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Dans le chapitre conclusif des actes d’un colloque sur la cartographie, tenu en 2004, Guy Di Méo s’interrogeait : « Dans une courte conclusion en forme de paradoxe ou de boutade, on pourrait, en définitive, se demander si les savoirs géographiques ne s’enrichissent pas plus de la lecture critique des cartes produites par une multitude de cartographes désormais autonomes, que du fait de leur stricte production par la géographie des géographes » (2004 : 662). La proposition que Matthew W. Wilson, professeur à l’Université du Kentucky, développe dans cet ouvrage, paru début 2017, est bien différente. Elle ne sépare pas l’observation de la pratique et prône, au contraire, une approche critique de la cartographie qu’on pourrait qualifier d’incarnée et d’éclairée. Pour prendre la mesure à la fois du tournant numérique, du développement de la géosurveillance, d’une forme de routinisation de la cartographie (everyday cartography), mais aussi de la privatisation de la production et du contrôle des données géographiques, l’auteur préconise en effet un renouveau de la cartographie critique. Afin de sortir de postures spéculatives, Wilson suggère à la fois des analyses de la fine mécanique des nouveaux modes de fabrique cartographique et, dans le même temps, une observation détaillée des usages effectifs de ces dispositifs. Il explique alors que ce positionnement de chercheur qui fait des systèmes d’information géographique (SIG) un objet de recherche n’est pas simple à tenir dans les arènes universitaires, qui ont tendance à distinguer, voire à séparer, les approches (studying versus doing, p. 5). Mais sa position est convaincante et, au fil de l’ouvrage, on perçoit bien tout l’intérêt des alliances disciplinaires qui permettent d’aborder par de multiples prismes complémentaires ces assemblages technologiques de plus en plus complexes et, ainsi, d’engager une critique constructive.

Ce livre de 224 pages est structuré en cinq chapitres accompagnés d’une introduction et d’une conclusion. Chaque chapitre dispose de sa propre bibliographie et peut être lu indépendamment. Les cinq chapitres, qui constituent le corps de ce qui s’apparente parfois à un manifeste, sont organisés autour de cinq fractures qui rendent, selon l’auteur, le renouvellement de la critique indispensable aujourd’hui. Le premier chapitre, Criticality: The urgency of drawing and tracing, revient sur l’émergence d’un courant de recherche autour des SIG, une critique qui, dans la continuité des travaux de Brian J. Harley, s’est constituée au début des années 1990 avec, comme point d’orgue, le séminaire de Friday Harbor (1993). Celui-ci reste encore aujourd’hui un événement marquant dans l’histoire de la discipline, où promoteurs et pourfendeurs des SIG ont pu échanger leurs points de vue. Mais loin de s’arrêter à cette manifestation, Wilson en prolonge les débats en s’interrogeant sur les nouvelles conditions de la critique à l’ère du « géoweb », des données massives ou encore de l’intrusion de la géolocalisation dans les objets du quotidien. Le deuxième chapitre Digitality: Origins, or the stories we tell ourselves s’intéresse aux effets de la numérisation sur la production et les usages de la carte et sur les relations entre l’auteur et le lecteur. Là aussi, son raisonnement repose sur une remise en perspective historique puisque c’est par le récit de l’histoire du Laboratoire d’informatique et d’analyse spatiale de Harvard (LCGSA), créé en 1965, qu’il débute son propos. Le troisième chapitre, intitulé Movement: Strange concepts and the essentially subjective, retrace l’histoire des recherches universitaires sur l’animation des cartes (Tobler, Schmidt, ou encore Dutton). En convoquant Deleuze et sa conceptualisation du film par l’image du mouvement, il souligne l’importance de ne pas considérer les cartes animées comme la simple somme d’images individuelles. Au quatrième chapitre Attention: Memory support and the care of community, l’auteur s’interroge sur les jeux d’autorité s’exerçant face à la surabondance de cartes qui se font concurrence. Enfin, le cinquième chapitre Quantification: Counting on location-aware futures souligne les ambiguïtés du développement des métriques qui cherchent à ordonner l’espace (et le social) à toutes les échelles : des statistiques personnelles avec la quantification de soi aux indicateurs produits dans les villes intelligentes.

L’ensemble constitue un ouvrage dense. Il est faiblement illustré (23 figures en noir et blanc) pour un tel sujet. Cependant, même si sa lecture est parfois ardue, car l’auteur mobilise des références foisonnantes qui mériteraient souvent d’être davantage discutées, le propos est particulièrement stimulant. Ainsi, les chercheurs en géomatique, cartographie et autres spécialistes de la géographie numérique y trouveront un ouvrage-clé à la fois pour remettre en perspective les évolutions actuelles, souvent trop rapidement qualifiées de « révolutions technologiques », et engager une réflexion sur leur pratique. Mais au-delà de ce lectorat de spécialistes, tout lecteur qui s’intéresse à la dimension politique et sociale des changements dans la représentation géographique du monde, en lien avec le développement des usages de la géolocalisation, est à même d’y trouver des éléments salutaires de réflexion. En effet, plusieurs observateurs ont récemment souligné une tendance accrue à la marginalisation des approches critiques des sciences de l’information géographique face à une forme de néopositivisme numérique. Ainsi, Goodchild note que les chercheurs qui s’engagent sur la voie des approches critiques des sciences de l’information géographique semblent aujourd’hui bien moins nombreux qu’au milieu des années 1990, et il sonne l’alarme : « Critical GIS is in danger of becoming almost invisible » (2014). Ce livre apparaît alors comme un contrepied de cette tendance. Au même titre que Ground truth: The social implications of Geographic Information Systems de John Pickles, paru en 1995, cet ouvrage constitue une référence importante pour mieux comprendre les enjeux de cette « géonumérisation du monde [1] » .