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Introduction

L’oeuvre de Luc Bureau a quelque chose de relativement unique dans la géographie québécoise, en particulier, et d’expression française, plus généralement. S’inscrivant volontiers dans la tradition humaniste de la géographie humaine et culturelle, cette oeuvre est néanmoins singulière à plus d’un égard. Si elle partage avec cette tradition une fascination affirmée pour les représentations, l’imaginaire, le symbolique et une affinité élective pour la littérature, elle se démarque par l’originalité de son ton, sa candeur, la nature de la relation à son objet, la liberté stylistique et l’affirmation résolue de la subjectivité du géographe. En un mot, les écrits de Bureau assument pleinement leur statut d’essai.

Pour bien comprendre l’originalité de l’oeuvre de Luc Bureau dans le contexte de la géographie d’expression française des quelque 40 dernières années, il convient, à mon avis, non pas tant de l’envisager en fonction de ses objets ou de ses thèmes, de ses méthodes ou de la tradition à laquelle elle souscrit, mais dans la perspective des genres. Si cette oeuvre constitue une exception dans la production géographique récente, c’est que l’auteur écrit des essais dans le sens informel et littéraire du terme. Il n’est pas le seul, et encore moins le premier, à se pencher sur les représentations, à étudier les relations que les humains entretiennent avec les lieux, les villes ou les paysages dans la perspective de l’imaginaire, ou encore à entretenir un rapport privilégié avec les sources littéraires. Plusieurs des thèmes qu’il a explorés, il est vrai, ont été très peu souvent, voire jamais, abordés par les géographes : qu’on pense à la nuit (dans La géographie de la nuit, 1997), au concert d’irrationalités qui gouvernent nos façons de nous « représenter le monde et d’y habiter » (dans L’idiosphère, 2001) ou encore à la dimension érotique des rapports qui nous unissent à la Terre (dans Terra erotica, 2009). À mon sens, ce qui le démarque le plus, toutefois, c’est qu’il écrit des essais. Au demeurant, on imagine difficilement aborder des thèmes aussi neufs et inusités dans le cadre de livres qui ne seraient pas des essais. [1]

Après avoir situé l’oeuvre au sein du cadre plus large de la production géographique culturelle québécoise, je ferai ressortir quelques-unes des dimensions centrales de l’oeuvre, en concentrant mon regard sur la conception de l’imaginaire qu’elle propose et la notion-clé qui lui donne sa cohérence : la résonance. J’examinerai ensuite la question de l’émergence tardive de l’essai en géographie et tâcherai de définir certains aspects du genre essai qui permettront d’illustrer la façon particulière de faire la géographie de Bureau, laquelle lui a permis de toucher un lectorat un peu plus large que celui auquel la discipline s’adresse habituellement. Par ce travail, je ne cherche pas tant à mettre en lumière les caractéristiques de l’interprétation que Bureau fait des territoires québécois ou canadien, je vise plutôt à montrer l’originalité de son oeuvre, via un détour par la question des genres de discours et les caractéristiques discursives de l’essai. Cela constitue à mon avis une façon légitime, bien qu’un peu alternative, de parler de la géographie qui s’écrit au Québec.

Sous le signe de l’imaginaire conquérant

L’architecture de la pensée de Bureau trouve, dans la notion de « résonance », sa pierre angulaire en même temps que son outil heuristique. Elle est, dans cette logique, le tiers médiateur qui permet de penser la relation à la Terre et les hommes et lui donne sa perspective interprétative

Lazzarotti, 2011 : 298

L’oeuvre de Luc Bureau s’inscrit dans la mouvance humaniste de la géographie humaine culturelle. En géographie, l’humanisme émerge dans les années 1970, en réaction à la géographie néopositiviste quantitative, dominante depuis les années 1960. Dans le monde anglo-saxon, il se développe à la faveur des travaux de Buttimer, Entrikin, Ley, Lowenthal, Relph et Tuan, pour ne nommer que ceux-là. En France, en dépit de la publication, en 1952, de L’Homme et la Terre d’Éric Dardel, [2] ouvrage qui aurait pu lui donner une impulsion mais qui fut longtemps ignoré, ce sont des auteurs comme Frémont et Bailly qui incarnent la perspective humaniste (Claval, 1984 ; Bailly et Scariati, 1990 ; Cloke et al., 1991). Au Québec, ce courant apparaît à peu près à la même époque avec les recherches de Bélanger, Louder, Waddel et bien sûr Bureau, à l’Université Laval, Morrisset, à l’Université du Québec à Montréal, et Morissonneau, à l’Université Laval puis à l’Université du Québec à Trois-Rivières (Bédard, 2007 ; Gilbert, 2007 ; Deshaies, 2010). Caractérisé par son éclectisme relatif, l’humanisme en géographie cherche, par des moyens très différents, à remettre la perspective humaine – subjectivité et valeurs, agentivité, intentionnalité et liberté, espace vécu, sens et expérience des lieux – au centre des préoccupations de la discipline.

Bien que la géographie humaniste s’appuie sur des positions philosophiques tantôt existentialistes, tantôt phénoménologiques, elle milite d’abord et avant tout pour une conception complexe et incarnée de l’être humain. Elle s’inscrit donc en faux contre les approches quantitatives et leur tendance à limiter l’analyse des faits humains à un nombre de variables « mesurables ». Elle le fait aussi contre les approches matérialistes issues du néo-marxisme, autre contre-courant de la géographie néopositiviste, dans leur façon de considérer le sujet humain comme étant surdéterminé par sa position dans les structures de production ou les conditions matérielles de l’existence sociale. C’est en ce sens que Bureau préconise une conception de l’être humain qui envisage les relations dynamiques entre l’individu, les territoires et la société. Il dénonce surtout la tendance des sciences humaines et sociales à toujours découper l’humain en fragments de plus en plus spécifiques pour permettre des analyses certes très sophistiquées, mais qui réussissent rarement à passer le test de la pertinence tel que le conçoit Bureau : « En quoi les choses qu’on y raconte nous font-elles mieux comprendre l’individu, la société et l’espace dans leur irréductible connexité historique ? » (1985 : 314).

