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Introduction

L’instauration de trois semaines annuelles de vacances et de deux jours de repos hebdomadaires en Chine, à la fin des années 1990, a provoqué un essor du tourisme, d’emblée un tourisme du grand nombre. Le secteur a généré de telles sources de revenus pour les agences de voyages lors des trois périodes du 1er mai, du 1er octobre et du nouvel an lunaire qu’elles ont été immédiatement surnommées les golden weeks. Les touristes sont surtout des citadins qui se déplacent à l’intérieur du pays, voire à l’étranger, selon les revenus dont ils disposent et le budget qu’ils consacrent aux voyages. Depuis une quinzaine d’années, les villes, petites et moyennes, rivalisent de publicité sur le bord des routes, dans les revues spécialisées et les autres médias, pour faire valoir leurs richesses, naturelles, culturelles, historiques, et y attirer le consommateur urbain.

L’appellation « villes historiques et culturelles », définie en 1982 par le ministère de la Construction de Chine, l’actuel ministère du Logement, du Développement urbain et rural (MOHURD) [1] qui impose la définition de plans de gestion des centres historiques, a été étendue en 2003 aux petites villes et aux villages. Les centres historiques sont devenus, selon les lieux et les maires, des centres anciens adaptés à la vie contemporaine, mais on a vu aussi proliférer des « produits » touristiques, la construction de « rues anciennes », du « faux » de mauvaise facture. Depuis 2007, ces façons de faire, initiatives locales, sont ouvertement critiquées par les hauts fonctionnaires chinois [2], condamnant les destructions irrémédiables qu’elles engendrent. Ainsi à l’issue d’un symposium national sur l’urbanisation chinoise en juin 2007, Qiu Baoxing, vice-ministre au MOHURD, déclarait que le patrimoine culturel et historique chinois faisait face à un troisième cycle de destruction depuis la fondation de la Chine communiste en 1949, certains fonctionnaires locaux ayant dévasté de nombreux sites au nom de leur « restauration ». Le vice-directeur de l’Administration nationale du patrimoine, qui approuvait ces déclarations, s’en prenait aux « décisions inconscientes » de raser des sites de grande valeur historique pour ériger à la place des vestiges culturels de pacotille : « C’est comme détruire une peinture inestimable et la remplacer par une impression bon marché. »

Il est certain que le tourisme, devenu un enjeu économique, suscite des réactions et des revendications contradictoires parmi les populations comme au sein des administrations. Certains trouvent l’afflux des visiteurs trop envahissant et destructeur, alors que d’autres, habitant en périphérie de sites appréciés, s’insurgent de ne pouvoir être sur les circuits empruntés par les visiteurs et d’être ainsi exclus des nouvelles possibilités de commerce et d’enrichissement. Les associations locales prennent la parole. Je me souviens, au début des années 2000, lors d’un séminaire portant sur les quartiers anciens, que des historiens locaux attaquaient avec virulence les actions d’un maire ayant fait ériger de fausses murailles en lieu et place d’un quartier populaire dont les habitants avaient été évincés ; le maire cherchait à connaître les procédures pour obtenir un label de l’UNESCO. Les prises de position sont loin d’être identiques sur l’ensemble du territoire chinois.

Dans les villes comme les villages, les maires et les secrétaires du Parti gèrent des situations de plus en plus complexes, aux intérêts contradictoires. Ils ont relativement peu d’expérience en la matière et peu d’occasions de visiter des pays étrangers pour y étudier des situations similaires. L’investissement d’une société pour « ouvrir un site au tourisme », est trop souvent perçu comme une occasion à saisir, celle de la création d’une « zone à développer » (kaifa qu, 开发区), qui se concrétise par la construction d’attractions, de complexes hôteliers, de « rues anciennes ». Les cloisonnements et les rivalités entre les administrations en charge du tourisme, du patrimoine et de l’aménagement du territoire sont plus souvent de mise que les complémentarités. Or, l’enjeu dépasse le cadre d’échanges commerciaux ; il implique l’aménagement du territoire, des dynamiques sociétales, la qualité des paysages, le respect et le développement des cultures locales. C’est sur ces questions que nous avons été sollicités par nos partenaires chinois [3].

