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Introduction

La problématique de cet article s’inscrit dans le contexte d’une transformation substantielle des modes et des milieux de vie urbains, entraînée par la métropolisation (Bassand, 2007). Les impacts de ce phénomène mondial sur la gouvernance, le développement et l’aménagement des territoires métropolitains sont importants (Hamel, 2005 ; Collin et Robertson, 2007) : constitution et renforcement de pôles d’attraction reliés par des axes de (télé)communication et de transport aux effets structurants sur le développement métropolitain, spécialisation fonctionnelle du sol et ségrégation sociale l’accompagnant, développement d’une forte différenciation et d’une individualisation qui amplifie la fragmentation sociospatiotemporelle entre les métropoles et leurs habitants, etc. (Bassand, 2007). L’accélération de l’étalement métropolitain que ce phénomène entraîne repousse sans cesse les frontières de l’urbanité et les limites des métropoles, ce qui empêche la correspondance des territoires fonctionnel et institutionnel (Offner, 2006a ; Bherer et Sénécal, 2009), autrement dit, la superposition des territoires des « problèmes » et des « solutions ». Cet article pose un regard critique sur les politiques et les pratiques planificatrices en vigueur à Ottawa-Gatineau, où les problématiques d’aménagement du territoire et des transports sont abordées à travers le prisme de la gouvernance transfrontalière (dans ce cas-ci, interprovinciale), qui ajoute un niveau de complexité non négligeable à toute intervention publique en la matière (Saez et al., 1998).

L’ère du gouvernement des villes a cédé sa place à celle de la gouvernance urbaine (Le Galès, 1995). Au cours des dernières années, les travaux traitant de cette question ont insisté sur la transformation et la complexification de l’action publique urbaine : les divers intervenants doivent désormais être consultés, l’État perd petit à petit son monopole sur la contrainte publique, le principe de subsidiarité acquiert graduellement une importance accrue, la sphère d’influence de la société civile augmente au fil du temps et nombre d’institutions et de régimes variés et mixtes font leur apparition. Ainsi, selon Bourdin (2000 : 42), les sociétés « sont de plus en plus difficiles à gouverner et ne peuvent l’être qu’en développant des techniques complexes d’interaction avec la société civile », le pouvoir « ne peut fonctionner sans coordonner de multiples acteurs qui défendent des intérêts particuliers et limités », la négociation joue un rôle crucial en favorisant « l’émergence d’intérêts communs » et l’action publique « n’est plus le seul fait d’un État ». Dans pareil contexte, les défis de la coordination et de la concertation revêtent une importance capitale.

Dans le cadre de cet article, nous abordons ce concept de gouvernance dans une optique urbanistique, c’est-à-dire dans le but de tenter de déterminer comment sa diffusion influence les pratiques planificatrices en matière d’urbanisme et de mobilité. Par exemple, depuis le passage à l’ère de la gouvernance urbaine, la planification urbaine a enregistré d’importants changements. Selon Wachter (2000 : 59), la planification signifie aujourd’hui avant tout « information, coordination, concertation ainsi que coopération entre les acteurs ». Ainsi, « argumenter », « délibérer » et « débattre » sont devenus les nouveaux mots d’ordre de l’aménagement et de l’urbanisme (Wachter et al., 2002), dans un contexte où le paradigme du rational comprehensive planning est sévèrement remis en cause, et ce, tant au Québec (Proulx, 2008) que dans l’ensemble des villes canadiennes (Grant, 2006).

À la lumière de ces considérations, plusieurs travaux ont fait le constat d’un certain renouvellement des pratiques planificatrices en matière d’aménagement et d’urbanisme (Albrechts et al., 2003 ; Salet et al., 2003 ; Gauthier et al., 2008 ; Bacqué et Gauthier, 2011) qui s’exprime notamment par l’entremise d’un tournant communicationnel ou argumentatif observé au sein des théories de la planification : le collaborative planning (Healey, 1997 ; Forester, 1999 ; Innes et Booher, 2010). Dans la foulée de la gouvernance, ce courant prend appui sur un encouragement soutenu au dialogue et à la communication entre les acteurs afin qu’ils définissent ensemble leurs valeurs et intérêts communs dans la réalisation de leurs démarches planificatrices (Hamel, 1999).