Or, pour l’essentiel, les positions épistémologiques de Bureau ne font pas l’objet de longs discours théoriques. Cette constellation de nouvelles préoccupations issue du courant humaniste s’articulera dans ses travaux autour de la notion d’imaginaire, à trouver dans les multiples représentations des lieux et des territoires et souvent déclinée, d’ailleurs, en fonction de grands schèmes mythologiques. Près des humanités, il cherchera souvent ces représentations des rapports à la nature, au paysage et, surtout, à la ville, dans les oeuvres littéraires, ou les grands textes du canon de la culture occidentale, parfois même aussi dans la peinture. Il travaillera souvent, un peu comme les comparatistes, en cherchant les nombreux échos sémantiques, les échanges symboliques qu’on peut déceler dans les rapports de l’être humain à ses différents milieux. Ce sont ces jeux d’échos et de réverbérations qui ont suggéré à Bureau sa notion de prédilection, d’ailleurs presque élevée au rang de concept dans son oeuvre : la « résonance ». Depuis la publication de La terre et moi (1991), cette notion générale sert de « pierre angulaire », selon les mots de Lazzarotti (2011), ou « d’outil central », selon ceux de Ferrier (1991), pour penser et illustrer la relation récursive entre l’humain et ses lieux :

L’homme et ses lieux ne sont rien d’autre qu’une série de résonances. Les lieux se nourrissent de l’homme, et ce dernier est habité par les lieux. Le principe de la séparation de l’homme d’avec son environnement – sa terre, son pays, son milieu – n’est qu’un préjugé, le pire de tous. Car il permet tous les déracinements, manipulations, soumissions : la réalité devient fiction

Bureau, 1991 : 16

La notion de résonance revient de façon récurrente dans l’oeuvre et se manifeste sur différents plans et échelles, celui du corps (« nous observons un phénomène exemplaire de résonance ou d’échoïsation : le corps se propage à la surface de la Terre, la Terre se propage sur tout le corps ») ou celui de l’identité (« le lieu fonde l’identité de l’homme et l’homme fonde l’identité du lieu ») (Bureau, 2009 : 44, 152). L’idée de résonance n’est pas sans rappeler le concept de médiance développé par Berque (1990) ou encore celui de reliance développé par Maffesoli (1990) à la même époque. [3] Dans les trois cas, par des voies différentes, il s’agit de surmonter les clivages modernes qui tendent à penser de façon mutuellement exclusive nature et culture, sujet et objet, l’homme et la terre, et ainsi de suite (Brosseau, 1997). Or, l’idée selon laquelle l’homme serait en état de résonance avec le monde traduit plus, chez Bureau, une philosophie générale de la présence de l’homme sur la Terre qu’elle ne donne lieu à un discours théorique cherchant à forger une série de concepts opérationnels comme c’est le cas chez Berque, par exemple. Ce n’est pas en épistémologue que Bureau pense la notion de résonance. C’est en essayiste qu’il s’acharne à en illustrer la fécondité. Bureau (2009) se réclame parfois d’un esprit vidalien, selon lequel il faut se garder de considérer « la Nature et l’Homme comme deux termes opposés, deux adversaires en duel » (Vidal de La Blache, 1903 : 222). Toutefois, cet esprit s’exprime chez lui par l’entremise d’une sensibilité plus proche de celle d’un écrivain comme Julien Gracq (qu’il affectionne d’ailleurs), écrivain qui a longtemps cherché à renouer ce « mariage d’inclination » et à repenser ces « noces rompues » entre « l’homme et le monde » (Gracq, 1989 : 101-102). C’est donc en essayiste et a fortiori, en essayiste littéraire, qu’il cherchera les nombreuses manifestations de la relation au gré de ses nombreuses lectures.

Aussi mutuellement constitutive et récursive que soit la relation entre « l’homme et ses lieux » – il insiste d’ailleurs sur « leur mutuelle résonance » (Bureau, 1991 : 197) –, il n’en demeure pas moins que, pour Bureau, conformément à une conception idéaliste de l’imaginaire (fruit d’un sujet souverain doté d’un libre-arbitre autonome), c’est bel et bien l’homme qui donne sens au monde, qui l’ordonne à coup de mots et de paroles, d’idées (folles ou géniales), de symboles, de métaphores, et d’images multiples :

Les hommes soumettent le monde à la servitude de leur imagination. L’illusion, le rêve, les fantasmes, les subjectivités, les erreurs d’appréciation sont au début, au milieu et à la fin de notre aventure sur terre

Bureau, 2001 : 46

Comme il le précise un peu plus loin dans le même ouvrage,

l’ordre n’existe pas ; reste la recherche de l’ordre. Cette recherche avant tout de nature imaginaire, qui tourmente l’humanité depuis toujours, fixe la condition même de l’existence du monde qui se confond avec le moulage mental lui donnant à tout instant une forme déterminée – même si, le plus souvent, cette forme demeure en quelque sorte impénétrable

Bureau, 2001 : 58

Nous avons donc affaire ici à une conception idéaliste de l’âme humaine (l’Homme « méritant » ici sa majuscule un peu universalisante) qui participe de ce que j’appelle une version conquérante de l’imaginaire. Sa réflexion ne cherche pas à faire la part entre le bon grain de la réalité géographique empirique et l’ivraie des fictions humaines qui la concernent. Nous sommes résolument dans le règne de l’imagination. Son approche de l’imaginaire partage aussi l’apolitisme caractéristique de l’essentiel des travaux relevant de l’humanisme en géographie. Lorsqu’il s’intéresse à des oeuvres littéraires – extrêmement diverses par ailleurs – les conditions matérielles de production, l’origine sociale de l’auteur ou les nombreux facteurs constitutifs de son identité n’ont pas d’incidence ou de pertinence pour penser les rapports de la culture avec l’imaginaire géographique. En fait, même si la littérature constitue son terreau de prédilection, son travail ne s’inscrit pas d’emblée, en tout cas pas délibérément, dans le cadre de ce qu’il a été convenu d’appeler la géographie littéraire (Brosseau, 2011 ; 2015).