Le travail en réseau que certains responsables de collectivités locales ont développé en France autour de la mise en valeur du patrimoine, par exemple, est difficile à mettre en application en Chine (voir l’analyse de Bruneau [1998] sur la région Charentes-Poitou). Ainsi, en 2002, nous avions organisé une mission avec l’Association nationale des villes et pays d’art et d’histoire [4] dans la région du Jiangnan, près de Suzhou et Shanghai, afin de faire se rencontrer, sur les mêmes problématiques, des maires et conseillers municipaux qui préparaient un dossier du patrimoine mondial – « les six villes du Royaume de Wu ». Mais la mission est restée sans suite : avant de pouvoir se mettre en réseau, les villes chinoises étaient en premier lieu amenées à répondre aux demandes de leur hiérarchie administrative. Instaurer un réseau les mettant sur un même plan et passant outre l’organisation administrative existante était alors difficile à imaginer.

Outre la difficulté à instaurer un parallélisme des structures de gestion ou des réseaux, une question de plus grande ampleur est présente en toile de fond : le rapport à l’histoire contemporaine et récente, qui se traduit, pour la population chinoise comme pour les structures gouvernementales, par les blocages de situations engendrés par des mémoires conflictuelles. Paul Ricoeur évoquait à quel point « Les questions en jeu concernent la mémoire, non plus comme simple matrice de l’histoire, mais comme réappropriation du passé historique par une mémoire que l’histoire a instruite et bien souvent blessée. » (Ricoeur, 2000 / 2006). Plus récemment, à propos de la Chine, l’écrivain Yan Lianke [5] parle « d’amnésie sponsorisée par l’État ».

La situation est loin d’être binaire. Les questionnements sur l’histoire, sur les mémoires, sont au coeur du beau film I wish I knew, tourné par Jia Zhangke sur les Shanghaiens et leur perception de la ville, à l’occasion de l’Exposition universelle de 2010. L’extraordinaire est la confiance qu’il a su distiller pour que les témoignages s’entrecroisent, dressant un tableau à petites touches, où les mémoires plurielles coexistent. Il fut aidé en cela par un architecte et historien de la ville qui a, lui aussi, travaillé dans cette direction : à la tête du Bureau d’urbanisme de Shanghai, ce dernier a institué dès 2003 un plan de protection sur 27 km2 du centre-ville, soit 12 secteurs, une méthode qui s’est ensuite propagée dans d’autres villes chinoises. La multiplicité des situations en Chine s’inscrit dans un cadre mouvant où les dynamiques en jeu amènent des retournements rapides dans les modes de pensée et d’agir. Le développement rapide du tourisme intérieur a exacerbé la mobilité des citadins, tant physique que virtuelle par la connectivité d’Internet.

Une évolution rapide des pratiques du tourisme en Chine

Au cours des années 2000, la saturation des modes de transport (ferroviaire, aéroportuaire, routier) et des lieux d’hébergement lors des périodes de congé suscitait un tel mécontentement qu’un étalement des vacances fut proposé aux citadins, prenant appui sur les fêtes traditionnelles – fête de la mi-automne, fête des morts, fête des premières floraisons, etc. Je relève au passage cette remise à l’honneur des références traditionnelles, que l’époque maoïste avait condamnées.

Le tourisme intérieur chinois devint rapidement un tourisme du nombre et, même s’il n’est pas recherché en tant que tel, il dégrade la qualité des sites et, par voie de conséquence, leur attractivité. Les citadins chinois, heureux de pouvoir découvrir et circuler à leur guise [6] dans le pays, bénéficient depuis un peu plus d’une décennie d’un niveau de vie en augmentation continuelle et d’un réseau d’infrastructures de qualité que la politique de construction des transports a étendu au cours du 12e plan quinquennal [7]. Jiuzhaigou dans le nord de la province de Sichuan en est un exemple. Site classé sur la liste du Patrimoine mondial, il doit faire face à la pression exercée par un nombre croissant de touristes sur un site naturel restreint (figure 1). Pour les années à venir, cette tendance ne peut que s’accroître avec l’augmentation du nombre de citadins et les facilités d’accès aux sites les plus enclavés du territoire.