Cette approche prône le recours systématique à des stratégies visant à favoriser l’échange et la délibération entre une pluralité d’acteurs et « conçoit la planification comme un processus interactif et politique dans lequel le rôle des planificateurs consiste, entre autres, à informer les acteurs des enjeux et à structurer les débats dans l’objectif d’atteindre un accord » (Gauthier et al., 2008 : 330). Elle se réclame de la démocratie participative – ou « de proximité » (Lacaze, 2009) – et est intimement liée (et favorise le recours) aux démarches qui s’inscrivent dans la foulée de l’« impératif participatif » (Blondiaux et Sintomer 2002 ; Bacqué et al., 2005 ; Blondiaux, 2008). Certains auteurs vont même jusqu’à suggérer que ce tournant dans la planification, notamment par l’entremise des procédures participatives et collaboratives sur lesquelles il prend appui, favorise la mise en oeuvre des principes du développement durable (Gariépy et Gauthier, 2009).

Cet article traite de gouvernance et de planification métropolitaines dans la région d’Ottawa-Gatineau, en considérant plus particulièrement l’enjeu de la concertation interprovinciale en matière d’aménagement du territoire, ce qui a été l’objet de très peu de contributions au cours de la dernière décennie. Il s’inscrit ainsi dans la continuité des travaux concernant les impacts politiques des réorganisations territoriales du tournant des années 2000 sur la gouvernance et la planification métropolitaines de la région (Andrew, 2006). Il s’inscrit également dans la continuité des travaux traitant du manque de coordination en matière de mise en oeuvre de plans régionaux du gouvernement fédéral afin d’affirmer le caractère de capitale d’Ottawa-Gatineau (Gordon, 2002 et 2006).

L’article est divisé en cinq sections. La première explicite la problématique et le cadre de référence du projet de recherche dont il est issu [1]. La seconde présente la région métropolitaine interprovinciale d’Ottawa-Gatineau, son territoire, sa population, son passé politique, son architecture institutionnelle et ses modes de gouvernance. La troisième détaille la démarche méthodologique par laquelle le projet de recherche a été réalisé, pose les deux questions principales auxquelles il vise à répondre et situe l’hypothèse sur laquelle il prend appui. La quatrième partie synthétise les principaux constats tirés de l’enquête de terrain effectuée dans le cadre de ce projet. La cinquième, enfin, résume les grandes tendances qui se dégagent de l’analyse effectuée et offre quelques pistes de réflexion prospective à l’égard des pratiques planificatrices en vigueur dans le domaine de l’aménagement du territoire à Ottawa-Gatineau.

Gouvernance et concertation métropolitaines

Le renouvellement procédural et substantiel des pratiques planificatrices par la participation publique n’a pas épargné la région métropolitaine d’Ottawa-Gatineau. En effet, les acteurs publics intervenant dans les domaines de l’aménagement du territoire – principalement les Villes d’Ottawa et de Gatineau ainsi que leurs autorités organisatrices des transports collectifs respectives, c’est-à-dire OC Transpo et la Société de transport de l’Outaouais (STO), mais aussi, dans une certaine mesure, la Commission de la capitale nationale (CCN) – ont irrémédiablement modifié leurs façons de faire au cours des dernières années.

En effet, ils ont d’abord souscrit aux objectifs du développement urbain durable et résolu de façonner leurs plans et politiques en soutenant que leurs actions et interventions à venir s’inscriront toutes dans une perspective « durable ». Ainsi, l’importance de la durabilité transparaît dans la quasi-totalité des projets et exercices de planification actuels et récents dans la région [2]. De plus, ces acteurs publics ont aussi souscrit aux objectifs de la concertation à l’échelle métropolitaine – c’est-à-dire, d’une part, entre les institutions et les représentants de la société civile et, d’autre part, entre les institutions elles-mêmes – et résolu de façonner leurs plans et politiques en soutenant que leurs actions et interventions à venir s’inscriront désormais toutes dans une perspective « concertée ». Andrew et Chiasson (2011) ont ainsi démontré que les autorités municipales de la région semblent vouloir jouer un rôle plus important au sein des processus de planification et d’aménagement, ce qui suppose qu’elles devront dorénavant travailler davantage ensemble que chacune de leur côté. Gilbert (2011) a toutefois fait état de certains effets du caractère ambigu – à la fois diviseur et fédérateur – de la frontière interprovinciale qui sépare Ottawa et Gatineau sur la planification de la région, ce qui complexifie la concertation et limite l’ambition des interventions. Pour pallier ces difficultés, Gordon et Juneau (2011) proposent que soient déléguées certaines compétences en matière de planification à une agence métropolitaine à caractère spécifique, responsable de la concertation entourant la mise en oeuvre de grands plans. Dans la même optique, Sancton (2011) suggère plutôt que soit augmenté le rôle de la CCN pour rendre plus cohérente la planification métropolitaine de la région tout en évitant soigneusement les « insurmontables » obstacles constitutionnels associés à la création d’un district fédéral semblable à celui de Washington, D.C. La concertation y constitue donc un défi majeur, mais y revêt une importance grandissante, entre autres pour assurer la mise en oeuvre du développement urbain durable.

