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Introduction

La question des régimes fonciers et des droits de propriété en territoires autochtones retient depuis plusieurs années l’attention d’un nombre important de chercheurs, leur renforcement étant souvent considéré nécessaire au développement et à la croissance des communautés (De Soto, 2000). L’articulation de ces régimes fonciers soulève en revanche de cruciales interrogations dans un contexte où l’accès au territoire se voit le plus souvent tributaire de la réaffirmation politique et identitaire des Premières Nations. D’abord privés, pour plusieurs, de leurs droits ancestraux au moment de la colonisation, la plupart des groupes autochtones s’affairent aujourd’hui à rétablir une certaine équité socioterritoriale, celle-ci ayant été largement bafouée par le système des réserves indiennes. Mais si le confinement sur ces minces parcelles de territoire s’est avéré la cause de multiples ruptures pour les peuples autochtones, d’autres initiatives, également soutenues par des visées colonialistes, y ont par ailleurs contribué. En effet, après avoir été dépossédées, puis cantonnées sur ces terres « réservées », certaines communautés, au Canada et aux États-Unis notamment, ont été encouragées vers la fin du XIXe siècle par les instances gouvernementales à privatiser leurs territoires et à adopter un mode d’habiter plus « individuel », plus conforme à une pleine citoyenneté, alors synonyme d’une totale assimilation (Baxter et Trebilcock, 2009) [1]. Les réformateurs de l’époque ont par ailleurs attribué l’échec des démarches amorcées à l’absence d’une conception claire de la propriété privée parmi les peuples autochtones, plutôt qu’à l’imposition sans compromis d’un modèle unique que ces derniers étaient contraints d’adopter. Cette démarche était ainsi fondée sur un important déni, alors que l’existence de régimes de propriété complexes au sein des systèmes d’appartenance traditionnels se voyait contestée par les instances décisionnelles. En effet, seule la dimension communale de la propriété territoriale était susceptible d’être reconnue, selon elles, par les Premières Nations. Parallèlement, les conceptions spécifiques du territoire valorisées par ces dernières, bien qu’initialement méjugées, devaient néanmoins être absorbées par la vision que prônait alors la société majoritaire (Bobroff, 2001).

C’est donc dire que les régimes fonciers, dont la propriété privée est l’une des possibles formes, s’inscrivent originellement dans un large rapport au territoire, qui embrasse notamment la culture et les représentations territoriales.

Aboriginal land tenure and land administration is a culture laden area, as can be seen in Canada and internationally, where Aboriginal land tenure and administration systems are challenging the conventional theory of property rights and western models of land administration.

Riddell, 2002 dans Rakai, 2005 : 4

C’est également la vision de Blomley (1998 : 608), pour qui « […] property is much more than Property Law, in the traditional legal sense, but is caught up in lived social relations in some surprising ways ». Les droits de propriété transcendent ainsi leur seule expression juridique et s’articulent à un niveau symbolique et idéel, tant et si bien qu’ils infèrent, par le fait même, un mode d’habiter qui leur est propre. Selon Bentham (1978), aucune image ou trait visible ne saurait exprimer la nature des relations dont participe la propriété. Sans toutefois nier ses circonstances physiques, elle serait avant tout métaphysique, proposant et imposant, par l’entremise d’identités qu’elle met en scène, une manière d’être (Mercier, 1986). Scott (2004) rappelle pour sa part que, dans le domaine des politiques culturelles reliées à l’identité autochtone, rares sont les sujets mettant en scène un enchevêtrement aussi complexe de dimensions économiques, politiques et symboliques que la propriété et le territoire. Ce dernier, chargé de symboles, d’intentions et de valeurs, nourrit les conceptions que nous avons de nous-mêmes et des autres, alors que les aménagements que nous en faisons – notamment par le truchement des codes et des lois que nous y appliquons – façonnent en retour cette symbolique et, par conséquent, nos pratiques habitantes.

Les régimes fonciers et les droits de propriété qui prévalent actuellement en territoires autochtones ont été largement influencés par les gouvernements non autochtones, et ce, depuis plus de 300 ans. Ainsi, les droits traditionnels et les institutions canadiennes semblent dorénavant inextricablement liés, creusant dès lors l’écart entre ce qui se faisait avant la colonisation et ce qui prévaut maintenant, mais aussi entre ce qui a cours au sein et à l’extérieur des réserves (Baxter et Trebilcock, 2009). C’est d’ailleurs ce second constat qui conduit aujourd’hui plusieurs communautés à envisager l’usage de certaines modalités juridiques pouvant leur permettre de se réapproprier le développement économique et social duquel elles ont été écartées, un développement qui passerait en partie par une redéfinition de ces droits et régimes, notamment en vertu d’un accès à la propriété privée. Ces initiatives, puisque campées dans des structures exogènes et endogènes, participent d’une interpénétration culturelle qui interpelle des modes autochtones et non autochtones de penser et de concevoir le territoire. Par ailleurs, si toutes les communautés ne disposent pas des outils nécessaires pour amorcer une telle démarche, des ententes conclues récemment avec les différents paliers gouvernementaux canadiens permettent à certaines nations, grâce à l’autonomie retrouvée, d’effectuer des changements considérables sur le plan de leurs relations territoriales. C’est notamment le cas de la Première Nation Nisga’a, dont le territoire se situe au nord de la Colombie-Britannique.

Trois dimensions liées à ces enjeux seront donc explorées dans le cadre de cet article. Nous tenterons tout d’abord de retracer l’évolution du territoire nisga’a depuis la période précoloniale jusqu’à aujourd’hui en mettant en lumière les représentations que les Nisga’a ont nourries au fil du temps à l’égard des diverses échelles qui le composent. Nous chercherons à évaluer dans quelle mesure la diversification des territorialités nisga’a a favorisé l’adoption, par la communauté, du Landholding Transition Act. Nous porterons ensuite notre attention sur les territorialités que la propriété privée, dans ce contexte, est susceptible de commander, et ce, en tenant compte de l’échelle à laquelle ces territorialités s’articulent. Nous souhaitons ainsi brosser un portrait de la dynamique géo-identitaire contemporaine des Nisga’a, spécialement depuis l’instauration de la propriété privée sur leurs territoires résidentiels, afin d’établir en quoi celle-ci participe d’une nouvelle stratification scalaire. Nous tiendrons compte, ce faisant, des relations entre les divers types de régimes fonciers structurant actuellement le territoire nisga’a, notamment dans leur dimension géosymbolique. Enfin, nous tenterons de dégager la portée et les limites de l’autonomie politique et territoriale des Nisga’a dans le cadre d’un projet socioterritorial de cette nature, alors que la dimension largement économique de ce dernier, et tout particulièrement sa structure juridique calquée sur le modèle des instances gouvernementales fédérales et provinciales canadiennes, remet en cause, chez certains membres de la nation, sa légitimité. La question se pose donc à savoir dans quelle mesure le développement économique sous-jacent à cette propriété privée peut donner lieu à des projets socioterritoriaux dont les objectifs et les modalités permettraient aux communautés de revisiter certains codes traditionnels en termes d’appartenance, de conduite et de socialisation, cela, tout en favorisant leur inscription dans le système politicoéconomique canadien. Atleo (2008) croit d’ailleurs que le temps est venu de « sonner l’alarme » et de faire valoir l’incohérence d’une vision unilatérale voulant que l’économie soit apte à répondre à la fois aux questions identitaires, culturelles et sociales qui se posent actuellement.

