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Les études sur Élisée Reclus se multiplient. Alors qu’aux alentours de 1970 on utilisait cet auteur comme contrepoint à Vidal de la Blache dont l’influence paraissait écrasante, la nouvelle génération s’attache davantage à l’homme, au géographe et à l’anarchiste. De grandes conférences lui sont consacrées. Grâce à Federico Ferretti, sa place de leader dans le très fécond courant anarchiste de la géographie du XIXe siècle est soulignée. Mais les travaux butaient sur les 19 000 pages de sa Nouvelle Géographie universelle. Federico Ferretti nous offre une analyse fascinante de la conception et de la réalisation de ce gigantesque ouvrage.
Au début des années 1870, Élisée Reclus est un géographe connu et reconnu pour ses multiples articles, sa merveilleuse petite Histoire d’un ruisseau, chez Hetzel, et les deux volumes de La Terre, chez Hachette. Mais il a participé à la Commune et se trouve prisonnier des Versaillais. Ses éditeurs ne vont-ils pas le lâcher ? Non : ils plaident pour sa libération et lui offrent des contrats. Celui de la Nouvelle Géographie universelle est fabuleux : décrire la totalité de la Terre dans une perspective de géographie scientifique ! Le travail de Reclus est certes suivi et discuté, mais « on ne peut appliquer le terme de censure » : « les idées scientifiques de l’auteur sont généralement acceptées après négociation : c’est bien sur cela que le géographe anarchiste fonde sa démarche géographique et sociale » (p. 408-409). Reclus peut développer ses idées ; il est puissamment aidé. C’est le coeur de l’ouvrage : Templier, chez Hachette, lui paie tous les déplacements jugés nécessaires en Europe, en Afrique ou en Amérique du Nord et du Sud. Il lui permet de constituer deux équipes de rédaction, l’une à Paris, l’autre à Vevey puis à Clarens en Suisse ; Reclus les peuple d’anarchistes et met sur pied un réseau mondial d’informateurs, de cartographes et de relecteurs. Une puissante firme capitaliste finance ainsi une grande aventure anarchiste ! Car c’est bien là l’ambition de l’ouvrage : faire découvrir la diversité du monde et les mille formes de coopération que les hommes ont imaginées pour tirer parti de leur environnement et construire leurs sociétés. Au fur et à mesure que la rédaction progresse, l’approche devient plus sociale ; la critique de l’expansion coloniale se fait plus précise. La puissance de l’Europe est relativisée. « Reclus et ses collaborateurs commencent à prendre conscience de la globalisation » (p. 411).
L’ouvrage vaut tout autant par la qualité de ses cartes, en grande partie dessinées par Claude Perron, que par la précision de ses analyses urbaines, à une époque où la plupart des géographes ne savent pas encore parler des villes.
Pour conclure ? Un livre qui achève de restituer à la géographie anarchiste – à celle de Reclus au tout premier chef – le rôle décisif qu’elle a tenu au XIXe siècle.