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Introduction

Le modèle résidentiel de la gated community est en forte croissance dans de très nombreux pays, quel que soit le continent. Pour ne citer que quelques exemples, des travaux de recherche ont montré qu’on en trouve en Israël (Rosen et Razin, 2008), en Argentine (Roitman, 2005), au Chili (Salcedo et Torres, 2004), en Indonésie (Zhu, 2010), en Bulgarie (Stoyanov et Frantz, 2006), au Royaume-Uni (Atkinson et Flint, 2004) et en France (Billard et al., 2005). Le modèle est même présent dans des pays comme la Chine où sa diffusion peut surprendre (Wu et Webber, 2004 ; Wu, 2010). Des ouvrages collectifs documentant la prolifération et les formes prises par les enclaves résidentielle sécurisées (ERS) dans différentes régions du monde ont été publiés ces dernières années (Glasze et al., 2006 ; Paquot, 2009 ; Bagaeen et Uduku, 2010), traduisant ainsi à la fois un intérêt pour cette forme résidentielle et, chez certains auteurs, une préoccupation face à la forte diffusion de cette forme ségrégative.

Les mots gated community sont traduits en français par un éventail de termes comme ceux d’enclave résidentielle, d’enclave résidentielle sécurisée, de quartiers résidentiels fermés, de communautés fermées ou sécurisées, etc. Dans ce texte, nous utiliserons ceux d’enclave résidentielle sécurisée (ERS). Ce modèle résidentiel est particulièrement présent chez nos voisins du Sud. En effet, des données montrent que les nouveaux lotissements résidentiels aux États-Unis sont nombreux à emprunter la forme des ERS. Ainsi, selon les estimations faites par Sanchez et al. (2005 : 285) basées sur l’American Housing Survey de 2001, enquête réalisée par le US Census Bureau, 5,9 % des ménages étasuniens (soit un total de 7 058 427 logements) rapportaient vivre dans un lotissement ou un voisinage entouré de murs ou de clôtures, et 3,4 % dans un lotissement ayant un accès contrôlé (soit 4 013 665 logements). Cette étude révèle aussi que la proportion de ménages vivant dans ce type de lotissements varie énormément selon les régions. Ainsi, dans la région métropolitaine de Boston, 3,5 % des ménages vivent dans un lotissement délimité par un mur ou une clôture et moins de 1 % (0,6 %) dans un lotissement dont l’accès est contrôlé. À l’autre extrémité, dans la RMR de Houston, les pourcentages sont respectivement de 26,7 et de 21,9. Au Canada, l’ERS est présente, mais elle demeure encore très marginale. Dans son étude réalisée en 2004, Grant (2005 : 277) a repéré un total de 314 ERS, dont 228 en Colombie-Britannique, 49 en Ontario et 21 en Alberta. C’est donc une proportion extrêmement faible des ménages canadiens qui résident dans une ERS.

Concernant Montréal, quelques entrevues avec des informateurs-clés [1], nos propres observations de terrain et l’étude de Lamalice (2007) permettent d’affirmer que le modèle de l’ERS, défini au sens strict, est inexistant (ou rarissime) dans l’ensemble de la région métropolitaine. Dans un passé récent, quelques municipalités se sont même opposées aux demandes de fermeture de lotissements résidentiels formulées par des promoteurs. Les journalistes sont aussi extrêmement vigilants à toute velléité de la part de promoteurs d’importer cette forme résidentielle en contexte montréalais, voire québécois [2], voyant en ce modèle résidentiel une forme hautement ségrégative. Ces constats faits, nous avons voulu savoir si, malgré ces résistances, certains éléments du modèle commençaient à gagner du terrain ces dernières années dans le paysage résidentiel montréalais. Telle est la question générale de recherche à laquelle nous tenterons de répondre dans ce texte.

Le modèle de l’enclave résidentielle sécurisée : définition et typologie

Blakely et Snyder, dans leur ouvrage Fortress America : Gated Communities in the United States, paru en 1997 et qui est devenu un classique sur le thème (Le Goix et Webster, 2008), ont proposé une définition des éléments constitutifs d’une ERS, cette définition étant retenue par de très nombreux chercheurs (Atkinson et Blandy, 2005). Selon Blakely et Snyder (1997 : 8-20), les éléments qui sont spécifiques aux ERS sont les suivants : 1) un accès contrôlé qui prend la forme d’une grille, d’une barrière ou d’un portail fermé ; 2) la privatisation de l’espace commun, d’infrastructures, d’équipements récréatifs ou de loisirs qui seraient autrement collectifs comme un parc, un centre communautaire, des équipements de sports, et même la privatisation de responsabilités qui incombent normalement à l’État local comme les services policiers ou l’entretien des rues ; et 3) l’existence d’une entité juridique pour gérer les espaces, équipements et services communs, que l’on nomme aux États-Unis les homeowners’ associations. Le modèle des ERS exige donc une forme de gouvernance distincte de la municipalité.

Au-delà de leur rôle de gestionnaire des espaces et équipements communs, les homeowners’ associations, que plusieurs auteurs qualifient de gouvernements privés (McKenzie, 1994), peuvent être assimilées, selon Blakely et Snyder (1997 : 20-1), à des tentatives pour « relocaliser » la gouvernance. Elles limiteraient le pouvoir des gouvernements locaux à l’intérieur de chaque ERS, empêchant ces instances, par exemple, de changer le zonage pour augmenter la densité ou d’imposer des usages jugés indésirables par les propriétaires, comme les foyers de groupes. Par ailleurs, des travaux sur les ERS ont montré que certains gouvernements locaux voient d’un oeil favorable l’arrivée d’ERS, qui financent elles-mêmes leurs infrastructures de base (égout, aqueduc, rues, etc.) tout en contribuant, par les taxes perçues sur leur territoire, à l’assiette fiscale municipale (McKenzie, 2005).