I do, however, intend to sound the alarm about the contemporary Aboriginal economic development agenda that many Indigenous leaders are now embracing as a solution to the socio-economic, political, cultural and social despair that their communities are experiencing as a result of colonization.

Atleo, 2008 : 5

Notre réflexion quant à ces évolutions que connaissent actuellement les Nisga’a s’appuiera essentiellement sur des entretiens semi-directifs menés à l’hiver 2011 auprès d’une vingtaine de membres de la communauté, dont une majorité de citoyens et quelques décideurs politiques oeuvrant au sein de l’une des instances gouvernementales de la nation nisga’a, soit le gouvernement Lisims et les gouvernements villageois, tous en provenance des quatre différents villages présents sur le territoire (figure 1) – Gingolx, Gitlaxt’aamiks, Gitwinksihlkw et Laxgalts’ap. Dans le cadre de ces entretiens, les répondants étaient appelés à décrire, entre autres choses, les fonctions symboliques qu’ils attribuent au territoire, les usages qu’ils en font, de même que les projets socioculturels, politiques et économiques qu’ils désirent poursuivre ou qui leur semblent animer actuellement leur nation. Ils étaient également appelés à se prononcer plus spécifiquement sur leur perception du Landholding Transition Act et sur ses possibles effets dans la communauté. La liste des répondants a par ailleurs été arrêtée en partie grâce à la participation du Wilp Wilxo’oskwhl Nisga’a Institute, soit une institution postsecondaire affiliée à l’Université du Nord de la Colombie-Britannique (UNBC) et gérée par la communauté. Par ailleurs, consciente des choix démocratiques effectués par les Nisga’a à l’égard des enjeux qui nous interpellent, loin de nous est l’idée de remettre en cause leur légitimité. Il demeure à tout le moins intéressant d’en mieux saisir les origines et les conséquences dans la gestion actuelle, notamment en nous interrogeant sur les conceptions et les perceptions des citoyens nisga’a à leur égard.

Le cas des Nisga’a

Bien qu’unique, le cas des Nisga’a de Colombie-Britannique se veut symptomatique d’un plus large mouvement se déployant actuellement dans diverses communautés autochtones, au Canada et ailleurs, comme en fait foi notamment la First Nations Property Ownership Intiative [2]. La situation des Nisga’a suscite en effet la réflexion sur ce qui s’offre aujourd’hui comme opportunités pour répondre à un criant besoin en termes de création de richesse et d’accès au logement, tout en dévoilant les nombreux défis que peut solliciter l’application d’une telle « solution » dans un contexte d’autodétermination retrouvée, les Nisga’a ayant acquis l’autonomie politique et territoriale sur une superficie de 2000 km2 en vertu d’un Accord définitif (Nisga’a Final Agreement) signé en 1998 et rendu effectif en 2000. À l’issue de ce traité moderne – le premier à avoir été signé sur le territoire de la province [3] –, les Nisga’a ont adopté un régime de tenure collective faisant de la nation la propriétaire officielle du « territoire commun » alors créé et au sein duquel tous sont appelés à partager les ressources disponibles. Par-delà cette assise territoriale communautaire, les Nisga’a maintiennent des droits d’usage traditionnel de leurs ressources sur une étendue correspondant à peu de choses près aux territoires ancestraux, soit les territoires appartenant traditionnellement aux différentes familles nisga’a (ango’oskw). L’occupation et la gestion actuelles du territoire se font donc à divers niveaux, c’est-à-dire de manière permanente au sein des quatre villages, puis de manière plus ponctuelle sur le reste du territoire nisga’a, soit le core land, acquis en vertu du Traité et géré par le gouvernement de la nation et les territoires ancestraux sur lesquels il demeure possible d’exercer certaines activités de subsistance.

Le Landholding Transition Act a pour sa part été adopté en 2009, en réponse aux systèmes de gestion foncière qui prévalaient jusqu’alors, jugés trop complexes et restrictifs selon ses principaux partisans. Cette législation donne, depuis, accès à des propriétés privées sur 0,5 % du territoire, soit les zones résidentielles, disponibles pour qui souhaite en faire l’acquisition puisque dorénavant transférables sans restriction et susceptibles d’être utilisées en guise de garantie pour un prêt, par exemple. Ces parcelles demeurent toutefois en territoires nisga’a et, par conséquent, souscrites aux lois établies par la nation, leurs propriétaires ne bénéficiant en fait que d’une propriété limitée à l’usage de leur surface. Pour reprendre les termes exacts de la loi, « for certainty, the estate in fee simple to a parcel of Nisga’a lands which is offered by a Nisga’a Village Government […] is subject to the rights of the Nisga’a nation […] and confers no interest in mineral resources, forest resources or roads […] » (Nisga’a Lisims Government, 2009, n.p.). Ce faisant, les autorités des villages se gardent le droit de mettre ou non un lot résidentiel inoccupé sur le marché privé. Les lots accessibles à la propriété privée sont par ailleurs offerts séparément, rendant l’acquisition d’une large surface impossible, à moins qu’un individu en achète plus d’un. Signalons en outre que la propriété privée demeure accessible sur une base volontaire, permettant à ceux qui le souhaitent de préserver leurs titres actuels, qu’il s’agisse d’un Nisga’a village entitlement ou encore d’un Nisga’a nation entitlement.

Si la vocation première du Landholding Transition Act est d’ordre économique, une analyse des composantes culturelles de pareille démarche nous semble cependant essentielle, car toute relation entre les individus et leur milieu, quels qu’en soient la forme ou le support, révèle une dimension culturelle. En effet, la culture agit de manière décisive sur la façon dont les humains perçoivent et conçoivent leur environnement, la société et le monde, alors qu’elle participe de la charge symbolique des lieux, de la maîtrise des milieux, de la diffusion des savoir-faire et de l’organisation des ensembles sociaux (Claval, 2003). En ce sens, l’accès à la propriété privée sur lequel ladite loi s’appuie est nécessairement chargé de sens et d’une géosymbolique qui lui sont non seulement propres, mais en partie étrangères à ce qui structure et signifie les usuels rapports au territoire des Nisga’a, idée sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin. Nous pouvons à tout le moins souligner pour l’instant que les territorialités que commande la propriété privée, bien qu’elles ne concernent qu’une infime partie de la totalité du territoire nisga’a, doivent néanmoins s’arrimer avec celles dont se revendiquent les Nisga’a contemporains, ne serait-ce que parce que ces relations territoriales multiples s’inscrivent dans une même dynamique scalaire reliant les diverses composantes du tableau foncier nisga’a.

