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Introduction

Si d’un côté, on peut affirmer, à la lumière des dispositifs participatifs de plus en plus nombreux et fréquents (Rui, 2004 ; Gourgues, 2013), notamment sur les questions urbaines (Deboulet et Nez, 2013), que l’aménagement de la ville est devenu au fil du temps une question de mieux en mieux partagée entre décideurs et habitants ; d’un autre, les injonctions participatives dont sont l’objet les populations s’inscrivent le plus souvent dans une démarche pragmatique qui vise avant tout à améliorer la décision publique. Aussi, le pouvoir accordé aux citoyens apparaît-il d’ordre consultatif, pour l’essentiel (Bacqué et Sintomer, 2011).

De même, les ordres de rationalité ainsi que les systèmes d’action qui prévalent à la définition de la fabrique urbaine ne rejoignent pas nécessairement ceux des habitants, voire obéissent à des logiques différentes. Alors que les aménageurs de l’utile développent une vision fonctionnelle et économique du territoire, planifiant des espaces de plus en plus normés et saturés (Ghorra-Gobin, 2001), les citadins appréhendent l’espace public et son agencement selon une approche complexe et transversale, mêlant les dimensions sociale, culturelle et artistique (Montero, 2013). Si les jardins collectifs ou partagés contemporains, héritiers des jardins ouvriers (Dubost, 2007), s’enrichissent d’orientations nouvelles en réponse aux problématiques de la durabilité et aux enjeux urbains contemporains, tels le développement des liens sociaux, l’éducation ou l’insertion (Tozzi et D’Andrea, 2014), les exemples que nous avons choisi de traiter dans cette étude ne s’inscrivent que partiellement dans le mouvement actuel et se caractérisent par l’attention portée à la question culturelle. Ils mettent en exergue la volonté des citoyens d’investir des espaces pour y défendre une certaine conception de la culture et de sa mise en oeuvre dans la ville. L’action culturelle, entendue ici comme un moyen d’expérimenter des formes de participation à l’élaboration de l’action publique, permet aux personnes d’affirmer leur droit à la décision dans un rapport de force avec les autorités locales, tout en redonnant sens à l’espace public, à la fois comme lieu d’action, de délibération et espace sensible.

Nous proposons ici d’étudier l’action collective pour la création de deux jardins citoyens à Bordeaux et à Québec, afin d’analyser en quoi ces formes d’expression, qu’on pourrait appréhender comme des luttes urbaines pour reconquérir un « droit à la ville » à la fois collectif et organisé (Harvey, 2011), s’opposent à la rationalité des politiques et des experts de l’urbain, et dans quelle mesure elles influencent l’action publique ainsi que la manière de penser l’aménagement de la ville. L’analyse de l’expérience bordelaise s’appuie sur une enquête sociologique [1] menée entre 2011 et 2013 dans le cadre de notre thèse de doctorat (Montero, 2013). Si le cas québécois mobilisé ici à titre d’élément comparatif n’a pu faire l’objet d’une étude de terrain aussi poussée, il est largement étayé par les témoignages des acteurs concernés et l’analyse d’un corpus théorique spécifique.

Outre la nature de l’action, l’intérêt de cette analyse comparative repose également sur des similitudes pertinentes au vu des contextes spatiaux et politiques. L’initiative sociale et culturelle des protagonistes de l’Îlot Fleurie, au début des années 1990, prend place dans le quartier Saint-Roch à Québec. Centre commercial dynamique au début du siècle dernier, ce quartier s’était appauvri et marginalisé depuis les années 1960. Délaissé, marqué par les stigmates d’aménagements avortés ainsi que par les effets d’une politique aménagiste brutale envers les populations, le quartier était en attente d’un renouveau urbain. Quant à Bordeaux-Nord, en France, il s’agit d’un quartier périphérique resté à la marge des grandes opérations d’aménagement du projet urbain qui vise, en ce début des années 2000, la réhabilitation des quais et du centre-ville ; aussi ce secteur attire-t-il avant tout les projets de développement privés. C’est en réaction à cette rétractation de la Ville que les protagonistes élaborent le projet à la fois social, artistique et culturel du Jardin de ta soeur.