La littérature constitue d’abord et avant tout pour lui une porte d’entrée dans l’univers de la culture, qui est sa préoccupation première. Bureau n’envisage pas la représentation littéraire de l’espace dans le flux complexe du récit dans lequel elle se déploie, ni ne mobilise les catégories de la critique littéraire pour l’interpréter. Non, il est fidèle en cela aux enseignements de Bachelard, selon qui c’est au « niveau des images détachées que nous pouvons " retentir " phénoménologiquement » (1957 : 197). Le sens circule librement des images aux idées dans la mesure où on se rend « disponible » à leur scintillement. Comme il l’écrit lui-même, « c’est devenu pour moi une loi : il faut sentir pour comprendre » (Bureau, 2009 : 172). Plus proche de la démarche des comparatistes, il s’acharnera, dans son travail, à trouver ou encore à tisser un jeu d’écho et de résonance entre toutes ces « images détachées ». Il s’inscrit ainsi dans la foulée de la critique de l’imaginaire (aussi appelée critique thématique) dont Bachelard serait un des précurseurs, type de critique d’ailleurs compatible avec les prérogatives philosophiques de la géographie humaniste. [4]

Ce que je veux suggérer ici c’est que l’essai, en tant que genre littéraire, constitue pour ainsi dire la méthode de Bureau. C’est l’essai, avec ses conventions, ses pratiques, la façon dont le sujet et le savoir s’y déploient, qui lui fournit sa « façon de faire ». C’est en essayiste qu’il est géographe et c’est ainsi que les lecteurs, pour le meilleur et pour le pire, l’apprécient, le célèbrent, le critiquent, le boudent ou l’ignorent. On a souvent répété la phrase de Raoul Blanchard selon laquelle la géographie « s’apprend avec les pieds ». Chez Bureau, c’est « l’écriture qui mène » et cette écriture, je tâcherai de le montrer ici, est essentiellement celle d’un essayiste.

Essai géographique, essai littéraire ?

Il n’est un mystère pour personne que la faible taille du rayon « géographie » le rend difficile à trouver dans la plupart des librairies. Inutile de s’en étonner, car l’argument des libraires est imparable : « la géographie se vend mal » ! La faute en est-elle au public, qui se désintéresserait de cette discipline, ou aux géographes qui ne savent pas proposer des ouvrages capables de retenir l’attention des non-spécialistes ? Il devrait y avoir là matière à discussion et à interrogation, mais on sait que la plupart des géographes préfèrent esquiver les questions gênantes relatives à leur discipline

Reynaud, 1990 : 273

En 1989, dans le cadre d’un dossier sur les « paragéographies » de la revue L’Espace géographique, Chevalier déplorait que la géographie française se soit « coupée du public en recourant au vocabulaire et aux méthodes des sciences physiques et humaines ». Il affirmait par ailleurs que « à la différence de l’histoire, la géographie a donc laissé le champ libre à diverses paragéographies : livres de voyage, périodiques à thèmes géographiques, domaine touristique, ouvrages géographiques réalisés par des non-géographes » (Chevalier, 1989 : 5). Bien qu’il ne s’agisse certainement pas d’une réponse à l’invitation indirecte de Chevalier, Reynaud annonçait dès l’année suivante la « naissance de l’essai géographique ». Dans le compte rendu conjoint des trois ouvrages de Brunet, Ferras et Berque, tous parus en 1990 dans la collection « Géographiques » sous la bannière du Groupe Reclus, il remarquait l’originalité de leur facture et de leur ton, de même que la fraîcheur de leur argumentation. Le recours à l’essai ouvrait, selon lui, la géographie à un lectorat plus grand que celui auquel s’exposent habituellement les géographes français en consignant leurs idées dans des genres plutôt scolaires ou universitaires : le manuel (avec son public « captif ») ou la thèse (« souvent atteinte par la mauvaise graisse »). La production géographique serait donc à la fois confinée dans des « genres » peu susceptibles de susciter de l’intérêt au-delà de la clientèle scolaire ou professionnelle, mais encore bouderait-elle pour ainsi dire des genres plus enclins à fournir à la discipline une visibilité et une légitimité sociales nettement plus grandes. Les essais de Brunet, Ferras et Berque prennent pour ainsi dire congé d’une certaine tradition disciplinaire française en étant :

faits avec des mots et rien que des mots, comme les essais littéraires, historiques, économiques ou sociologiques, avec ces mots que les milieux intellectuels se plaisent à manier mais dont un certain nombre de géographes semblent se méfier, lorsqu’ils proclament haut et fort qu’ils ne sont pas des « littéraires »

Reynaud, 1990 : 273

Dans de nombreuses autres disciplines, pareil constat serait surprenant. Les essais dans les autres sciences humaines et sociales ne sont en effet pas rares et, surtout, ne datent pas d’hier. En géographie, la chose est plus rare et plus récente, comme le suggère Reynaud. Évidemment, tout dépend de ce qu’on entend par essai. Quand un Paul Claval, par exemple, intitule son premier ouvrage sur l’histoire de notre discipline Essai sur l’évolution de la géographie humaine, il faut convenir qu’il s’agit d’un essai d’une tout autre facture, laquelle est nettement plus formelle (Claval, 1976). Il importe en effet, comme le suggère Abrams (2005), de distinguer l’essai formel (qui est relativement impersonnel, l’auteur y écrivant avec une forme d’autorité associée à un fort capital scientifique et y traitant de son sujet de façon ordonnée), de l’essai informel, plus littéraire (qui est plus personnalisé, l’auteur y entretenant un rapport de plus grande intimité avec ses lecteurs). [5]