Blakely et Snyder (1997 : 38-44) distinguent trois grands types d’ERS – encore ici largement repris dans les travaux postérieurs – qui correspondent à des segments de marché différenciés. Ces types doivent toutefois être considérés comme des idéaux types qui, dans la réalité, peuvent partager des traits communs. Les trois grands types sont l’ERS associée à un style de vie particulier, l’ERS de prestige et l’ERS sécuritaire. L’ERS proposant un style de vie se définit d’abord par les équipements, souvent sportifs, qu’elle offre. Parmi les ERS de style de vie, figurent la communauté de retraite, la communauté de golf et de loisirs et la nouvelle ville de banlieue (suburban new town) avec accès contrôlé. Le second type, l’ERS de prestige, est avant tout producteur d’une distinction et confère un statut particulier à ses habitants. Toujours selon Blakely et Snyder (1997), ce type d’ERS ne s’éloigne pas beaucoup du lotissement résidentiel cossu standard, sauf qu’une barrière en contrôle l’accès. Ce type d’ERS est réservé aux ménages les plus fortunés, aux personnes célèbres ou aux cadres supérieurs de grandes compagnies. Très exclusives, ces enclaves profitent souvent d’un site spectaculaire, parfois situé à l’écart, et elles sont hautement protégées. Quant aux ERS sécuritaires, elles répondent avant tout au désir des gens d’être protégés dans un environnement jugé peu sécuritaire. Elles attirent des ménages de toutes les catégories de revenu : on en trouve même qui regroupent des logements qualifiés de sociaux (pour se protéger de la criminalité, mais aussi parfois d’une forte circulation mettant en péril la sécurité physique des résidants, en particulier les enfants).

La forme résidentielle que constitue l’ERS étant maintenant mieux définie, nous pouvons revenir à notre question de recherche : les éléments du modèle de l’ERS sont-ils valorisés par les promoteurs dans la production du logement neuf à Montréal?

Le discours publicitaire comme révélateur des nouvelles formes résidentielles

Afin de vérifier si le modèle de l’ERS influence les formes résidentielles montréalaises produites ces dernières années, nous aurions pu mobiliser divers outils tels une enquête auprès d’un échantillon d’habitants de la ville, des entrevues avec des promoteurs d’ensembles résidentiels neufs, comme le fait Wu (2010), ou avec des informateurs-clés comme des urbanistes ou professionnels à l’emploi des services responsables du dossier de l’habitation des principales villes de la région et, enfin, l’analyse du discours promotionnel concernant ces ensembles. Bien que nous ayons réalisé quelques interviews exploratoires auprès d’informateurs-clés, nous avons opté pour l’exploration du discours publicitaire qui présente, à nos yeux, plusieurs avantages. Le premier avantage est que l’ensemble des annonces publiées sur plusieurs années constitue un corpus plus exhaustif qu’un nombre limité d’entretiens avec des informateurs du domaine résidentiel qui, en raison du discours médiatique le plus souvent très négatif à l’égard de l’ERS au Québec, auraient pu refuser de nous accorder une entrevue ou auraient été tentés de passer sous silence certaines informations. Par ailleurs, la réalisation d’une enquête par questionnaire auprès d’acheteurs aurait exigé de grands moyens financiers que nous n’avions pas.

L’étude du discours publicitaire portant sur les ensembles mis en vente sur une période donnée nous semble une voie féconde pour analyser les formes résidentielles et les représentations sur le logement neuf. McHugh (2003), dans son étude de la publicité visant le segment de marché formé des aînés, propose d’interpréter les images des lieux et les scripts publicitaires, non seulement comme révélateurs des formes résidentielles, mais aussi comme le « miroir » des valeurs sociétales. Nous savons par ailleurs que de nombreux grands promoteurs résidentiels de la région de Montréal et même le Service de l’habitation de la Ville de Montréal[3] réalisent ou mandatent des consultants pour la réalisation d’études de marché sous forme, notamment, de groupes de discussion (focus groups) afin d’identifier clairement les caractéristiques recherchées par les ménages de la région en matière de logement neuf et de nouveau lotissement résidentiel (Dansereau et Baril, 2006). Les résultats de ces groupes de discussion (dans le cas de la Ville, ils sont diffusés auprès de tous les constructeurs) et les observations des agents vendeurs de logements neufs qui sont en lien direct avec les acheteurs potentiels orientent ensuite les formes que prennent les nouveaux ensembles résidentiels offerts par les promoteurs aux consommateurs[4].

Le recours à l’analyse du discours publicitaire résidentiel n’est pas un procédé nouveau chez les chercheurs québécois. Ainsi, Gérald Fortin (1982) a exploré les représentations liées au logement neuf dans la région de Montréal au début des années 1980. Plus récemment, Andrée Fortin (2002) s’est penchée sur le discours publicitaire concernant le logement neuf pour cerner les représentations de la banlieue de l’agglomération de Québec. D’autres travaux portant plus particulièrement sur les ERS ont également exploré le discours promotionnel. Ainsi, Billard et ses collaborateurs (2005), dans leur étude sur les communautés fermées en France et aux États-Unis, ont analysé différents éléments du discours promotionnel relatif à ce type de logement. Le Goix et Callen (2010) ont, pour leur part, analysé les annonces publiées par des revues et des journaux spécialisés dans la promotion de produits immobiliers dans la région urbaine de Paris, en s’intéressant aux caractéristiques des produits résidentiels offerts et notamment à l’évocation du thème de l’enclavement. Ces auteurs, qui se sont penchés sur le rôle des promoteurs immobiliers dans la diffusion du modèle de l’ERS, signalent que ce dernier était offert non pas par de grandes firmes immobilières internationales, mais davantage par des firmes nationales ou régionales qui y voient un segment particulier de marché à exploiter. De son côté, Caldeira (1996), dans sa recherche portant sur les enclaves sécurisées de São Paulo, a analysé les annonces publicitaires des condominiums sur une période de 20 ans. Caldeira considère le discours publicitaire comme un moyen pour saisir les représentations et les désirs des classes moyenne et supérieure. À la suite de ses travaux, elle conclut que, dans le contexte de São Paulo, l’image qui confère le statut le plus élevé, celle qui séduit le plus, est celle d’une communauté isolée, fermée, offrant un environnement sécuritaire dans lequel les habitants peuvent utiliser divers services et équipements et vivre entre « individus égaux ». Selon cette auteure, les annonces, dans le contexte précis de São Paulo, non seulement révèlent un nouveau code de distinction sociale, mais elles évoquent aussi explicitement la séparation, l’isolement et la protection comme autant de moyens d’affirmer son statut social (Caldeira, 1996 : 308-309). Wu (2010), dans son analyse des lotissements suburbains fermés en Chine, se penche aussi sur le discours des promoteurs résidentiels chinois, mais tel que formulé dans le cadre d’entretiens réalisés avec ces derniers.