Figure 1

Vallée de la Naas

Vallée de la Naas

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Évolution foncière nisga’a : reconfigurations géographiques et mutations culturelles

Les modifications foncières récemment apportées par le gouvernement Lisims s’inscrivent au sein d’une série de reconfigurations politicoéconomiques et juridiques qui, depuis l’époque de la colonisation, ont affecté les relations entretenues par les Nisga’a à l’égard de la propriété et par le fait même, leur culture, irrémédiablement liée à leur territoire, sinon à leurs rapports à la terre et à la nature. C’est pourquoi nous proposons ici de faire un bref survol de l’évolution de leurs territorialités, notamment afin de mettre en lumière les diverses significations qu’a eues pour eux la propriété au fil de ces événements. Pareille démonstration nous apparaît d’autant plus pertinente alors que certaines idées préconçues entourant l’ancrage et les principes d’appropriation du territoire chez les autochtones en ont généralement légitimé la négation, le plus souvent au profit de ceux souhaitant imposer leurs propres schèmes et conceptions (Bobroff, 2001). Comme l’affirment Shaw et al. (2006 : 272), « the actual meaning of land colonization of the Americas and Oceania has involved the deployment of spatial practices and representations that have rendered indigenous territories unclaimed, or un(der)utilized, or, in the case of terra nullius, empty wildernesses ». Les peuples autochtones, selon ces idées préétablies, n’auraient traditionnellement qu’une vision floue de la propriété, et encore davantage de la propriété privée, hypothèses qui ont par ailleurs été maintes fois nuancées, puisque passablement réductrices d’une réalité foncière beaucoup plus complexe, comme en témoignent les propos d’un membre de la nation nisga’a interviewé dans le cadre de notre étude :

It may not be property title on a concept of each individual person has title but it’s all of us have title. That concept was fiercely fought over. […] The idea that it wasn’t property was not true because we fought wars to maintain that title. It’s just a different way of expressing who an individual is. […] We have a word for ‘I’ but if you look at our family structure it’s not as nuclear or individualistic as European and Canadian concept of family. […] So when you say that ango’oskw [4] belongs to a Sim’oogit [5], it’s forever. And it means everybody because all of us one time in our life will be that Sim’oogit.

Participant #1, 2011

L’unité familiale large primant sur la notion d’individu, le système de propriétés tradi-tionnel établi par la société nisga’a se trouvait par conséquent structuré en fonction des quatre clans – Gisk’ahaast, Ganada, Laxsgiik et Laxgibuu – et des différentes familles qui leur sont sous-jacentes. Le territoire était par conséquent subdivisé selon des frontières perméables et le plus souvent circonstancielles en une soixantaine de parcelles – dont la superficie totale dépassait largement les 2000 km2 assignés en vertu du Traité – suffisamment vastes pour subvenir aux besoins des différentes familles qui en étaient « propriétaires » dans la mesure où elles en détenaient des droits d’accès et d’exploitation exclusifs, à l’instar des récits et des mythes qui y étaient rattachés.

The family territories or ango’oskws that we had in the past had certain rights and privileges protections in Nisga’a law. So there was an understanding that people had about property. We had access to this property because we were married to a certain wilp [6], we had access to a property because our father was a member of that wilp, we had rights and access and understanding of rights and access based on our relationships to one another.

Participant #2, 2011

Ces droits pouvaient être cédés selon un processus d’enregistrement oral, tant et si bien qu’ils s’inscrivaient dans une conception plutôt collective de l’appartenance, et ce, même s’ils étaient fondés sur une certaine notion d’exclusivité. Pareils droits s’apparentaient donc davantage à une « responsabilité » ou à une « filiation », proche de l’être, qu’à une « possession » à proprement parler proche, elle, d’un avoir (Bédard et Breux, 2011), un distinguo que met également en évidence l’une des membres de la nation :

Pre-contact we didn’t have private property. Even though ango’oskw belonged to a family, we didn’t really own it, it was a gift from the Creator and we were placed here to look after it, to stay alive. It was given to us to use but it belongs to the Creator, it didn’t belong to anybody. Now […] that’s total opposite.

Participante #3, 2011

Avec la colonisation, ces droits ont été aliénés puisque non reconnus par les autorités d’alors, puis ont été substitués par le système des réserves (Tennant, 1990), à l’origine d’un processus d’individualisation de la propriété et d’acculturation dont les effets sont toujours sensibles aujourd’hui. Au cours des négociations qui ont mené à la signature de l’Accord définitif en 1998, les Nisga’a, et au premier titre leurs chefs, ont décidé d’abroger leurs titres particuliers sur leurs territoires respectifs pour adhérer à ce qu’ils désignent désormais comme le « bol commun », soit un territoire plus facile à revendiquer parce que plus uniforme et homogène, plus proche en cela de la lecture souveraine que font du territoire les décideurs politiques canadiens. De cette décision résulte la dualité foncière actuelle, superposant le régime de l’Accord définitif à celui issu du droit traditionnel. Pareil pluralisme devait par ailleurs permettre aux Nisga’a de préserver et de disposer à leur guise de leurs codes traditionnels à l’égard du territoire. Or cette décision, encore aujourd’hui, suscite la controverse parmi les chefs, car certains ont été contraints d’accepter que leurs territoires traditionnels soient exclus de l’Accord définitif, une renonciation possible après qu’ils ont cédé leurs pouvoirs respectifs à un seul gouvernement représentant toute la nation.

Land was so important way back then that we kept up the thinking, the psychology behind land that it’s ours and we feel rich of that land. But after the treaty, we no longer had the land so the thinking right now is that our names, our titles, no longer have land attached to it if you’re a chief. […] So I think the culture is weakened in that sense because land is no longer involved.

Participant #4, 2011

Depuis, c’est donc l’ensemble de la nation nisga’a qui possède le territoire résultant de l’Accord définitif, un régime qu’on s’apprête de nouveau à remodeler en vertu du Landholding Transition Act (LHTA) donnant accès à la propriété privée individuelle, soit un régime fondé sur une structure juridique et économique largement inspirée du système canadien et concourant de ce fait à une nouvelle redéfinition des territorialités nisga’a. En effet, bien que le système des réserves ait d’ores et déjà contribué à l’individualisation de la propriété, notamment par le truchement des certificats de possession, il reste que la mise en marché prévue par ladite loi constitue un pas supplémentaire dans cette direction, voire parachève ses visées premières. C’est donc dire qu’au pluralisme juridique invoqué plus haut se superposerait un pluralisme géographique, tributaire d’une diversification des territorialités nisga’a. Cela étant, si le Landholding Transition Act ne participe pas à proprement parler d’une rupture culturelle dans la tradition foncière des Nisga’a, il s’inscrit à tout le moins au coeur d’une dynamique scaloréférentielle changeante et perçue de manière plus ou moins positive par les membres de la nation interrogés dans le cadre de notre recherche.