Les deux projets ont en commun de s’inscrire dans des quartiers populaires à la culture militante affirmée. Les comités de citoyens ont, dans les années 1960-1970, organisé la résistance contre la politique urbaine qui chassait les populations en périphérie au profit des investisseurs. À Bordeaux, syndicats et associations d’éducation populaire conduisaient une action politique et sociale forte en soutien aux populations immigrées, dotant le quartier d’une tradition revendicative qui contribue, de nos jours, encore à son image contestataire.

Dans un premier temps, nous décrirons les deux actions pour en distinguer et analyser les modalités de mise en oeuvre. Puis, à partir de l’analyse du rapport de force qui s’instaure entre les protagonistes et les autorités municipales, nous soulignerons les éléments qui nous semblent expliquer la réussite ou, à l’inverse, l’échec relatif de l’action collective. Enfin, il s’agira de mettre en exergue les effets de ces projets citoyens sur l’action publique, tout en nous interrogeant sur l’enjeu de la contribution citoyenne à la construction urbaine.

La création du Jardin de ta soeur ou l’histoire d’une mobilisation et d’une négociation réussies

Le quartier populaire de Bordeaux-Nord, situé entre les Bassins à Flot et les Chartrons, dispose d’un capital foncier important qui a suscité un fort intérêt de la part des promoteurs, si bien que les immeubles ont fleuri à un rythme soutenu en lieu et place d’espaces verts (figure 1). Les associations locales, centre social et comité de quartier en tête, font le constat d’un déficit d’équipements et d’une mainmise aménagiste préoccupante de la part des promoteurs ; de leur côté, les habitants émettent, au détour des conversations, le souhait récurrent de pouvoir profiter d’un jardin public dans un environnement urbain très minéral. Les espaces susceptibles de remplir cette fonction ne sont pas légion, mais l’un d’entre eux a été repéré. La friche Dupaty est un ancien chai, dissimulée au regard des passants par un mur et encerclée par les immeubles de la résidence éponyme. Le centre social qui lui est mitoyen l’a déjà investie pour des occasions festives, les publics du centre ayant ainsi pu profiter de ce coin d’herbes folles au milieu du béton pour en expérimenter certains usages. L’accélération des constructions et un projet d’immeuble sur la friche provoquent un sentiment d’urgence ; la tension sociale qui résulte de la pression urbaine alerte les acteurs sociaux, qui sont les premiers à réagir. Le comité de quartier se rapproche alors du centre social pour assurer la protection de la friche et contrer la menace de construction. Puis, l’arrivée d’un acteur extérieur va contribuer à organiser la mobilisation. Bruit du frigo est, en 2003, une jeune association composée d’architectes et d’artistes, qui développe une démarche alternative, participative et réflexive sur les enjeux urbains. Invitée par le centre social, Bruit du frigo expérimente une méthode originale baptisée « atelier d’urbanisme utopique », qui vise à partager avec les habitants savoirs pratiques et connaissances techniques en lien avec leur cadre de vie. L’atelier est appréhendé comme une « fabrique d’imaginaires urbains » qui permet, à partir de déambulations et de séances de travail collectif, de concevoir des projets qui pourraient transformer ou améliorer des situations et des lieux. Durant une exploration poétique du quartier où les imaginaires se délient pour inventer un environnement idéal, l’équipe de Bruit du frigo constate, elle aussi, le désir et la nécessité d’un espace vert, tout en découvrant l’existence de la friche. Mais comment à la fois révéler le potentiel d’un espace pour l’heure difficile d’accès et peu attrayant, et déclencher la mobilisation des habitants autour d’un enjeu qu’il faudra défendre face aux autorités locales ?

L’action culturelle, levier social des professionnels de l’animation, va jouer le rôle d’agent révélateur. L’outil culturel est ainsi mobilisé sous ses formes artistiques et festives pour donner existence à la friche et susciter une action collective sur la base de son potentiel d’usage. L’occasion sera la date anniversaire des 40 ans du centre social, en juillet 2003. Il faudra seulement une semaine pour préparer le programme qui fera de la friche Dupaty, plus qu’un espace public, « un jardin rêvé pour une journée d’exception » comme le souhaite la directrice du centre social. Une journée qui doit créer dans l’imaginaire collectif l’existence d’un jardin. Parce que « s’il y a une trace, poursuit la responsable, le lieu n’est plus neutre, il est incarné. » La trace, qui est « toujours trace de quelque chose », comme le souligne Serres (2002), est ici activée à la fois comme indice des caractéristiques potentielles du lieu et comme marque psychique qui pourra mobiliser une mémoire collective, en temps voulu. Ces empreintes sont multiples et répondent à des pratiques et des publics différenciés : une piscine et des jeux de plein air sont créés pour les enfants, des ateliers de création artistique et de jardinage associés à des espaces de détente déclinent les possibilités d’usage du jardin, tandis que des spectacles et un bal populaire évoquent les émotions collectives et la convivialité qu’un tel lieu peut inventer. Ainsi, les actions concrètes se succèdent et réussissent le pari de l’appropriation symbolique d’un espace public. L’action culturelle suscite un désir partagé et marque la naissance d’une volonté commune et affirmée qui peut alors s’inscrire dans une démarche de négociation avec les pouvoirs publics.