Dans notre recherche, nous analyserons le discours publicitaire afin de vérifier jusqu’à quel point les éléments du modèle de l’ERS sont valorisés par les promoteurs montréalais. Nous aurions pu faire porter l’analyse sur les contenus des sites Web des ensembles résidentiels. Cela aurait présenté l’avantage de nous donner accès à un discours plus étoffé, car certains sites contiennent beaucoup plus d’informations qu’une simple annonce publicitaire publiée dans un quotidien. En revanche, les ensembles dont la promotion est faite par des sites Web sont souvent les plus importants en taille et surtout, nous n’aurions pas pu remonter dans le temps comme nous le faisons dans notre étude, car les sites ne sont souvent plus accessibles, une fois le projet terminé. Par ailleurs, mêmes s’ils offrent plus de contenu que les annonces, les sites sont très inégaux en terme de richesse de l’information. Nous aurions comparé des sites très élaborés à d’autres beaucoup plus succincts, donc analysé des contenus très différents en termes de taille. Avec les annonces, l’éventail des ensembles inclus dans l’étude est plus vaste, nous pouvons travailler sur une plus longue période et nous comparons des contenus d’informations de tailles assez comparables. Par ailleurs, un survol des annonces produites dans d’autres contextes métropolitains montre que celles-ci mentionnent souvent le fait que l’ensemble est une ERS et, surtout, énumèrent les principaux équipements communs offerts. Enfin, par leur caractère d’information condensée, les annonces permettent d’identifier les caractéristiques les plus valorisées, celles qui, aux yeux des promoteurs, sont le plus susceptibles d’attirer des acheteurs potentiels.

À des fins heuristiques, nous formulons l’hypothèse que certains éléments du modèle pourraient gagner du terrain en sol montréalais, telle une offre interne d’équipements sportifs ou de loisirs normalement publics (parcs, terrains de sport, etc.). Le Goix et Webster (2008) et d’autres chercheurs (Webster et Wu, 2001 ; Manzi et Smith-Bowers, 2010) ont analysé les ERS en tant que forme particulière de clubs offrant des équipements spécifiques. La formule de club est définie en économie comme un moyen d’offrir des biens de consommation « collective » ou de groupe à des membres qui paient des frais d’adhésion. L’ERS, en tant que club territorialisé, permettrait aux ménages de choisir, dans l’offre différenciée des équipements et services de loisirs disponibles dans les différents ensembles résidentiels, ceux qu’ils désirent à un prix qu’ils jugent acceptable en optant pour un ensemble particulier.

Nous pensons aussi que le thème de la sécurité, fortement associé à celui de l’ERS (Atkinson et Flint, 2004), pourrait se révéler relativement présent dans le discours publicitaire. La recherche de sécurité est en effet un thème récurrent dans l’analyse des ERS. Cette sécurité s’entend de deux façons : l’ERS découragerait la criminalité et elle offrirait un environnement où, la circulation étant contrôlée, les accidents seraient moins nombreux, notamment chez les enfants. Nous croyons que s’il y a des éléments du modèle de l’ERS qui sont valorisés au Québec, cela pourrait être ceux de l’offre d’équipements communs privés, ou encore d’un milieu plus sécuritaire. Cette hypothèse est basée sur des tendances observées ailleurs au Canada. Grant et Mittelsteadt (2004) identifient la possibilité de partager des aménités et équipements communs comme un des principaux facteurs contribuant au développement des ERS en territoire canadien. Quant à la recherche d’un environnement sécuritaire, les chercheurs canadiens sont divisés sur cet aspect. Grant et Mittelsteadt (2004) signalent que l’insécurité relative au crime n’est pas un facteur important, alors que Walks (2009 : 4) identifie la peur du crime associée à la crainte qu’inspirent certaines populations issues de l’immigration récente comme un élément favorisant la production d’ERS. Selon Grant et Mittelstaedt, ce serait plutôt la recherche d’un environnement sécuritaire sur le plan du contrôle et de la réduction de la circulation qui constituerait un facteur de diffusion du modèle de l’ERS au Canada.