Dynamique géo-identitaire contemporaine des Nisga’a : les incidences d’une restructuration scalaire

À la lumière de l’évolution foncière précédemment dépeinte, nous pouvons affirmer que la notion de propriété souscrit, chez les Nisga’a, à une diversité de réalités géographiques et juridiques. Il a ainsi été dégagé que l’exclusivité et la responsabilisation que commandent les droits de passage et d’exploitation exercés par les chefs nisga’a sur les territoires de chasse et de pêche, si elles sont tributaires d’une certaine conception de la propriété privée, s’inscrivent dans une lecture et un mode de gestion collectifs de l’ensemble du territoire et participent par le fait même d’un rapport d’appropriation relatif et indivis avec ce dernier. Le territoire repris en charge par les Nisga’a à l’issu du Traité relève pour sa part d’une tenure collective, définie en fonction du cadre juridique canadien. En revanche, les droits exclusifs individuels exercés sur un lot résidentiel auquel est attribuée une valeur marchande, révèlent un rapport d’appropriation d’une tout autre nature puisque tributaires d’un contrôle du territoire individuel reposant sur une structure juridique en majeure partie empruntée au modèle occidental.

Territorialités induites par la propriété privée

Des auteurs s’étant penchés sur la propriété privée, au sens où l’entendent le plus souvent la société occidentale et la pensée moderne, en ont largement décrié la volonté d’exclure et de diviser géographiquement les populations sur laquelle elle repose. Ce type de régime territorial favoriserait en effet au premier chef la vie privée, au sens de privation, par le truchement d’une idéologie répressive de la pratique sociale (Lefebvre, 1974). Certaines personnes nisga’a interrogées estiment d’ailleurs que l’avènement de la propriété privée pourrait renchérir sur d’importantes transformations déjà en cours, accélérant, par exemple, l’expansion d’une pensée plus individualiste. Tributaire d’une indépendance individuelle accrue, l’accès à la propriété privée, selon certains, encouragerait même la perte du sens de la communauté, comme le fait valoir ce participant :

Once that happens, people tend to become more independent, and the more people become so independent, we lose the sense of community that we’ve all thrived on here. […] And the more of that happens, it also affect how you react to our traditional ways. […] I’m afraid that a huge shift that way will change us. It might cause us to abandon our traditions and I don’t know what’s gonna happen.

Participant #5, 2011

La propriété privée convoquerait donc d’emblée une domination plus qu’une appropriation de l’espace, agissant dès lors telle une interdiction, soit une appropriation foncièrement négative de l’espace, pour reprendre Lefebvre (1974), en ceci qu’elle ferait fi du temps, d’un rythme ou des rythmes, des symboles et d’une pratique. Plus encore, elle souscrirait à une « géomaîtrise » de l’habitat, pour reprendre les mots de Berque (2000), tant et si bien qu’elle en assimilerait tout le fonctionnement au jeu exact de la mécanique économique, et ce, en vue d’un meilleur rendement. Toujours selon Berque, elle se verrait par conséquent complice d’une certaine uniformisation de l’« habiter » au détriment d’une nécessaire diversité. C’est également un point de vue que partage cette autre répondante, pour qui les relations territoriales induites par la propriété privée ne sont pas sans incidences sur les dynamiques sociales intracommunautaires :

This is through unity of the community that you know everybody. Everybody is related and connected […] So we’re losing that sense of community that we had and I believe this is where we’re going with these laws and everything that’s coming with this Treaty is that we’re losing some of that sense of community that we had and it’s going to be even more you know. I heard people say you know I miss the community the way it was […] And now it’s becoming more individualistic I guess the term is. You know put up my six foot fence around my little area and I’m just gonna worry about me. So that’s my fear is that we lose that sense of connectedness and community but I think that’s the reality.

Participante #6, 2011

Enfin, d’autres participants se sont prononcés sur l’éventuelle cohabitation avec des non-Nisga’a advenant la vente d’une propriété par un Nisga’a, une mise en marché qui pourrait s’avérer fort préjudiciable aux dires de certains. « I think they should have put more protection so that the majority of the land in the village cannot belong to non-Nisga’a because it’s gonna change definitely, it’s gonna change » (Participante #3, 2011). Cela dit, bien que quelques Nisga’a ayant participé à cette étude révèlent un certain inconfort à l’égard des territorialités induites par la propriété privée et remettent en cause les divers bénéfices prévus par le Landholding Transition Act, il n’en demeure pas moins que nombreux sont ceux pour qui cette opportunité semble porteuse d’une nouvelle fierté et d’une indépendance réaffirmée, cela, par le truchement d’un titre individuel reconnu légalement sur des parcelles de leur territoire, en plus d’effectuer une mise à niveau avec les droits offerts à l’ensemble des citoyens canadiens. Elle constituerait ainsi la preuve que certaines scissions – notamment entre tradition et modernité – sont aujourd’hui dépassées dans un contexte où les autochtones doivent, voire désirent redéfinir leurs territorialités désormais multidimentionnelles et multiscalaires, dans la mesure où les milieux et les modes de vie qu’ils côtoient se diversifient et se fragmentent.

I have a piece of paper that says my name is on this piece of Nisga’a land. In that sense there’s a sense of entitlement there, a sense of recognition personally that ties me directly legally to a piece of Nisga’a land so I think it’s probably something that we want to work towards all Nisga’a citizens, whether or not some of us are further behind.

Participant #2, 2011

Pareille prise en charge d’une parcelle des territoires réservés à des fins résidentielles entraînerait en outre chez son titulaire une volonté accrue de maintenir cette parcelle en bon état, induisant une responsabilisation individuelle longtemps inconcevable sous le régime des réserves, comme le souligne ce participant :

Once I get a sense that I own this piece of property, I can look after it and not expect somebody else to look after it, which is the mentality right now. That’s the Indian Act mentality that’s been forced on us to accept. And that’s what we’re trying to move away from. And this is one way of doing it, for people to get the sense with fee simple ownership, that’s yours. Not just the house but the ground. And not even the village government can tell you what to do. […] For the most part it’s the younger generation that are freely accepting this new way in terms of ownership of their property, much more than the older generations.

