements, comme l’association Batucada, oeuvrent ainsi à la reconnaissance de la singularité culturelle des habitants des quartiers portuaires, centraux dans l’histoire urbaine de Rio [10]. C’est aussi le cas du « Mouvement noir » (Movimento Negro) qui lutte à l’échelle locale et nationale contre la discrimination raciale et ses effets dans l’exercice démocratique, notamment au moyen de l’organisation, lors de la journée de la conscience noire (Consciência Negra) célébrée le 20 novembre, d’un défilé et de concerts sur la place Maúa (quartier de Saúde), en hommage à Zumbi dos Palmares, l’un des leaders de la lutte contre l’esclavagisme au Brésil.

Dans un passé récent, de telles initiatives sont parvenues à la fois à rendre visibles leurs causes au moyen de l’organisation d’événements festifs, de la création de produits souvent issus du commerce solidaire ou d’une mobilisation, et à remettre en cause des projets d’envergure [11]. Néanmoins, en dépit de leur reconnaissance officielle par les pouvoirs publics brésiliens, ces mouvements sont l’objet d’une forte instrumentalisation par la société dominante, donnant plus lieu à une récupération politique qu’à de véritables avancées contre la discrimination à l’oeuvre en faveur des minorités au Brésil.

Pour le chercheur, l’étude de la dynamique de ces formes d’expression contestataire par la culture permet d’envisager un renouvellement de l’analyse des mouvements sociaux urbains et des processus de résistance. C’est ce qu’il convient d’explorer ici, à la suite de travaux effectués dans le cadre d’une réflexion sur la place de la culture dans la gestion urbaine à Rio de Janeiro (Arantes, 2000), sur le rôle performatif et voulu innovant de la valorisation d’éléments culturels dans les espaces dits « périphériques » (Bautès et Valette, à paraître) ou de marges (Bautès, 2005 ; Bautès et Reginensi, 2009). Les mouvements contestataires issus de ces lieux ou définis à leur égard témoignent de l’enjeu culturel (Berenstein-Jacques, 2001) mais aussi politique et économique (Vaz, 2007) que constituent, à Rio de Janeiro, les favelas. La diversité des modalités selon lesquelles ces lieux, matérialisés par des éléments construits comme attributs culturels [12], est l’objet d’appropriations et de réinterprétations qui à la fois nourrissent les revendications sociales et la contestation, et contribuent à révéler de nouvelles opportunités économiques (Yudice, 2003). Les modalités d’actions structurées autour des singularités culturelles et patrimoniales sont ainsi remarquables par leur double inscription dans le champ du politique et dans celui de l’économie culturelle, phénomène caractéristique, selon Scott (1991), du mouvement actuel de globalisation.

Le travail du photographe français JR en 2008 dans la favela Providência, située sur un morne (morro) de la zone portuaire de Rio de Janeiro, s’inscrit de manière singulière dans ce processus. Il s’apparente à une initiative exogène portant la cause de groupes locaux, cherchant à relayer et à se faire l’écho de leurs mouvements de revendication. En cela, il met en question la portée et les logiques inhérentes à une création artistique inscrite entre art et engagement politique, et se déployant dans et avec l’espace. Ce dernier, à la fois support et lieu de l’expérience, est porteur de sens à la fois pour l’artiste, pour les participants à sa production et pour les spectateurs. L’expérience est, enfin, relation et lien révélés par la production esthétique, les médias intervenant pour accélérer sa mise en images. La dynamique « artiviste » mobilise et produit des images et des discours qui visent à susciter de nouvelles représentations non seulement de la favela mais, plus largement, des espaces de marges que sont les favelas.

Parce qu’elle n’apparaît pas « réductible à de pures applications de codes intériorisés ou à des enchaînements de choix stratégiques faisant de l’action une série de décisions rationnelles » (Dubet, 1995 : 91), la création ici soumise à l’analyse est approchée au

moyen de la notion d’expérience. Comme le souligne François Dubet, l’expérience sociale combine plusieurs logiques d’action : elle

engendre nécessairement une activité des individus, une capacité critique et une distance à eux-mêmes. Mais la distance à soi, celle qui fait de l’acteur un sujet est […] socialement construite dans l’hétérogénéité des logiques et des rationalités de l’action (Ibid. : 92).

Inachevée, opaque, l’expérience artistique est « une façon de construire le monde ». Elle « flotte entre divers univers de référence » et évoque une hétérogénéité du « vécu » (Ibid.).

L’étude de cette action voulue résistante et de son écho à l’intérieur et autour de cette favela de la zone portuaire de Rio engage un questionnement à plusieurs niveaux. Le propos se déroulera en trois parties.

La première revisite le contexte de transformations dans lequel est inscrite la zone portuaire de Rio de Janeiro et, avec elle, la favela Morro da Providência. Elle éclaire le contexte dans lequel émerge l’expérience artistique ainsi que les choix qui ont conduit l’artiste à intervenir dans cette favela. Nul doute que la décision d’intervenir dans cet espace réside, en partie du moins, dans le fait que la favela est située dans des lieux en cours de transformation, visibles depuis le reste de la ville, ce qui positionne l’artiste comme relais d’une médiatisation déjà engagée par la municipalité.

En présentant l’artiste et sa démarche d’ensemble, la deuxième partie porte à la fois sur les intentions qui motivent le sujet et ses relations aux lieux, et sur la nature de son intervention. Ces motivations sont analysées au moyen des discours de l’artiste sur son oeuvre et par un bref retour sur son itinéraire artistique. JR s’engage-t-il comme sujet agissant, conscient de sa position vis-à-vis des espaces sociaux dans lesquels il s’insère de manière temporaire ? Son action relève-t-elle de ses propres subjectivités, liées au contexte spatial dans lequel il intervient, et d’intérêts esthétiques qui tiennent à la fois d’une volonté de se construire en tant qu’artiste et de se positionner sur la scène publique politique et économique ? Ces questionnements englobent, de manière plus large, la place de l’artiste dans la cité, et la démarche « artiviste » en particulier. Il conviendra ainsi de proposer des éléments de cadrage de cette forme spécifique d’action, à la fois artistique et activiste.

Se plaçant du côté de l’expérience, qui trouve sa matérialité dans une création inscrite dans un contexte spatial spécifique, la troisième partie de notre propos analyse ces actions dans leur capacité de transcender les représentations que d’autres sujets, ceux qui vivent au quotidien dans cet espace ou le public spectateur proche ou lointain, ont d’eux-mêmes et de leurs espaces de vie. Ces représentations leur apparaissent-elles comme des possibilités inédites de médiatisation de leurs conditions, permettant en cela d’envisager un possible relais ou une continuité ? Au contraire révèlent-elles, comme c’est le cas des projets portés par la municipalité, une mobilisation des lieux et des habitants de la favela à des fins de reconnaissance ? La discussion invite à étudier la manière dont ces actions qui, au moyen d’un jeu de médiations et de médiatisations, permettent d’articuler la sphère publique, les industries culturelles et les subjectivités, et nous offrent de saisir à la fois la conflictualité des rapports sociaux dans le champ culturel et les dimensions politiques des imaginaires individuels et collectifs (Macé, 2006).

Notre contribution s’appuie sur plusieurs séries d’enquêtes, effectuées entre 2005 et 2009. Ces travaux de terrain ont d’abord consisté à éprouver, par des entretiens et des questionnaires soumis à 96 ménages de la favela, les modalités d’appropriation du programme Favela-Bairro et du projet de « musée à ciel ouvert » mis en oeuvre par la municipalité en 2006 dans le Morro da Providência [13]. La suite de ce travail a donné lieu à trois séjours, en 2007, 2008 et 2009, au cours desquels plusieurs entretiens exhaustifs ont été réalisés avec l’artiste JR et des habitants.

