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J’ai tiré de moi ma règle, mon principe et mon goût, mais sans outrer la différence et sans me séparer arbitrairement des autres.

Caillois, Approches de la poésie.

La société québécoise a ceci de particulier selon Bélanger (1977) que, compte tenu de son peuplement régional préindustriel et culturellement homogène, puis d’un essor largement dépendant des ressources naturelles de son milieu [1], elle a été encline à se reconnaître dans son territoire, acteur et témoin de ses évolutions, et à se projeter dans son aménagement. Et c’est cette grande sensibilité au territoire qui conférerait à la géographie québécoise – entendre ici la discipline et ses protagonistes dans le milieu universitaire – une pertinence sociocognitive comptant peu d’égales ailleurs. Quelle autre entité, même parmi les autres pays « neufs » que sont par exemple l’Australie, le Brésil et la Nouvelle-Zélande, ou parmi les autres contrées multiculturelles comme la Belgique, le Royaume-Uni ou la Suisse, se caractérise en effet par une minorité qui a pu, su ou voulu s’affirmer grâce à un habitat et à un mode d’habiter ayant non seulement assuré sa survie, mais lui ayant permis de se développer et de s’affirmer ? Pour importante que soit cette réalisation de la société québécoise par son territoire, là n’est toutefois pas exactement notre propos, attendu que d’autres s’y emploient fort bien (Dumont, 1996 ; Létourneau, 2000 ; Bouchard, 2001 ; Thériault, 2002). Ce qui nous intéresse, c’est beaucoup plus de voir en quoi la géographie québécoise, comme savoir, y participe.

Plus précisément, qu’est-ce alors que la géographie québécoise ? Pourquoi ? Comment ? Pour qui ? Voilà quelques questions « difficiles » sur lesquelles les géographes québécois ou autres réfléchissent trop rarement, convaincus sans doute que cela est de peu d’intérêt, la géographie québécoise étant ce que ses praticiens font, ou convaincus que c’est impossible tant cela nécessiterait de travail pour recenser puis analyser toute la production géographique québécoise. Ces questions auxquelles les pages suivantes vont tenter de répondre sont pourtant essentielles, aussi bien pour les géographes que pour la population en général, car si l’assertion de Bélanger est juste, la géographie québécoise gagnerait à être plus connue et pratiquée, ici comme ailleurs. Notre ambition n’est toutefois pas de définir la géographie québécoise à la suite d’une étude méticuleuse au vaste échantillonnage mille et une fois éprouvé, mais plutôt d’avancer quelques idées, d’esquisser quelques arguments puis de souligner quelques faits pour sensibiliser à son existence comme savoir géographique à part entière et pour faire valoir ses vertus, sinon pour lancer un débat sur son rôle et sur sa destinée.

C’est ainsi que nous défendrons l’hypothèse que la géographie québécoise se distingue depuis ses débuts (soit l’avènement des départements de géographie dans les universités québécoises lors des années 1950) par le constant souci qu’elle a de trouver une voix qui lui soit propre et qui lui permette de contribuer à l’aménagement optimal du territoire du Québec (Hamelin, 1952). Certes, il s’agit là d’ambitions communes à chaque école nationale, mais un rapide regard sur la contrepartie canadian [2] à la géographie québécoise, puis sur les géographies étatsunienne, britannique, française et autres [3] laisse entendre que la géographie québécoise s’y emploierait plus ou mieux qu’ailleurs, si ce n’est de manière plus évidente et plus cohérente. Il en est ainsi, chercherons-nous à démontrer, car la géographie québécoise propose un regard singulier sur le monde et plus spécialement sur son territoire et sa population. Une unicité qui est attribuable, selon nous et les géographes québécois qui nous sont familiers, à trois facteurs déterminants : son site, sa situation et son propre dessein.

Réflexion sur le rôle et l’objet de la géographie québécoise, ou quelques prémisses à une définition

Un site original

Attendu qu’il s’agit de déconstruire avec tout ce que cela appelle d’artifices ce qui est indivisible, la géographie québécoise se distingue d’abord par la place qu’y occupe l’immensité de son territoire, par le gigantisme de ses éléments physiques avec son fleuve et ses rivières, lacs et forêts hors normes, puis par l’âpreté de ses autres composantes naturelles, qu’il soit question de climat, de géomorphologie, d’hydrologie ou de biogéographie. Mais plus encore que l’exceptionnalité de ces caractéristiques physiques et leur effet structurant sur tout ouvrage humain, c’est l’omniprésence de ce territoire et de cette nature dans l’imaginaire collectif des Québécois [4], qu’il soit question d’aménagement, d’écologie ou de paysage, mais plus encore d’identité, qui façonne pour partie la pensée géographique québécoise. Cette dernière est encore structurée par une autre particularité afférente à son site, ou plutôt aux individus qui le peuplent, soit la très grande urbanisation des milieux de vie des Québécois, fortement concentrés dans la plaine laurentienne, surtout autour de Montréal, et l’urbanité tout aussi marquante de leurs modes de vie, fût-ce en zone rurale. Ces deux traits, jouxtés à une occupation totale de tout le territoire, encore que celle-ci soit parcellaire dans ses nombreuses et vastes périphéries où sont mises en valeur les ressources naturelles du Québec, font que la géographie québécoise se distingue également par une intelligence éminemment sensible aux dynamiques scalaires, par exemple entre les quartiers d’une ville ou les niveaux de gouvernement, et aux rapports de force entre les régions.