Participant #7, 2011

Les territorialités induites par la propriété privée seraient donc perçues et vécues de diverses manières par les membres de la communauté, et ce, en fonction de leur perspective à l’égard des recompositions géographiques plus globales mises en branle depuis la signature de l’Accord définitif. Autrement dit, la multiplication et la diversification des territorialités nisga’a, à associer notamment aux divers régimes juridiques dorénavant en place, bien qu’en apparence nécessaire à la cohabitation harmonieuse des différents modes actuels de gestion, d’occupation et d’exploitation du territoire, pourraient en revanche concourir à une imbrication toujours plus ardue entre des représentations territoriales parfois paradoxales. Ainsi, alors que pour certains répondants, les diverses échelles qui composent dorénavant le territoire nisga’a se répondent et se complètent, d’autres croient plutôt qu’elles se contredisent, tant leurs fonctions et leurs vocations sont parfois distantes. Brenner (2001) souligne à cet égard que les processus de structuration scalaire sont constitués et continuellement redéfinis, notamment par les luttes, les routines sociales quotidiennes et les rapports de force en présence, et concourent de ce fait à une transformation de nos rapports au territoire. Ne répondant ni aux mêmes contingences ni aux mêmes besoins – économiques, politiques ou plus spécifiquement identitaires –, les diverses échelles et les représentations territoriales qui s’y rattachent ne s’articulent par conséquent pas toutes de la même manière et en vertu de la même symbolique.

Du territoire pratiqué au territoire imaginé : perceptions des Nisga’a face aux développements politicoéconomiques et juridiques en cours

Les territoires dorénavant pratiqués de manière courante par les Nisga’a, telles les communautés villageoises, participent en ce sens d’une interpénétration culturelle notable entre des conceptions exogènes et endogènes de la territorialité, commandée par un usage essentiellement économique et une fonction identitaire appelant simultanément la citoyenneté canadienne et l’appartenance à la communauté nisga’a. Pareille interpénétration puise également ses origines, comme nous l’avons évoqué précédemment, au sein du régime des réserves, auquel sont attribués pour partie l’individualisme et l’exclusivisme fonciers observés ici. Les territoires issus du droit traditionnel (ango’oskws), bien que dorénavant réservés à la seule sphère symbolique, favorisent pour leur part, autant que faire se peut, la charge culturelle propre aux Nisga’a et contribuent de ce fait à la pérennisation d’une certaine territorialité. Le territoire circonscrit par les frontières de l’Accord définitif reflète quant à lui un lien d’appartenance plus politique et participe, ce faisant, d’une identité collective nationale (au sens de nation nisga’a), notamment parce qu’il est issu de la « réconciliation » entre l’État et les Nisga’a par le Traité. Dans ce tableau foncier multiscalaire, le droit à la propriété privée interviendrait à l’échelle du chez-soi, voire de l’individu, renforçant par le fait même la distanciation d’ores et déjà amorcée entre les différentes échelles territoriales qui composent désormais le territoire des Nisga’a. Autrement dit, la juridicisation de certaines échelles du territoire nisga’a depuis la signature de l’Accord définitif, nommément le « bol commun » et les zones résidentielles, couplée à l’aliénation des droits ancestraux, participerait d’une restructuration foncière, mais aussi culturelle, ces deux éléments formant les composantes d’une interface. Ainsi, les territoires traditionnels (ango’oskws), inscrits au coeur d’une géographie essentiellement imaginaire par le truchement des récits qui en racontent l’origine et l’emplacement, se dissocient des territoires effectivement pratiqués et, par le fait même, confinés aux seules incarnations économico-socio-politiques contemporaines de leur territorialité.

Devant pareils constats, les perceptions des Nisga’a sont évidemment diversifiées. Il a néanmoins été possible de dégager trois interprétations générales parmi les propos tenus par les membres de la nation interrogés dans le cadre de notre enquête. Sensible surtout chez les décideurs politiques nisga’a, une première interprétation met en évidence les gains résultant de la distanciation observée entre différentes échelles territoriales, c’est-à-dire entre les territoires ancestraux, le territoire souscrivant au régime du Traité, les communautés villageoises et la propriété résidentielle. Pareille différenciation profiterait, selon eux, à l’affirmation des territorialités plurielles des Nisga’a et à leur constante redéfinition, elle-même afférente à la diversification des milieux et modes de vie des autochtones de manière plus générale. Leurs liens d’appartenance culturels et identitaires, se déployant notamment au sein d’un espace discursif déterminé par les différents récits familiaux, se trouveraient en effet préservés puisqu’administrés en marge du Traité et donc protégés de toute interprétation que pourrait en faire le droit canadien, comme le fait valoir ce répondant : « I guess you have to take the things we have to deal with on a daily basis into account. […] As long as we have feasts people will still be talking about their ango’oskws. And I see having feasts for longer time then. So that’ll still be there » (Participant #7, 2011). Dans ce contexte, l’accès à la propriété privée permettrait donc une nouvelle affirmation identitaire par le biais d’une appropriation officiellement reconnue sur le plan juridique et d’une mise à niveau par rapport aux dispositions foncières offertes à l’ensemble des Canadiens. C’est dire que les défis auxquels sont aujourd’hui confrontés les Nisga’a ne résideraient pas dans la sauvegarde des modalités empiriques et symboliques que la tradition donnait naguère aux relations avec l’environnement naturel et social, mais bien plutôt dans le bricolage de nouvelles façons de faire et de penser, où ils puissent projeter leur imaginaire particulier afin de garder prise sur un milieu en mouvement (Simard, 2004), transformé par l’ampleur et la rapidité des changements qu’entraînent l’inévitable interaction avec les ontologies non autochtones certes, mais aussi par l’ouverture croissante des Nisga’a sur le monde.

Une deuxième interprétation, partagée par un plus grand nombre de Nisga’a au sein de notre échantillon, offre une perspective plus mitigée à l’égard des constats mis en lumière. Ces derniers expriment en effet certaines réticences à l’égard de la restructuration scalaire évoquée, car susceptible de nuire, selon eux, à la pérennité de leur droit ancestral. Le fait que les frontières délimitant leurs ango’oskws aient été officiellement abrogées au profit d’un territoire commun, et par conséquent gérées en marge de ce dernier, pose quant à eux certains défis à l’égard de leur préservation, même sur le plan symbolique. En revanche, cette multiplication d’échelles, si ce n’est de « sous-territoires », associées à des pratiques habitantes elles aussi diversifiées, comporte son lot de bénéfices, en ce qu’elle permettrait aux Nisga’a d’user du système politicojuridique et économique canadien pour assurer leur croissance économique et leur autonomie politique, tout en perpétuant, autant que faire se peut, certains de leurs droits traditionnels sur les territoires qu’ils reconnaissaient jadis comme leurs, une tâche qui demeure cependant difficile à réaliser.

[…] It is a real conflict from hereditary cultural system to the new white man’s way so it does conflict. Is there a way to meld the two ? I’m sure there are ways and right now we are but I see it [the traditional landholding system] as a real symbolic thing and as we advance another 10-20 years… I don’t know we’ll continue having the symbolic system and at the end of the day, I truly believe it’s going to divide or changing the Nisga’a.