Précisions méthodologiques

Le corpus d’annonces

Le discours publicitaire analysé est composé des annonces parues dans le cahier hebdomadaire Mon toit du quotidien La Presse [5], un des deux plus importants quotidiens de langue française de la région montréalaise. Ce cahier est consacré au thème général de l’habitat et concentre les annonces publicitaires sur les nouveaux ensembles résidentiels. Le corpus comprend les annonces parues entre le 1er janvier 2004 et le 31 décembre 2009, soit sur une période de 72 mois (pour un total de 312 cahiers Mon toit). Notre corpus comprend les annonces portant sur 400 ensembles résidentiels, soit environ 430 annonces. En effet, il arrive que nous ayons plus d’une annonce pour un même ensemble. On peut citer l’exemple du développement résidentiel des Bois-Francs, dans l’arrondissement de St-Laurent (Île de Montréal). Tous les ensembles résidentiels sont situés à l’intérieur du périmètre de la région métropolitaine de Montréal telle que définie dans le recensement canadien, en 2006. La distribution à l’intérieur de l’espace métropolitain des ensembles analysés est la suivante : 18 % sont situés dans le centre-ville élargi [6], 55 % dans le reste de l’Île de Montréal, 13 % à Laval et sur la Rive-Nord, et 14 % sur la Rive-Sud de Montréal. Ces ensembles, il importe de le souligner, sont de tailles extrêmement variables allant d’un immeuble de six logements inséré dans le bâti ancien à des ensembles qui correspondent à de nouveaux lotissements comprenant plusieurs centaines de logements, voire très exceptionnellement plusieurs milliers [7]. Dans ce texte, nous nous intéresserons au seul contenu textuel des annonces. Nous avons par ailleurs éliminé les annonces qui concernaient des ensembles locatifs [8]. L’examen des thématiques évoquées révèle qu’elles varient sensiblement d’une annonce à l’autre. Est relativement élevée la proportion des annonces se limitant à la seule description des caractéristiques du logement : dessin ou photo des immeubles à construire (ou construits) et quelques mots ou phrases pour décrire les logements en tant que tels (taille, fourchette de prix, type de revêtement extérieur ou des planchers, etc.). Elle compte pour un peu plus du quart des cas, soit 28 % [9]. Ces annonces concernent le plus souvent les plus petits ensembles. Pour les autres, les éléments évoqués peuvent être plus ou moins nombreux et variés. Signalons, pour terminer, qu’il est possible que le choix d’un quotidien francophone dans une métropole où la minorité anglophone est très importante ait une influence sur les éléments mis de l’avant dans le discours promotionnel. Autrement dit, le contenu des annonces pourrait différer, partiellement du moins, selon la langue du quotidien, car il est possible qu’il existe des sous-marchés à Montréal définis en fonction de la langue.

Les catégories d’analyse

Pour analyser le contenu des annonces, nous avons d’abord défini nos catégories d’analyse (figure 1). Les deux premières reprennent deux des trois principaux éléments qui définissent l’ERS, soit la fermeture ou l’accès restreint et l’offre privatisée de services ou équipements communs internes à l’ensemble ou au lotissement, qui ailleurs sont normalement publics. Nous n’avons pas inclus, comme catégorie, la présence d’une association de copropriétaires ou une autre forme juridique de propriété commune, cette troisième caractéristique s’étant révélée totalement absente des annonces. Ceci n’étonnera personne, car elle ne constitue pas un élément particulièrement convoité ou attrayant! Par ailleurs, dès le départ du dépouillement du contenu des annonces, nous avons intégré d’autres caractéristiques qui, bien que non exclusivement réservées aux ERS, sont étroitement associées à l’image de l’ERS, soit le thème de la sécurité (qui dépasse de beaucoup la seule présence d’une clôture ou d’un accès contrôlé) (Atkinson et Flint, 2004), et celui de l’« entre soi » ou encore d’une communauté qui se définit par une appartenance commune au même ensemble résidentiel (Donzelot, 1999 ; Low, 2004).

Ensuite, sur la base d’un premier exercice exploratoire de dépouillement du contenu d’un échantillon aléatoire de 50 annonces, nous avons défini d’autres catégories d’analyse qui se rapportent à des caractéristiques qui, bien que pouvant être qualifiées de classiques dans les campagnes de marketing du logement neuf, nous renseignent sur le degré d’ouverture de l’ensemble ou du lotissement au milieu extérieur. Il s’agit : 1) d’éléments faisant la promotion de la proximité du centre-ville montréalais ou plus exceptionnellement lavallois, ou plus globalement de la centralité urbaine ; 2) de la proximité d’équipements publics ou privés externes au lotissement et accessibles à tous ; et 3) d’éléments faisant référence au quartier, à la ville d’insertion ou plus généralement au milieu environnant (par exemple, « au coeur du Plateau Mont-Royal » ou « à deux pas du village Monkland »). Ces trois catégories peuvent être considérées en quelque sorte comme l’envers des ERS [10]. En effet, une forte valorisation de la centralité urbaine ou du centre-ville montréalais, de la proximité d’équipements et services externes à l’ensemble ou au lotissement et accessibles à tous, ou encore l’évocation du quartier ou de la ville d’insertion dénotent une certaine ouverture sur l’environnement urbain adjacent, souvent marqué par une mixité des fonctions et des groupes sociaux en présence. C’est l’envers du repli sur soi ou encore de la privatisation des équipements urbains.

Figure 1

Les catégories d’analyse du discours publicitaire

Les catégories d’analyse du discours publicitaire

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La présentation des résultats repose sur une analyse du contenu des annonces, qui est d’abord qualitative. Les seules données quantitatives présentées sont relatives à la fréquence d’évocation d’éléments appartenant aux grandes catégories d’analyse. À l’intérieur de chaque catégorie, la diversité des contenus appelle un traitement qualitatif des sous-thèmes abordés. Nous avons donc décidé de faire appel à des extraits du contenu des annonces pour révéler les sous-thèmes les plus récurrents ou les plus révélateurs.

Un discours publicitaire où les éléments du modèle de l’ERS sont peu présents

L’analyse systématique des thèmes évoqués dans le discours publicitaire sur le logement neuf montréalais révèle d’abord qu’un peu plus d’une annonce sur quatre (27,5 %) ne comporte pas d’éléments autres que les caractéristiques du logement ou de l’immeuble (tableau 1). Elle nous enseigne aussi qu’aucune annonce ne mentionne les termes de gated community ou leurs équivalents français, contrairement par exemple aux États-Unis où l’on utilise souvent ces termes comme argument de vente.