La favela au coeur des dynamiques urbaines de Rio de Janeiro

L’expérience artistique de JR ne peut être analysée que dans le contexte spatial au sein duquel elle s’inscrit. En effet, elle prend place dans un contexte marqué par l’insertion de la favela et, avec elle, de l’ensemble de la zone portuaire, dans une dynamique transformatrice au coeur de laquelle figure la mise en exergue de singularités spatiales, sociales et culturelles associées à ces lieux. Elle se pose à la fois comme un relais de la valorisation urbaine en cours et comme une forme inédite de contestation assurée par un acteur extérieur aux lieux.

La culture au coeur des événements sportifs internationaux dans la zone portuaire

À l’échelle des espaces urbains du monde, les productions et les projets culturels et patrimoniaux tendent à occuper une part grandissante de l’action urbaine, inscrits dans le cadre de politiques publiques ou mis en oeuvre dans des initiatives portées par des artistes, des activistes ou des organisations non gouvernementales. Dans des espaces situés à différents niveaux d’échelle, ces productions et projets structurent tant des orientations et des politiques urbaines que de véritables filières de produits et de biens culturels (Scott et Leriche, 2005). De telles dynamiques, fusions de politiques économiques, culturelles et communicationnelles (Kong, 2000), trouvent dans des singularités identifiées in situ un ensemble de ressources territoriales (Gumuchian et Pecqueur, 2007) susceptibles de constituer le support à la fois matériel et symbolique d’initiatives viables économiquement et contribuant à produire un lien renouvelé au territoire.

Cet aspect s’observe particulièrement à Rio de Janeiro depuis la publication en 1996 du premier Plan stratégique de la ville, établi selon les orientations des consultants catalans Jordi Borja et Manuel Castells, en référence directe au « modèle de Barcelone ». La perspective de l’organisation de plusieurs événements internationaux, tels que le Forum urbain mondial en 2010, les Jeux mondiaux militaires en 2012, la Coupe du monde de football en 2014 et les Jeux Olympiques en 2016, tend à amplifier cette tendance. Les équipements olympiques devant être installés en partie à l’intérieur et autour de la zone portuaire [14], cela incite les instances gouvernementales et locales à y implanter une offre culturelle diversifiée. Plusieurs projets d’envergure sont ainsi prévus dans le cadre du programme Porto Maravilha : un musée du développement

durable (Museu do Amanha), la Pinacothèque de la ville ou encore l’implantation d’écoles privées d’audiovisuel et de restauration d’oeuvres artistiques. Avec la réhabilitation du bâti ancien et celle d’entrepôts désaffectés, ces ouvrages viendront compléter la Cité de la Samba [15], une dynamique patrimoniale amorcée dans le Morro da Conçeição, quartier d’habitat populaire situé dans la zone [16], et peu à peu diffusée dans d’autres lieux de la zone portuaire. Le Morro da Providência se situe au coeur de ce périmètre d’intervention largement impulsé au moyen de partenariats publics-privés.

La valorisation patrimoniale de la favela

La localisation centrale du Morro da Providência, qui domine l’ensemble de la zone portuaire, permet de comprendre les récents efforts autour de sa valorisation patrimoniale, entreprise au début des années 2000. Au cours de la décennie 1980, alors que sont mis en oeuvre les premiers efforts pour la récupération du centre historique de Rio (Programme Corredor Cultural, 1979-80), la favela n’est pas intégrée du fait du statut illégal de son occupation. Elle n’est pas non plus intégrée, en 1988, dans le périmètre de l’Aire de protection environnementale et culturelle (APAC). En 2005, néanmoins, le cabinet du maire de Rio met en oeuvre une opération de valorisation de sa mémoire et de son patrimoine architectural, dans le projet de « musée à ciel ouvert » et par la protection de plusieurs édifices anciens. Cette intervention consiste à établir un itinéraire touristique au coeur de la favela en vue de « récupérer la mémoire des lieux, de stimuler l’identification des habitants à leur espace de vie et de susciter de nouvelles énergies créatives » (extrait d’entretien avec un agent communautaire, septembre 2006). Si la mise en oeuvre de procédures de protection patrimoniale par l’IPHAN (Instituto de Proteção do Patrimônio Histórico Nacional, organe fédéral de protection du patrimoine historique), financées au moyen d’un partenariat entre la municipalité de Rio et la Banque interaméricaine de développement (BID) a été effective, les effets socioéconomiques de ce projet ont cependant été négligeables. Matérialisé par une marque au sol suivant un chemin allant de l’escalier des esclaves au point culminant de la favela, l’itinéraire touristique n’a, à ce jour, été ouvert aux touristes ni dans le cadre de circuits organisés ni dans celui de visites indépendantes. Les raisons de cet échec, analysées dans d’autres travaux (Bautès, 2008) renvoient à la complexité pour les instances publiques d’intervenir dans des espaces pauvres touchés par la criminalité violente, notamment traduite par des affrontements entre policiers et trafiquants de drogue.

En dépit de cet échec, la définition du projet de « musée à ciel ouvert » et sa forte médiatisation témoignent d’intérêts inédits pour la valorisation patrimoniale de la favela. Des travaux d’amélioration des infrastructures de base (installation de réseaux

d’eau et d’électricité, lutte contre les éboulements, etc.) à la récupération des éléments matériels et immatériels de la mémoire du quartier, les habitants de la favela se voient inscrits dans une dynamique de conservation et de mise en valeur patrimoniale qui concerne récemment l’ensemble de la zone portuaire, soumise à un plan de revitalisation que préfiguraient les projets précédant (Favela-Bairro) ou suivant la création du musée (Cimento Social [17]).

Si la favela ne constitue qu’un des nombreux lieux où s’accomplit une entreprise de rénovation urbaine, l’intérêt patrimonial que portent les pouvoirs publics pour cet espace est néanmoins un phénomène remarquable. Inédit, ce processus s’explique à la fois par la centralité de cette favela, dominant l’ensemble de la zone portuaire, par la vigueur désormais avérée de la demande touristique pour ce type d’espaces (Freire-Medeiros, 2009) et par la force médiatique dont ils sont l’objet, présentés comme des quartiers illégaux et pauvres, qui comptent pourtant parmi les lieux centraux de l’histoire urbaine. La force évocatrice de ces lieux tient enfin au fait qu’ils se trouvent confrontés, depuis plus de deux décennies, à de violents affrontements entre forces policières et criminelles. Le Morro da Providência a été régulièrement occupé par des forces militaires visant à calmer ces confrontations armées et à « sécuriser » les lieux. La dernière mission effectuée dans cette favela date de juin 2008, dans le cadre d’une action conjointe du ministère des Armées (Ministerio do Exercito) et du ministère de la Ville (Ministerio da Cidade [18]) en vue de la mise en oeuvre du programme Cimento Social. Cette présence, fort mal vécue par la population, a été vivement combattue – et critiquée dans l’opinion publique locale – après qu’elle ait causé la mort de trois jeunes hommes de la favela.

Cet ensemble d’éléments contribue à rendre visible cette favela aux yeux de tous. Provoquée non pas par des forces endogènes inscrites, comme ailleurs dans la zone portuaire, dans une volonté de reconnaissance identitaire visant à légitimer une « créativité périphérique », la mise en exergue de la favela semble s’apparenter à ce qu’Hervé Bazin désigne comme une chosification des espaces populaires qui « devien[nen]t digne[s] d’intérêt lorsqu’il[s] sont réduit[s] à leur forme folklorique, c’est-à-dire quand ils participent à une esthétisation du social comme seule trace historique sans réelle possibilité de le[s] transformer » (Bazin, 2009 : 58).

C’est dans ce cadre qu’il convient d’étudier maintenant le processus d’esthétisation des lieux entrepris par l’artiste JR. Tout comme pour les projets portés par la municipalité, le travail de l’artiste contribue à mettre en exergue les singularités sociales et culturelles associées à la favela. Dans une ville divisée, il revêt la forme d’une « tentative de négociation qui utilise les médias pour conquérir visibilité, identité et articulations avec le marché » (Villaça, 2006).