À bien des égards, toutefois, cette situation n’est pas surprenante, car les mots « durabilité » et « concertation » sont récemment devenus de véritables maîtres mots de l’action publique – des impératifs collectifs auxquels les pouvoirs publics sont implicitement tenus de se conformer (Bourdin, 2000 ; Wachter et al., 2002). L’officialisation de la prise en compte de ces impératifs, pour le moment seulement promise dans les politiques, modifierait substantiellement la nature des pratiques planificatrices en matière d’urbanisme et de mobilité dans la région métropolitaine d’Ottawa-Gatineau. Le contexte institutionnel et politique de la région risque toutefois de limiter la portée de ces interventions dans l’optique de la mise en oeuvre effective de ces objectifs de l’action publique urbaine.

La région métropolitaine interprovinciale d’Ottawa-Gatineau

La région métropolitaine interprovinciale d’Ottawa-Gatineau est la région de la capitale nationale (RCN) du Canada, composée de deux municipalités voisines situées chacune dans sa province respective de part et d’autre de la rivière des Outaouais : Gatineau, la quatrième ville la plus populeuse du Québec, du côté nord, et Ottawa, la deuxième ville la plus populeuse de l’Ontario, sise sur la rive sud. Elle correspond essentiellement à la partie urbaine de la région métropolitaine de recensement (RMR) d’Ottawa-Gatineau, quoique avec certaines différences notables en milieu rural (figure 1). Le territoire administratif de la RCN ne correspond donc pas tout à fait au territoire fonctionnel de la région métropolitaine.

Figure 1

Chevauchements territoriaux dans la région métropolitaine d'Ottawa-Gatineau

Chevauchements territoriaux dans la région métropolitaine d'Ottawa-Gatineau
Source: d’après Andrew (2006)

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Quatrième agglomération urbaine en importance au Canada, Ottawa-Gatineau est très étendue mais, dans l’ensemble, peu densément peuplée (tableau 1). Cette situation est attribuable au fait qu’elle comprend à la fois des zones urbaines de densité relativement élevée (comparables à celles des autres métropoles nord-américaines) et de vastes zones rurales très peu densément peuplées. Du côté ontarien, la forte majorité de ces zones rurales ont même été intégrées au territoire de la ville d’Ottawa lors de la fusion du 1er janvier 2001.

Tableau 1

Territoire et population de la région métropolitaine d'Ottawa-Gatineau

Territoire et population de la région métropolitaine d'Ottawa-Gatineau
Source: Constitué à partir des données de Statistique Canada (2012)

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On constate dans la RCN une importante intégration économique, surtout en raison du secteur tertiaire (marqué de manière très importante par les services gouvernementaux fédéraux, provinciaux et municipaux) et d’abondants flux de travailleurs traversant la rivière des Outaouais matin et soir par un des cinq ponts qui l’enjambent pour se rendre travailler dans l’autre province. Le centre-ville d’Ottawa constitue la destination de 23 % de tous les déplacements effectués en pointe matinale et même de 31 % de ceux qui proviennent de Gatineau. Inversement, seulement 4 % des déplacements à partir d’Ottawa ont pour destination le centre-ville de Gatineau (NCR Trans, 2006).