Or, il ne s’agit pas d’une « simple » question de forme. Ce qu’il faut retenir, c’est le rapport dynamique qui est établi entre la forme à l’intérieur de laquelle les idées géographiques sont exprimées et la relation que la discipline entretient avec son public, qui est trop rarement un « grand » public. C’est précisément dans cette perspective – penser la relation entre les usagers d’un texte donné par l’entremise de la notion de genre de discours – que je voudrais aborder ici l’oeuvre livresque de Luc Bureau. La notion de genre, selon la définition qu’en donne Todorov – « modèles d’écriture pour l’auteur » et « horizon d’attente pour le lecteur » – illustre bien ce lien entre l’écriture et sa réception (Todorov, 1987 : 34).

Il est difficile de parler de l’essai en tant que genre sans souligner la « paternité » lointaine de Montaigne, dont les célèbres Essais (1580) inaugurèrent une longue tradition de prose d’idées. De façon très générale, le genre est caractérisé par 1) la nature non systématique ou informelle des propos qu’il contient et donc l’absence de prétention à l’exhaustivité, à la synthèse ou à la rigueur dans le traitement des sujets abordés, en un mot son inachèvement ; 2) le caractère assumé de la subjectivité qui s’y exprime ; et 3) le style soigné mais non technique qu’il utilise, lui permettant d’atteindre un large public. [6]

Ces traits généraux de l’essai, on s’accordera sans doute pour le reconnaître, ne conviennent pas très bien à la discursivité classique de la géographie, soit-elle française, québécoise ou anglo-américaine. J’écris classique, car force est de constater que, depuis le tournant des années 1990 – les essais évoqués par Reynaud en seraient quelques témoins –, la rationalité discursive de la discipline tend non seulement à se diversifier et à faire place à des pratiques un peu plus variées et souples, mais encore à ne plus considérer le rapport au langage et à l’écriture en termes strictement instrumentaux ou transitifs (Brosseau, 1997). Il n’en demeure pas moins que, pour l’essentiel, les choses n’ont pas changé radicalement : les géographes écrivent surtout des articles scientifiques, des rapports techniques, des manuels ou des ouvrages universitaires. Et l’intensification des mesures « objectives » de la productivité scientifique comme la quantification des impacts de la recherche n’ont rien pour changer les choses (Gingras, 2014).

Or, par-delà les trois caractéristiques génériques de l’essai évoquées (inachèvement, subjectivité et style), deux autres m’apparaissent aussi importantes du point de vue épistémologique. Il s’agit, d’une part, de la forme qu’y prend l’argumentation, plus axée sur l’exemplification que sur la démonstration (de type logique), laquelle se déploie d’ailleurs souvent par l’entremise de citations fréquentes et nombreuses. De l’autre, et un peu par voie de conséquence, il s’agit du rapport plus général que l’essai entretient avec le savoir, un rapport qui, comme on le verra sous peu, relève de la remise en question et de la relativisation. Dans les pages qui suivent, je tâcherai d’illustrer ces cinq aspects de l’essai tel que le pratique Bureau, en veillant au passage à montrer comment quelques-uns de ses commentateurs y ont eux-mêmes été sensibles.

Bureau essayiste

Si Bureau écrit essentiellement des essais (j’exclus d’emblée ses deux anthologies Pays et mensonges, en 1999, et Mots d’ailleurs, en 2004, qui ne sont pas des « livres d’auteur » au même titre que ses essais), le lecteur ne manquera pas de noter que les caractéristiques de l’essai dont il vient d’être question ne s’y retrouvent pas toutes avec la même intensité. [7] Sans qu’il soit possible d’en retracer ici les multiples évolutions, un examen rapide permet de constater qu’à partir de la publication de La Terre et moi, en 1991, le caractère informel (ou plus « littéraire ») s’affirme de façon croissante. De ce point de vue, Entre l’éden et l’utopie, publié en 1984, témoigne d’une certaine hésitation entre l’essai formel et informel. L’étude des fondements de l’imaginaire de l’espace québécois s’y appuie notamment sur un appareil critique étoffé mobilisant une littérature savante très étendue qui donne à l’ensemble une patine universitaire « sérieuse ». Cela permettra, par exemple, à Lévy d’y voir à la fois une « géographie historique dans le meilleur sens du terme » et « une théorie plus générale des représentations spatiales » (1985 : 338). Or, Bureau emploie aussi un langage coloré, émaillé de métaphores nombreuses et inventives. Il fait irruption dans le texte pour marquer, souvent avec humour, sa présence et sa subjectivité. En un mot, il y imprime un « style ».

