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En vrac et au hasard : Poe, Balzac, Baudelaire, Musil, Döblin, Dos Passos… La littérature a singulièrement participé à la constitution d’un corpus de savoirs relatifs à la très grande ville à l’état naissant, contribuant ainsi à la formation des études métropolitaines. Montréal et la métropolisation. Une géographie romanesque de Pierre Mathieu Le Bel s’inscrit dans ce courant qui, dans un dialogue entre espace diégétique et espace référentiel, écrivant et chercheur, cherche à mieux comprendre les différentes dimensions de l’expérience de la métropole.
Issu d’une thèse, l’ouvrage aspire tout à la fois à repérer les modalités d’expression de la métropolisation dans le « roman québécois contemporains » et expliciter « comment cette expression [...] permet [d’en]explorer les multiples significations sociales et culturelles » (p. 14). Au terme d’un premier exercice généalogique, l’auteur identifie trois dimensions (limites, fragmentation et connectivité) structurant le champ de la pensée métropolitaine, qui vont lui permettre d’organiser son « étude de géographie littéraire » en les transposant en un autre triptyque : mémoire, limites, contingence/connectivité.
Trois chapitres (chapitres II à IV) permettent alors à l’auteur de thématiser la porosité des limites métropolitaines dès lors qu’elles sont passées à l’épreuve de la mémoire, que des personnages (« des possibilités de l’être » pour reprendre un langage propre à Kundera) tentent d’inscrire leur existence dans un espace donné. Le va-et-vient entre un ici et un là-bas spatial et temporel, déjà exploré dans les « transferts analogiques » proustiens, floutent ce qui pourrait paraître robuste.
Mais le caractère incertain des limites passées à la question de la mémoire ne signifie pas que l’espace interne de la métropole est continu. Le révélateur du roman policier permet d’expliciter une géographie contrastée des univers métropolitains qui sont presque autant de mondes (on se souvient que Park parlait déjà de « régions morales » alors qu’il réfléchissait à la structure interne de la très grande ville, à savoir la capacité qu’a la métropole « à révéler [et circonscrire] [...] tous les traits et tous les caractères [...] obscurcis [...] dans des communautés plus petites »).
La tension existante entre des limites poreuses et un espace découpé en sous-espaces conduit tout naturellement l’auteur à envisager une qualité singulière, celle de la « connectivité de la ville métropolisée » (p. 16). Celle-ci résultant de ce que l’homme de la métropole, ce « personnag[e] qui se branch[e] et se débranch[e] » est toujours-déjà – comme en avait eu l’intuition Poe avec son homme des foules londonien – un être contingent, c’est-à-dire, dans un autre langage, en prise avec son environnement.
Ces « branchements » participent du pouvoir d’activation de connexions innombrables entre des mondes urbains infinis que l’auteur repère dans son chapitre V, lequel propose un retour sur la géographie montréalaise. Montréal y est saisie entre dérive et dérivation, dans une géographie cosmopolite où des époques et des lieux distants se reflètent les uns dans les autres.
Les découvertes de Le Bel sont « en écho ». Le lecteur informé pensera en effet aux déjà nommés Park et Poe, mais aussi à Simmel, Halbwachs... Des auteurs et des penseurs sociaux qui ont tenté d’appréhender l’expérience de la métropole entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Et c’est là une des forces de l’enquête à laquelle s’attache, en creux, l’auteur : expliciter certaines des « images médiales » de la pensée métropolitaine, certaines manières de penser ce singulier milieu de l’homme contemporain.
L’enquête de Pierre Mathieu Le Bel s’inscrit dans une généalogie prestigieuse, celle d’une pensée métropolitaine qui emprunte à la littérature pour comprendre les transformations en cours, « ce qui change quand la ville change ». Il s’agit ainsi assurément d’un livre qui doit être lu par quiconque souhaite réfléchir à cette grande transformation des territoires qu’on a coutume de nommer la métropolisation.