La différence avec les initiatives jusqu’ici mises en place en faveur de la favela réside dans le fait que l’artiste souhaite, par la création artistique, susciter une prise de conscience des situations de marginalité et de violence que connaissent ces lieux.

En cela, il élabore un discours sur les lieux qui semble résulter d’une « urgence sociale […] à parler de sujets qui suscitent la peur auprès de la classe moyenne » et qui s’inscrit dans une véritable « esthétique du conflit ». Villaça considère ce type d’engagement comme ambigu et provisoire (2008 : 80), mais aussi comme l’un des signes de la force qu’ont les arts et les médias à promouvoir la diversité et à générer de nouveaux discours sur la marginalité.

Le Morro da providência : lieu et sujet d’une esthétisation résistante

L’artiste JR dans la favela ou la mise en exergue des lieux par la photographie

Le premier travail du Français JR dans le Morro da Providência a commencé en août 2008, peu après la mort de trois jeunes de la favela, qui a entraîné de grandes manifestations de la population et anticipé le départ des troupes militaires engagées pour assurer la sécurité lors des travaux de réhabilitation inscrits dans le projet Cimento Social, déjà très controversé [19]. À cette occasion, JR « découvre » cette favela, prenant connaissance de ce fait divers dans les médias français et décide d’intervenir. Accompagné par un autre photographe, habitant de la favela, d’une assistante, de trois techniciens vidéastes anglais et d’alpinistes brésiliens, l’artiste se rend sur place et débute une intervention en prenant des clichés noir et blanc de corps et de visages d’enfants et de femmes de la favela avant de les apposer sur les murs du quartier et, principalement sur la façade principale de la colline, qui domine la zone portuaire (figure 1).

Figure 1

Cidade do Sambo (Cité de la Samba), 2005

Cidade do Sambo (Cité de la Samba), 2005

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Vue depuis plusieurs points de la ville, cette exposition est aussitôt très largement diffusée dans les médias radio et télévision, non seulement à Rio mais aussi dans tout le pays et à l’étranger. Par ce travail, JR souhaite particulièrement « souligner la dignité des femmes qui sont fréquemment l’objet de conflits » (JR, 2010a), les enfants servant surtout à assurer l’accompagnement des artistes-photographes. À travers des images de femmes, JR contribue avant tout à rendre visibles pour eux-mêmes les lieux et leurs habitants. De manière implicite, ce sont les pratiques discriminatoires auxquelles ces femmes sont confrontées qui sont soumises à une exposition publique. En effet, sans faire référence à l’histoire et aux traits sociaux de ces populations, leurs regards et leurs corps évoquent les contraintes et les heurts auxquels elles sont quotidiennement soumises : « Au début, les habitants n’avaient pas perçu l’impact. Après, au retour de leur travail, ils ont commencé à voir le Morro modifié et ont peu à peu remarqué », souligne JR (2009a) dans une entrevue avec un journaliste du quotidien brésilien O Globo.

Au regard de l’observateur, ce travail relève d’un art résistant qui tend à révéler, par la mise en images de corps de femmes de la favela, les situations qu’elles rencontrent dans leur vie au quotidien, confrontées à l’absence de ressources et à la difficulté de vivre librement dans un espace marqué par de violents conflits. En cela, il fait écho à ce que Dias et Glenadel (2004) désignent comme des « esthétiques de la cruauté ». Si les images ne contiennent aucun élément rappelant directement la violence et les privations de ces femmes, ces misères sont sous-jacentes ou évoquées dans les photographies, dont on peut penser qu’elles visent à « produire un court-circuit et un

clash qui révèlent les secrets cachés par l’exhibition d’images » (Rancière, 2008 : 36). JR précise qu’il s’agit pour lui de confronter les représentations dominantes de ces personnes et de ces espaces, produites par les médias.

Le point de départ de cette exhibition est ainsi la médiatisation qu’elle opère et relaie à plusieurs niveaux. D’un côté, elle est le point de départ de l’action, celui qui a conduit JR à investir les lieux de son exposition. Celle-ci engage les femmes photographiées, que les médias viennent souvent solliciter après l’exposition afin qu’elles s’expriment sur les effets de cette mise en image de leurs visages ou de leurs corps (figure 2). D’autre part, elle concerne la ville, dont les habitants voient la favela ainsi mise en scène (figure 3). Enfin, elle dépasse largement l’échelle locale, reprise dans de nombreux journaux écrits et télévisés de par le monde où elle fait parler des lieux et des conditions de vie et de production de cette oeuvre d’art.

Figure 2

Femme photographiée par l'artiste JR, interviewée par des journalistes français, aoput 2008

Femme photographiée par l'artiste JR, interviewée par des journalistes français, aoput 2008

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Figure 3

Les images du projet 28 mm - Women are heroes, visibles et soumises à l’épreuve du temps

Les images du projet 28 mm - Women are heroes, visibles et soumises à l’épreuve du temps

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Dans la favela, l’expérience est tout autant objet d’enthousiasmes que de débats et de controverses, de la part des personnes dont l’image est vue, diffusée, ce qui les conduit à être eux-mêmes médiatisés, les médias cherchant l’artiste venant à leur rencontre. La production artistique suscite ainsi discours et réactions pour tous ceux qui, au détour de leur passage à proximité du Morro da Providência ou dans les médias, observent ces photographies comme autant d’images renouvelées de ces espaces marginalisés. Ces jeux d’images dépassent ainsi largement la favela, pour confronter artistes et publics, acteurs et spectateurs. Pour JR,

c’est une des seules manières de se confronter à des personnes qui n’ont pas de musées autour d’eux […] de confronter ces portraits avec la rue », tout en mettant l’accent sur des contextes sociaux contemporains, les femmes révélant, selon lui, « l’ensemble des conditions de la société (JR, 2010a) [20].

Un art contextuel ?

Une telle initiative peut être rapprochée des

peintures de la domination et de la discrimination, analysées par Rancière. Elle s’apparente à « l’expression d’une vanité […] » (2008 : 39) qui pose l’artiste en sujet agissant dans une « activité critique, engagée et créative dans la ville, qui utilise la ville comme terrain – pour protester, manifester, défiler, contester et qui s’offre en spectacle en opérant par intrusion […] [et qui] invite à faire de l’habitant un acteur direct de l’action (Petrescu et al., 2008 : 12).

En cela, l’expérience peut aussi apparaître comme une « stratégie de réappropriation du commun » (Revel et Negri, 2008 : 6), observée dans de nombreux espaces urbains du monde, pas exclusivement dans des quartiers de haute mobilisation citoyenne, mais aussi dans des espaces marginalisés ou dans des zones urbaines périphériques dans lesquels la contestation apparaît peu observée ou, souvent, contrainte. JR s’affirme dans une démarche déjà mise en place par d’autres artistes, à l’exemple, en France, d’André-Guy Lagesse et de son projet Mari-Mira débuté en 1995. Comme JR, Lagesse place la périphérie au centre de ses préoccupations. Sans investir les friches industrielles ou les espaces délaissés par les activités économiques, comme le font les artistes de Mari-Mira, la périphérie de JR procède d’une même démarche visant à révéler des lieux souvent présentés pour leur déshérence ou pour des caractères largement négatifs. Elle s’appuie sur des rencontres entre des processus artistiques et engage un changement de perspective esthétique, remettant en cause, selon Kahn, « des principes ethnocentriques et le renversement des catégories du bon et du mauvais goût : ces lignes de partage ont été historiquement instrumentalisées pour instaurer des classifications étanches et “élitistes” : culture noble et savante contre culture vulgaire et populaire » (Kahn, 2003). Dans ce type d’action, l’oeuvre n’est pas figée. Elle fait l’objet de questionnements permanents visant à « faire dévier vers un territoire jusque-là inexploré, suggérer des pratiques inédites, créer une […] plastique imprévue », souligne Lagesse (cité par Kahn, 2003).