C’est en fait ce style, lequel combine la question de la subjectivité assumée que permet l’essai et l’usage de la langue, et donc celle du style proprement dit, qui sera célébré ou vertement critiqué par les premiers commentateurs du livre :

Outre le thème lancé par le titre, quelque chose fait pourtant son unité : son style. Il est vrai qu’on a parfois le sentiment que des pages ont été écrites trop vite ou relues avec approximation. Mais au-delà de ces reproches mineurs, ce qui frappe, c’est l’extrême importance de l’image dans la structure même du discours. L’auteur aime, selon son expression, « métaphorer comme un petit fou » ; il ne s’en prive pas, pas plus qu’il n’hésite à parcourir des niveaux de langue inhabituels dans les textes savants. […] Luc Bureau donne ainsi une aimable leçon à ceux des géographes qui, depuis l’enthousiasme de Jules Sion pour le lyrisme vidalien, en étaient venus à prendre la rédaction de Certificat d’Études pour le parangon de l’exposition scientifique. Sur ce terrain aussi il y a à innover, et ce n’est sans doute pas un hasard si l’exemple vient du Québec

Lévy, 1985 : 338

Il est impossible de passer sous silence le style utilisé par l’auteur tant il imprègne le contenu, le déroulement et la manière même dont est traitée l’information. La recette comporte l’emploi continuel de l’humour dont le recours à des épithètes et adjectifs intempestifs qui, avant toute chose, rendent risibles les sujets présentés. […] On voit mal l’utilité de tels procédés, si ce n’est pour faire rire, sinon rendre dérisoire. L’humour et la dérision ne sauraient tenir lieu de critique approfondie. Ainsi Bureau substitue à l’essentiel grâce à un ton pourfendeur, continuellement à la recherche d’une formule choc. En ce sens, il est malheureux que Bureau n’ait pas jugé bon d’établir de façon méthodique toutes les affinités qui allient Éden et Utopie. […] Certes, reconnaissons-le, le style est vif et alerte et, somme toute, de facture agréable à lire. On y trouve cependant un abus d’humour et de vocabulaire singulier. […] Ce n’est pas tant les tournures littéraires ou poétiques qui rebutent que l’utilisation continuelle de la dérision et du peu d’étayage critique. Par ailleurs, plusieurs démarches méthodologiques se côtoient (analyse de contenu, description de paysages, citations, archives) sans toutefois qu’aucune n’aille en profondeur. Répétons-le, chez Bureau, une citation hors contexte ou une simple condamnation humoristique font souvent matière de preuve

Sénécal, 1985 : 431-432

La différence de réaction de ces deux critiques ne s’explique pas tant par l’origine française du premier, qui apprécie la légèreté du ton compte tenu des traditions disciplinaires en France (bien résumées par Reynaud ci-dessus), et l’origine québécoise du second, mais bien par l’ambivalence du livre en matière de genre. Ou bien on accueille le livre comme un essai de type informel (avec toutes les libertés que cela autorise), et on appréciera le vent de fraîcheur qu’il constitue dans la production géographique qui lui est contemporaine ; ou bien on le reçoit comme un essai plus formel, comme certains aspects de l’ouvrage nous y invitent (notamment son sous-titre Les fondements imaginaires de l’espace québécois), et alors on déplore ses écarts par rapport à la rigueur et à la sobriété qu’exige le travail universitaire « sérieux ». C’est en cela que, de mon point de vue, ce premier essai de Bureau hésite entre les codes formel et informel de l’essai et c’est pourquoi sa réception a pu être aussi polarisée. C’est d’ailleurs pour les mêmes raisons qu’on a pu lui reprocher son « absence de cadre théorique explicite », lequel reposerait sur un corpus « lacunaire », ou encore regretter que l’étude s’appuie sur un matériau connu ou incomplet, bref que l’ensemble « aurait demandé une démarche plus systématique » (Sénécal, 1985 : 430, 432). On trouve donc ici réunis les trois premiers éléments caractéristiques de l’essai (inachèvement, subjectivité et style) qui contribueront à l’originalité des travaux de Bureau.

Avec la publication de La Terre et Moi, titre qui annonce plus clairement ses couleurs, cette ambivalence disparaît pour de bon. Et comme si l’auteur souhaitait que toute confusion soit définitivement évitée, il affiche explicitement ses prérogatives dès la fin du prologue : « Le seul mérite que je réclame, c’est celui d’un effort d’indépendance de l’esprit vis-à-vis de ce qu’il est convenu d’appeler les règles de l’objectivité scientifique » (Bureau, 1991 : 18).

Dès lors, quoique l’on pense du style coloré, au verbe heureux, à la métaphore débordante, ou encore de l’humour de Bureau, la réception de l’oeuvre accepte pour ainsi dire son statut d’essai, aussi « littéraire » ou informel soit-il :

La langue de La Terre et Moi se révèle riche et chatoyante comme la rêverie de l’auteur, s’alimentant fréquemment à la néologie avec des termes comme « anglicité », « cacotopie », « géo-narcissisme », « impermanence », « impossibilisme », « Oecuménopolis »... Il forge un vocabulaire nouveau pour enchâsser un imaginaire à la fantaisie débridée, sans limite. Parallèlement à ces néologismes, il émaille son texte de mots affectionnés qui reviennent de place en place : témoins ces « ataraxie », « épure », « exondé », « lapalissade », « souventefois », « immensurable », « géosymbolique », etc., dont la récurrence peut agacer à la longue mais qui marquent, telle la goutte d’eau, la permanence et la réduplication d’une pensée originale enserrée dans la gangue du langage géographique dont elle réussit par ailleurs à faire éclater les limites à de multiples reprises

Dugas, 1991 : 634

Luc Bureau, lui, nous délie la langue, la langue géographique, il nous donne la parole en nous donnant les moyens de rendre compte de nos rapports sensibles aux lieux, il expérimente des outils pour cela

Ferrier, 1991 : 631

C’est d’ailleurs sur ce plan, sans doute un peu influencé par mon détour en critique et théorie littéraires et surtout par la lecture des travaux de Bakhtine selon qui « l’artiste doit apprendre à voir la réalité avec les yeux du genre » (Bakhtine, dans Todorov, 1981 : 128) et le lecteur à lire un texte en fonction des horizons d’attente que crée le genre auquel il appartient, que j’ai moi-même reçu le livre La géographie de la nuit (1997) de Bureau :

Qu’on le dise d’emblée, le livre de Bureau n’est ni un traité, ni une monographie sobre, ni même un ouvrage d’universitaire préoccupé par un souci de démonstration rigoureuse. Non, il s’agit d’un essai, avec tout ce que cela comporte de libertés intellectuelle et stylistique, de jovialité dans le ton et d’incomplétude assumée

Brosseau, 1999 : 632

Positives ou négatives, les critiques, dans les revues savantes comme dans les grands quotidiens québécois (La Presse, Le Devoir, Le Soleil) ou encore dans L’Actualité porteront davantage sur la substance des essais de Bureau, sur les idées qu’ils proposent, que sur leurs présumés écarts de conduite stylistiques.