Figure 1

Jiuzhaigou dans le nord de la province de Sichuan

Jiuzhaigou dans le nord de la province de Sichuan

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Pour les populations des régions devenues touristiques, et principalement dans les petites villes et les campagnes, le tourisme est perçu comme une opportunité financière. Ce sont des espoirs de vie meilleure, d’un accès facilité à l’éducation et aux soins, de vie urbaine avec les services qu’elle procure, encouragée par la politique volontariste d’urbanisation menée par le gouvernement. À la différence de l’essor du tourisme au XXe siècle en France, l’ouverture du pays aux citadins consommateurs va de pair avec l’utilisation exponentielle d’Internet et des réseaux de communication. Sur les forums de discussion, les jeunes s’organisent entre eux, se recommandent des sites à voir et des itinéraires, se retrouvent pour voyager ensemble, alors que leurs aînés préfèrent les formules classiques proposées par les agences de voyage et les groupes organisés.

Face à l’afflux des visiteurs, au développement des commerces de toute nature, ce sont des paysages, des quartiers entiers et des cultures encore vivantes il y a peu, qui sont détruits, mis sous cloche, ou font face à des menaces de prompte dégradation. L’administration en charge du tourisme, disposant de moyens et de capacités d’investissement considérables, a longtemps tenu la dragée haute à celle de la culture. Mais ces dernières années, la donne a changé : la culture est devenue un enjeu stratégique, un soft power comme le révèlent à l’étranger les nombreux instituts Confucius qui diffusent culture et langue chinoise. L’Administration nationale du patrimoine culturel (Wenwuju, 文物局) a un budget en hausse continue [8], des moyens financiers décuplés entre 2006 et 2010, dans les domaines dont elle a la charge : les patrimoines matériel et immatériel bénéficiant d’un classement au niveau national, provincial ou local, les musées et leur personnel.

L’évolution complexe du paysage social et économique depuis le début du XXIe siècle se traduit dans les opérations d’aménagement et d’urbanisme, où des interlocuteurs pluriels interviennent ; les jeux d’acteurs sont plus complexes que sous l’égide d’une autorité hiérarchisée comme c’était encore le cas, il y a peu. En parallèle, et grâce au développement d’Internet, les populations sont plus conscientes de la valeur de leurs cultures et plus promptes à défendre collectivement leurs droits ; en outre, un plus grand nombre de diplômés ou de décideurs sont à même de rechercher des solutions appropriées, nourries de leurs voyages d’étude en Occident et dans le pays même. De nouveaux outils pour la connaissance, l’aménagement et la préservation des territoires et des cultures sont ainsi expérimentés, dont les routes culturelles font partie depuis le début des années 2000. Les destructions et l’urbanisation à marche forcée sont dénoncées ouvertement à haut niveau et les choix de développement pour les provinces de l’intérieur représentent un véritable sujet d’étude.

Voilà ce qui nous a amenés à nous intéresser à la province du Guizhou à une période charnière entre expérimentations innovantes et disparitions inéluctables (figure 2). C’est l’une des provinces les plus pauvres de Chine, et aussi l’une des plus riches par la diversité de ses cultures, de ses populations, de ses paysages. Alors que la protection des biens culturels occupe une place grandissante dans la politique chinoise et que les populations ont pris une place majeure dans le mode de gouvernance, le Guizhou représente un terrain novateur. Ce que certains pointeraient comme un retard économique lui confère des avantages en termes de biodiversité préservée, pouvant devenir la source de nouveaux processus. Le partenariat que nous entretenons avec l’Université Tongji et le World Heritage Institute for Training and Research (Asia-Pacific) à Shanghai nous donne l’occasion d’être sur le terrain aux prises avec ces questionnements depuis 2008.

Figure 2

La province de Guizhou

La province de Guizhou

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Le développement récent des routes culturelles

Le label « patrimoine mondial de l’UNESCO » a été très recherché par les villes chinoises dès les années 1990. En effet, une telle reconnaissance est susceptible d’attirer un plus grand nombre de touristes, et donc de recettes ; mais c’est aussi un outil, un levier incitatif pour certains maires soucieux de développer des stratégies de mise en valeur et de protection (Ged, 2012). Toutefois, en moins d’une décennie, les effets pervers que ce label induit sont dénoncés. C’est ainsi que la ville ancienne de Lijiang au Yunnan, classée sur la liste du patrimoine mondial en 1997, subit une croissance exponentielle des visiteurs avec des conséquences désastreuses pour les populations, engendrant le déclassement des habitants, la disparition de cultures vivantes et fragiles, comme celle des Naxi (Li Bing, 2012).