Tableau 1

Éléments évoqués dans les annonces publicitaires

Éléments évoqués dans les annonces publicitaires

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Le thème de la fermeture est également absent. Aucune annonce ne fait mention, par exemple, d’un accès contrôlé, d’une clôture ou de tout autre obstacle au libre accès à l’ensemble résidentiel ou au lotissement. Il faut rappeler que quelques municipalités de la région montréalaise auxquelles une demande avait été formulée ont refusé la fermeture d’un ensemble résidentiel sur leur territoire [11]. L’absence du thème de la fermeture ou d’un accès contrôlé dans les annonces correspond aux informations obtenues auprès de quelques informateurs-clés qui n’ont pu identifier de lotissements résidentiels dont l’accès était contrôlé, mais on ne peut pas en conclure qu’il n’en existe pas quelques rares cas. Par ailleurs, dans une seule annonce faisant référence à un ensemble situé sur l’Île de Montréal, mais en dehors du centre-ville, on signale que l’ensemble est doté d’un accès unique et il s’agit d’un ensemble pour retraités et préretraités.

Le thème de la privatisation des équipements communs est plus présent. Ainsi, c’est un peu moins d’un ensemble sur cinq (17,8 % ou 71 ensembles sur 400) qui fait valoir l’offre interne d’un équipement ou d’un service commun. Ces ensembles sont plus souvent situés dans le centre-ville élargi ou dans la région de Laval/Rive-Nord de Montréal. Parmi eux, 36 ensembles, soit 9 %, proposent trois équipements ou plus. L’examen des équipements ou services offerts dans ces 71 ensembles révèle que, de façon générale, il s’agit d’une offre d’équipements banals comme une piscine (intérieure ou extérieure) dans 43 ensembles ; une salle d’exercice dans 32 ensembles, ces deux types d’équipements étant davantage présents, toutes proportions gardées, dans les ensembles situés à Laval/Rive-Nord ; une terrasse, le plus souvent sur le toit, dans 23 ensembles surtout situés au centre-ville, ce qui n’est pas très étonnant en raison de la rareté et du coût du sol. Si ces équipements peuvent être offerts par des municipalités ou des commerces privés et être accessibles à tous, ils sont aussi très souvent présents dans des résidences unifamiliales de quartier « normal ». Aussi, cette offre d’équipements communs peut être interprétée, non pas nécessairement comme une tendance à la privatisation d’équipements collectifs et une volonté de rompre avec le principe d’une solidarité ou d’une redistribution de la richesse sociale (Séguin, 2003), mais comme un désir de mettre en commun des équipements « domestiques » afin de réduire les coûts de construction, de taxation et d’entretien ou encore, dans le cas des condominiums, pour compenser la perte d’espace intérieur et extérieur au logement par rapport aux standards de la maison unifamiliale. D’ailleurs, McKenzie (2005 : 30), dans son analyse de la prolifération des ERS aux États-Unis, écrit :

It is no accident that this form of housing [gated communities] has exploded during a time of greatly increasing land costs that would undoubtedly have priced traditional single-family housing out of the reach of the American middle class in many markets, were any developers still trying to construct it. For example, it is simply impossible to offer the typical middle-class southern California homeowner a big plot with a swimming pool, as was done throughout much of the post-war housing boom, because the home would be prohibitively expensive. However, it is quite feasible to build 100 homes on small lots, create a common area with one swimming pool and a few small parks, put the whole thing under the governance of an association, and sell the homes at a price that many middle-class families can afford.

Il faut toutefois mentionner que de très rares ensembles (se comptant sur les doigts d’une seule main) offrent des services et équipements qui se substituent aux équipements publics comme une navette de transport ou un centre communautaire. Ces derniers restent toutefois largement l’exception.

Deux autres thèmes sont fortement, mais non exclusivement, associés aux ERS : ceux de la sécurité et du repli sur la communauté résidentielle. Ces deux thèmes s’avèrent peu présents dans le discours publicitaire. Seulement 18 annonces (ou 4,5 %) évoquent ouvertement celui de la sécurité, et c’est le plus souvent en ces termes : « sécurité 24 heures avec caméra de surveillance », « un système de sécurité efficace », « pour ceux qui désirent une résidence sécuritaire ». Or, ce type de publicité pourrait être formulé pour la plupart des tours résidentielles montréalaises récentes, tant locatives qu’en copropriété, où l’entrée est munie d’un système de caméra pour que le résidant puisse voir à qui il ouvre la porte de l’immeuble à distance. Le thème de la sécurité est plus présent, toutes proportions gardées, au centre-ville de Montréal et sur la Rive-Sud, mais il reste relativement exceptionnel (8,3 % et 7,1 % des ensembles). Il faut aussi ajouter que le thème de la sécurité est surtout exprimé dans les ensembles réservés aux retraités et qu’il peut prendre alors plusieurs sens, celui d’un environnement sécuritaire par rapport à la criminalité, mais aussi pour des raisons de santé (par exemple par la présence assurée d’une infirmière sur place). Seulement dans le cas de trois ensembles, a-t-on évoqué la présence d’un gardien ou d’un portier : « gardien sur place à l’année », «agent de sécurité » ou encore « concierge résident et portier » [12]. Il s’agit d’ensembles dispersés sur le territoire. Pour ce qui est du repli sur la communauté résidentielle, ce thème est rarement évoqué (8 ensembles sur 400, ou 2 %, répartis sur tout le territoire) et quand il l’est, c’est en termes plutôt neutres, sans référence à un « entre soi » bien défini. Ainsi, on parlera en ces termes : « une communauté intégrée dans un mode de vie à votre rythme », « vous voudrez y vivre, y prendre racine parce qu’au complexe domiciliaire la […], la vie est belle! », « le bâtisseur de communautés, le Groupe […] », « bienvenue dans votre monde », « résidences prestigieuses en copropriété dans un projet homogène ».