En tout cela, le travail de JR s’apparente à une forme d’art contextuel qui, selon Ardenne, « opte pour la mise en rapport directe de l’oeuvre et du réel, sans intermédiaire, l’oeuvre s’y configurant en fonction de son espace d’émergence et des conditions spécifiques le qualifiant » (2009 : 2). Mais ce contexte n’est pas seulement local, celui d’un lieu unique. Il possède une dimension universelle, en ce que la création traite de thèmes susceptibles d’être observés dans de nombreux lieux du monde et que, justement, l’artiste investit, pour son oeuvre, d’autres lieux.

C’est ce qu’il convient maintenant d’aborder en suivant l’artiste JR sur d’autres terrains où, comme à Rio de Janeiro, son expérimentation artistique s’appuie sur des lieux représentés avant tout pour leur pauvreté et, souvent, la criminalité qu’ils abritent. Dans cette perspective, le cas de la favela Morro da Providência est largement transcendé pour explorer à la fois ce qui est mobilisé par l’artiste « en termes d’intérêts, de solidarités et d’orientations culturelles » (Dubet, 1995 : 177), et ce que suscitent et partagent les lieux de l’expérience du sujet artiste. Cette réflexion engage plus généralement une analyse de la place de l’art et des artistes dans la ville et de leur capacité à mettre en réseau, par les oeuvres, des lieux éloignés et parfois très divers. Un réseau qui, certes, ne dépasse pas le contexte de l’oeuvre et de ceux qui en sont les spectateurs, mais qui informe sur la capacité de tels artistes à intervenir et à faire intervenir (dans) plusieurs lieux.

Les questionnements que pose cette forme d’expression nous conduiront à une tentative de définition de la notion d’artivisme, qui se pose ici comme une modalité spécifique d’action artistique résistante.

Le rôle des artistes dans la cité : l’artivisme comme mode d’action

À ce stade de la réflexion, il convient de souligner à la fois la place centrale de l’art dans la production de la ville, et la manière dont art et politique entretiennent des liens de plus en plus étroits dans le contexte urbain. De nombreux auteurs se sont appliqués à cela, soulignant la caractéristique fondamentale d’un « urbanisme de l’image » (Paquet, 2008 et 2009) marqué par un « processus de spectacularisation de l’aménagement » (Gibson, 2005 : 176, cité par Paquet, 2008 : 1), pour lequel « l’art pourrait se considérer comme une essentielle valeur ajoutée » ou comme un « emblème apte à distinguer véritablement une “ métropole culturelle ” » (Paquet, 2008 : 2).

Ces auteurs ont aussi examiné la capacité des artistes à inscrire leurs actions en résistance et les modalités selon lesquelles « les réalisations dans le domaine des arts plastiques ou de paysagisme » font intervenir « le local, l’ici et maintenant […], la dimension concrète, sensible de ces lieux » (Blanc et Lolive, 2004 : 68). Considérant la pluralité des échelles d’action, les pratiques artistiques « mettent en regard divers registres (du quotidien à l’économique, du commercial à l’esthétique) et formes de pensées, du grand au petit, voire à l’ultra banal » (Ibid.).

L’observation des conditions de production de ces expressions artistiques et des discours qui les accompagnent, à l’image de celle qui est soumise à l’analyse dans le présent article, montre combien ces expressions font état d’autres ambitions émanant des artivistes, tournées vers la valorisation économique de l’objet artistique lui-même. L’ouvrage de Ardenne (2002) intitulé L’art contextuel, création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation éclaire notamment ces processus aux registres d’intentions multiples et aux supports d’action qui, partant du local, évoquent ou invoquent des espaces plus larges. Ces mêmes auteurs n’ont pas manqué de souligner la multiplicité des usages et des fonctions de l’art dans l’espace urbain, selon que les productions artistiques sont sollicitées comme « adjonctions souhaitables », que leur « seule présence […] ajoute une certaine valeur esthétique aux lieux » ou que l’action artistique résistante s’impose et entre en contradiction « avec l’image imposée et fixée par les décisions urbanistiques » (Paquet, 2008 : 2).

Ces formes d’expression, à la fois expériences et stratégies, informent à la fois sur le positionnement des artistes, ici médiateurs autant que créateurs, sur leurs parcours et, de manière plus large, sur les registres qu’ils mobilisent dans leurs créations. En cela, JR partage avec de nombreux autres artistes contemporains de la globalisation une même capacité de se déraciner tout en s’agrégeant facilement ailleurs, dans une forme d’errance continue. « Il rejette le multiculturalisme postmoderne […], refuse la critique qui demande “ D’où viens-tu ? ”, pour plaquer à la va-vite sur une oeuvre “ typée ” un discours forcément postcolonial » (Bourriaud, 2009) [21].

Si l’artiste JR semble pouvoir être mieux cerné par les quelques éléments de réflexion posés, qu’en est-il de sa démarche, qu’il désigne comme relevant de l’artivisme ?

En France, l’usage du terme « artivisme » reste largement confiné à la sphère de l’activisme. Ailleurs, le terme a initialement été utilisé pour désigner le travail d’artistes utilisant Internet (hacktivistes) comme support de création et de diffusion d’oeuvres subversives. La différence entre l’artivisme et l’activisme politique relève d’abord, selon Casacuberta (2003), de sa capacité de produire non un discours contestataire et frontal, mais faisant intervenir une médiation ; ensuite, c’est l’usage combiné d’éléments esthétiques spécifiques et de discours politiques (ou activistes) qui aide à identifier l’oeuvre et qui, dans le même temps, empêche de restreindre sa diffusion dans le seul champ artistique. Les oeuvres artivistes se trouvent ainsi dans un champ qui sépare l’art de l’action politique, au sein duquel les médias et l’économie culturelle occupent une place de choix.

De nombreuses démarches de ce type en France suscitent depuis peu une attention spécifique. Elles ont notamment fait l’objet d’une réflexion soutenue par les pouvoirs publics français, au travers du projet Institut des villes pour les nouveaux territoires de l’art [22]. Le terme d’artivisme, quant à lui, a récemment donné lieu à des tentatives de définition au-delà de la sphère artistique et activiste. Ainsi trouve-t-on un premier essai de définition dans la présentation de l’ouvrage Artivisme paru en 2010 aux éditions Alternatives :

L’artivisme est l’art d’artistes militants. Il est parfois l’art sans artiste mais avec des militants. Art engagé et engageant, il cherche à mobiliser le spectateur, à le sortir de son inertie supposée, à lui faire prendre position. C’est l’art insurrectionnel des zapatistes, l’art communautaire des muralistes, l’art résistant et rageur des féministes queers, l’art festif des collectifs décidés à réenchanter la vie, c’est l’art utopiste des hackers du Net (hacktivistes d’une guerilla teckno-politique), c’est la résistance esthétique à la publicité, à la privatisation de l’espace public… Dans cette galaxie, on trouve JR, Zevs, les Yes Men, les Guerilla Girls, Critical art ensemble, Reclaim the streets, Steven Cohen, Reverend Billy, etc. (Lemoine et Ouardi, 2010) [23].

Le travail artiviste de JR n’est en aucun cas exceptionnel. Il témoigne bien d’une forme d’action émergente qui tend à recomposer les cadres de l’intervention urbaine en proposant de renouveler tant la figure de l’artiste que l’expérience qu’il fait des lieux.

L’artivisme comme stratégie de lieu

En notant l’inscription de JR dans la sphère artiviste, et en retraçant la courte histoire de ses interventions à Rio de Janeiro, on a vu la manière dont l’artiste réalise par la photographie, une expérience esthétique qui engage les lieux. Plus qu’en faire seulement de simples supports de sa production artistique, il y tisse des liens qui l’inscrivent en tant que sujet : l’artiste « construit » ici les lieux « par l’intermédiaire de récits qui donnent sens à sa relation aux gens et aux objets qui l’environnent. Ces récits correspondent à des re-descriptions des éléments de cet environnement, déployées selon une

trame narrative pourvoyeuse de sens » (Berdoulay, 1997 : 302). Cette trame narrative est celle de la photographie qui est, pour Paquet, à la fois « outil de la connaissance, témoignage de pouvoir, vecteur d’imaginaires et objet de divertissement » (2009 : 445).