De la même façon, les routes culturelles sont devenues un objet d’étude et un support d’aménagement des territoires au cours des années 2000, représentant des opportunités de transfert de technologies, de savoir-faire et d’expertise. Elles font l’objet de séminaires et de colloques internationaux, occasions de partager les expériences et les méthodologies pour la mise en oeuvre de collecte d’informations, d’inventaires, de projets d’aménagement porteurs de politiques de protection et de valorisation. Le tableau 1 présente les actions engagées par année, révélateur de la rapidité avec laquelle les programmes ont été engagés simultanément sur différents sites du territoire chinois, lors du 11e plan quinquennal (2006-2010). Le gouvernement chinois a en effet mis l’accent sur la protection de son patrimoine, consacrant des budgets importants aux fouilles, aux études et aux publications, aux séminaires et aux forums, à l’amélioration des infrastructures, à la formation des personnels, à la construction de musées. Il montre aussi l’intérêt qu’il porte à son patrimoine au sens large, celui des voies d’eau, celui des routes de montagne, celui des villes et des édifices ; l’histoire est mise en avant à travers les dynasties marquantes comme la dynastie Tang (618-907), référence majeure pour la poésie, la peinture, l’ouverture à l’extérieur.

Tableau 1

Les routes culturelles : actions menées entre 1984 et 2012

Les routes culturelles : actions menées entre 1984 et 2012
Source : Li Weiling, Observatoire de l’architecture de la Chine contemporaine

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Le Grand Canal, construit sous la dynastie des Tang, est sans doute l’itinéraire le plus emblématique par sa longueur, 1800 km divisé en 7 sections dont 3 dans la province du Jiangsu qu’il traverse sur 700 km, et par l’unité qu’il confère au territoire chinois, reliant la Chine du riz, au sud, à la Chine du blé, au nord. Les recherches et publications scientifiques ont d’ailleurs commencé dès les années 1980. Quant au Guizhou, il prend dans cet inventaire une place non négligeable, traversé par la Route des Cinq pieds (figure 3), l’ancienne Route du Thé et des Chevaux, la Route du Sel (non mentionnée ci-dessus), qui va de la province du Hunan à celle du Sichuan en traversant le Hubei, le Guizhou, le Yunnan et Chongqing ; et on peut y ajouter une route célèbre dans l’histoire récente, celle de la Longue Marche avec l’arrêt de janvier 1935 à Zunyi au nord du Guizhou.

Figure 3

Route des Cinq pieds

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Pour autant, le discours est plus compliqué dès lors qu’il s’agit d’itinéraires multiples et transfrontaliers comme celui des routes de la soie, pistes du désert qui se déploient sur 4450 km de Xi’an à Kashgar en territoire chinois ; chacun se souvient des destructions et expulsions des quartiers anciens de Kashgar, en 2010-2011 [9], et des infrastructures majeures construites dans la province du Xinjiang. De 2006 à mars 2012, neuf colloques ont réuni des experts des pays d’Asie Centrale et de Chine pour définir des approches et méthodes communes ; le premier s’est tenu à Turfan en Chine, suivi par les pays voisins Tadjikistan, Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan, concernés par la piste qui s’étend sur 7500 km et comporte plus de 2500 sites majeurs. Les rapprochements avec les pays voisins pour des recherches communes ou des formations sont frappants ; ils s’intensifient avec la Corée ou le Japon, pays formateurs intervenant en archéologie, sur la porcelaine, la poterie et la restauration du patrimoine.