En résumé, il ressort de cette analyse que l’évocation d’éléments associés directement ou indirectement aux ERS est le fait d’une minorité d’ensembles. Seul le thème d’une offre d’équipements et de services internes à l’ensemble est plus présent (un peu moins d’un ensemble sur cinq), mais les équipements offerts sont pour la plupart banals et pourraient être présents dans une maison unifamiliale. On peut donc difficilement parler d’une substitution d’une solidarité collective par une solidarité basée sur la communauté résidentielle (Séguin, 2003).

Un discours dont les thèmes dominants évoquent l’ouverture plutôt que la sécession urbaine

Paquot (2009 :15) écrit que l’enclave résidentielle sécurisée fonctionne selon un principe « de séparation non seulement spatiale, mais sociale, souhaitée, revendiquée, affichée, qui aux yeux des habitants leur procure une réelle quiétude, à la différence de la ville composite, qui ne cesse de mélanger les populations ». De son côté, Donzelot (1999) évoque les thèmes de la fragmentation et de la sécession urbaines, observant que la ville a tendance aujourd’hui à se fragmenter en de multiples archipels qui obéissent à une logique de regroupement en fonction des affinités de ses habitants. Il évoque, parmi d’autres formes « sécessionnistes », la figure de l’enclave résidentielle. L’analyse du discours publicitaire montréalais révèle plutôt que les éléments les plus fréquemment évoqués traduisent une ouverture vers le milieu environnant, voire vers le centre de la métropole, lieu par excellence de mixité des populations et des fonctions, ainsi que de moindre contrôle des modes d’habiter et d’agir.

Si l’on exclut les caractéristiques se rapportant au seul logement, le discours publicitaire des annonces est dominé non pas par des thèmes qui évoquent le modèle de l’ERS, mais par des thèmes qui dénotent une ouverture sur la ville. D’une part, dans le cas de 149 ensembles (37,3 %), les promoteurs font valoir la proximité d’équipements ou de services publics ou privés accessibles à tous, ce qui s’oppose à la privatisation communautaire (tableau 1). Toutes proportions gardées, c’est au centre-ville qu’on évoque le moins souvent cet élément, mais on peut croire que la densité des services et commerces est telle que les promoteurs ne voient pas l’utilité d’en faire mention. Ailleurs, sur le territoire montréalais, ce thème est évoqué pour 37 % ou plus des ensembles. Ainsi, les promoteurs montréalais font-ils référence à l’un des éléments les plus classiques de la promotion résidentielle (quel que soit le type d’ensembles), soit celui d’une bonne localisation à l’égard des services et équipements fortement valorisés [13]. D’autre part, dans le cas de 94 ensembles (23,5 %), le discours évoque les thèmes de la centralité ou de la proximité du centre-ville, alors que pour 93 ensembles (23,3 %), il est fait mention du quartier ou de la ville d’insertion. Le thème de la centralité est nettement plus présent pour les ensembles du centre-ville, rien de très surprenant. Celui de l’intégration au quartier ou à la ville est très souvent mentionné au centre-ville et beaucoup moins souvent à Laval/Rive-Nord. Encore ici, on ne peut s’étonner que l’on veuille, par exemple, faire valoir le fait qu’un ensemble est situé dans le Plateau Mont-Royal ou dans le Vieux-Montréal.

La popularité du thème de l’offre de services et d’équipements à proximité des ensembles vient en quelque sorte en opposition avec une logique de sécession, de fragmentation insulaire (Donzelot, 1999), chaque fragment correspondant à un ensemble résidentiel. Un regard sur les équipements et services fortement valorisés est révélateur. Si quelques annonces font valoir la proximité de rues ou de restaurants branchés, du quartier des spectacles et du quartier international, d’équipements culturels, ou encore d’un golf, les équipements et services qui sont le plus souvent mentionnés sont les stations de métro et gares de train (elles dépassent tous les autres types et de loin), les marchés publics, les grands parcs, les pistes cyclables, les artères commerciales, les centres commerciaux (surtout à Laval/Rive-Nord et sur la Rive-Sud). Ces lieux ont en commun une grande mixité sociale et un fort achalandage, révélant ainsi un sentiment de sécurité assez largement partagé et un attrait pour des lieux très fréquentés et de surcroît par toutes les couches sociales. Nous sommes donc bien loin de la situation que Blakely et Snyder (1997 : 8) décrivent au sujet des nouveaux lotissements suivant le modèle de l’ERS qui, dans leur forme la plus achevée, « can create a private world that need share little with its neighbors or with the larger political system ». Au contraire, de très nombreuses annonces – près du quart – mentionnent le nom du quartier ou de la ville d’insertion, par exemple « au coeur du Plateau Mont-Royal », « Ville-Émard, un quartier paisible », « au coeur de St-Laurent », « dans un endroit où il fait bon vivre à LaSalle », « le site le plus exceptionnel dans le Vieux-Montréal », « au coeur de Laval », « notre nouveau chez-nous à Terrebonne », « St-Lambert là où il fait bon vivre », « au coeur du Vieux-Longueuil ». Ces extraits illustrent ainsi une ouverture sur le milieu environnant qui est présente dans toutes les composantes de la région, mais sensiblement moins dans la région formée de Laval et de la Rive-Nord. En outre, cette ouverture ne se limite pas aux villes ou quartiers de niveau socioéconomique élevé, mais touche une variété de territoires.

