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Longtemps polarisées par les dispositifs d’audiences publiques en environnement, la pratique de la participation publique tout comme la réflexion afférente des chercheurs en sciences humaines au Québec se déplacent, depuis une dizaine d’années, vers l’amont, où se tiennent des exercices de concertation qui tentent vraiment d’infléchir la teneur des projets. S’agit-il là de l’approche de planification collaborative, traduction proposée de collaborative planning ? Ces exercices en respectent-ils les caractéristiques et exigences ? Comment en évaluer les effets ? L’ouvrage d’Innes et Booher, bien qu’il porte trop humblement à notre avis le titre d’introduction, fait le point sur cette approche et permet d’apporter bon nombre de réponses.

D’emblée, le mode de rédaction est en résonance avec la thématique : deux auteurs qui misent sur leurs parcours différents et placent leurs expériences en synergie. Judith Innes, une universitaire auparavant analyste pour un membre du Congrès américain, a été une auteure clé dans l’émergence du paradigme de l’approche collaborative. David Booher, avant d’oeuvrer comme planificateur, a d’abord été confronté aux écueils de l’advocacy planning en tant qu’activiste, comme il se qualifie lui-même. Depuis la fin des années 1990, les deux auteurs ont cosigné de nombreuses publications dont un article devenu une référence de base pour sa série de critères destinés à évaluer les effets de la concertation [1].

Planning with Complexity est centré sur l’approche collaborative en tant que praxis, soit une pratique qui est informée par la théorie et alimentée par le regard critique, la réflexivité sur les actions menées. Comme première étape de leur démarche, Innes et Booher s’emploient à en construire une assise théorique, à procéder à une théorisation ancrée : en effet, l’approche a besoin de paraître rationnelle pour être légitime. L’approche collaborative s’est d’abord élaborée dans la pratique, plutôt que de se fonder sur la réflexion théorique, sauf exceptions. Les théoriciens se sont toutefois mis en mode rattrapage pour théoriser l’approche. Dans un survol dont il faut souligner la précision synthétique, Innes et Booher contrastent la rationalité instrumentale, caractéristique du positivisme, prétendument objective, procédant linéairement, avec la rationalité propre à l’approche collaborative : cette rationalité est communicationnelle, donc basée sur le dialogue, davantage préoccupée d’interprétation que d’explication, et prend sa source dans la phénoménologie et l’École critique de Francfort. Mais l’approche, si elle se situe dans le prolongement des travaux d’Habermas, trouve ses racines les plus profondes chez les pragmatistes américains. Le pragmatisme américain, d’abord mis à l’écart dans la montée du rationalisme après à la Deuxième Guerre mondiale, a connu un regain de faveur dans les années 1980 et les communautés d’investigation (communities of inquiry) mises de l’avant par John Dewey, l’auteur marquant du pragmatisme, incarnent plusieurs des exigences de l’approche collaborative. Le domaine de la planification a été tout particulièrement influencé par ce courant, avec trois auteurs, Forester, Healey et Dryzek, qui ressortent pour avoir tenté de préciser les conditions sous lesquelles le savoir produit peut être qualifié de rationnel. Innes et Booher procèdent ensuite à la construction d’un cadre théorique pour la prise en compte des systèmes complexes adaptatifs, le DIAD, selon l’acronyme des quatre variables que contient le cadre (diversité, interdépendance, authenticité, dialogue) : les initiateurs de l’action envisagée cherchent à instaurer entre la diversité des parties prenantes – parties prenantes désignant non seulement les partenaires directs mais aussi toutes les parties susceptibles d’être affectées – qui sont en situation d’interdépendance démontrée, un dialogue qui se veut une communication authentique, au sens d’Habermas, soit libre de toute déformation liée à des rapports de pouvoir.

Les auteurs empruntent ensuite le versant pratique de la praxis. Le chapitre III présente six cas de formulation de politiques ou de plans qu’ils ont analysés en profondeur et suivis à long terme. Ces cas couvrent un vaste spectre d’enjeux : par exemple, l’élaboration d’un plan d’ensemble pour un territoire, la gestion d’un bassin hydrique ou encore une stratégie de relations de la police avec la communauté. Tous en sol américain, ils touchent des échelles différentes, allant du local au fédéral, mais ont en commun d’avoir impliqué une forme d’approche collaborative. L’analyse de chacun des cas est effectuée selon une méthodologie séquentielle et systématique : sont décrits en succession le contexte, le lancement du processus, la structure et la nature de ce dernier, sa mise en oeuvre, puis les résultats de premier niveau et les adaptations systémiques d’ordres supérieurs qui en ont résulté. Après, le cadre théorique DIAD, qui se veut à la fois descriptif et normatif, sert aux auteurs à porter un regard critique sur chaque cas et à tenter d’expliquer en quoi l’approche collaborative s’est ou ne s’est pas pleinement matérialisée.

Le chapitre suivant (IV) prend appui sur ces cas pour approfondir la réflexion sur la praxis de la collaboration et sur les facteurs de réussite ou d’échec de l’approche. Les auteurs abordent une série d’enjeux, de questions, de critiques qui ont pu être formulés ou de difficultés qui peuvent être associées aux quatre variables du cadre. Par exemple : le rôle des initiateurs de la démarche et des animateurs, qui doit être ciblé non sur l’adoption de leur vision mais sur la construction de consensus ; les conditions inspirées d’Habermas pour établir un dialogue entre les parties prenantes ; la gestion créative des conflits et divergences qui sont nécessaires mais peuvent mener à des impasses ; comment composer avec la structure du pouvoir dans la société et comment l’approche collaborative peut la faire évoluer de façon incrémentielle. Par le traitement de ces questions, les auteurs ne prétendent surtout pas donner des recettes pour mener une approche collaborative, d’autant que chaque situation est spécifique et, à ce titre, commande une adaptation.