Retenons que ces routes culturelles représentent dès lors un enjeu culturel, paysager, social et économique. Culturel pour une jeunesse née dans la société de consommation, avec une nécessaire réappropriation de l’histoire, des cultures et des territoires qui les fécondent. Enjeu économique, où la formation a un rôle majeur face aux transformations auxquelles la société chinoise est confrontée au XXIe siècle, pour faire des choix en matière de développement agricole, social, économique, touristique. Enjeu de société face aux contraintes du nombre et à la pression exercée sur les ressources naturelles, notamment l’eau et l’énergie. Outre cet outil de réflexion et d’action sur l’aménagement des territoires, le Bureau de la culture du Guizhou a pris l’initiative de nouvelles expérimentations.

Le Guizhou comme terrain d’expérimentations

En 2008, un colloque international sur les paysages culturels [10] avait lieu à Guiyang, capitale de la province du Guizhou, qui donna lieu à la mise en ligne (en langue chinoise) des recommandations de Guiyang sur le paysage culturel. Il eut à nos yeux l’immense intérêt de révéler les politiques contradictoires en terme de développement économique, social et culturel pour l’aménagement du territoire, entre le Bureau de la province chargé du patrimoine et celui en charge du tourisme [11]. Ces conflits sont entretenus de longue date par le mode de planification cloisonnée, on l’a évoqué, et ses objectifs quantitatifs. Habitué à mettre en place des lieux consacrés au tourisme, le Bureau du tourisme privilégie les accueils de groupes associés à une mono-activité touristique, pour laquelle des spectacles dits « folkloriques » sont proposés à titre d’activité culturelle, dans un environnement recomposé à grande échelle, habillé de matériaux d’apparence « traditionnelle » (Clastres, 1998). Il est clair que cette stratégie ne prend guère en considération la diversité des cultures, des paysages, des populations. Or, dans les discours introductifs, l’orientation apportée par une représentante du ministère français de la Culture [12] apporta un souffle nouveau à ses homologues chinois, rappelant que la culture ne doit pas être au service du tourisme, au risque d’engendrer sa propre disparition. Le leitmotiv fut repris tout au long du colloque par la majeure partie des intervenants, qu’ils soient venus des grandes universités chinoises – chercheurs ou praticiens – ou du Japon, d’Australie, d’Italie, de France et du Canada.

Quels sont donc ces paysages spécifiques ? Sous un climat de mousson, avec une température douce et humide tout au long de l’année, le Guizhou est très peuplé et dispose de peu de terres agricoles (Quiquemelle, 1995 ; Gentelle, 2011) (figure 4). Une grande intelligence des cultures est attribuée aux paysans, qui préfèrent deux récoltes de riz annuelles combinées à la pisciculture et à l’élevage de canards, dont les cycles sont compatibles, plutôt qu’un cycle de trois récoltes annuelles qui ne permettraient pas ces associations. De plus, c’est une incroyable variété de plantes et légumes qui est cultivée par les populations, pluralité que les politiques agricoles de l’Europe cherchent désormais à remettre en vigueur en prônant l’association d’au moins trois cultures pour un développement durable de l’agriculture (figure 5). Ces montagnes sont ainsi porteuses d’une biodiversité remarquable, mais mal connue, et répondent déjà aux critères de développement durable que d’autres régions cherchent à implanter. Cette diversité aux combinatoires savantes, commune aux populations de montagnes [13], est le moyen que celles-ci mettent en oeuvre pour faire face aux rigueurs et à l’enclavement que le relief impose. Elle est porteuse d’infinies variétés – culturelle, agricole, linguistique – qui sont désormais en passe de disparaître avec le départ des adultes vers les régions côtières, les villes et leurs occasions d’emplois. Le film La rizière que la réalisatrice Zhu Xiaoling (2011) a tourné chez les Dong, dans la région de son enfance, nous montre combien les choix auxquels les populations ont à faire face sont difficiles [14].

Figure 4

Paysage montagneux dans la province de Guizhou

Paysage montagneux dans la province de Guizhou

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Figure 5

Paysage en terrasse à Tang'an

Paysage en terrasse à Tang'an

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En effet, la population de la province, qui dépasse les 34 millions, est composée de nombreuses ethnies – Bu, Yi, Miao, Dong…– qui représentent la moitié de la population du Guizhou. Formées d’agriculteurs en majorité, ces populations sont connues pour la richesse de leurs fêtes, de leurs étoffes et broderies, de leurs chants ; les chants des Dong ont été inscrits en 2008 sur la liste du patrimoine immatériel de l’UNESCO où la Chine figure en première place [15]. Comment mettre en place au Guizhou un tourisme cool, suivant l’expression de Maitland (2012), pour qualifier un tourisme hors des sentiers battus, valorisant l’émotion plutôt que le produit, à même de susciter des synergies ? Plusieurs programmes sont lancés. Outre les recherches portées par les routes culturelles, la Banque mondiale et le Bureau de la culture ont leurs projets, avec un point commun partagé par ceux qui les mettent en oeuvre : éviter un tourisme destructeur pour les populations locales.