Figure 1

Quartier Bordeaux-Nord

Quartier Bordeaux-Nord

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Afin de capitaliser sur cette envie d’agir, il faut très vite organiser l’action à mener. Le collectif Jardin de ta soeur [2], qui rassemble des associations et des habitants, se constitue. Refusant d’être confiné à un « savoir d’usage », le groupe cherche à être reconnu comme un interlocuteur légitime à même de discuter des aspects techniques du projet. Il bénéficie, d’une part, de l’expertise de Bruit du frigo, dont le savoir technique en matière d’aménagement urbain ainsi que la maîtrise des procédures administratives sont indispensables, et peut compter, d’autre part, sur le savoir politique des acteurs associatifs (centre social, comité de quartier...). Ces acteurs connaissent les rouages du système municipal, les démarches à suivre et les responsables administratifs qu’il faut contacter ou sonder ; ils permettent également que les revendications du groupe soient formalisées et mieux édictées. De manière générale, les acteurs associatifs perçoivent, plus que les habitants, la participation institutionnalisée comme une tentative de manipulation par les politiques pour minorer la parole des citoyens ordinaires (Rui et Villechaise, 2006), et élaborent des stratégies pour s’en prémunir.

Afin d’assurer sa légitimité et sa reconnaissance publique, le groupe doit renforcer son lien avec la population du quartier. Les protagonistes échangent entre eux pour élaborer leur jardin rêvé et recueillent aussi les suggestions et aspirations des habitants. Les hypothèses sont médiatisées par les structures sociales auprès de leurs usagers et par les habitants eux-mêmes. Des allers-retours entre le groupe de travail et la population, lors de réunions publiques et de manifestations culturelles ponctuellement organisées sur la friche, permettent à la fois de partager le fruit des discussions et de maintenir un intérêt pour l’action. Un collectif ne saurait, en effet, exister sans un régime de visibilité propre, ni sans l’adhésion d’autres publics indispensables à la diffusion de son action (Céfaï, 2007). Ainsi, le groupe de travail assure-t-il une double fonction de réflexion et de médiation auprès d’un public plus large. Mais la mobilisation et l’adhésion aux valeurs se joue également sur le registre émotionnel (Ibid. : 524). Aussi l’animation régulière du jardin est-elle indispensable pour assurer le lien entre réflexion et action.

Plus de six mois sont nécessaires pour qu’un projet cohérent soit défini. Il est vrai que l’objectif est ambitieux – la création d’un jardin public par des habitants – et les données du problème complexes : un projet privé d’aménagement est déjà en cours sur le terrain de la friche qui n’appartient pas à la ville. Ce terrain est divisé en plusieurs parcelles qu’il faudra acquérir auprès de propriétaires distincts (Communauté urbaine de Bordeaux et promoteurs) mais, surtout, la Ville n’a jamais été confrontée à une telle demande. Comment accueillera-t-elle cette initiative habitante ? La participation semble aller de soi lorsqu’il s’agit de la promouvoir au plan rhétorique ; l’élu de quartier paraît en effet plutôt favorable au projet, mais qu’en est-il de sa mise en oeuvre pratique lorsque le mode d’action de l’institution se trouve ainsi bousculé ?