Montrer, suggérer, illustrer, citer

Comme le suggère Macé, l’essai est un genre « pressé » (2008 : 6), un genre qui, pour parler comme le ferait peut-être Bureau, « ne s’enfarge pas dans les fleurs du tapis de la démonstration ».

L’écrivain d’idées escamote vitalement le long passage qui devrait aller de l’intuition, c’est-à-dire de la naissance de l’idée, à sa démonstration ; on trouve sans cesse dans l’essai des remises à plus tard d’un développement, des procrastinations (songeons à tous les « projets » de Barthes), la multiplication d’amorces, une éternelle inchoativité, une hardiesse du propos, une pratique de l’allusion ; cette vitesse peut avoir, du point de vue d’une responsabilité du discours, son envers : un dégagement à l’égard de l’assertion, le refus de considérer que ce que l’on dit vous soit tout à fait imputable

Macé, 2008 : 6

Quiconque a fréquenté les ouvrages de Bureau trouvera de nombreuses illustrations de ces détours, raccourcis, anecdotes et digressions. Bureau aime lancer des idées, les exposer, en explorer les possibilités en cherchant tous les mots pour le dire, puis les illustrer avec de très nombreuses citations. Lecteur infatigable, Bureau semble toujours lire un crayon à la main, sans cesse à l’affût d’un passage évocateur, d’une formule heureuse, cocasse ou provocante. On l’imagine lire en quête de nouvelles citations, impatient de leur trouver une place dans un futur chapitre de livre en gestation. L’essai, il est vrai, entretient un rapport privilégié avec la citation, il tend à transformer les lectures en matière à citation : « Au coeur de l’essai, la culture devient une réserve existentielle, un réseau intime et partageable de citations que l’on s’est incorporées, et qui peut tenir lieu de vie » (Macé, 2008 : 8). D’ailleurs, à force d’accumuler les lectures, Bureau en est venu à colliger deux anthologies (Bureau, 1999 ; 2004) et un dictionnaire des mots du corps et de la terre (Bureau, 2015) dans lesquels il a regroupé thématiquement toutes les citations qui, pour ainsi dire, n’avaient pu trouver place dans ses essais. Comme le remarque Saletti, Bureau « aime se laisser guider par les mots » (Saletti, 1997 : D3). Ce sont d’ailleurs souvent les mots eux-mêmes, les siens comme ceux des autres, qui mènent le jeu et donnent lieu à de longues énumérations et métaphores filées qui s’enroulent autour de l’objet qu’elles tentent de cerner. Cela procure à ses essais un rythme qui, comme le suggérait Macé, est relativement symptomatique des trajectoires de l’essai au XXe siècle.

Dans La Terre et moi, Bureau dessine sa propre image du Québec, toute organisée par la force gravitationnelle du fleuve Saint-Laurent, à l’aide d’une palette impressionniste qui fait alterner, sans transition, impressions fugitives, clins d’oeil historiques, commentaire social et rêveries existentielles. Cela produit le tableau d’un pays à la fois très personnel et tout à fait « reconnaissable » :

Entre les îles du Saint-Laurent, directement sous l’empire de l’onde, et les étendues funèbres et solitaires du Nord, de multiples expériences de silences, de ruses, de vérités, d’absences, de détachements, d’immobilités, d’oublis et d’absolus sont possibles.

Il y a donc d’abord la sublimité des grands horizons du Nouveau-Québec, ces « terres de Cayn » de la sauvagerie, du silence, du vide effarant, qui se prêtent à toutes les quêtes de l’absolu, à toutes les déraisons et révélations. Plus avant, il y a les terres de promesses de l’Abitibi – promesses de l’or, de la fertilité d’une vie nouvelle –, qui éveillent en nous les remords du laissé-pour-compte, le chagrin du billet de loterie perdant à cause d’un seul chiffre.

Il y a les terres bosselées des Laurentides, tout en clinquant et en trompe-l’oeil, lieux de pèlerinage hebdomadaire des foules désoeuvrées et paumées, refuge exemplaire d’une culture hédoniste dédiée à l’évasion du corps et aux gaudrioles. Il y a les terres de Charlevoix, suspendues aux nuages et amarrées au fleuve, qui nous font accéder à tant d’expériences contradictoires d’élévation et de mise en abîme, d’ombre et d’éclaircies, de pelotonnement et d’étirement, qu’elles semblent l’écho de nos propres existences.

Il y a les terres erratiques des Cantons de l’Est, de l’Outaouais aussi…

Bureau, 1991 : 208

Au sujet de Québec, la Vieille capitale, Bureau y va d’une forme exacerbée de son imaginaire conquérant en imposant, tel Cupidon à l’objet de son désir, une forme humaine à l’objet de sa description. Ici, la métaphore filée fait alterner les éléments du site géographique de Québec (bien réels, mais choisis de façon à correspondre aux exigences de l’analogie et non l’inverse) et les parties de la jambe humaine à laquelle l’imaginaire de Bureau les soumet :

Cette ville est une jambe, la jambe gracieusement déliée d’une fée capiteuse assise sur un haut tabouret. C’est à mon sens l’image la plus adéquate que l’on puisse offrir de la ville. Du bas en haut, des berges envasées jusqu’aux éperons rocheux défensifs, tout trahit les motifs de la jambe sculpturale d’une créature féérique. Les doigts de pied délicats de la ville s’enfoncent dans les eaux du Saint-Laurent ; la plante de pied se confond avec l’étroite bande littorale servant à lier l’eau et le roc ; le mollet ou la partie inférieure de la jambe dessine la haute falaise ; le genou tient lieu de chemin de ronde, de parapet, ou de rempart ; la cuisse bien galbée et accueillante s’élève triomphalement vers la Citadelle.