Quant au thème de la centralité urbaine, c’est par rapport au centre-ville montréalais qu’il se décline, sauf rares exceptions. Cette valorisation est faite pour des ensembles situés dans toutes les composantes géographiques avec, rien d’étonnant à cela, une plus forte prévalence pour les ensembles du centre-ville. Ainsi, contrairement à de nombreuses métropoles étasuniennes où le centre-ville est souvent perçu de façon négative, la proximité du centre-ville montréalais ou le fait d’y vivre sont vus comme des caractéristiques très positives ; 94 (ou 23,5 %) des 400 ensembles font valoir cet argument de vente. Cette proximité est définie de façon toute relative : « au coeur du quartier des affaires », « à la limite du Plateau, du Village et du centre-ville » « au coeur de Verdun, à deux pas du centre-ville » ou encore « la nature à 15 minutes du centre-ville », « un havre de tranquillité à seulement quelques minutes du centre-ville » ou, bien que plus exceptionnellement, faisant référence au centre-ville lavallois : « vivre au rythme de la ville, une nouvelle vie vous attend au centre-ville de Laval ». Cet attrait pour le centre-ville a d’ailleurs été identifié par Goldberg et Mercer (1986) comme un élément distinguant les métropoles canadiennes de leurs consoeurs étasuniennes. Cette valorisation du centre-ville est sans doute à mettre en lien avec une plus grande proximité culturelle des Montréalais avec le modèle européen de la grande ville plutôt que le modèle étasunien classique où la centralité n’est pas très prisée (ceci est toutefois en train de changer avec la gentrification croissante des métropoles étasuniennes). Ainsi donc, le discours montréalais sur les nouveaux ensembles résidentiels se distingue de plusieurs manières de celui qui est caractéristique des ERS. Comment expliquer ces différences?

Quelques hypothèses pour expliquer le faible attrait à l’égard des ERS

Nous n’avons pas la prétention de proposer ici une analyse explicative du faible recours à des arguments publicitaires caractéristiques du modèle résidentiel correspondant à l’ERS. Nous nous limiterons à esquisser quelques pistes d’interprétation qui relèvent de plusieurs dimensions : géographique, culturelle, sociale et politique. Le Goix et Callen (2010) proposent d’analyser les ERS dans leur contexte local en tenant compte des différents types d’acteurs de l’immobilier, mais aussi des caractéristiques des institutions politiques, dont les institutions locales et leur cadre réglementaire, leurs responsabilités et leurs stratégies. Ils écrivent (Ibid. : 106) :

This local milieu thus explains how gated patterns adapt and correspond to resident’s behavior, social strategies and economic domain. Gated communities are a success in the US, where local governance is structurally weak, in contrast to France, where gated enclaves have been the long-term trend, but never emerge as a dominant form. The local institutional milieu- the nexus of laws and practices that shape local property markets, development industries and land regulations – create path dependencies in the local manifestation of the global trends towards private cities.

Ce type d’approche du phénomène permet de mettre au jour la pluralité des formes, mais aussi des facteurs, qui sous-tendent les ERS dans différents contextes nationaux, voire régionaux. Dans le cas montréalais, ceci permet de formuler des hypothèses pour rendre compte des choix faits par les promoteurs pour la valorisation de leur produit résidentiel.

D’abord, la géographie montréalaise peut expliquer, partiellement du moins, l’attraction de la proximité du centre-ville. Celui-ci concentre une proportion sensible des emplois qualifiés de la métropole (Shearmur et Rantisi, 2011 ; Shearmur et Hutton, 2011). Il regroupe aussi de très nombreux équipements culturels et de loisirs de niveau régional et il abrite trois des quatre plus grandes universités de la ville (la quatrième est située tout près). La métropole possède aussi un bon système de transport public (dans le contexte nord-américain) qui converge vers le centre-ville. Ce dernier compte de très nombreux lieux de sortie très fréquentés (restaurants, bars, salles de spectacles, etc.) tant par les jeunes adultes que par les plus « matures ». Plus généralement, la ville centre offre des équipements et des services publics dont la qualité est bien perçue par les Montréalais, notamment les grands parcs, pistes cyclables, équipements culturels et lieux de festivité.

Dans son analyse des ERS en Chine, Wu (2010) insiste sur le rôle de certains éléments producteurs d’une image de marque et, parmi eux, il identifie le recours à des noms étrangers qui conféreraient un statut supérieur aux lotissements qui les affichent. Dans plusieurs autres pays, et plus généralement aux États-Unis, les références au modèle de l’ERS sont productrices d’une distinction sociale. Ainsi, dans la région de Rio de Janeiro, des ERS portent des surnoms [14] évocateurs comme Orlando Carioca et Miami Brasileira (Coy et Pöhler, 2002 : 360). À Montréal, nous ne repérons pas, dans les annonces, les termes gated community ou leurs équivalents français, et sont rarissimes les références à des noms d’ensembles ou de lotissements qui évoquent les États-Unis, comme le « Broadway », le « Carré de la Louisiane », le « Madison Avenue » ou le « Upper West Side ». Les références à la France dominent très nettement avec des noms comme le « Bossuet », les « Quais d’Orsée (sic) », le « Paris Loft », les « Jardins de Versailles », le « Trianon », le « Montmartre », le « Bercy », le « Concorde », les « Jardins des Vosges », le « Renoir », les « Clos de… », les « Faubourgs de… » ou encore « Cours de… », pour ne citer que quelques exemples. Quelques références sont aussi faites à l’Italie, par exemple, le « Milano » ou les « Jardins d’Italie » ; à l’Angleterre avec le « Oxford », les « Jardins de Windsor », le « Circle Square » ; à l’Espagne avec le « Valencia » et à la Belgique avec les « Jardins Bruxelles ». L’Europe, surtout la France, domine donc très nettement au chapitre du recours aux noms étrangers ou à connotation étrangère. Si l’on exclut les noms des ensembles, le texte des annonces ne fait aucune référence aux États-Unis, alors que 14 annonces évoquent des références européennes. Ainsi peut-on lire dans les annonces : « un mode de vie à l’européenne », « nouveau design à l’européenne », « raffinement, luxe et confort urbain inégalés, style de vie européen », « la Place des Vosges à Paris, résidence du célèbre Victor Hugo, nous a inspiré pour la création des Jardins des Vosges… », ou encore « si vous vous êtes déjà promenés en Europe, près des séduisants domaines de l’arrière-pays de France, d’Angleterre, ou encore d’Italie, vous éprouverez ici […] cette incroyable impression d’y être encore ». Ce recours par les promoteurs à des références culturelles qui sont avant tout européennes, révélerait le peu d’intérêt des Montréalais à l’égard de ce qui est étasunien et pourrait expliquer le faible attrait du modèle des ERS auprès d’eux. Cette attirance pour les pays européens tranche avec les observations faites par Roitman (2005 : 305) à Buenos Aires :