Travailler avec les populations : bottom-up comme principe directeur

Appelés en renfort en 2011, pour assister la mise en oeuvre d’un programme de la Banque mondiale lancé deux ans plus tôt, nos partenaires de l’Université Tongji, et le chef de projet, Zhou Jian, [16] ont eu mandat de développer un mode participatif avec les populations, en partant de leurs souhaits et de leurs besoins, pour définir les priorités des projets, notamment en termes de formation. Quelques années auparavant, un programme de coopération mené avec la Norvège avait été axé sur la construction d’écomusées dans les villages. Ce type d’exercice, imposé par le gouvernement avec des financements étrangers et avec des autorités trop distantes du terrain, a montré ses limites. Le bâtiment, construit avec des matériaux de qualité alors médiocre, est abandonné au sein du village, dépourvu d’attrait pour les touristes comme pour les habitants : une baraque de bois en trop mauvais état pour être réutilisée.

Partant de ce constat, Zhou Jian constitue et coordonne des équipes locales avec l’appui de sociologues dans chacun des sites retenus par la Banque mondiale, s’entretenant aussi avec les responsables de village dans des réunions dépourvues de formalisme (figure 6). La formation des cadres, à chacun des échelons administratifs de la gestion, est un des volets majeurs du programme. S’il est difficile de dresser un bilan en cours de route, on peut d’ores et déjà souligner l’originalité de la mise en oeuvre, que beaucoup n’imaginent même pas avoir lieu d’être en Chine : donner la parole aux habitants pour organiser les projets avec eux, parmi lesquels la formation prend une importance particulière. Formation et sensibilisation, car il s’agit aussi de civiliser les pratiques du tourisme et des touristes eux-mêmes.

Figure 6

Réunion du conseil du village à Tang'an

Réunion du conseil du village à Tang'an

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Une tentative originale à Dimen

Une autre expérience mérite d’être mentionnée, celle d’un ancien de retour au pays, M. Ren. Après avoir travaillé près de Hong Kong dans la province du Guangdong, celui-ci a fait construire à Dimen ce qui était d’abord un centre de loisirs pour une importante entreprise hongkongaise. Choisissant un village dong, il fait édifier par les charpentiers locaux un ensemble de bâtiments en bois, belle réalisation qui s’impose avec élégance en suivant les courbes de niveau, proposant cheminements et belvédères pour admirer le paysage de terrasses cultivées (figure 7). Pour la construction, M. Ren choisit de faire appel aux charpentiers dong, au savoir-faire réputé dont les « tours du tambour » émaillent les villages et quartiers des petites villes : les toitures qui s’étagent sur une trentaine de mètres de haut abritent des lieux de rencontres quotidiennes ou exceptionnelles pour chaque village ou quartier (figure 8).

Figure 7

Le centre de ressources écologiquus de Dimen

Le centre de ressources écologiquus de Dimen

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Figure 8

Tour du tambour, emblématique des Dong

Tour du tambour, emblématique des Dong

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Comme l’entreprise hongkongaise voulait se séparer du site, le Bureau de la culture l’a repris pour y établir, avec M. Ren, un « centre écologique » à vocation conservatoire et de formation continue. C’est aussi un lieu d’hébergement destiné à des groupes en formation, parfois à des touristes individuels, où l’entretien et la restauration sont assurés par les habitants du village. La mise en place d’activités combinées au profit des habitants est préférée à l’instauration de monoactivités spécifiques faisant appel à un personnel extérieur : un parti pris qu’on retrouve, on l’a vu, dans l’analyse des modes de vie des populations en montagne. C’est à la fois un centre conservatoire pour les chants, la musique, avec une partie recherche ouverte aux universitaires et une bibliothèque accessible aux chercheurs comme aux habitants (figure 9a et 9b).