Le passé politique de la RCN a été caractérisé par un foisonnement institutionnel entraîné par une volonté manifeste des diverses institutions fédérales d’exercer un certain contrôle sur l’aménagement du territoire à l’échelle métropolitaine. Toutefois, malgré cela, la région d’Ottawa-Gatineau n’a toujours pas été constituée en district fédéral. La planification territoriale ne s’y est donc jamais effectuée de manière uniformisée entre les deux villes et provinces. Ainsi, à l’instar des autres régions métropolitaines dépourvues d’un gouvernement régional, Ottawa-Gatineau est aux prises avec une problématique majeure d’inadéquation entre ses territoires fonctionnel – celui « des problèmes » – et institutionnel – celui « des solutions » (Offner, 2006a ; Bherer et Sénécal, 2009). La fragmentation institutionnelle de la RCN est toutefois relativement faible, par comparaison avec celle des autres régions métropolitaines canadiennes. Les mandats respectifs des instances responsables de la planification, de l’aménagement et de la direction du territoire et des transports de la région font néanmoins en sorte que ces instances entrent souvent en compétition, voire en opposition, en raison de leur chevauchement non harmonisé ainsi que de l’absence de mécanisme normalisé et officiel de coopération interprovinciale (Paquet, 2006a). Une quantité non négligeable d’interventions des administrations locales sont par conséquent complexifiées par les interactions avec la CCN ainsi qu’avec les ministères des gouvernements supérieurs. Qui plus est, aucun organisme métropolitain n’est explicitement institué de la prérogative de coordonner l’action publique territoriale de l’ensemble de ces acteurs. Cet état de fait nuit donc de manière importante à la mise en oeuvre, à l’échelle métropolitaine, de politiques urbaines capables de relever adéquatement les défis qui se posent en matière d’aménagement du territoire et des transports : étalement urbain, dépendance à l’automobile, manque d’efficacité et d’attractivité des réseaux de transport collectif, iniquités d’accès aux modes de déplacement alternatifs en dehors de certaines heures et zones, etc.

L’architecture institutionnelle de la RCN est donc relativement complexe : en plus des Villes d’Ottawa et de Gatineau, de leurs autorités organisatrices des transports respectives (OC Transpo et la STO) et des gouvernements provinciaux dont elles dépendent (ceux de l’Ontario et du Québec), le gouvernement fédéral y joue un rôle non négligeable – quoique de plus en plus limité – dans l’aménagement du terri-toire et des transports, par l’entremise de la CCN. En effet, cette dernière dispose de compétences significatives en la matière, en vertu de son mandat particulier. Les Villes d’Ottawa et de Gatineau doivent donc composer avec sa présence au moment de réviser leurs documents d’urbanisme, de se doter de règlements de zonage et d’entreprendre des projets d’aménagement ou de construction, et ce, même sur leur propre territoire. Si, au Canada, en vertu du partage de compétences enchâssé dans la Constitution, ces prérogatives reviennent d’habitude toujours aux municipalités (Sancton, 2006), il en va autrement dans la RCN, justement à cause de ces compétences urbanistiques conférées à la CCN. Il semble toutefois que, depuis une vingtaine d’années, cette institution fédérale joue un rôle de moins en moins prépondérant dans la planification et l’aménagement du territoire et consacre plutôt l’essentiel de ses efforts à l’organisation d’événements divers visant à renforcer le sentiment identitaire des Canadiens à l’égard de leur capitale fédérale (Gordon, 2006). La CNN a certes joué un rôle important dans ce domaine par le passé, mais l’accroissement du rôle des municipalités observé au cours des dernières années a permis de souligner que ses réels pouvoirs sont limités, par rapport à ses interlocuteurs des villes et des provinces. En effet, sur plusieurs enjeux de planification et d’aménagement, la CCN se révèle plutôt timide et ne dispose que de très peu de pouvoir coercitif. En contrepartie, elle semble toutefois prendre de plus en plus de place dans les relations interprovinciales entre les deux villes, notamment en contribuant à dépolitiser certains dossiers de nature métropolitaine, en les projetant sur des termes plus longs ainsi qu’en leur conférant une portée plus grande que celle des habituels mandats municipaux. Ce faisant, comme les travaux du Panel de la revue du mandat de la CCN (Paquet, 2006a) semblent le démontrer, plusieurs considèrent que la Commission de la capitale pourrait agir à titre de force intégratrice pour la région, de médiatrice sur les dossiers métropolitains, de directrice et d’intermédiaire entre les administrations municipales ainsi que de courroie de transmission du gouvernement fédéral vers le milieu municipal. Les particularités du contexte interprovincial biculturel de la région font toutefois en sorte qu’une proportion non négligeable d’intervenants de la région manifestent en contrepartie d’importantes réticences à ce qu’une institution fédérale acquière un rôle accru dans la planification et l’aménagement de la RCN, craignant que ce processus de renforcement des pouvoirs de la CCN ne s’effectue au détriment des provinces ou des Villes d’Ottawa et de Gatineau.