Participante #6, 2011

Ce faisant, le Landholding Transition Act pourrait aisément s’inscrire au coeur d’une dynamique territoriale mouvante où se côtoient une pluralité d’approches juridiques et de représentations symboliques. Ceci dit, et tel que l’insinue un membre de la communauté, bien que l’interpénétration culturelle puisse constituer un tremplin pour le développement d’une communauté, elle peut aussi en provoquer l’effritement, voire la disparition. « The outside influence can be the death of any culture if they don’t control it somehow, if they don’t offer something to keep it in balance in favor of that culture » (Participant #8, 2011). Il y aurait en ce sens un équilibre parfois difficile à atteindre entre l’affirmation des contemporanéités et la préservation de certains principes ontologiques et épistémologiques à l’égard du territoire, notamment en termes de descendance, de frontières et d’occupation (Poirier, 2000).

Enfin, d’autres membres de la communauté partagent une perspective un peu plus critique à l’égard de l’avènement de la propriété privée et, plus généralement, de la gestion territoriale en vigueur depuis la signature de l’Accord définitif. Selon eux, la distanciation esquissée entre les différentes échelles qui composent le territoire nisga’a, notamment parce qu’elles souscrivent à des modes d’appropriation très distincts, participe en réalité d’une marginalisation de leurs rapports culturels et donc fortement identitaires avec le territoire. Essentiellement sensibles lors de pratiques plus ponctuelles (par exemple, les fêtes traditionnelles) ou alors au coeur des récits fondateurs de la nation, ces rapports se trouveraient de facto exclus des pratiques habitantes quotidiennes et villageoises, du moins de la gestion territoriale ayant cours en zones villageoises. Les pluralismes juridique et géographique évoqués plus haut, dans leur forme actuelle du moins, ne favoriseraient pas, selon eux, l’imbrication des lectures du territoire que valorisent les divers groupes d’acteurs en présence, notamment les Nisga’a et les décideurs politiques canadiens. Ils attesteraient plutôt d’une expérience géographique de moins en moins cohérente ou harmonieuse, alors que ses dimensions matérielle et immatérielle se rencontrent de plus en plus difficilement. En effet, les dimensions symbolique et concrète du territoire, pour distinctes qu’elles soient, s’avèrent en réalité indissociables et structurent toutes deux l’expérience géographique. C’est du moins ce que soutient Dardel (1952) lorsqu’il dépeint cette dernière comme la rencontre du monde matériel, où s’insère l’activité humaine, et du monde imaginaire s’ouvrant, lui, à la liberté de l’esprit. Certains se disent d’ailleurs inquiets de voir, dans un avenir relativement rapproché, certains aspects de l’identité et de la culture nisga’a ne devenir que souvenirs d’un passé désormais éradiqué de leurs milieux et modes de vie.

In fifty years, hundred years… we will just be like the rest of Canada and say we’re Nisga’a but it doesn’t mean anything. […] Cultures change but there are some real serious laws within our nation that are being broken so… And it relates to land too.

Participante #3, 2011

Pareilles dissensions témoigneraient ainsi d’une adhésion partielle de la part de la communauté nisga’a aux développements récemment amorcés et engageant de facto la notion de propriété. Alors que certains voient, dans cette modalité juridique, un mécanisme nécessaire en vue de créer une forme de richesse individuelle pouvant servir de tremplin aux initiatives entrepreneuriales que pourrait voir naître la nation en vertu de cet accès à une propriété transférable et à son capital, d’autres soulignent que la primauté ainsi accordée à la dimension économique du projet socioterritorial des Nisga’a contemporains risque de remettre en cause, à certains égards, la recherche de leur bien commun. Cela étant, n’y aurait-il pas lieu de s’interroger sur les tenants et aboutissants de l’autonomie politique et territoriale acquise en vertu de l’Accord définitif, autonomie que Green (2004) définit comme un droit humain exercé de concert avec d’autres et visant notamment le contrôle de leur destinée de même que l’autodéfinition des paramètres de la citoyenneté ? Alfred (2005) estime pour sa part que l’autodétermination et le développement économique des Premières Nations constituent actuellement un important cheval de bataille, précisément parce qu’ils permettent aux rapports de force entre la société majoritaire et les peuples autochtones de perdurer :

Self-government and economic development are being offered precisely because they are useless to us in the struggle to survive as peoples and so are no threat to the Settlers and, specifically, the interests of the people who control the Settler state. This is assimilation’s end-game.

Alfred, 2005 : 23, dans Atleo, 2008 : 26

Portée et limites de l’autonomie politique et territoriale des Nisga’a

La reconnaissance étatique des titres de propriété des autochtones sur leurs terres traditionnelles et le contrôle politique de ces mêmes terres puis de leurs ressources constituent depuis longtemps deux revendications centrales qui modulent largement les rapports que les Premières Nations entretiennent avec l’État (Otis, 2006). Porteuses de négociations entre les deux partis, ces revendications empruntent le plus souvent la voie du compromis, parfois dicté, cela dit, par des rapports d’inégalité, sinon d’acculturation. Comme nous l’avons précédemment évoqué, au moment de signer l’Accord définitif, les membres de la nation Nisga’a ont décidé d’abroger les droits traditionnels des différentes familles sur le territoire, cela afin de constituer un pôle suffisamment fort, via une voix unique, dès lors capable de négocier avec les instances décisionnelles gouvernementales.

We made the decision to move forward and to negotiate and part of negotiating for the land, for the Treaty is that we had to make some compromises, to give some things up. […] It’s important to know that we had to make compromises in order to move forward in Treaty. It’s inherent to Indian negotiations that you do that. Otherwise you don’t negotiate.

Participant #7, 2011

Les nouveaux territoires qui en ont résulté, au moins sur papier si ce n’est au sein des projets dont ils émanent, ont donc été partiellement calqués sur les frontières et les paysages perçus comme étant recevables par la société majoritaire. Or, ces frontières et paysages s’avèrent, pour certains, peu ou pas représentatifs de leur géoculture, comme vu un peu plus tôt. Gentelet (2007) rappelle à cet égard que si les droits ancestraux ne sont pas reconnus comme tels au sein des traités, il devient fort difficile pour les leaders autochtones d’intégrer les pratiques de gouvernance traditionnelle à leur gouvernance politique et économique, un choix qu’ont néanmoins favorisé les Nisga’a, faisant ainsi le pari d’une protection accrue de leur gouvernance traditionnelle. Or, paradoxalement, certains Nisga’a voient dans cette décision la source d’une dissociation croissante entre leurs registres ancestraux et les autres composantes de leur « habiter », notamment parce que ces dernières sont désormais définies par les paramètres du droit canadien, alors que les premiers sont circonscrits au sein d’une condition habitante certes présente dans l’imaginaire collectif, mais de moins en moins effective.

