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C’est avec un intérêt facile à comprendre que j’ai accepté de rendre compte de ce livre dont le titre annonce l’émergence d’un nouveau concept « Habiter » alors que depuis déjà plus de 15 ans je travaille à construire celui de « mode d’habiter » dans l’espoir qu’il renouvelle la conceptualisation « géographique » du changement social indispensable dans le contexte multicrise qui a fait émerger l’utopie politique du développement durable.

L’ouvrage est issu d’un colloque tenu à Amiens en 2011, à l’initiative de l’équipe Habiter, processus identitaires, processus sociaux, que dirigent et animent les deux éditeurs. En partant du constat de l’engouement dans les sciences sociales pour ce terme, « l’habiter », il se donne pour objectif de le « scientifiser » en faisant l’épistémologie historique de son apparition et de son usage, en tentant d’en consolider les définitions théoriques par un dialogue ouvert à de nombreuses disciplines, enfin, en ouvrant un chantier pour en « tester la valeur heuristique », c’est-à-dire la capacité de sortir des habitus scientifiques et de faire émerger de nouvelles « questions vives ». Le livre est bâti en deux parties, la première théorique « Habiter pour penser », la deuxième « Habiter pour éprouver l’habiter » proposant des études de cas. Il fait appel à des philosophes et un théologien, à des géographes, anthropologues, sociologues et historiens, mais aussi à des praticiens urbanistes et architectes. Le lecteur conduit par ce fil directeur (« l’habiter » est-il un concept pertinent pour renouveler la recherche ?) trouve incontestablement un intérêt à le lire d’un bout à l’autre malgré quelques inégalités du fait de la variété des points de vue, des lieux et des sujets abordés.

Évaluons d’abord l’ouvrage du point de vue des objectifs qu’il s’est fixés. Clarifie-t-il le mot « habiter » se diffusant dans toutes les disciplines comme s’il était capable de revivifier les concepts mourants, voire obsolètes, qui ont accompagné l’utopie de l’aménagement du territoire ? Définit-il un concept, voire un concept nouveau ? Il ne faudra pas chercher la réponse à cette question dans l’introduction d’Olivier Lazarotti, qui se contente d’empiler des phrases censées caractériser le concept comme un renouvellement alors que sont repris tous ceux qui inondent déjà notre système interprétatif, à commencer par « espace », mais aussi « urbanité », « mondialisation », « monde » et « mondialité », et que sont mêlés l’habiter « ontologique » de Heidegger à celui « sensible » de Bachelard. Ni d’ailleurs dans la conclusion de Brigitte Frelat-Kahn qui, bien que séduisante par l’évocation de la révolte des Cairotes à la place Tahrir pour illustrer la « force heuristique de la notion “habiter” », ne réussit pas à démontrer « la fécondité effective de la mobilisation théorique qui accompagne cette notion » (p 330). Dans la première partie, seul l’article de Serge Schmitz analysant l’usage d’une notion émergente en géographie, le « mode d’habiter », rend parfaitement claires au lecteur les deux postures théoriques qui séparent les auteurs quelle que soit leur discipline d’appartenance ou leur spécialité thématique. Rares sont, d’après Schmitz, les chercheurs qui prennent la peine de définir le terme qu’ils emploient en abondance. Et pourtant pour le premier courant, qu’on pourrait appeler « idéel » ou « culturel », le sens donné à « habiter » renvoie à « demeure terrestre », « monde », « maison »… Fascinés par la philosophie et la métaphysique, géographes et praticiens se réfèrent, comme les philosophes et les théologiens, au « rapport heideggérien de l’homme avec sa terre » qui est « le propre de l’humain », ce qui conduit inéluctablement à ériger comme une valeur les villes et les territoires, l’urbanité, la modernité, voire le beau et l’esthétique, le bien et l’éthique. Opposé à cette posture théorique, l’autre courant, minoritaire dans l’ouvrage, part de « l’hypothèse selon laquelle l’étude des modes d’habiter enrichirait notre intelligence des lieux et des territoires » (art. cité p. 44). Revenant à Maximilien Sorre, Serge Schmitz désigne alors comme pionniers ou précurseurs de ce courant « réaliste » appelé à un nouvel avenir, des auteurs qui ne font pas partie des « penseurs » du livre – mis à part lui-même et son laboratoire – comme Mathis Stock pourtant cité abondamment ainsi que moi-même et les travaux du LADYSS qu’il est le seul à connaître. On est donc encore loin d’un dialogue entre les points de vue et de la clarification du nouveau concept annoncé.

Quant au deuxième objectif, « tester la valeur heuristique de “l’habiter” […] [et] se demander dans quelle mesure la nouvelle entrée permet de renouveler l’approche de questions déjà traitées » (Lazarotti, p. 18), c’est essentiellement sur la base des études de cas de la deuxième partie qu’on peut tenter de dire s’il a été atteint. Chacune de ces études a certes des qualités, qu’il s’agisse du tourisme au Vietnam (Peyvel) ou sur les plages françaises (Vacher, Vye), des trajectoires biographiques de migrants dakarois en France (Poulet) ou de la genèse de quartiers informels de Mexico (Giglia) ou de l’habitat traditionnel en Guyane (Manga), mais dans l’ensemble rares sont les auteurs qui s’attachent à définir le terme d’habiter ou de cohabiter qu’ils utilisent, comme si le contenu de la définition allait de soi. Rare aussi, le déplacement du questionnement ou de la méthode que l’usage du terme « habiter » entraîne. Les auteurs peinent à se décentrer de leur spécialité thématique, le tourisme, la ville et à se rattacher à un des courants théoriques et de conceptualisation que nous avons signalés plus haut. Les rapports aux lieux dans leur matérialité et leur « naturalité » sont masqués par la prédominance du concept d’espace, qui nie celui de milieu. Habiter reste lié à localisation, à logement, évite d’être à l’écoute de l’habitant en tous ses lieux de vie de même que d’approfondir son effectivité dans tous les lieux qu’il habite. Ceci, même lorsqu’il y a une volonté d’exposer rigoureusement une problématique et une méthodologie, comme c’est le cas du chapitre qui lie la réussite du projet urbain à la structure de « l’habiter » (Bailleul, Feidel, Thibault). Seuls deux chapitres échappent de mon point de vue à ces faiblesses, sans doute parce qu’ils mettent les personnes au coeur de la compréhension de leur bien ou mal vivre les lieux selon leurs configurations précises, les moments où ces personnes « font avec » ou sont capables d’agir sur ces lieux en s’y adaptant: celui de Quentin traquant chez les personnes handicapées et « âgées » ce que veut dire l’intimité de l’habiter, et plus encore celui de Baron décrivant en tous leurs lieux, dont les navires en mer ou bloqués à quai, des marins philippins mobiles entre le lieu premier de leur famille et celui mobile, le navire qui les porte d’un lieu à l’autre, mais dont ils vivent la stabilité dans l’arrangement de leur chambre et l’invariance des ponts et des espaces collectifs. On referme le livre avec le sentiment que s’ouvre un chantier cognitif essentiel autour d’un concept à définir et approfondir qui décrirait, analyserait et modéliserait les processus interactifs entre tout être humain et ses lieux de vie et permettrait d’évaluer et d’anticiper le sens du rapport écologique de chaque habitant comme de l’habitabilité des milieux qu’il habite.