Questions de recherche, hypothèse et démarche méthodologique

À la lumière de ces considérations, cet article tente de fournir des réponses aux deux questions suivantes. Quels sont les obstacles à la planification et à l’aménagement du territoire dans une perspective concertée à l’échelle métropolitaine dans la région d’Ottawa-Gatineau ? Quelles sont les conséquences de la complexité des modes de gouvernance de la région et des jeux d’acteurs publics et privés aux intérêts divergents sur les processus décisionnels, le contenu des politiques et les perspectives de renouvellement des pratiques planificatrices en matière d’aménagement du territoire à l’échelle métropolitaine ? Pour répondre à ces questions, une démarche de recherche a été entreprise en deux temps principaux.

D’abord, à l’issue d’un travail d’enquête préalable [3], nous avons formulé l’hypothèse selon laquelle le manque de concertation des acteurs publics et privés d’Ottawa-Gatineau est attribuable à la grande complexité de la gouvernance de la région ainsi qu’aux importantes divergences d’intérêts politiques, économiques et sociaux de ces acteurs, ce qui constitue le principal obstacle à la planification intégrée de l’aménagement du territoire à l’échelle métropolitaine. L’enquête de terrain dont les résultats sont présentés dans cet article a donc été effectuée sur la base du postulat selon lequel ces acteurs institutionnels et de la société civile ne se concertent pas suffisamment et adéquatement – et que, pour cette raison, la planification du territoire et des transports ne s’y effectue pas de manière intégrée, ce qui a pour conséquence de limiter le niveau de durabilité sociale et écologique de l’aménagement du territoire de la RCN. Ensuite, afin de vérifier cette hypothèse, des entretiens semi-directifs ont été réalisés avec 14 acteurs-clés des domaines de l’aménagement du territoire et des transports d’Ottawa-Gatineau.

Ces 14 intervenants ont été rencontrés en nombres égaux de chaque côté de la rivière des Outaouais. Ont ainsi été interviewés quatre élus municipaux (deux de la Ville de Gatineau et deux de la Ville d’Ottawa), quatre professionnels de l’aménagement (un de la Ville de Gatineau, un de la STO, un de la Ville d’Ottawa et un de la CCN), quatre représentants d’associations actives dans ces domaines (une association du domaine du développement durable basée en Outaouais, une association de gens d’affaires basée à Gatineau, une association du domaine des transports collectifs basée à Ottawa et une association du domaine du développement durable basée à Ottawa) et deux citoyens résidants (un de Gatineau et un d’Ottawa). Outre les élus locaux et les professionnels de l’aménagement interviewés pour des raisons dont la pertinence n’est pas à démontrer, les représentants d’associations ont été choisis pour leur grande diversité de points de vue et les citoyens résidants ont été sélectionnés sur la base de leur participation fréquente aux exercices de consultation publique des deux villes. Des questions leur ont été posées à l’égard de la concertation interprovinciale, de ce qui la facilite ou l’entrave, de l’état de la concertation dans la région, des moyens qui pourraient être mis en oeuvre pour assurer la concertation des acteurs de la région ainsi que des effets de la concertation sur la planification et l’aménagement du territoire à l’échelle métropolitaine. Tous ces entretiens ont été retranscrits puis résumés et analysés sous l’angle du renouvellement des pratiques planificatrices dans un contexte de gouvernance métropolitaine.