Par ailleurs, même si la propriété privée ne constituait en aucun cas une condition sine qua non du Traité, elle est néanmoins apparue essentielle, a posteriori, à la poursuite de ses objectifs, comme l’explique ce participant :

With the individual landholding project, as a concept that is historically foreign to us, that’s individual ownership of property as opposed to communal ownership of property, I guess it starts with our view that… and in the context with the treaty, that was settling the treaty with the rest of Canada and it was inherent that we had to make some changes to how we view it, how we view the world. […]

Participant #7, 2011

C’est dire que les conceptions et les représentations du territoire des deux partis ne pouvaient, d’emblée, être considérées au même titre au risque de concourir, à terme, à une certaine forme d’acculturation foncière. Or, en créant de facto de nouveaux espaces partiellement calqués sur les représentations territoriales de la société majoritaire, l’Accord définitif, et plus récemment le Landholding Transition Act, s’inscriraient dans un processus d’harmonisation des droits territoriaux autochtones avec ceux du gouvernement et de la population canadienne dans son ensemble. « By reconciling aboriginal rights with Canadian sovereignty the treaty does not repudiate the colonial insistence that aboriginal people conform to non-aboriginal laws and institutions to the extent implied in the more celebratory uses of reconciliation » (Blackburn, 2007 : 621). Selon cette anthropologue britanno-colombienne, l’acquisition, par les Premières Nations, des droits dont se targuent les autres Canadiens – et c’est ce vers quoi tendrait en outre le Landholding Transition Act adopté par les Nisga’a – consacre en réalité le déni de leur autochtonie. « As far as aboriginal people are concerned, having the same rights as other Canadians is a fundamental denial of their aboriginality and a continuation of colonial discrimination » (2007 : 629). Il serait, selon elle, erroné de prétendre à une coexistence totalement harmonieuse et exempte de visées colonialistes, et ce, dans l’actuel contexte où les initiatives mises en branle par les autochtones doivent être conformes aux valeurs reconnues par les institutions non autochtones et correspondre à leurs systèmes juridiques.

Many people celebrated the treaty as a way for Nisga’a to coexist within Canada without having to assimilate and give up their rights. In significant ways, however, Nisga’a are still faced with having to conform to non-aboriginal institutions and values and subject their rights to legibility according to non-aboriginal legal systems.

Ibid. : 631

Si les projets socioterritoriaux menés par les Nisga’a imposent des concessions, jugées inévitables par certains d’entre eux, on ne doit pas moins s’interroger à leur sujet, alors que les conditions que pose le développement socioéconomique proposé par la société occidentale, et vers lequel semblent vouloir tendre certains groupes autochtones, se trouvent le plus souvent surdéterminantes, tant et si bien qu’elles pourraient s’avérer inconciliables avec la sauvegarde ou la revitalisation des régimes fonciers traditionnels (Otis et Émond, 1996). Baxter et Trebilcock (2009) notent à cet égard qu’une harmonisation à sens unique des régimes de propriété, c’est-à-dire visant la reproduction des systèmes mis en place par la société majoritaire, risque en général de s’opérer si la cohésion de la communauté ne fait pas le poids devant les forces du marché et les institutions politiques dominantes. « Without a strong community base, First Nation is also unlikely to be able to balance plural tenures when market forces drive strong individual incentives toward a one-way harmonization with outsider property systems »(Baxter et Trebilcock, 2009 : 101).

L’autonomie politique et territoriale des peuples autochtones, bien que généralement perçue comme l’issue la plus souhaitable en vue d’une réaffirmation effective, ne laisserait pas moins entrevoir certains bémols. C’est que, selon Papillon (2011), pareille autonomie se trouve largement façonnée par la constitution canadienne faute, notamment, d’un fédéralisme trilatéral qui pourrait instaurer une économie politique différente de celle qui prévaut actuellement (Green, 2004). Elle est aussi modulée par les ambitions de développement que les autorités autochtones privilégient et qui demeurent parfois floues et contestées au sein même des communautés concernées. Ainsi, l’affrontement de conceptions divergentes et parfois même antinomiques dont sont porteurs les groupes autochtones comme non autochtones proviendrait pour partie d’un droit canadien réfractaire à la création d’une entité politique autochtone précoloniale ou postcoloniale distincte (Ibid.). En revanche, certains auteurs considèrent a contrario que cette autonomie ne permet pas, de manière générale, une adhésion suffisamment importante au marché économique (Flanagan, 2010 ; Jules, 2010), une logique capitaliste que d’aucuns dénoncent puisque susceptible d’entraîner une perte de contrôle sur les territoires traditionnels (Alfred, 2005). Cela voudrait donc dire que l’avenir socioéconomique et culturel des Premières Nations ne peut, tout compte fait, se soustraire, ne serait-ce que dans la projection que s’en font celles-ci, aux impératifs capitalistes et aux visées souveraines de l’État canadien. C’est à tout le moins la thèse que défend Atleo (2008), pour qui « the dominant political, legal and economic solutions of the last forty years have all been attempts to recognize Indigenous peoples and values within the narrow confines of state institutions and liberal normative values » (Atleo, 2008 : 24). Autrement dit, et à en croire certains analystes cités plus haut, les relations territoriales que pratiquent désormais certains groupes autochtones participeraient toujours d’une inéluctable concession aux institutions étatiques, sinon à la société majoritaire, et seraient dès lors susceptibles de concourir à l’aliénation si ce n’est à l’assimilation plus pernicieuse du groupe concerné.

Chose certaine, le Landholding Transition Act, condition d’être, a posteriori, de l’Accord définitif des Nisga’a obtenu en 1998, s’inscrit au coeur des aspirations communes de cette nation pour mettre fin au marasme politique et économique hérité de la Loi sur les Indiens. Pareilles aspirations supposent toutefois une forte convergence entre diverses conceptions des relations autochtones et non autochtones au territoire, cela en vertu d’un rapport pour partie individuel et matériel avec lui. Une telle convergence, si elle apparaît pour plusieurs essentielle aujourd’hui afin d’assurer le mieux-être des autochtones, continue de rebuter certains Nisga’a, pour qui elle devient condition d’une lente absorption, par ce mode d’habiter, de piliers culturels et sociaux éminemment structurants. Les développements en cours, suivant des ambitions essentiellement économiques, engagent ainsi d’entrée de jeu l’assise territoriale de la nation puisque s’y jouent le partage et le contrôle d’une portion du territoire, un territoire devant garantir sa spécificité et sa permanence, et donc son devenir en tant que communauté unique et distincte qui l’occupe et qui se l’approprie (Di Méo et Veyret, 2002).

