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À l’hiver 2008, dans le cadre d’un tournage sur l’île d’Orléans, se sont tenus des entretiens entre l’écrivain Jean Désy et le géographe Louis-Edmond Hamelin. Le documentaire qui devait en être issu n’a pas été complété, mais Daniel Chartier, spécialiste des représentations du Nord, a eu l’idée de reprendre et d’adapter le contenu filmé pour en faire un livre. En plus de la conversation, qui est divisée en trois chapitres, celui-ci comporte une introduction et une chronologie de la carrière d’Hamelin. Des photographies remarquables du Québec nordique et de ses habitants, prises par Robert Fréchette, sont intégrées au volume.

Le livre permet de prendre conscience de l’originalité et de l’envergure intellectuelle du géographe, présenté comme l’un des grands penseurs de la Révolution tranquille, de même que de suivre son parcours peu commun. Dès l’enfance, Hamelin est sensibilisé à l’importance des mots. Il est marqué par l’incrédulité de son père, cultivateur, de ne pouvoir trouver dans le dictionnaire des termes pourtant employés couramment pour nommer la campagne. Jeune adulte, il est influencé par les rencontres de l’explorateur Vilhjalmur Stefansson, qui s’intéresse à la représentation mentale de l’Arctique, et du géographe Raoul Blanchard, qui propose une conception graduée du territoire.

Nouveau professeur, Hamelin cherche en 1953 à fonder le Centre d’études nordiques, à l’Université Laval. L’utilisation de l’adjectif nordique pour désigner le Nord du monde, de même que le souhait que l’organisme détienne une vocation multidisciplinaire, représentent des propositions audacieuses pour l’époque. Heureusement, le ministre des Richesses naturelles, René Lévesque, « qui avait une réelle conception du tout-Québec » (p. 30), est séduit par l’approche et appuie le projet. En 1965, Hamelin publie pour la première fois le mot nordicité, un terme scientifique conçu pour décrire le Nord au-delà du 50e degré de latitude. Il est surpris de voir que le mot passe dans la langue commune et qu’on l’emploie pour désigner également le Sud du Québec. Nordicité devient un véritable « mot-programme » qui permet la production d’un langage de plus de 400 mots.

Une véritable théorie du Nord est exposée, dans ces entretiens, à travers divers exemples de mots créés par Hamelin. Désignant l’étude du Nord, le mot nordologie traduit la conviction, portée par le géographe tout au long de sa carrière, que la meilleure façon d’étudier ce territoire est de regrouper diverses disciplines sectorielles pour accéder à une vue d’ensemble, à un niveau scientifique global. Le Nord, c’est aussi l’hiver, cette nordicité saisonnière qui intéresse particulièrement Hamelin. Pour décrire l’espace occupé par la saison froide, il propose le mot hivernie, appliqué autant à l’espace physique qu’à l’espace mental. Hamelin se désole de la relation difficile qu’un grand nombre de Québécois entretiennent avec l’hiver, malaise désigné par le mot hivernitude, et propose que ceux qui l’acceptent « sont près de leur pays car, en réalité, accepter l’hiver, c’est accepter la québécité » (p. 36).

Jean Désy, qui a longtemps travaillé auprès des autochtones comme médecin au Nunavik, interroge Hamelin sur sa conception de l’autochtonie et des liens entre autochtones et non-autochtones. Le géographe lui révèle avoir été frappé, dès ses premiers voyages dans le Nord, par le manque de considération qu’avaient, pour la culture et le mode de vie autochtones, les Québécois du Sud venus sur place pour l’exploitation des ressources naturelles. Sa critique « deviendra comme un Refus global nordique » (p. 57) de cette attitude. Pour y remédier, il propose de chercher à comprendre les traits distinctifs de l’autochtonie, qu’il aborde à travers une sélection de mots inuits et innus, ainsi qu’avec le concept d’holisme qui, dans ce contexte, désigne une fusion entre l’humain et le territoire. L’analyse des principales différences entre autochtones et non-autochtones devrait permettre aux deux groupes de mieux se comprendre et, à terme, de trouver un terrain d’entente au sein d’un système appelé associationnisme. Cette relation nouvelle, gage d’une meilleure harmonie entre gens du Nord et gens du Sud, contribuerait à l’atteinte d’une plus grande « plénitude politique » pour le Québec.

Désy est fasciné par le travail de création de mots et il cherche à en comprendre le mécanisme. Hamelin lui explique que le mot est comme un atome dont on peut provoquer la fission en l’ouvrant. La naissance et le développement du mot glaciel, dérivé du latin glacies, a ainsi permis de proposer un mot français désignant « glace flottante », qui a généré des verbes, des adverbes et des adjectifs. Pour Hamelin, le langage permet avant tout de comprendre et d’apprécier le monde : « Quand on sait nommer les choses, on développe une amitié à leur endroit. Car tout ce qui entoure n’est plus indifférent » (p. 101).

Livres ou films et divers documents à connotation biographique qui exposent les réflexions de Louis-Edmond Hamelin sur le Nord et la nordicité ont déjà été publiés. La nordicité du Québec : entretiens avec Louis-Edmond Hamelin ne constitue pas moins un ouvrage nécessaire sur l’homme et son oeuvre, parce qu’il en synthétise de manière remarquable le parcours et la pensée nordistes et constitue une forme de testament intellectuel du géographe. Le lecteur peut y découvrir, ou y redécouvrir, la qualité des propositions et des engagements d’Hamelin, tout en appréciant la profonde complicité qui se dégage, au fil des pages, entre l’intervieweur et l’interviewé.