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Antoine Bailly republie quelques extraits majeurs de deux de ses ouvrages pionniers des années 1970-1980 : La perception de l’espace urbain et La géographie du bien-être.
L’intérêt de l’entreprise réside d’abord dans le rappel du caractère novateur de ces pages pour le lecteur francophone d’alors. A. Bailly fut en effet un grand passeur, vers l’Europe, d’idées nord-américaines concernant la géographie. C’est aussi un remarquable théoricien, comme le souligne ici l’unité de sa pensée éclairée par l’articulation réussie des deux ouvrages : d’une géographie du perçu / vécu à celle du bien-être. Or, cette dernière trouve aujourd’hui des applications en matière d’aménagement, d’urbanisme, de vivre-ensemble… D’où l’avantage de cette exhumation de textes dont les contenus ont depuis longtemps percolé dans les démarches et méthodes du couple géographie / aménagement.
De fait, Bailly annonce dès les années 1970 ce que j’ai pu appeler un « paradigme holiste » contemporain de la géographie. Derrière le processus perceptif behavioriste, ce sont les images mentales, stimulées par l’environnement, puis influencées par des facteurs « culturels » et « psychologiques » individuels qui engendrent ces « images résiduelles » que les « codes de communications » transforment en « modèles simplifiés du réel ». Or, ce sont ceux-ci qui suscitent comportements et actions, dans leur variété comme dans leurs formes récurrentes et collectives révélées par l’écologie factorielle. L’auteur insiste sur le poids des territorialités dans cette genèse : l’attachement territorial, lié au « sens du lieu », constituant à ses yeux une composante essentielle des comportements humains. Loin de ne retenir que les représentations personnelles de telles territorialités, il est attentif à toutes les forces qui contribuent à les modeler. Ainsi, deux géographies convergent : l’une (micro) part des représentations et des attachements privés, l’autre (macro) des organisations et de leurs spatialités. À la rencontre de ces deux flux, se dévoilent les phénomènes de domination.
La question du bien-être introduit une problématique similaire. La définition qu’en donne Bailly ne tente-t-elle pas de concilier les aménités du cadre de vie, les conditions objectives d’existence avec des aspirations soumises aux aléas des sphères psychospirituelles individuelles ? Difficilement planifiable, longtemps associé au progrès ou carrément insaisissable, le bien-être n’est pas aisé à cerner. Ses indicateurs demeurent incertains. Bailly en décortique néanmoins les composantes en insistant sur leurs formes spatiotemporelles. Peut-être que des références aux théories de la justice (J. Rawls et A. Sen), comme à l’indice de développement humain (IDH), auraient permis d’aller plus loin? Sauf qu’elles étaient encore peu connues, voire non formulées au tournant des années 1970-1980.
Vient alors à l’esprit une proposition éventuellement susceptible de renforcer encore la portée de cet ouvrage. A. Bailly n’aurait-il pas gagné à formuler, à la fin de chacun de ses chapitres, les grandes avancées effectuées depuis 30 ans sur ces thèmes qu’il a souvent introduits dans la géographie francophone ? Ainsi, par exemple, de nos jours, les mobilités sont abordées de façon plus large qu’à travers les seuls déplacements quotidiens intra-urbains.
Reste la (re)découverte, dans cette version unifiée, d’une vision globale et très convaincante de l’espace des sociétés : du sujet phénoménologique percevant aux territoires et aux lieux de son vécu… soit un moment fort de la théorisation géographique.