Conclusion

Historiquement soutenue par une forte volonté assimilatrice, elle-même appuyée sur un profond déni de titres autochtones sur le territoire (Bobroff, 2001), la privatisation de portions de territoire est aujourd’hui préconisée par les autochtones eux-mêmes pour qui elle constitue désormais une progression naturelle menant à l’intégration économique des Premières Nations au reste du Canada. Certes, les démarches récemment entreprises par le gouvernement de la nation Nisga’a diffèrent des initiatives encouragées dans le passé au Canada et aux États-Unis par les instances décisionnelles. Elles s’inscrivent en effet dans un contexte postcolonial et sont par conséquent plus adaptées à leurs spécificités locales, en plus d’être issues d’un processus volontaire. Notre enquête auprès de la communauté a néanmoins démontré que l’avènement de la propriété privée concourt à une complexification et à une diversification de la territorialité nisga’a avec le renforcement de relations au territoire plus individuelles et matérielles, voire individualistes et matérialistes selon certains, car porteuses d’une idéologie particulière, attendu que l’Accord définitif et les tentatives d’assimilation auparavant orchestrées par les autorités gouvernementales canadiennes et ayant précédé ces deux tournants majeurs ont également joué un rôle structurant. Il s’ensuit des territorialités davantage plurielles, voire éclatées puisque soutenues par des valeurs de plus en plus distinctes les unes des autres. Appelant une symbolique elle aussi de plus en plus complexe, les décisions toujours plus intégratrices prises par les Nisga’a accompagnent en revanche une sensibilité persistante face aux particularités culturelles qui les distinguent.

Cela dit, si l’avènement de la propriété privée apparaît à certains égards tel un « calque » du modèle proposé, voire imposé, fût-ce de manière insidieuse, par la société majoritaire, d’autres n’y voient pourtant qu’une modalité technique dont l’acceptabilité sociale et culturelle n’est point à craindre, voire à considérer. L’idée d’une stratification scalaire et référentielle récemment formée par les fonctions et significations nouvelles attribuées au territoire ne trouverait donc pas écho chez ceux qui y perçoivent d’abord et avant tout une procédure juridique, repoussant simplement les limites de la croissance économique individuelle. Or, nous l’avons vu, l’espace de vie est un espace auquel tout être humain, toute collectivité s’identifie en y projetant sa conception du monde et en y inscrivant des formes spatiales ou des discontinuités symboliques qui, à leur tour, en vertu d’un processus de réflexivité, les informent sur leur propre identité (Debarbieux, 2006).

Plusieurs Nisga’a interrogés ont ainsi fait mention d’une « nouvelle fierté » et d’une « appartenance » inégalée au territoire, décuplées par ces nouvelles modalités, alors que d’autres, en plus faible proportion, ont pour leur part souligné qu’ils étaient en train de « devenir comme le reste de la société » ou encore que les démarches en cours les rendaient de plus en plus « blancs » et « individualistes ». Cela nous amène à croire qu’un double processus de « dé »- puis « re-territorialisation » pourrait fort bien être en cours de réalisation et que rien n’indique, au moment présent, ce qu’il en ressortira. Chose certaine, il nous apparaît important, au su des rapports antérieurs entretenus à leur égard, de prendre conscience que la nature plurielle des territorialités induites par la propriété privée, en raison de la diversité des définitions qui en sont faites comme de la variété des relations qu’elle permet, influence largement la perception qu’ont les gens de sa légitimité et de sa nécessité. Ainsi, alors que certains estiment que la propriété privée reproduit indûment à peu de chose près le mode de penser et d’habiter des sociétés occidentales et renchérirait de ce fait sur le colonialisme d’antan, d’autres croient que de telles réticences sont tributaires d’une vision en partie générée par les « blancs », préférant que les autochtones n’aient, tout compte fait, aucune conception de la propriété privée. Ce paradoxe n’est pas sans rappeler par ailleurs le débat qui oppose les tenants de la prospérité économique par ce type de régime foncier, un droit perçu comme injustement bafoué au sein des communautés autochtones, cristallisant dès lors leur incapacité à prendre part à l’économie nationale (Jules, 2010), à ceux qui soulignent plutôt l’incohérence d’un tel « compromis », car il impliquerait pour eux d’abandonner une parcelle de leur territoire comme milieu et symbole collectifs au profit d’une « prétendue » prospérité, ce qui générerait inexorablement l’effritement d’une culture et d’une identité foncièrement liées à ce même territoire (Alfred, 2009).

Cela précisé, il demeure risqué d’affirmer sans nuances que ces droits de propriété solutionneront tous les maux que subissent actuellement nombre de communautés autochtones à travers le Canada. Les enjeux liés à l’importance symbolique et identitaire du territoire sont en effet d’une grande complexité et laissent planer le doute sur la possibilité pour une telle initiative de répondre aux désirs de réaffirmation politique, mais aussi identitaire, exprimés par certaines Premières Nations. En témoignent les incertitudes véhiculées par les personnes nisga’a interviewées, certains envisageant même une fragilisation toujours plus marquée de leur culture, et ce, malgré sa nature évolutive et sa capacité transformatrice. « The ownership in title is growing a lot from a legal standpoint, but from a cultural standpoint, we’ve still lost and you’ll hear that today at different feasts » (Participante #6, 2011). Leur cohésion sociale serait en outre susceptible d’en subir les contrecoups. D’autres redoutent un contrôle insuffisant exercé par le gouvernement nisga’a sur un territoire « ré-approprié » après plus d’un siècle de négociations, cela, alors que les forces du marché comportent des risques notables de dérives dans un tel contexte.

En définitive, une question importante demeure : la modernisation économique inspirée des principes néolibéraux sur laquelle est fondée la propriété privée peut-elle répondre aux objectifs plus généraux poursuivis par les peuples autochtones, notamment en termes de réaffirmation culturelle et identitaire ? À en croire les propos d’Atleo (2008) exposés au début de cet article et au su des diverses dissensions prévalant dans la communauté nisga’a dès qu’il est question du développement politique, économique et socioculturel vers lequel leur gouvernement tend, il semble que l’engouement que suscite actuellement le renforcement des droits de propriété sur les territoires autochtones soit le reflet de préoccupations économiques surdéterminantes et bien souvent inadéquates à elles seules. Devant le peu d’opportunités foncières autres que celles déclinées par les sociétés occidentales, l’autonomie des peuples autochtones ferait par conséquent face à des obstacles majeurs en termes de réinterprétation et de réaffirmation. Usant de concepts à forte connotation politique et économique pour tracer les contours de leur autonomie – telles la citoyenneté ou la propriété privée – les Nisga’a se trouvent en effet contraints d’accepter en partie la signification qu’attribuent les sociétés non autochtones à cette autonomie (Blackburn, 2009). Leur horizon identitaire serait en ce sens réduit par des opportunités économiques certes pauvres sur le plan culturel, mais surtout par un jugement externe confinant l’autodéfinition des paramètres de leur autonomie politique, économique et territoriale au sein d’un cadre conceptuel exogène dont ils peinent à s’extirper pour mieux s’y réaffirmer.