Le travail photographique de JR appelle en effet à l’universalité, eu égard à la multiplicité de ses lieux d’exposition qu’il décrit lui-même – en référence au fait qu’il expose dans l’espace public – comme construisant « la plus grande galerie d’art au monde » (JR, 2009b). L’expérience de JR correspond à une « stratégie de lieu », en ce qu’elle

engage un rapport à l’espace où ne priment pas, en soi, l’échelle ni la délimitation territoriale de l’intervention à envisager, ni même la prévision des mécanismes précis de transformation. L’important est plutôt de penser à l’intervention minimale mais suffisante pour avoir, comparativement, de grands effets. Il s’agit d’identifier la place de l’intervention dans le milieu concerné de telle sorte qu’elle y ait d’importantes répercussions. En la ciblant adéquatement, elle doit s’insérer dans les structures de sens qui en définissent la portée et qui permettent au sujet de se resituer (Berdoulay, 1997 : 306-307).

Une esthétique relationnelle

Cette forme spécifique d’expérience semble entretenir les mêmes logiques artistiques et des rapports semblables avec les lieux que ceux que définit l’esthétique relationnelle (Bourriaud, 2001). D’une part, elle semble relever d’une même conception de l’oeuvre, selon laquelle « l’objet d’art en tant que tel est de plus en plus évacué au profit d’une certaine interactivité dont les artistes sont le coeur plutôt que les initiateurs » (Ibid. : 8). La forme de l’oeuvre « s’étend au-delà de sa forme matérielle » (p. 21) pour engager une expérience des lieux. D’autre part, en tenant compte de la nature de l’intervention : celle-ci « se déroule en fonction de notions interactives, conviviales et relationnelles » où les oeuvres sont considérées comme des « utopies de proximité » (p. 9) qui invitent à « resserrer l’espace des relations (et établissent) la possibilité d’une socialité spécifique  » (p. 15). L’oeuvre ne prend ainsi « sa consistance […] qu’au moment où elle met en jeu des interactions humaines » (p. 22). En cela, elle s’apparente à une expérimentation sociale, positionnée dans le champ social (ou sociopolitique) en attribuant une large part au dialogue avec le spectateur, ce qui lui confère son caractère relationnel. Enfin, l’intervention artistique de JR propose, à l’instar des pratiques relevant de ce domaine de l’art, « d’habiter un monde en commun » faisant du travail de l’artiste « un faisceau de rapports avec le monde, qui généreraient d’autres rapports » (p. 22).

Le réseau des lieux de l’expérience de JR : un jeu d’images du local

Le Morro da Providência est l’un des nombreux lieux d’intervention de l’artiste JR, qui a commencé à photographier des jeunes des quartiers de Montfermeil et de Clichy-sous-Bois, en banlieue parisienne, en 2004 et 2005, peu avant les affrontements sociaux qui ont bousculé la France en novembre 2005. Poser des images de jeunes issus de l’immigration sur les façades des murs de plusieurs quartiers de Paris intra-muros consistait alors surtout à provoquer les passants ainsi qu’à mettre en question les représentations sociales dominantes et celles produites par les médias, faisant peu état de cette génération de jeunes autrement qu’en les associant aux maux de la société urbaine française. Cette initiative, qui précède par hasard l’embrasement des banlieues de Clichy-sous-Bois, vaudra à JR la première page du quotidien New York Times. Peu après, le photographe immortalise Israéliens et Palestiniens de chaque

côté du mur de Jérusalem, avant de partir en Afrique, au Cambodge puis au Brésil à la rencontre de ceux qu’il nomme « les héros anonymes » : des femmes qui, en dépit des violences et de la misère, sont les piliers de leurs communautés. « Je souhaitais porter un autre regard sur ces femmes, un regard plus distant que le cliché d’éternelles victimes », dit-il dans un entretien pour l’hebdomadaire Marie-Claire en 2009.

Cet itinéraire artistique et photographique, liant plusieurs lieux du monde, définit un « agir simultané » (Petrescu et al., 2008 : 12) dans lequel le photographe « fait voyager ses photos et les histoires de ces femmes » (JR), montrant un autre regard de ces lieux et de ces personnes en difficulté que ceux que proposent habituellement les médias. Que ce soit au Brésil, en Israël ou dans plusieurs quartiers africains et asiatiques dont le quotidien est structuré autour de conflits armés, d’une grande pauvreté et souvent de processus de ségrégation marquée (comme au Libéria, au Kenya, en Inde ou au Cambodge), le fait d’intervenir et de médiatiser de telles situations ne peut que susciter une réflexion politique, même si la démarche engage avant tout un flux d’images mobilisant d’abord les registres esthétiques et médiatiques, un flux qui, pour le spectateur, rapproche ces lieux et permet de les penser comme définissant un même réseau : à la fois celui de l’initiative de l’artiste et celui que met en évidence l’artiste, un réseau des lieux de marges.

En cela, l’intervention revêt une dimension géographique mobilisant des lieux depuis lesquels « les aspects les plus quotidiens de l’identité collective […] sont transformés, parce que projetés dans l’espace de tension qui les réunit aux formes les plus universelles de la réflexion et de la conscience de soi et des autres » (Berdoulay, 1997 : 307).

Les images des lieux pratiqués et évoqués par l’artiste se voient ainsi produites et alimentées par un travail de médiatisation désormais incontournable dans l’action urbaine, publique comme privée, qui vient renforcer « la porosité des industries culturelles » soulignée par Macé, et qui conduit à produire « des représentations où l’hégémonie conservatrice est nécessairement travaillée par l’ambivalence, l’ambiguïté, voire l’innovation transgressive » (2006 : 11).

Ceci est avant tout rendu possible par le double effet de l’exposition photographique et des médias qui relaient les images.

La photographie, ou l’expérience entre médiation et médiatisation

Le double caractère multiforme et multiscalaire de cette expérience doit ici être mentionné, tout comme l’outil principal utilisé par l’artiste : la photographie. De fait, la photographie n’est pas seulement une création in situ ; elle sert aussi de média pour diffuser des fragments de l’histoire de vie de femmes issues de ces quartiers marginalisés. Ces histoires, recueillies au moyen d’entretiens filmés, accompagnent les expositions mises en place à la suite de l’intervention sur les murs et façades de la favela, notamment celles qui ont été organisées d’avril à juin 2009 dans le cadre de l’année de la France au Brésil et en novembre de la même année au cours des Nuits Blanches à Paris. Ces deux expositions comprenaient aussi un espace dans lequel a été reconstruite une maison de bois parmi les plus précaires de la favela (figure 4), servant à mettre en exergue, au risque d’en généraliser l’image, les conditions de vie

Figure 4

Maison de bois de la favela Morro da Providência, Pavillon de l'Arsenal, Paris, Nuits Blanches 2009

Maison de bois de la favela Morro da Providência, Pavillon de l'Arsenal, Paris, Nuits Blanches 2009

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de plusieurs familles [24]. La force de cette initiative tient lieu du caractère singulier de l’image – et ici ponctuellement du son –, fort d’une « très grande capacité à voyager » et qui ne s’apparente pas à de simples objets, mais rendent possibles « les croisements et la concurrence des médias » (Méchoulan, cité par Paquet, 2009 : 446-447).

Forte d’une réelle « puissance singulière de présence, d’apparition et d’inscription, déchirant l’ordinaire de l’expérience » (Rancière, 2004 : 31), la production photographique ne peut cependant être surestimée. C’est ce que souligne Jacques Rancière lorsqu’il écrit que « l’image est déclarée inapte à critiquer la réalité, parce qu’elle suit un même régime de visibilité que [la réalité qu’elle montre], qui exhibe alternativement son apparence brillante et le revers de sa réalité sordide, qui composent un seul et même spectacle » (2008 : 94). L’art et les formes de l’expérience esthétique « créent un paysage inédit du visible, de formes nouvelles d’individualité et de connexions, de rythmes différents d’appréhension du réel, échelles nouvelles. Elles ne le font pas à la manière spécifique de l’activité politique qui créée […] des formes d’énonciation collective » (Ibid. : 93).