Par ailleurs, dans le sillon des méthodes de recherche empirique présentées en détails par Fijalkow (2007), tout au long de l’étude préliminaire et de l’enquête de terrain, nous avons tenu un journal pour consigner systématiquement les divers constats, observations et interrogations associés à l’objet et au terrain de recherche ; effectué une analyse du tissu urbain afin de catégoriser et de qualifier les diverses parcelles du territoire à l’étude à l’aide des théories mobilisées et des outils développés ; consulté des outils spatiaux et historiques afin d’approfondir les connaissances sur les enjeux et les espaces au coeur de la recherche ; et dépouillé des données statistiques de tous genres afin d’en dégager des tendances passées, actuelles et futures. La conjonction de toutes ces méthodes de collecte de données a permis de mettre en lumière les constats principaux suivants.

Concertation et gouvernance métropolitaines : enjeux et défis

Dans cette section seront présentés les résultats de l’enquête de terrain en matière de concertation, d’abord municipale puis interprovinciale [4], ainsi que de gouvernance métropolitaine. La section se conclut par des réflexions prospectives à l’égard des défis auxquels les acteurs de la RCN, selon les intervenants rencontrés, seront confrontés au cours des prochaines années et décennies en matière de concertation.

Concertation municipale

Les intervenants rencontrés s’entendent pour dire que la participation publique est essentielle, qu’elle confère plus de cohérence à l’action municipale en matière d’urbanisme et de mobilité et qu’elle doit être effectuée par l’entremise de mécanismes toujours plus inclusifs. Ils souhaiteraient en revanche que les élus et les fonctionnaires se consultent et se parlent davantage pour travailler ensemble à la production de projets de meilleure qualité qui, ainsi, permettraient aux villes de cheminer irrémédiablement vers le développement urbain durable.

En effet, à Ottawa-Gatineau, en matière de concertation municipale, il subsiste des dynamiques doubles assez contradictoires. Ainsi, selon les acteurs rencontrés à Gatineau, les services municipaux sont en processus de décloisonnement en faveur d’une interconnectivité – ce qui devrait permettre d’éviter la simple addition de mesures sectorielles, sans lien entre elles, qui empêche souvent les pouvoirs publics de répondre efficacement aux problèmes qui leur sont posés (Jouve et al., 2002 ; Jouve 2003). Il semble par contre que la Ville ne consulte pas adéquatement la société civile et que le débat public a été « sciemment » réduit aux élus puisque certains conseillers prétendent être payés pour gérer la municipalité. Par ailleurs, à Ottawa, il y aurait un manque de concertation entre les décideurs et les techniciens ainsi qu’entre les services municipaux et entre les conseillers municipaux représentant les districts ruraux, suburbains et urbains. Néanmoins, la Ville consulte sa population quand les mécanismes prévus à cette fin par la loi ontarienne se révèlent selon elle insuffisants. Plusieurs acteurs-clés interviewés précisent cependant qu’elle le fait parfois à l’aide de dispositifs participatifs ne permettant pas d’assurer aux participants qu’ils pourront exprimer leurs opinions librement, qu’ils seront entendus par les décideurs et que leurs points de vue seront considérés à juste titre au moment de la prise de décision finale.

Concertation interprovinciale

Quant à la concertation interprovinciale, il semble que les gens des deux côtés de la rivière des Outaouais se parlent plus et mieux qu’auparavant, mais qu’ils ne le font toujours pas assez. D’après les acteurs rencontrés, il en est ainsi parce qu’Ottawa et Gatineau sont situées dans deux provinces qui font les choses différemment, qui ne travaillent pas selon la même approche en raison de leurs structures et de leurs cultures organisationnelles différentes et qui ne parlent pas la même langue (les fameuses « deux solitudes »). D’après certains intervenants, les tensions souverainistes du Québec, mais surtout la nécessité de composer avec la CCN, font aussi en sorte que la concertation interprovinciale ne figure pas au sommet des priorités des organisations. Selon les personnes interviewées, une telle concertation devrait pourtant être systématique entre la CNN, les décideurs et les techniciens d’Ottawa-Gatineau, ce qui conférerait plus de cohésion, de cohérence et d’uniformité à la planification et à l’aménagement du territoire de la région.