Des conséquences nécessaires s’enchaînent. Ce sont non seulement les configurations du terrain qui épousent les contours d’une jambe, c’est toute la vie de la cité qui porte en écho ce motif…

Bureau, 2014 : 18

Dans l’extrait suivant, aussi tiré du Rat des villes (2014), que je me permets encore une fois de citer in extenso, Bureau propose une réflexion sur la violence urbaine à New York. Il n’élabore pas une démonstration à coup d’arguments logiquement enchaînés, il communique plutôt des idées autant qu’il les cherche par l’entremise de longues listes qui se prolongent dans le plaisir du texte :

Toute ville est violence. Et la production de la violence est l’une des grandes spécialités de la galaxie new-yorkaise. Les buildings qui rivalisent en hauteur les uns avec les autres incarnent la violence, la publicité tapageuse de Times Square, les graffitis orduriers sur les murs, les sirènes qui hurlent jour et nuit, les flambées et les dégringolades de la Bourse de Wall Street, les embouteillages inextricables, l’effroyable trafic de la drogue, les rixes entre gangs de rues, la discrimination raciale, les écarts de revenus, les films de sexe, l’agitation de la foule, tout entretient et promeut la violence. Et pourtant la ville séduit. Tout ce qui est excessif séduit. Le pic ou la cime inaccessible séduit. Le gouffre ou l’abîme sans fond séduit. New York est à la fois cime et abîme. Cette ville n’est pas faite pour les mous, les pleutres, les dégonflés, les agoniques, les acrophobes, les agoraphobes, les aérophobes, les pantophobes morbides. C’est pourquoi j’en suis reparti

Bureau, 2014 : 109

Pour convaincre le lecteur que l’esprit d’Éros « souffle en tout lieu », il recourt à la même stratégie :

Il souffle une sensualité brûlante dans les galeries serpentines des souks des médinas de Marrakech et de Tunis, dans les gares aux descriptions obscènes où se concentre une humanité qui se touche, se presse, se bouscule, hume les odeurs s’exhalant des corps obèses ou graciles, dans les ports d’Amsterdam ou du Havre qui émoustillent les marins longtemps contraints aux plaisirs solitaires par une trop longue navigation, dans les jardinets clos et fleuris ou si aisément l’amour éclot. Il souffle une petite peur piquante au goût aguicheur dans les lieux sombres, les ruelles encaissées, les parcs endormis…

Bureau, 2009 : 159

Ou encore, au terme d’une autre longue métaphore filée sur la curieuse organisation urbaine du Caire, dont le coeur grouille de bruit, pollution et désordre, et la périphérie se complait dans le « calme » et la « volupté », Bureau fait irruption dans le texte comme pour s’excuser du plaisir que lui procure sa plume :

Mais pourquoi suis-je toujours en train d’en prendre trop à mon aise avec la réalité, d’amplifier outrageusement les contrastes. Je travestis la réalité en laissant voir le coeur comme la gueule de l’enfer et le reste comme un paradis. Car il arrive que l’enfer s’infiltre dans les interstices du paradis, et que le paradis se prolonge très avant dans l’enfer. Il est dans chaque cas des espaces baignés de leur contraire

Bureau, 2014 : 212

Évidemment, pareille façon d’écrire n’a pas que des avantages. Comme le veut la vieille formule un peu usée, l’essai aurait le défaut de ses qualités, et ceux de Bureau ne font pas exception. Si elle procure beaucoup de liberté à l’auteur – comme lancer une idée provocante sans devoir faire la démonstration de sa pertinence – elle peut aussi laisser le lecteur sur sa faim. Commentant la Géographie de la nuit, Riendeau note par exemple :

dès que le propos devient plus complexe, plus exigeant, soit que l’auteur bifurque et emprunte le chemin du discours un peu plus convenu, ou qu’il termine sa discussion abruptement. Les fins de sections ou de chapitres donnent souvent une impression d’escamotage. […] Bureau se contente trop souvent de dresser de longues listes relativement peu commentées ou de procéder à de constantes énumérations tout en ajoutant des anecdotes autobiographiques qui s’allongent inutilement au lieu de développer un point de vue réellement original

Riendeau, 2001 : 130 [8]

Au sujet de l’Idiosphère, un autre commentateur signale l’ironie d’un éloge de la lenteur dans un texte qui procède à tant de raccourcis pour atteindre plus rapidement son but : « Peut-on faire un éloge de la lenteur, de l’habitation, dans un livre écrit à toute vitesse et qui paraît trouver son bien à gauche et à droite, au prix de nombreux raccourcis ? » (Biron, 2001 : D4).