L’artiste précise que son intérêt n’est pas la photo en elle-même, mais plutôt l’expérience qui rend possible cette oeuvre, « parce que l’action est bien plus intéressante que la photo ». Les photographies de et dans la favela ne sont que la phase finale du

projet : « Ce qui constitue l’oeuvre, c’est ce qui nous a permis de le faire, ce sont ces femmes qui m’ont accepté » (JR, 2009c). En étant avant tout artistique, l’expérience aide seulement à retransmettre des choses humaines :

Je ne suis pas le porte-parole de ces lieux, de tous ces gens, je tente de faire un pont entre les médias et eux. Aussi, aussitôt l’intervention terminée, je disparais, et comme les médias cherchent à interviewer l’artiste et que les seules personnes qu’ils peuvent interviewer sont les personnes qui sont sur les photos, ils les rencontrent [...]. Maintenant, je suis à Paris, je suis face à la responsabilité d’expliquer ce que je fais, mais aujourd’hui, il y a une des femmes que nous avons fait venir, qui sera ici pendant l’exposition (Nuits Blanches, 2009, quais de l’Île Saint-Louis). […] parce qu’elle a plus de choses intéressantes à dire que moi, parce que son histoire n’est pas construite selon les mêmes cadres de références de vie, ni selon les mêmes cadres d’expérience. Pourquoi elle a fait ça ? Quel est son intérêt ? Ceci est plus intéressant finalement que ma démarche, qui peut être résumée de manière relativement simple (Ibid.).

L’ingéniosité et l’intelligence des situations, associées à une flexibilité dans les modes d’intervention, permettent à ce type d’initiative de s’émanciper des cadres classiques de l’action résistante. Dans l’ensemble du processus, l’artiste joue et se joue des médias, pour diffuser la cause des femmes et construire sa réputation artistique, rendant aussi possible la valorisation économique de sa création.

La valorisation économique de l’expérience artiviste

Face à son succès, le projet 28mm – Women are heroes, dans lequel est inscrit l’intervention dans le Morro da Providência, a largement bénéficié à son auteur et à certains habitants des lieux d’intervention.

Les modes de valorisation sont nombreux, captant des financements publics et privés français et brésiliens pour l’organisation d’expositions ou de publications, jusqu’à la vente de photographies originales dans d’importantes galeries d’art (Sotheby’s à New York, Steve Lazarides à Londres) et celle de produits dérivés (livres, t-shirts, affiches, etc.) vendus sur Internet http ://www.jr-art.net/). Cette valorisation positionne l’artiste dans le rôle d’entrepreneur qui met en oeuvre une dynamique économique spécifique associant consommation et culture, à partir de ce que Villaça désigne comme la création d’une marque basée « sur le capital corporel périphérique ». Ce phénomène informe, selon l’auteur, sur « les liens entre consommation et culture dans le contexte d’un capitalisme actuel orienté vers la création de styles de vie et de niches définies par des signifiants culturels qui associent une série de produits et d’activités à une image cohérente » (Villaça, 2008 : 76-77). Ceci tend à identifier et à inscrire dans les schèmes économiques les éléments composites d’une culture périphérique fondée sur un fort pouvoir de résistance et de créativité artistique. Ce phénomène est, selon Buarque de Hollanda (2004), une des grandes nouveautés du XXIe siècle.

Aussi, la double mise en exergue médiatique et économique des lieux par la création artistique tend à s’effectuer non pas sur leur dimension physique ou sociale, mais au niveau des éléments censés les représenter. Ceci insère l’espace dans un processus de subjectivation auquel participent l’artiste et les médias, mais aussi les pouvoirs publics, tous enclins à mettre l’accent sur les caractères singuliers, marginaux ou minoritaires des lieux. Ce sont eux qui constituent les supports de la valorisation médiatique de la diversité culturelle. Ce que montre Villaça dans le contexte africain où s’exerce un véritable engouement des Français pour l’art et la mode du continent

africain, celui-ci étant largement stimulé par les possibilités d’émancipation et de réduction de la pauvreté que peut constituer une telle consommation (2008 : 80). Il est ainsi possible d’observer combien les référents de la culture dite résistante, en dépit de leur diversité, se retrouvent insérés dans les mêmes réseaux de diffusion. L’exemple de JR est là encore éloquent : le site Internet Crakedz fait figurer, aux côtés des photographies du projet 28 mm – Womenand heroes et des autres oeuvres de l’artiste JR, les vêtements de la marque Africa is the Future, les disques et t-shirts du groupe français Assassin ou encore ceux de La Caution dont les paroles se veulent des « métaphores de l’urbanisme »[25]. L’éditeur Alternatives, qui a publié fin 2010 l’ouvrage préalablement cité sur le thème de l’artivisme, est également mentionné dans le site Internet de JR. Ceci identifie le changement de perspective que connaissent l’art et la culture, à la fois insérés dans le système productif par l’économie culturelle (Scott, 2000), soumis à l’effet des médias, l’ensemble fondant des réseaux d’acteurs et un nouveau système d’action, structurés autour d’efforts et de références assemblées autour de la volonté d’émancipation, références de la culture résistante qu’elle sous-tend. L’artiste JR se trouve au coeur des réseaux de la « médiaculture », néologisme qui, selon Macé et Malabou (2008) entend mettre fin à la séparation des médias et de la culture. En cela, il contribue à relayer ou à affirmer le processus qui, au Brésil ou ailleurs, voit les mouvements de jeunes en général, et de jeunes Noirs des banlieues et des favelas en particulier, mettre au jour une nouvelle subjectivité.

Leur dynamique de lutte se situe au carrefour de comportements de résistance et de réseaux sociaux de production. […]. Ils transforment l’espace public en espace du travail commun. […]. Ils convergent dans la construction d’un espace commun de résistance et de production qui constitue de l’altérité aussi bien par rapport à l’État que par rapport au marché, et déplacent la rhétorique consensuelle des droits de l’humain sur le terrain éthique des modes d’existence d’hommes dotés de droits. Ils résistent donc au présent, en créant (Negri et Cocco, 2007 : 64).

À l’exemple d’autres artivistes, la stratégie de JR est ainsi une conduite dans laquelle l’artiste s’engage au travers d’une expérience qui, loin « d’être diluée dans le flux continu d’une vie quotidienne faite d’interactions successives », est organisée par des principes stables mais hétérogènes. C’est cette hétérogénéité elle-même qui invite à parler d’expérience, l’expérience sociale étant définie par la combinaison de plusieurs logiques d’action (Dubet, 1995 : 91). Celles-ci répondent à des besoins tout aussi différents émanant d’un sujet à la fois artiste, citoyen et entrepreneur. En cela, l’expérience artiviste est tout à la fois esthétique et politique. Bien qu’indéterminée, elle contribue, dans des lieux surchargés de représentations, à donner « une place au contexte politique et social » tout en faisant « une place inédite au spectateur qui le rend artiste à son tour ». Cette capacité de tels artistes à potentialiser « des non-lieux, des espaces interstitiels pour révéler des potentiels inexploités, inexplorés dans la ville » (Blanc et Lolive, 2007 : 366), en remettant en cause leurs représentations et en stimulant l’action d’autres sujets – des habitants de la favela et d’autres acteurs investis dans des projets similaires – semble dès lors à éclaircir.

L’expérience artiviste en prise avec le politique

La force subversive de cette forme de valorisation des lieux et de leurs habitants par la création artistique reste à discuter. En effet, les registres discursifs et les représentations qui accompagnent la création sont présentés comme une modalité spécifique de

lutte contre les images et les politiques dominantes, empruntant pour cela un discours situé à l’articulation des domaines de l’art et du politique. Selon l’artiste, la logique médiatique sert à réinterpréter et à diffuser la cause sociale et politique par un jeu sur les images des lieux. Constituée à partir du contexte social et spatial, elle fait grande place à la coproduction, sollicitant la participation des habitants de la favela à toutes les étapes de cette intervention, de la mise en place in situ des photographies à la diffusion de la démarche artistique et des images qu’elle produit à l’extérieur des lieux.