Une situation avantageuse

Foncièrement sensible à l’importance du territoire, au jeu des échelles comme à la puissance de la nature, et qu’il soit question de développement durable, de gestion intégrée des ressources physiques et humaines ou de mieux-être tant physiologique que psychologique, la géographie québécoise se singularise encore par sa situation mitoyenne à la croisée de multiples univers de sens. Sise géographiquement à la rencontre du Nord (l’autochtonie des Amérindiens et des Inuits, puis l’altérité « autre » des Métis) et du Sud (l’eldorado des États-Unis, puis les pays en émergence et sous-développés qui s’enfilent à sa suite), puis historiquement et intellectuellement à celle de l’Est (Europe francophone et latine, mais encore britannique, germanique, scandinave et slave) et de l’Ouest (anglophonie et francophonie canadian, fortement mâtinées des influences étatsuniennes et depuis peu asiatiques), la géographie québécoise est depuis ses tout débuts hybride, traversée d’une multitude d’influences. En témoigne, par exemple, la formation universitaire des géographes québécois d’hier et d’aujourd’hui, qu’il s’agisse d’un parcours tout géographique pan-québécois, nourri à plusieurs cultures et contrées, ou d’un parcours bigarré en vertu de formations complémentaires dans d’autres champs. Nous en voulons encore et surtout pour preuve que la géographie québécoise, dès lors qu’on regarde la bibliographie et les sources d’inspiration de sa production, est ouverte à tous les univers référentiels, tous les paradigmes, concepts, méthodes, approches, modèles explicatifs, cadres théoriques et analytiques y étant convoqués, mais encore qu’elle est sensible à toutes les géographies nationales ou écoles de pensée. Or, au su de la très grande récurrence de pareille hybridité, il se dégage une intention commune qui déborde la simple occurrence spatiotemporelle, et donc le statut passif et circonstanciel d’interface, et qui révèle plutôt une pensée géographique foncièrement hybridante.

Une nature singulière

Ce qui distingue fondamentalement la pensée géographique québécoise, c’est sa volonté explicite d’assumer sa nature composite, mieux de la faire sienne en embrassant pleinement son euro-améri-canadianité et en revendiquant haut et fort, par l’amalgame qu’elle en propose, ses nombreuses influences. C’est en effet parce que la géographie québécoise cherche sciemment à transcender ces diverses souches et influences à l’aune des traits structurants ci-dessus dégagés de son site, de sa situation et de sa société, de même qu’à celle du désir affirmé de tirer de chacune les moyens jugés les plus performants pour comprendre et pour servir au mieux la géographicité de notre condition habitante, quitte pour cela à secouer les idées reçues et à emprunter des « chemins de travers » pouvant apporter un éclairage différent (voir les travaux de Bureau [1984, 1991, 1997], de Dorion [1963, 1967, 1994], d’Hamelin [1975, 1994] ou de Ritchot, [1999], par exemple), qu’elle propose, somme toute, une lecture géographique singulière [5].

Faut-il voir dans cette volonté d’hybridation une conséquence du statut de la société québécoise comme minorité culturelle et linguistique, si ce n’est comme entité sociétale particulière, qui interpellerait, en géographie comme partout ailleurs au Québec, une résistance toute gauloise (voir le village des irréductibles de Goscinny et Uderzo) ? C’est-à-dire la poursuite logique et naturelle pour la géographie québécoise d’une voie/voix singulière au diapason d’une société tout aussi unique ? Et donc sa quête de moyens et de référents originaux pour contribuer directement à la construction du Québec comme entité distincte et pérenne ? Partie prenante d’une prise en charge comme d’une quête d’authenticité sans cesse relancées alors qu’elle s’emploie à saisir, à déconstruire puis à ré-investir les rapports Homme/Nature, Espace/Société et Territoire/Culture tels que déclinés et conjugués au Québec, la géographie québécoise n’est-elle pas habitée par le Québec, plus spécialement par l’aménagement de son territoire et par le destin géographique de sa société ? N’est-elle pas même indistincte de ceux-ci, car extensions de sa propre destinée comme de sa tessiture ? À la différence des autres discours géographiques nationaux, la géographie québécoise ne se caractérise-t-elle pas en définitive par une ambition socioterritoriale qui surdéterminerait son volet cognitif et scientifique ?

