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Le réputé géographe français nous surprend avec un livre sur l’histoire de l’architecture et des formes urbaines. Le mot géographie n’apparaît qu’à trois ou quatre reprises dans le texte, ce qui semble illustrer la volonté de l’auteur de sortir des ornières disciplinaires, quoique le fond de sujet demeure l’espace géographique : ce qu’il est, ce qu’on en dit, ce qu’on en fait. L’oeuvre est plutôt réussie. Paul Claval y démontre sa grande polyvalence et son érudition. Regardons cela plus en détail.

L’objet du texte est précisément l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme, de la Renaissance jusqu’au début du XXe siècle. Mentionnons d’abord que la conception de l’urbanisme qui est véhiculée tout au long du texte est le reflet de la tradition française. On parle ainsi de l’urbanisme sur le plan normatif ou prescriptif, soit au niveau des formes qu’il produit ou qu’il a produites. Cela diffère de la conception anglo-saxonne et nord-américaine de l’urbanisme tel que pratiqué au Québec. Cette dernière approche s’inscrit à l’intérieur du courant du planning, soit une démarche axée sur les processus de planification et de gestion. De ce côté-ci de l’Atlantique, il serait peut-être plus juste d’utiliser les termes « architecture urbaine » et « urbanisme esthétique », voire « composition urbaine » ou même « urban design ».

Dans son ouvrage, Claval tente de mettre en exergue l’origine et l’apport des pratiques d’embellissement et d’ennoblissement dans le champ de l’aménagement. L’exercice est très intéressant, en particulier dans les premiers chapitres, qui discutent de la naissance de la perspective en peinture et de son effet en architecture et, éventuellement, en urbanisme. Selon le récit évoqué, l’architecture et l’urbanisme se mettent au service des riches et des puissants, à partir du XVe siècle, afin d’ennoblir leur cadre de vie (églises, châteaux, domaines, parcs, ensembles urbains, etc.) et de témoigner de leur statut social. La recherche de la beauté absolue guidera dès lors les grands maîtres d’oeuvre occidentaux vers des formes qui expriment la symétrie, l’équilibre des proportions et l’harmonie. Les prescriptions spatiales vont se multiplier dans la rationalité ambiante de l’époque moderne et elles seront sont sans appel. On ne discute pas du beau, on applique ou non ses principes.

Les modèles architecturaux et urbains proposés sont d’abord inspirés par les réalisations monumentales des Grecs et des Romains de l’Antiquité, mais ces modèles en viennent à démontrer de l’autonomie, avec le temps. Au rationalisme dominant se jouxtent bientôt des formes plus organiques et circulaires, notamment au sein de la culture anglaise. Cette différence s’exprime notamment dans les parcs à la française et à l’anglaise, lesquels résulteraient d’attitudes distinctes face à la nature. Les deux courants urbanistiques identifiés par Françoise Choay en 1965, soit les idéologies culturaliste et progressiste, tireraient de là leur justification. Le propos se poursuit par la description des travaux d’Haussmann sur Paris et de leur retentissement à travers l’Europe et ses colonies. L’auteur termine avec l’énumération des idées et propositions de Geddes, de Howard et de Le Corbusier. Le géographe nous laisse à la période d’institutionnalisation de l’urbanisme, soit au début du XXe siècle, phénomène qui se déroule dans un certain relativisme quant aux bonnes formes à promouvoir. Le défi de combiner l’urbanisme esthétique et l’urbanisme fonctionnel confronte aussi les autorités locales.

Dans l’ensemble, il s’agit d’un document fort bien écrit et riche en information. La démarche nous semble originale, notamment par la mise en lumière des fondements philosophiques des pratiques artistiques associées à l’aménagement des cadres de vie. Toutefois, il faudrait sans doute interpeller un historien de l’art ou de l’architecture pour juger pleinement de son caractère nouveau par rapport aux écrits existants. De plus, on peut déplorer l’absence de cartes et figures, alors que le thème traité se prêterait bien à la représentation graphique. Finalement, l’auteur se penche en alternance sur les conditions concrètes des villes et sur la sphère des idées dans le domaine des arts, lorsqu’il traite d’une époque. Cette méthode est féconde et probablement nécessaire, mais elle donne lieu à certaines ruptures de ton dans le texte.

Dans l’ensemble, l’essai de Paul Claval paraît vouloir répondre à une certaine dévalorisation ou disqualification des arts urbains et de la composition urbaine au sein de l’urbanisme contemporain. L’embellissement serait un exercice noble, de longue tradition, qui aurait été négligé au profit d’une pratique urbanistique à visées fonctionnelles et d’interventions sur les problèmes sociaux urbains. L’auteur souligne d’ailleurs que les contributions à l’urbanisme de Geddes sont intéressantes, mais qu’elles ont échoué à produire des formes précises. On pourrait lui répondre que les prescriptions esthétiques ont rarement réglé les problèmes urbains les plus criants. Le dilemme de l’urbanisme se révèle alors dans toute sa force : imposer des formes idéales au corps social, quitte à bousculer les populations, ou entreprendre une démarche de planification sensible aux besoins et respectueuse de la culture, quitte à reproduire les manières de bâtir issues de la tradition et, ce faisant, à saper sa propre légitimité. De notre côté, nous serions davantage tentés par la deuxième option.