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Comme on le constate souvent avec de récents mouvements en Amérique du Nord (Idle no more, Standing Rock), les femmes sont aujourd’hui à l’avant-poste des processus de revitalisation et de promotion des droits autochtones. Elles sont également parvenues, au prix de multiples et longues campagnes, à ce que les problématiques et discriminations structurelles auxquelles elles sont confrontées fassent l’objet d’une attention publique. Leur présence dans l’espace public n’a pourtant pas toujours été accueillie avec bienveillance ; trop souvent, les postes de pouvoir restent-ils perçus comme des attributs essentiellement masculins. Or, si des raisons ayant trait au partage traditionnel du pouvoir en fonction du sexe sont parfois invoquées pour expliquer l’apparente inégalité dans les rapports entretenus respectivement par hommes et femmes autochtones vis-à-vis de l’exercice du pouvoir, elles ne permettent néanmoins pas de prendre en considération la complexité des rapports de genre au sein de populations fortement marquées par l’héritage de la colonisation et par la perpétuation, dans un présent jugé à tort ou à raison post-colonial, des éléments principaux du colonialisme de peuplement. C’est précisément à cette tâche que s’attèlent les 22 auteurs – hommes et femmes – de l’ouvrage dirigé par Robert Alexander Innes et Kim Anderson.

Ces auteurs s’attaquent à un domaine assez peu traité dans les études autochtones comme dans les études de genre, à savoir la complexité des rapports entretenus par les hommes autochtones avec les conceptions traditionnelles et coloniales de la masculinité, et les effets perçus de ces rapports sur leurs vies individuelles comme sur leurs environnements et leurs communautés d’appartenance. Si, dès le départ, ce positionnement peut sembler interférer avec la mise en valeur des problématiques propres à la situation des femmes, il n’en est rien pour les auteurs. Au contraire, en insistant sur la centralité du principe éthique de complémentarité – décrit par Leah Sneider comme « la conjonction d’un certain équilibre social, de la responsabilité et de la faculté d’agir » (p. 62) – comme clé de compréhension et d’analyse des idéologies autochtones de la nation en tant que peuple, ils soulignent que, si le féminisme autochtone s’est généralement concentré sur le rôle des femmes, il repose tout autant sur un ensemble de récits par et sur les hommes en tant que participants complémentaires de l’histoire du colonialisme et du patriarcat. Ainsi, bien que constituant un domaine d’analyse à part entière, les études des masculinités autochtones ne se distingueraient du féminisme autochtone que dans l’attention principale qu’elles portent aux hommes, tout en partageant néanmoins les mêmes buts et approches théoriques (p. 66).

La formule choisie pour explorer ces questionnements mise sur l’interdisciplinarité, une décision qui se reflète dans la structure de l’ouvrage. Se succèdent 12 chapitres répartis en trois thèmes, limités aux contextes de l’Amérique du Nord, Hawaï et Aotearoa (Nouvelle-Zélande) : des considérations théoriques fortement marquées par le champ des théories critiques, dans un premier temps, suivies d’analyses sur les représentations des masculinités autochtones dans l’art et la littérature, pour finir par quatre contributions analysant les rapports à la masculinité dans les sphères du sport, de la criminalité, du système carcéral ou encore des processus contemporains de résurgence culturelle internes aux communautés. Outre sa dimension pluridisciplinaire et intersectionnelle, l’originalité de cet ouvrage collectif réside aussi et surtout dans sa dernière partie, intitulée Conversations. Composée de trois chapitres d’entrevues collectives effectuées avec des hommes autochtones (dont certains des contributeurs), ainsi que d’un chapitre de conclusion, cette partie met à nu les rouages qui donnent une unité à l’ouvrage final. Cette dernière partie permet aussi à Innes et Anderson d’exposer le cheminement dont Indigenous men and masculinities est le résultat. Le livre est en effet le fruit de la rencontre de deux instances : le projet Bidwewidam Indigenous Masculinities (BIM), un regroupement de chercheurs, membres de communautés, organismes et travailleurs sociaux, actif de 2011 à 2013 au Canada ; et une table-ronde sur l’identité et les masculinités autochtones queers, organisée à l’occasion du congrès annuel de la Native American and Indigenous Studies Association (NAISA) en juin 2012.

Il serait trop aisé, et surtout trop rapide, de juger de l’hétérogénéité des approches et des analyses de l’ouvrage comme d’une marque d’éclectisme. Pris entre la distance imposée par un arsenal théorique à même d’analyser et de déconstruire l’internalisation des rapports de domination issus de la colonisation des territoires, des corps et des esprits, et l’intimité de l’expérience vécue et relatée au travers la fiction ou la confidence, cet ouvrage semble parfois naviguer au gré des vents de chaque contribution. Pourtant, au-delà de l’irréductible hétérogénéité des vécus et des interprétations (rappelée à plusieurs reprises par l’insistance sur la pluralité des masculinités autochtones), des continuités émergent, à la fois conceptuelles et thématiques : par exemple, la notion de « masculinité hégémonique » (Connel et Messerschmitd, 2005), si elle n’est pas mobilisée explicitement par tous les auteurs, informe néanmoins une majorité de contributions.

Le rapport ambivalent à la tradition est sans doute le thème transversal majeur du livre, et c’est principalement en cela que l’ouvrage constitue un ajout substantiel à une littérature plus large. Des positions traditionalistes semblant céder malgré elles aux sirènes de l’essentialisme (chapitres XII et XIII) répondent ainsi à des critiques radicales de ce même essentialisme identitaire auquel donnent lieu certains appels à la tradition (chapitres IV et IX). Or, si l’on peut reprocher à l’ensemble final de chercher à concilier des positions parfois contradictoires, on ne peut pour autant nier que cette diversité est inhérente au propos central. C’est en ce sens qu’un des objectifs de l’ouvrage est atteint, à savoir ne pas réduire – par le motif d’un travail universitaire nécessairement critique – la diversité des positionnements. Ce n’est cependant qu’un seul des objectifs des contributeurs. Leur mission est plus large : élaborer des possibles et, surtout, mettre en lumière les modes de décloisonnement d’identités toxiques dans un mouvement plus large de décolonisation, sans chercher à réduire cette dernière à un processus marqué par une fin précise.