Faut-il sinon plutôt déceler dans cette volonté d’hybridation l’effet de la verdeur de la géographie québécoise et de l’impudence qui peut y être associée, puis celui du petit nombre de ses praticiens, soit deux traits qui la prémuniraient des diktats des écoles de pensée sévissant parmi les géographies française, britannique ou étatsunienne, pour ne nommer que celles-là ? La géographie québécoise, n’ayant que faire des sectarismes alors qu’une cause plus noble et plus grande est à servir, serait-elle passée outre les errements idéologiques, les suffisances méthodologiques ou les impairs théoriques ? Est-elle si aguerrie, si vertueuse ? Ne demeure-t-elle pas pourtant incarnée par des personnes et des institutions qui sont loin d’être désintéressées ou étrangères aux impératifs de la rentabilité, fût-elle financière (subventions de recherche), en termes de popularité (nombre d’inscriptions) ou de reconnaissance (publish or perish) ?

Ou peut-être est-elle singulière plus simplement par ce qu’elle exerce pleinement sa liberté ? Épistémologiquement territorialisée (humble, perméable et hybride) et ontologiquement territorialisante (fière, ambitieuse et hybridante) alors qu’elle s’emploie à recentrer et à re-contextualiser l’être intime de notre espace vécu, si ce n’est à faire advenir notre espace désiré au sein de la géographie du Québec, la géographie québécoise ne participe-t-elle pas à l’élaboration d’un art d’habiter par et pour les Québécois ? En en appelant, pour ce faire, autant à la raison qu’à la foi (ici en un projet de société), la géographie québécoise, connaissance, ne se distingue-t-elle pas dès lors encore comme heuristique ?

Objectifs du présent dossier

C’est pour répondre à ces questions et à bien d’autres encore que nous avons préparé ce dossier. Compte tenu de sa brièveté et de son ton relevant plus de l’essai, nous n’essayons pas d’illustrer toutes les étapes de l’avènement ou de la pratique de la géographie québécoise, pas plus que nous nous employons à signaler les principaux progrès réalisés par les chercheurs. Nous souhaitons plutôt mettre en lumière l’intérêt de la géographie québécoise, à titre d’objet, puis explorer la vision du monde qui caractérise la discipline géographique québécoise, ce, à partir de ce que des géographes québécois en font et de la perception qu’on en a à l’étranger.

Au-delà du simple témoignage, ce dossier se veut un hommage aux artisans de la géographie québécoise qui, du Québec ou d’ailleurs, en ont structuré la pensée, modulé le discours, affiné les méthodes ou qui, plus simplement, ont contribué à faire des milliers d’étudiants qui se sont succédés dans leurs classes – ou des milliers d’individus qui ont assisté à leurs conférences – des citoyens plus avertis, plus engagés, davantage responsables. Ce dossier se veut également un encouragement à poursuivre dans cette recherche d’excellence et de singularité pour tous ceux qui, depuis quelques années, succèdent aux premières générations de géographes-professeurs. Si, contrairement à leurs prédécesseurs, nulle contrée nouvelle n’est pour eux toujours à découvrir, ils et elles se doivent de questionner sans cesse les modalités et les finalités de notre aménagement du territoire, car les rapports que nous entretenons avec lui demeurent foncièrement complexes et évolutifs. Qui plus est, au su de l’épuisement de nos ressources non renouvelables et même renouvelables, de la fragilité de notre environnement, au su de la perte de nos repères associée à la globalisation des échanges, à l’accélération des flux, à la métropolisation de notre territoire puis à la métamorphose de nos paysages, nous nous devons de réagir à l’avènement de milieux a-territorialisés et de modes de vie dé-territorialisants. Cela dit, si le passé peut être gage du futur, et la qualité de ses nouveaux artisans semble en témoigner (voir le numéro spécial des Cahiers de géographie du Québec paru en décembre 2006 où plus de 25 jeunes géographes présentaient leur programme de recherche), la géographie québécoise a devant elle un bel avenir. L’objectif ultime de ce dossier, somme toute, est de contribuer à la prise de conscience de la fécondité et de l’originalité de cette géographie québécoise, si ce n’est de nourrir chez ses acteurs une identité forte, afin qu’ils soient plus sereins et davantage confiants si nécessaire vis-à-vis leur condition de géographes, mieux de géographes québécois.