Il semble néanmoins que les intervenants des transports et de l’urbanisme de la RCN ont des contacts de plus en plus fréquents et de plus en plus cordiaux, permettant les échanges d’informations et l’ajustement de certaines décisions. Dans les termes associés à la typologie des niveaux de cohésion de l’action publique locale dans le champ des déplacements urbains (Offner, 2006b), leurs procédures planificatrices peuvent donc être qualifiées de coordination relationnelle. En outre, ils se sont dotés de certains dispositifs de mise en interdépendance d’éléments du système par l’entremise de leurs comités techniques conjoints. Les travaux des professionnels de la planification et de l’aménagement oeuvrant au sein de ces groupes de travail interprovinciaux s’inscrivent donc dans une dynamique globale d’articulation instrumentale. Par contre, Ottawa-Gatineau ne fait toujours pas l’expérience d’une culture commune aux acteurs et intervenants, issue de leurs interactions et basée sur des connaissances, habiletés, problèmes, solutions et stratégies qu’ils partageraient. Le niveau de coordination des pouvoirs publics de la région ne peut donc pas encore être associé à de la cohérence cognitive.

Gouvernance métropolitaine

À Ottawa-Gatineau, en matière d’aménagement, les grands dossiers dont la portée est métropolitaine sont généralement fédérateurs ; en revanche, les projets concrètement spatialisés ont plutôt tendance à faire ressortir le côté compétitif (et non coopératif) des instances de la région. Parmi les exemples récents de cet état de fait, celui du Musée canadien du portrait est particulièrement probant. Toutes les villes canadiennes pouvaient postuler pour obtenir que ce musée vienne s’installer chez elles. Calgary et Edmonton semblaient favorisées par le gouvernement conservateur, alors la RCN s’est mobilisée, unie, pour garder cette institution nationale dans la région de la capitale fédérale. Par contre, quand est venu le temps de proposer des sites où le musée pourrait s’installer, plus personne ne s’entendait et les deux villes sont redevenues en compétition.

De plus, la gouvernance de la RCN est éminemment complexe, car malgré la très faible fragmentation institutionnelle observable dans la région, on constate un important chevauchement d’instances responsables des différents dossiers en matière de planification et d’aménagement du territoire. Pour y remédier, les acteurs rencontrés considèrent qu’il faudrait mettre en place des mécanismes officiels visant à assurer la systématisation de la concertation des instances, notamment en matière d’urbanisme et de gestion de la mobilité. À l’instar de ce qu’en dit Sancton (2011), selon eux, l’incorporation d’Ottawa et de Gatineau en un district fédéral et la création d’un gouvernement métropolitain ne seraient toutefois pas envisageables d’un point de vue politique. Il vaudrait donc mieux mettre sur pied un système asymétrique et avoir recours à une approche hybride – inscrite dans une perspective de gouvernance baroque (Paquet, 2006b), par exemple – qui pourrait être caractérisée par des arrangements particuliers pour certains champs d’intervention. Plusieurs acteurs-clés de la région se demandent s’il ne serait pas plutôt préférable de confier un mandat clair et des pouvoirs décisionnels à la CCN, qui pourrait selon eux agir encore davantage à titre de force intégratrice pour la région, puisqu’elle pilote déjà certains dossiers aux répercussions métropolitaines. D’autres, au contraire, s’y opposeraient farouchement, car ils considèrent la CNN insensible aux préoccupations des intervenants du milieu local, gardent de mauvais souvenirs de certaines de ses interventions ou sont en désaccord avec les orientations qu’elle a adoptées au cours des dernières années en matière d’aménagement. Il semble de plus que tant les Villes d’Ottawa et de Gatineau que les autorités organisatrices des transports collectifs de la région résisteraient vivement à de tels rapatriements de compétences.

Défis en matière de concertation

Selon les acteurs rencontrés, les décideurs publics et la société civile de la région d’Ottawa-Gatineau auront cinq défis d’importance à relever au cours des prochaines années. Le premier sera de faire participer les entreprises québécoises au financement des transports collectifs, car elles bénéficient des gains en productivité et d’économies substantielles grâce aux investissements publics dans ce domaine. Le deuxième, pour Gatineau, sera de produire un schéma d’aménagement et de développement intégré avec les municipalités voisines afin de contrer l’étalement métropolitain et d’effectuer une transition vers une occupation durable du territoire. Le troisième défi sera d’en finir avec les querelles de juridiction entre les villes et les gouvernements, dans le but de mieux servir leurs citoyens. Le quatrième sera de trouver une solution à l’injonction contradictoire avec laquelle doivent composer les élus (penser le développement de la ville dans une optique métropolitaine tout en travaillant pour les résidants de leur quartier afin d’assurer leur réélection). Enfin, le cinquième sera de remettre l’intérêt collectif devant l’intérêt privé, en matière de planification et d’aménagement du territoire.