Une intervention participative ?

La dimension participative de cette intervention est mise en exergue par l’artiste lui-même :

il y a tout un art participatif derrière, dans les pays dans lesquels vous êtes obligés d’impliquer les personnes parce que nous ne sommes pas assez nombreux et que ce sont de grands collages. Vous impliquez la communauté, et si elle ne voit pas son intérêt, personne ne va t’aider, ils ne vont pas te laisser coller. Le plus fort de ce projet est qu’il réunit les personnes. Il ne m’appartient pas, après, il leur appartient, à la fois dans les pays – dans la favela, au Kenya,… – et ici, où il va se dégrader avec le temps. L’important est que même quand elles disparaissent, les images restent dans les esprits, jamais plus vous ne verrez ces lieux avec le même regard ! (JR, 2009c)

L’absence de scène séparant l’artiste et le public semble éclairer l’intention de l’artiste. Pourtant, il convient de s’intéresser de plus près aux participants de l’expérience  : les femmes qui, photographiées, prennent part au discours accompagnant l’oeuvre, mais aussi les spectateurs, de Rio de Janeiro aux rues de Paris où une partie des clichés pris dans le Morro da Providência a été exposée. Parmi les réactions du public parisien, figure un certain étonnement. Un public « intrigué », qui se demande « comment on peut laisser afficher des bandes de papier représentant des yeux sur les murs de la ville », ou qui doute du sens de ces oeuvres qui se détériorent rapidement, qui « dégradent les beaux quartiers de Paris », dont « chaque passant peut emporter un bout avec soi » et qui suscitent « de nouveaux décors et de nouveaux regards » (Ibid.).

Pour les femmes photographiées dans leurs lieux de vie, les réactions invitent à explorer plus avant la capacité de ces oeuvres, non à générer un changement, mais à leur donner un souffle nouveau dans leur quotidien. Pour une partie des personnes interrogées sur place, cette initiative est bénéfique « pour la communauté, pour nos enfants, pour nous tous. » (Maria, entretien, septembre 2009). « On redécouvre notre morro, on montre notre univers, c’est une porte ouverte […] Tous ceux qui pensaient que cela n’existait pas, c’est ici, regardez ! C’est nous ! » (Roberto, entretien, septembre 2008). S’il ne s’agit pas d’une véritable transformation, l’initiative invite l’expression, au travers de regards empreints « de la souffrance et de la joie qui en ressort, marquées dans nos yeux qui expriment la lutte des femmes pauvres du Brésil, qui est la lutte de toutes les femmes ». « J’ai besoin que cette photo soit ici, pour que tous les habitants du monde, ou du pays, même ceux qui passent devant ma photo se demandent qui je suis, ce que je fais dans la vie. […] Je crois que je pourrai faire tout ce qu’un humain peut faire, je garde foi en la vie, j’ai espoir », exprime une femme photographiée sur un train en Afrique du Sud, lors d’un entretien filmé avec l’artiste. L’art a pour objectif de susciter, chez les personnes confrontées ou participant à cette expérience artiviste, une prise de distance par rapport à leur quotidien. Celle-ci a pour but de

faire émerger public et participants comme sujets : le public parce qu’il est heurté dans ses habitudes, les participants parce qu’ils prennent conscience de la singularité et de l’importance de leur existence.

Le caractère politique de l’expérience

Son inscription à l’articulation des domaines de l’art, du discours critique, résistant ou militant, et de l’économie culturelle fait de l’expérience de JR le révélateur d’un mouvement qui contribue à faire évoluer les catégories attendues de l’action urbaine. Elle informe autant sur un nouveau type d’activisme urbain hybride que sur de nouveaux processus de médiation ou de compromis portés par des agents sociaux qui produisent (Hamel et al., 2000a et 2000b). Si l’artiste ne revendique pas une intention directement politique, il déclare néanmoins que son art implique non seulement lui-même et son équipe, en ce qu’ils engagent une démarche de rencontre avec les lieux et leurs habitants, mais aussi ces derniers, qui participent à l’initiative, la rendent possible et, souvent, la défendent. Une femme interrogée précise que ce qui compte, selon elle, dans ce type d’intervention extérieure est « que l’on parle de nous » (Maiza, entretien, septembre 2008). C’est donc la médiatisation plutôt que le discours engagé qui est ici souligné.

Ces éléments permettent de placer en évidence la complexité inhérente aux projets artistiques mis en oeuvre pour accentuer l’accent sur les oublis des politiques sociales urbaines. Cet « art infiltré », comme il est défini par l’artiste, ne prétend pas changer le monde, il s’attache à le préciser. Il ne prétend pas non plus contribuer à révéler un axe possible pour que les sujets de la création puissent sortir des situations de précarité dans lesquelles ils se trouvent. Son ambition affichée apparaît plus modeste : « Les gens qui vivent avec le strict minimum, découvrent une chose absolument superflue. Mais ils ne se contentent pas seulement de voir, ils participent. Des vieilles dames deviennent des modèles d’un jour, des enfants se transforment en artistes pour une semaine » (JR, 2009c). En tout cela, une telle initiative empêche tout jugement définitif à son égard.

La stimulation de l’intérêt des habitants de la favela positionne l’artiste dans le rôle de levier de la mobilisation, contre le silence et l’invisibilité de catégories de personnes et de lieux qui demeurent largement situés loin des priorités esthétiques et politiques de la ville. Pourtant, cette action critique doit aussi être analysée à l’aune des logiques sociales contemporaines dans lesquelles s’observe une transformation des modes de la protestation politique, notamment traduite par une interpénétration entre des logiques d’échelles et de natures différentes. Ceci renvoie à la possibilité nouvelle, dans le contexte d’une « globalisation créative » étudiée par Cosgrove et de Lima Martins, de « faire et refaire activement le genius loci historique dans des lieux déterminés au travers d’une série d’interventions spatiales et d’événements performatifs qui peuvent être observés comme […] postmodernes dans leur contenu et dans leur style » (Cosgrove et Martins, cités par Minca, 2001 : xxiv). Ce constat doit cependant être modéré à la lumière des réflexions du géographe Scott qui pointait, à la fin des années 1990, les biais inhérents au mouvement de globalisation, notamment traduits par la puissance rhétorique qui accompagne des actions capables de mobiliser des artefacts culturels, de les médiatiser et de les transformer à des fins de consommation.

Ce type de réinterprétation du local bénéficie ainsi tantôt aux artistes eux-mêmes, tantôt à ceux qui sont considérés comme les publics, d’un point de vue économique comme sociopolitique (à l’intérieur et hors du lieu). Dans ce cas, il bénéficie en premier lieu à l’artiste. Cette réinterprétation n’est cependant pas sans effet local direct, en ce que la vente de photographies et de produits dérivés a été, en l’occurrence, partiellement réinvestie dans la création d’un centre culturel dans la favela. Ainsi, après le départ de l’artiste, des plateformes nouvelles d’action sociale et culturelle sont établies. Reste à savoir si, dans le temps, la dynamique ne tendra pas à s’étioler, ce qui semble le cas deux ans après l’intervention. Comme avant, les acteurs sociaux se trouvent face à des difficultés d’accès à des moyens humains et financiers pour fonctionner, en dépit d’un équipement rendant possible la visibilité de l’action sociale dans la favela. Quant à de possibles reconfigurations territoriales, entendues ici sous la forme de sentiments d’appropriation vis-à-vis des lieux renouvelés, l’action, par son caractère temporaire, semble avoir seulement permis de générer un enthousiasme qui semblait largement affaibli, comme l’ont montré plusieurs visites dans la favela dans les mois suivant l’intervention.