Moreover, the arrival of gated communities has been encouraged by developers as an international trend. This is related to the arrival of foreign investments that want to export models from other places, particularly the US, to developing countries […].

Sur le plan social, en raison du faible taux de criminalité et surtout d’homicides qu’affiche la région montréalaise, la fermeture trouve peu de justification dans l’insécurité ou dans une grande crainte de la criminalité. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas de crimes contre la personne ou contre la propriété, mais leur niveau reste faible, toutes proportions gardées (Service de police de la Ville de Montréal, 2010 : 1).

Enfin, sur le plan politique, l’architecture de l’État providence québécois est telle qu’il est difficile d’échapper au « fardeau » fiscal puisque le financement des services et équipements les plus coûteux relève de l’État provincial et, à un degré moindre et de façon indirecte, de l’État fédéral : éducation, santé, services sociaux et sécurité sociale. Par ailleurs, de nombreux équipements locaux coûteux (arénas, centres sportifs ou communautaires, maisons de la culture, etc.) sont construits grâce à un important financement des paliers étatiques supérieurs. Ainsi, de façon générale, il existe un niveau plus élevé de redistribution de la richesse sociale au Québec (donc à Montréal) (Séguin et Germain, 2000) qu’aux États-Unis ou dans de très nombreux pays en développement, où les ERS sont très prisées. Aussi, pour les ménages, choisir la voie de la privatisation signifierait devoir payer deux fois : 1) pour tous par la taxation provinciale, fédérale et locale, et 2) pour les équipements communs par les frais communs de copropriété. Il faut aussi dire que, dans la mesure où les municipalités sont soucieuses de conserver l’appui financier des gouvernements supérieurs pour se doter d’équipements collectifs coûteux, il leur serait difficile d’accepter une privatisation des équipements normalement publics sur leur territoire, car ce serait ouvrir la porte au désengagement des gouvernements supérieurs dans le financement des grands équipements municipaux.

L’étude de Sanchez et al. (2005) a révélé une géographie particulière du phénomène des ERS à l’intérieur même du territoire étasunien, celles-ci étant beaucoup moins présentes dans les métropoles du Nord-Est du pays. Or, Montréal qui est leur « voisine » s’apparente à elles et apparaît, sous cet angle, moins exceptionnelle.

Conclusion

L’analyse des annonces parues dans La Presse de 2004 à 2009, nous permet d’affirmer que les éléments constitutifs du modèle de l’ERS (fermeture, privatisation des équipements et services publics) sont peu présents dans le discours publicitaire, alors qu’ils le sont bien davantage dans d’autres contextes géographiques comme certaines métropoles des États-Unis (Blakely et Snyder 1997 ; McKenzie, 2005) ou des pays latino-américains (Caldeira, 2000 ; Thuillier, 2006). L’analyse des annonces montre qu’il existe une privatisation de certains équipements et services dans un peu moins d’un ensemble sur cinq, mais un examen attentif révèle que ces équipements sont le plus souvent des piscines, des salles d’exercice et des terrasses, éléments qu’on peut retrouver dans une maison unifamiliale située dans un quartier conventionnel. Malgré ces constats, il faut toutefois se garder d’en conclure que la ségrégation est absente de la scène montréalaise car elle peut emprunter d’autres formes. Il faut aussi éviter de conclure de cette analyse qu’il n’existe aucune ERS dans la région montréalaise ; elles pourraient avoir été construites avant la période couverte par l’étude, ou la publicité les concernant peut avoir passé sous silence les caractéristiques directement associées aux ERS en raison des inquiétudes que ce modèle suscite dans les médias. Une chose est certaine, s’il en existe, elles sont peu nombreuses et elles restent très discrètes! Nous savons par ailleurs qu’il existe un certain nombre de lotissements qui ne comportent qu’un ou deux accès, que certains sont dotés d’un portail assez imposant (mais qu’on peut franchir) et que quelques promoteurs soulignent à grands traits dans le discours publicitaire l’usage exclusif des équipements offerts ; mais ils restent très peu nombreux.

Pour pousser plus avant l’analyse de la publicité sur le logement neuf, trois voies pourraient être explorées. D’abord, une analyse comparative de la publicité sur le logement neuf à Montréal et dans des métropoles étasuniennes comme Miami ou Los Angeles permettrait de documenter avec encore plus de précision la spécificité du cas montréalais. On peut aussi se demander ce que nous enseignerait une analyse fine du contenu des sites Web destinés à promouvoir les ventes de nouveaux lotissements. Étant donné que la somme des informations disponibles est beaucoup plus grande sur un site Web, les éléments constitutifs des ERS pourraient y être plus présents. Voilà une autre question qui mériterait d’être explorée. Enfin, une comparaison systématique de la publicité de chaque ensemble résidentiel en langue française (parue dans La Presse) et anglaise (parue dans The Gazette) pourrait être révélatrice de différences culturelles intéressantes au sein même de la population montréalaise, advenant que des éléments du modèle de l’ERS trouvent davantage place dans la publicité de langue anglaise.