La suite de l’ouvrage, soit les quatre derniers chapitres, est consacrée à une montée en généralité de la réflexion sur le dialogue qui doit s’instaurer au sein de l’approche collaborative. Ce dialogue diffère du débat et de la délibération et fonctionne comme une communauté d’investigation telle que préconisée par Dewey et les pragmatistes américains (chap. V). Un dialogue constructif fait ressortir et permet une réflexivité sur les référentiels portés par les parties prenantes et qui peuvent emprunter la voie de métaphores, de narrations ou de jeux de rôle. Et les stratégies produites par le dialogue n’ont rien de la déduction logique des moyens à partir des fins, mais sont davantage le fruit d’un pur bricolage, au sens de Lévi-Strauss. Innes et Booher poursuivent sur cette lancée pour traiter du rôle du dialogue et du savoir produit dans la prise de décisions et la formulation de politiques (chap.VI). C’est à nouveau l’occasion pour eux de critiquer le mythe de la décision rationnelle et de faire un retour sur les auteurs qui ont tenté d’expliquer l’utilisation marginale qui y est faite des savoirs issus des sciences humaines. En contraste, ils font l’apologie du dialogue, de la recherche collaborative de faits et de solutions pour générer de l’information pertinente et adaptée à chaque situation, une information qui pourra alors avoir une influence véritable et être intégrée aux politiques et stratégies. Le chapitre suivant (chap. VII) est consacré au rôle essentiel du savoir local dans l’atteinte de la justice sociale et environnementale et pour rendre les systèmes sociaux résilients. Mobilisant encore une fois les travaux de chercheurs américains sur ces questions, les auteurs s’interrogent sur le pourquoi et les conséquences de la non prise en compte du savoir local, sur les interférences et sur les obstacles rencontrés, pour terminer en prescrivant des stratégies qui pourraient instaurer un dialogue collaboratif entre les parties. L’ouvrage se conclut sur la gouvernance (chap. VIII) : collaborative, elle permettrait de palier plusieurs lacunes et pathologies de la gouvernance traditionnelle fondée sur la démocratie représentative et d’aboutir à des systèmes plus résilients. Les cas du chapitre III sont brièvement rappelés afin de montrer comment les démarches analysées ont pris source dans la défaillance des approches traditionnelles. Encore ici, les auteurs y vont de leurs propositions pour favoriser l’avènement de cette gouvernance alternative.

Quel bilan tirer de cet ouvrage ? D’un intérêt indéniable au plan pédagogique, en particulier pour les futurs planificateurs, le livre devrait permettre de bien situer l’approche collaborative dans le panorama des paradigmes de la planification, de montrer en quoi cette approche est redevable au pragmatisme américain, quand la choisir et comment mieux gérer les difficultés qui peuvent y naître. Mais le livre devrait surtout intéresser les praticiens déjà familiers avec ces difficultés et les aider à développer la réflexivité à l’égard de leur pratique. Un livre d’intérêt également pour les chercheurs, dans l’optique d’un éventuel regard croisé sur d’autres contextes : il serait en effet éclairant de confronter la réflexion ancrée ici exclusivement sur des cas et des contextes américains avec les démarches collaboratives de plus en plus nombreuses qui prennent place ailleurs.

Deviendra-t-il une référence incontournable en la matière ? Il atteint largement l’objectif qu’il s’est assigné, soit d’établir une théorisation de l’approche collaborative. Par contre, l’ouvrage est handicapé par certaines faiblesses. Si la réflexion de Innes et Booher abonde en considérations pertinentes, éclairantes, formulées dans un langage simple, elle devient progressivement touffue et lourde. Ainsi, en sus des six cas présentés systématiquement au chapitre III pour servir d’assise, de nouveaux cas sont fréquemment mobilisés au fil des quatre derniers chapitres, d’autres exemples ou simplement des anecdotes qui éclairent peut-être le propos mais diluent le message. Et dans la montée en généralité de la réflexion qui s’exerce au sein de cette deuxième partie, tout comme dans cette profusion d’exemples, la pertinence du cadre théorique s’estompe et le lecteur en vient à se demander si le DIAD est toujours utile. J’aurais d’ailleurs été porté à suggérer aux auteurs de faire des quatre derniers chapitres un livre distinct.

Enfin, la conclusion du livre laisse une interrogation résiduelle, un malaise. D’un côté, les auteurs ont fait ressortir comment une approche collaborative réussie nécessitait fréquemment temps et argent. Et dès l’introduction, les auteurs avaient recommandé aux planificateurs de cesser, s’ils veulent parvenir à une collaboration authentique, d’être obnubilés par l’atteinte de résultats. Or, comment concilier ces exigences avec les pressions contemporaines sur les administrations publiques pour une plus grande efficacité ? Selon quels critères définir « les stratégies et acteurs inefficients » et en justifier « l’élimination » afin de rendre « le système plus adaptatif » (p. 208) ? Dommage que les auteurs aient clos leur réflexion en registre prescriptif, sans discuter cet enjeu qui illustre à la fois l’ambiguïté, la difficulté et le changement de culture qu’implique le développement de l’approche collaborative dans nos sociétés rivées sur la performance : les limites de cette transposition de l’approche dans le registre prescriptif sont pourtant soulevées depuis un certain temps déjà [2]. Peut-être est-ce la conséquence de l’ambition trop grande de l’ouvrage, de sa volonté de ratisser trop large, justifiant le titre d’introduction. Mais, somme toute, un ouvrage des plus intéressants.