La protestation contre un monde désenchanté, les revendications d’authenticité, de créativité […], la critique des inégalités et de la misère […] sont des thèmes qui seraient intégrés par le capitalisme contemporain, offrant à leurs désirs d’autonomie et de créativité authentique sa « flexibilité » nouvelle, son appel à l’initiative individuelle et à la « ville par projet » (Rancière, 2008 : 40).

Le philosophe pose ici les termes d’un débat qu’il convient de poursuivre : celui qui, observant la contribution grandissante des artistes à l’espace public, tente de clarifier la portée de leurs expériences dans le permanent processus de construction démocratique. Sans pour autant, à ce jour, dépasser l’ambiguïté de ce mode d’intervention, par ailleurs clairement revendiquée par les artivistes eux-mêmes, l’art ne pouvant que contribuer, au travers de la création et des lectures multiples auxquelles il invite, à une réinterprétation du monde.

Dès lors, seule l’analyse des réseaux sociaux que les artivistes structurent et mobilisent, de leurs conceptions de la résistance et du changement ainsi que de leur capacité à s’insérer dans les sphères médiatiques et culturelles en modifiant les politiques de représentations permet de rendre compte de la réalité multiple des expériences artivistes et de leur possible portée politique. Reste que leur pouvoir d’action demeure dépendant de la capacité des sujets à faire nombre, et à contribuer à remettre en cause les fondements actuels de la démocratie en définissant un nouveau projet sociopolitique.

Conclusion

L’étude du travail artistique réalisé par JR dans le Morro da Providência à Rio de  Janeiro a permis de présenter et de positionner le caractère plurivoque de l’expérience artiviste. Eu égard aux relations que l’artiste établit avec l’espace, celui-ci devient le lieu d’une création aux dimensions esthétiques et aussi politiques.

L’artiste intervient avant tout au moyen d’une présence qui tend à rassembler, localement, ne fût-ce pour quelques jours, une partie des habitants de la favela. Cette présence est ainsi une rencontre humaine, dans un contexte où l’activité d’étrangers dans la favela reste rare, en dépit de l’organisation de circuits touristiques dans certaines

favelas de la ville. En effet, la valorisation touristique de ces espaces conduit souvent à les réifier, et se traduit par des visites éphémères, contraintes par des voyagistes ou par des organisations non gouvernementales disposant elles-mêmes de peu de marge de négociation avec les pouvoirs criminels et policiers pour libérer l’accès à l’espace public. La distance qui existe entre l’artiste et les participants apparaît ainsi moins grande dans le quotidien de l’expérience que dans l’oeuvre qui en résulte, aspect qui interpelle et stimule à la fois l’intérêt du public pour cette création et pour les débats qui l’animent. La production photographique contribue dès lors à élever les participants à la production – lieux et hommes – au rang de sujets.

Mais ces sujets spatiaux et sociaux n’apparaissent pas égaux devant l’oeuvre. Il convient en effet de noter que la nécessité de rendre cette oeuvre visible conduit l’artiste à effectuer une sélection à la fois sociale et spatiale. En effet, si de nombreuses photos d’enfants ont été exposées sur les murs de la favela tout au long de la mise en oeuvre du travail photographique, le projet artistique et ses diverses valorisations (ouvrage, expositions, film) intéressent spécialement les femmes. Non que cela ne se justifie pas au regard de la position qu’elles occupent dans une société très largement dominée par les hommes. Les souffrances de la pauvreté et du manque d’accès aux soins et à l’éducation, les dangers du trafic de drogue ou de la violence policière, autant de sujets abordés dans l’expérience artiviste de JR, touchent pourtant l’ensemble de la population favelada.

En vue d’attirer l’attention des habitants et de se montrer dans des lieux fortement contestés par des pouvoirs criminels et policiers, l’exposition occupe les parties les plus visibles du Morro da Providência. Ce choix relève d’une sélection de lieux d’intervention visibles de l’extérieur, des autres habitants de la ville et des médias, l’intervention devenant ainsi un événement tant artistique que social et critique.

Dès lors, bien que les postures, les modes d’action et les ambitions diffèrent, les logiques de cette intervention ne diffèrent pas des projets de réhabilitation portés par les pouvoirs publics qui, du programme Favela-Bairro au projet Cimento Social, s’exercent dans les lieux les plus visibles et s’engagent dans le champ de l’économie culturelle urbaine. De fait, ni les projets urbanistiques de la municipalité ni l’intervention artistique voulue contestataire n’agissent en direction des lieux les plus isolés et les plus pauvres, à l’exemple du quartier de la Pedra Lisa qui, plus encore que l’ensemble de la colline de la Providência, demeure un lieu oublié des politiques publiques et des interventions sociales. Reste que c’est l’ensemble de l’espace de la favela qui figure, dans les deux cas, au coeur du processus de création. Les lieux de la création sont à la fois les supports matériels qui rendent celle-ci possible, la favela dans son ensemble devenant la ressource spatiale à partir de laquelle des images et des imaginaires collectifs sont nourris, la pauvreté et l’injustice jouant ici un rôle majeur dans l’intérêt que le monde porte à cet art critique.

Par la mobilisation et l’activation de réseaux institutionnels, économiques et artistiques d’échelles multiples, et par une insertion éphémère ou temporaire dans les logiques sociales et politiques qui structurent l’espace de la favela, cet artiste contribue à révéler des réalités sociales parfois cachées, souvent instrumentalisées. Mais cette capacité d’inscrire l’événement artistique au coeur d’une favela centrale dans l’espace urbain de Rio l’amène aussi à valoriser économiquement sa production au moyen de la vente d’oeuvres photographiques sur papier dont la valeur esthétique compte au

moins autant que les scènes et les individus qui en constituent le décor. Dès lors, le sujet artiste émarge sur d’autres registres qui viennent renforcer son rôle : du culturel à l’économique, de l’esthétique au politique.

Cela témoigne d’une modalité d’intervention dans l’espace urbain qui offre de nombreuses perspectives d’analyse : par son occupation du terrain et par son investissement, mais aussi par le fait qu’elle soumet et confronte. Par une action non programmée, depuis les images à la fois romantiques et polémiques jusqu’aux regards extérieurs, l’intervention revêt une dimension politique qui vient nourrir l’étude des mouvements sociaux urbains contemporains tournés vers « la résistance, l’affirmation de la liberté intransitive des hommes » (Revel et Negri, 2008 : 7). Peut-être même révèle t-elle des manières de faire valoir « sa puissance d’invention subjective, sa multiplicité singulière, sa capacité à produire, à partir des différences, du commun » (Ibid.).

Pour explorer plus loin les effets possibles de ces actions, il s’agirait de se demander ce qui différencie l’initiative de JR – exogène – par rapport à celles d’autres types d’artivisme – endogènes ceux-ci – conduites par des artistes issus de la favela ou par d’autres Brésiliens comme Deise Tigrona, MV Bill ou des auteurs de la marque Daspu. En dépit de créations artistiques et de relais institutionnels et économiques différents, il semble possible d’observer chez ces artivistes des références et des volontés d’identification à une même culture résistante ou périphérique. Il n’en reste pas moins vrai que l’écho de ces initiatives dans la société, à la fois aux échelles locale et globale, reste dépendant de l’origine de leurs instigateurs. Ainsi, proche et lointain ne peuvent pas être confondus dans ces interventions, à la fois parce que la proximité géographique facilite les sentiments d’appropriation et les modes de diffusion de ces expressions, et parce que les codes esthétiques et sociaux des cultures périphériques sont nombreux et n’ont pas le même pouvoir signifiant partout. Ceci nous conduit à douter de l’existence d’unité de sens et de destins au sein d’une prétendue culture populaire globalisée.

Les formes artistiques de l’activisme et, avec elles, les modalités selon lesquelles elles se mêlent à la médiaculture et à l’industrie culturelle ouvrent ainsi un large champ d’étude à une géographie soucieuse d’analyser des formes renouvelées de mouvement social, à l’aune des liens intimes qu’elles établissent avec les lieux, supports et miroirs de subjectivités multiples.