La remise en question du savoir

Dans sa relation avec le savoir, l’essai devrait être considéré avant tout comme une expérience d’écriture, au sens du développement d’une parole originale qui refuse le langage factuel de l’information ou celui, plus abstrait, de la science – ou insiste pour le transformer –, tout en risquant la mise en jeu de connaissances. Entre le savoir qui s’écrit et le savoir-écrire, l’essai, tout en prônant une subjectivité, une forme d’empirisme et en récusant l’organisation systémique, vise à se tailler une place dans l’univers des discours et de la connaissance que nul autre ne pourrait occuper

Riendeau, 2005 : 102

L’écriture de la géographie chez Bureau, il va sans dire, s’inscrit en faux contre les pratiques discursives dominantes de la discipline. Le désir de scientificité en est absent, tout comme le sont la plupart des procédés qui, en principe, assurent l’objectivité scientifique. Bureau ne cherche pas à produire du savoir, il jongle avec les idées et nous invite à nous interroger sur les nôtres. Il n’y a rien qui ressemble à une « revue de littérature » critique, dans les essais de Bureau. Il ne dresse pas le tableau des travaux des autres géographes ou praticiens des sciences humaines qui se sont penchés sur des sujets similaires. Nul besoin pour lui de préciser les lacunes de ses prédécesseurs ou d’exposer le caractère chancelant de leurs analyses. On ne retrouvera pas non plus de définition de la « problématique », justification du cadre méthodologique, délimitation du corpus d’analyse et ainsi de suite. L’essai lui permet d’éviter toutes ces figures imposées de la démarche scientifique et lui procure la possibilité, comme on l’a vu, de donner forme à son « effort d’indépendance de l’esprit vis-à-vis de ce qu’il est convenu d’appeler les règles de l’objectivité scientifique » (Bureau, 1991 : 18).

Bureau manque rarement l’occasion de signifier ses réticences par rapport à la science, enfin à une certaine conception de la science : « Le scientifique authentique se refuse de prendre en compte le regard des hommes, les sentiments qui les animent, toutes choses qui donneraient un sens à ses recherches autrement si précieuses et courageuses » (Bureau, 2009 : 55). Mais la forme qu’il donne à ses textes constitue en elle-même une sorte de remise en question en acte. La relation que ses textes entretiennent avec la science en général et le savoir géographique en particulier semble ainsi donner raison à Riendeau lorsqu’il avance que l’essai « n’est pas fondé sur un savoir, qu’il ne vise pas avant tout la transmission d’un savoir, mais bien qu’il valorise la contingence de tout savoir » (Riendeau, 2005 : 100).

Conclusion

En fait, l’essai est un outil de recherche. Quiconque l’a pratiqué sait qu’il lui permet de trouver

Belleau, 1986 : 89

Si l’essai est un « outil de recherche », c’est pour Bureau le meilleur moyen de passer de la lecture à l’écriture, de « faire de la géographie » en empruntant les idées des auteurs qu’il affectionne et d’y glisser les siennes. Le genre lui a aussi servi de terrain d’exploration pour développer un style qui lui est propre. Le style, c’est rare qu’on se pose la question en géographie, c’est non seulement l’homme, comme l’écrivait Buffon, c’est aussi une façon d’habiter le texte et d’appréhender le monde.

Le style est à la fois une musique et une manière de regarder les choses, ou si l’on préfère une attitude, ou encore une façon d’être, ou un point de vue, dans le sens où il s’agit de choisir la place, l’emplacement à partir duquel on observera le monde

Djian, 2002 : 30

On sent dans les essais de Bureau une irrésistible tentation littéraire, un désir de littérature, qui va en s’accroissant à chacun de ses livres. Or, si l’auteur prend congé de la démarche scientifique, s’il s’inscrit en faux contre le savoir géographique patenté, il ne l’abandonne pas pour autant. Il préfère occuper une sorte d’espace mitoyen entre la géographie « sérieuse » et la littérature comme telle, ou encore agir comme un passeur entre les deux, ubiquité incertaine qui lui permet d’être à la fois ici et là. Bureau ne cite presque jamais les travaux des géographes, en tout cas pas ceux de ses contemporains. Pourtant, il revendique toujours, dans ses titres comme dans ses thèmes, une identité de géographe. [9] Il le fait aussi en entretenant un rapport privilégié, presque amoureux, avec les cartes, pas tant pour « localiser » les lieux dont il traite, mais pour prolonger par d’autres voies que les mots les rêveries multiples qu’ils font naître chez lui. « L’essai, comme le roman, est aussi création. Pourtant, la grande figure allégorique n’est rien moins que la raison elle-même. Mais la raison n’y est que la métaphore de la passion qui anime l’écriture » (Major, dans Mailhot, 2005 : 16). Aussi écrivain que géographe, il ne renonce jamais aux plaisirs que lui procure l’expérience de l’écriture. Difficile d’imaginer un autre genre que l’essai pour laisser libre cours à ce plaisir. Dans un ouvrage publié à la même époque que les premiers livres de Bureau et les trois essais qui consacraient, selon Reynaud, la naissance de l’essai géographique, Vincent Berdoulay (1988) s’interrogeait sur les conditions discursives de la créativité en géographie. Il y suggérait que le discours pouvait être envisagé dans son versant limitatif (le discours-prison) qui nous enferme dans les mailles d’un langage qui nous empêche de dire ou encore nous force à dire, et dans son versant créatif (le discours-création). Avec le recul des années, il semble que l’essai, dont Bureau est un des praticiens les plus prolifiques en géographie, constitue bel et bien un discours-création qui a servi à décloisonner la discipline en l’ouvrant à de nouvelles thématiques et, surtout, à montrer que la géographie pouvait s’écrire autrement. Chemin faisant, il a aussi ouvert la discipline à un tout autre lectorat et, comme le suggérait Chevalier, à renouer ses liens avec le « grand public ». À preuve, plusieurs de ses ouvrages sont, toutes proportions gardées, des « succès de librairie », chose rare pour une discipline « qui se vend mal », selon les mots de Reynaud. Ils sont recensés dans les revues de géographie universitaire, bien sûr, mais aussi dans les revues littéraires et les grands quotidiens. [10] Luc Bureau est un des seuls géographes, avec Jean Morisset, à figurer dans les anthologies d’essais québécois (Chassay, 2003 et Mailhot, 2005). Il faut croire, qu’à force de remettre en chantier les « modèles d’écriture » de la géographie humaine par sa pratique de l’essai, il aura aussi réussi à modifier les « horizons d’attente » du public à son égard.