Tous ces défis constituent des manifestations directes ou indirectes de la transition qui s’effectue présentement du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine (Le Galès, 1995). Le pouvoir de planification, de décision, de développement et d’aménagement ne repose plus dans les seules mains des décideurs locaux et de leur fonction publique. Faut-il le rappeler, au cours des dernières décennies, les institutions publiques ont perdu de leur légitimité et sont devenues incapables de répondre seules aux problématiques sociales contemporaines (Simard et Chiasson, 2008). Comme ces cinq défis le démontrent on ne peut plus clairement, la coordination, la concertation et la consultation mutuelles des pouvoirs publics et de la société civile revêtent désormais une importance capitale (Paquet, 2006b). Or, l’intégration de la planification et de l’aménagement du territoire et des transports au nom d’une utilisation plus cohérente des sols et des modes de déplacement à l’échelle des agglomérations repose principalement sur la capacité des acteurs publics responsables de ces dossiers à se concerter et à se consulter, et ce, en amont des processus décisionnels. La participation publique, un instrument par excellence de l’application de la gouvernance et de la planification collaborative de la ville, constitue un moyen d’assurer la pérennisation de cette concertation, car même si ses effets sur l’aménagement du territoire ne sont pas toujours des plus manifestes, « en favorisant l’établissement d’une vision commune claire et argumentée », elle peut agir « comme un facteur de mise en cohérence de l’action collective urbaine » (Gauthier et al., 2008 : 336). Ainsi, s’ils veulent relever avec brio les défis identifiés ci-dessus, les intervenants des domaines de la planification et de l’aménagement du territoire d’Ottawa-Gatineau auraient manifestement tout intérêt à systématiser leur recours à cet instrument d’action publique.

Discussion et conclusion

Il ressort de cette analyse que la concertation à l’échelle municipale est en cours de généralisation, mais présente encore certaines défaillances procédurales (conflits entre élus ou avec les fonctionnaires, société civile parfois laissée à l’écart du processus décisionnel, dispositifs participatifs inadéquats, etc.). La concertation à l’échelle interprovinciale est, quant à elle, amorcée depuis longtemps et elle est en croissance depuis quelques années, notamment grâce au travail de la CCN ; mais les obstacles sociaux, culturels et politiques qui l’entravent sont toujours nombreux et font en sorte qu’elle ne figure toujours pas au sommet des priorités des organisations de la région.

Dans ce contexte, la gouvernance métropolitaine est à Ottawa-Gatineau – comme ailleurs, diront certains – d’une complexité au moins aussi grande que l’architecture institutionnelle de la région, notamment en raison du chevauchement non harmonisé des instances responsables des questions liées à la planification et à l’aménagement du territoire. La constitution d’un district fédéral ou la création d’un gouvernement régional n’y seraient toutefois pas envisageables d’un point de vue politique. Alors, il semble que la région devra inventer et se bricoler des modes hybrides de gouvernance « baroque » qui lui seront propres, qui prendront acte de son caractère asymétrique et qui pourront, par exemple, se caractériser par des arrangements particuliers en fonction des domaines d’action auxquels ils s’appliqueraient éventuellement.

En somme, le portrait global de la gouvernance de la région métropolitaine d’Ottawa-Gatineau brossé dans cet article est pour le moins éclectique et même en apparence contradictoire. En effet, les procédures régionales en matière de concertation (aussi bien municipale qu’interprovinciale) sont quand même relativement bonnes, à la lueur des nombreux facteurs politiques et sociaux qui en entravent les succès. Or, malgré cela, en matière de planification intégrée, tant de l’aménagement du territoire et des transports que d’Ottawa et de Gatineau, la région fait piètre figure. La mise en oeuvre de la durabilité s’en est donc trouvée limitée au cours des dernières années. La volonté récente et manifeste de coopération interprovinciale pourrait toutefois changer irrémédiablement cet état de fait au cours des prochaines années.