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Tout géographe confirmé connaît ou devrait connaître le récit hippocratique intitulé Des airs, des eaux et des lieux, XVII-XXII, s’agissant de l’un des textes fondateurs du déterminisme géographique, maintes fois cité, analysé et présenté ici. L’intérêt de ce retour aux sources tient au fait que les auteurs, pour ne point trop ressasser, sont partis du texte originel et de sa traduction mot à mot. Ce parti implique à la fois une extrême rigueur et le recours à de multiples filtres – géographique, sémiotique et philologique – de sorte que la « question scythe » apparaît ici dans un contexte épuré qui tient de la remise en ordre par touches successives et de la présentation critique des multiples études qui ont scruté le propos d’Hippocrate depuis Diodore de Sicile jusqu’à Jean-François Staszak.

La cosmographie offre une première approche avec la partition du monde connu entre l’Asie humide et émolliente, l’Afrique souffrant d’hyperthermie et le Septentrion constamment froid et humide. Au centre de cette construction : le monde égéen en parfait équilibre entre ces extrêmes. Par la suite, le conditionnement climatique, l’excès d’humidité, l’absence de contrastes saisonniers et la brièveté des étés aux jours curieusement brefs rendent compte des caractéristiques du peuple scythe, nomade, paresseux, fait d’hommes sans appétence sexuelle et de femmes quasiment stériles, à moins que ce monde ne comprenne, dans une sorte de monde à l’envers, des Amazones guerrières flanquées d’hommes impuissants occupés à des travaux féminins. Ces caractéristiques morbides expliquent à leur tour la triste condition sociale et politique d’hommes qui ignorent les villes.

Comment évaluer le tableau ainsi dressé par Hippocrate ? Certes, le raisonnement déterministe qui va du milieu à l’anthropologie et à la sociologie peut être suivi dans sa progression rigoureuse ; mais que valent les bases sur lesquelles il repose ? Comment interpréter cette description de l’Ukraine méridionale, froide, humide et limitée au Nord par d’improbables Monts Ryphées ? Pour les auteurs de cette « leçon d’Hippocrate », un raisonnement rigoureux basé sur des faits incertains sert essentiellement à dresser, à l’usage des Grecs, un portrait en miroir dont les valeurs inversées confortent leur propre identité. Pour le reste, les maux qui affectent les Scythes relèvent d’un traitement médical hiérarchisé, allant de la saignée à la scarification, et de celle-ci à la cautérisation, traitement radical appliqué notamment au sein droit des femmes sauromates, assimilées aux légendaires Amazones.

Au-delà de leur analyse critique, les auteurs se sont interrogés sur la crédibilité d’« Hippocrate en costume d’ethnographe ». Or, au-delà des caractéristiques réinterprétées ou réinventées du climat et du relief, les notations concernant le costume, l’alimentation, le cheval des hommes et le chariot des femmes relèvent bien du rapport ethnographique et restituent au récit sa véritable valeur. La démonstration qui nous est ainsi proposée s’avère finalement enrichissante en dépit d’une complexité due à la place faite aux textes et citations en langue grecque. Cet amour du grec embarrasse le géographe qui se console en pensant aux pièges tendus aux linguistes par la question du déterminisme.