Figure 9a

Vue de l'intérieur du centre de ressources écologiques de Dimen

Vue de l'intérieur du centre de ressources écologiques de Dimen

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Figure 9b

Texte de présentation du centre

Texte de présentation du centre

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Le centre de ressources de Dimen a ses propres cultures, thé vert, riz rouge, etc., où la qualité des produits est vérifiée selon une démarche d’agriculture biologique ou raisonnée. L’ambition du Bureau de la culture du Guizhou est de développer de tels centres en réseau, de les ouvrir à des démarches expérimentales, pour améliorer les savoir-faire des artisans, développer la créativité des brodeuses [17], encourager la musique (les Dong sont connus pour leurs chants et leur art du lusheng, orgue à bouche en bambou avec 4 à 6 tuyaux pouvant mesurer plusieurs mètres), favoriser la connaissance et l’usage des herbes médicinales utilisées de longue date au Guizhou, etc.

Dans un premier temps, une dizaine de centres de ressources – « agroculturels » pourrait-on les appeler – seraient construits, avec l’objectif d’en bâtir un plus grand nombre dans toute la province si l’expérimentation est probante. Ils auraient vocation d’être conservatoires, comme les musées, et ouverts à la transmission, aux écoles et universités, aux touristes, et tournés vers les besoins de la société et des populations locales. Leur réussite permettrait de développer et propager l’exemple du Guizhou à l’ensemble du territoire. En outre, dans la province même, mettre en réseau ces différents centres agroculturels, de manière à élargir les potentialités développées, est un objectif posé d’emblée.

Pour ces projets expérimentaux, le Bureau de la culture, conscient de la situation délicate dans laquelle se trouve la province, a su mobiliser des financements du gouvernement. En effet, le savoir-faire de générations de brodeuses est déjà en train de se perdre, pour ne prendre qu’un exemple (Bourzat, 2004) (figure 10).

Figure 10

Brodeuses au musée de la province du Guizhou

Brodeuses au musée de la province du Guizhou

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Conclusion

Pour conclure, j’aimerais insister sur la place des populations, qui est très différente selon les deux cas évoqués. Les routes culturelles émanent des autorités nationales et elles sont ensuite mises en oeuvre par les hiérarchies administratives des provinces concernées. C’est l’inverse des conditions requises pour que des itinéraires culturels soient labellisés par le Conseil de l’Europe [18], lequel requiert de s’appuyer sur la société civile, les associations. En effet, l’Europe a voulu permettre aux populations européennes d’apprendre à se connaître, au delà des frontières, par des itinéraires comme les Chemins de la Vigne, la Via Carolingia, la Route européenne des Abbayes cisterciennes, la Route du Fer, etc. En Chine, les routes culturelles ont plutôt pour objet, me semble-t-il, de recréer et protéger des paysages culturels qui ont été malmenés par l’urbanisation et la spéculation, la pollution, la modernisation industrielle, et ce sont des processus auxquels les habitants peuvent être associés, selon les opérateurs des projets.

À l’inverse, les démarches expérimentales du Bureau des biens culturels du Guizhou prennent pour point de départ les habitants et les paysages que ceux-ci habitent, avec leurs patrimoines dans la multiplicité et la transversalité des approches : textiles, musiques, savoir-faire techniques, construction, herboristerie, langues, etc. Dans cette perspective, le recul économique actuel de la province pourrait se transformer en avantage, pour mettre en oeuvre d’autres modes de développement « durable » alliant les cultures au sens large en évitant la dégradation des paysages et des sociabilités. Le tourisme en serait une des facettes, tirant profit de la diversité liée aux multiples cultures minoritaires.

Le tourisme en Chine, pour la Chine, n’est-il pas, au-delà du tourisme lui-même, une occasion de s’approprier, de se réapproprier la culture, l’histoire, une forme de défi lancé au regard des violences du siècle passé, des mémoires effacées par le pouvoir maoïste, des événements cachés de la Révolution culturelle, du Grand Bond en avant… pour permettre, comme Robinson (2012) l’a si bien dit « une résurrection persistante des mémoires enfouies » ?