À l’issue du processus de réflexion interne, il est décidé que le jardin se déclinera en trois axes, à la fois lieu quotidien de détente et de loisirs, laboratoire de création et d’expérimentation et espace événementiel. Les protagonistes se sont rejoints sur le concept d’un jardin original, adapté à la diversité des usages. Une vision commune qui aurait permis au collectif, selon un responsable du centre social, « de faire bloc » [3] face aux réactions des autorités politiques. Les ressources et les objectifs sont définis et compilés dans une charte qui précise également le rôle du collectif ainsi que les modalités de coopération entre les membres. Chaque décision devra être prise « de la façon la plus collégiale possible », et le principe de l’économie solidaire « une voix, une personne » est rigoureusement appliqué aux structures comme aux habitants, composant le groupe.

Fort d’avoir pris l’initiative de la mise sur agenda d’un enjeu urbain important, le collectif Jardin de ta soeur négocie son entrée en concertation sur la base d’une participation active. Le choix d’un échange relayé par le groupe entre les représentants de la mairie et les habitants lui procure une assise démocratique forte. Le collectif n’existe que parce qu’il est mandaté par ses membres et sympathisants. Il ne tire une légitimité à exercer cette fonction représentative qu’à la condition d’assurer un rôle de médiation qui, certes, impose des allers-retours constants entre les parties prenantes mais, en contrepartie, consacre chaque décision comme définitive et réellement partagée. La municipalité se trouve face à un collectif rassemblé et mobilisé autour d’un programme précis. Le document qui lui est remis n’a pas grand-chose à voir avec une requête habitante classique ; il s’agit d’une proposition d’aménagement méthodologiquement élaborée, documentée et argumentée qui annonce les ambitions du collectif et les moyens pour y parvenir. La rigueur professionnelle dont s’est entourée le groupe pour légitimer son action lui permet de s’instituer comme un partenaire égal dans la discussion. Les mouvements collectifs, quel que soit le motif de mobilisation, ont pour objectif principal d’obtenir une reconnaissance dans l’espace public (Rui, 2004 ; Céfaï, 2007) leur permettant d’attester d’une rationalité et d’une légitimité propres. La mairie, qui selon un responsable associatif « s’attendait à recevoir une gentille lettre d’habitants » [4], a sans aucun doute été déconcertée par l’arrivée inopinée de ce groupe organisé. Un nouvel acteur, dont l’initiative n’a pas été anticipée, vient bousculer la façon de concevoir un projet d’aménagement, provoquant une tension entre les élus favorables à une démarche co-construite avec les habitants et ceux qui y voient un motif de remise en cause de leur légitimité représentative. L’adjointe aux affaires sociales se rappelle qu’« il y avait de multiples personnes, soit dans les services, soit dans les élus qui trouvaient que c’était une idée saugrenue. Que les associations impliquées étaient de doux rêveurs, pas des gens sérieux pour créer un jardin » [5]. Aussi, dans un premier temps, la municipalité tente de garder la main et dépêche ses techniciens qui opposent au projet citoyen leur expertise technique. Mais le groupe déjoue la stratégie de neutralisation et défend son approche de manière tout aussi rationnelle. Au terme du processus de négociation, qui s’est déroulé de mars 2004 à avril 2005, le collectif convainc la municipalité de la qualité du projet et obtient qu’elle préempte les parcelles constituant le futur espace paysager, pour lui en déléguer la gestion. Après plusieurs mois consacrés aux travaux d’aménagement, auxquels le collectif est étroitement associé, le jardin Dupaty dit « Jardin de ta soeur » est inauguré le 2 juin 2006 (figure 2). Il reflète les aspirations de ses concepteurs : un « espace de vie » autogéré, conçu pour une multiplicité de pratiques (détente, activités de jardinage, aires de jeux, ateliers artistiques, repas champêtres, événements culturels, etc.) et témoigne de la volonté collective de faire aboutir un tel projet. Huit ans plus tard, le projet, toujours animé par le collectif, a préservé ce caractère multidimensionnel et réussi le pari de l’appropriation du lieu par différentes catégories de la population, selon les pratiques et les préférences de chacun.

Figure 2

Le Jardin de ta soeur, Bordeaux-Nord

Le Jardin de ta soeur, Bordeaux-Nord

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La prise en compte de la demande habitante par les autorités publiques a remis en question les rapports de pouvoir entre l’institution et la société civile. Le collectif a réussi à imposer un partage de l’expertise entre techniciens et habitants, qui a vu les premiers s’effacer au profit des seconds, ceux-ci ne jouant plus qu’un rôle d’accompagnement. La démarche a alors induit une approche plus transversale de la gestion du fait urbain qui a rassemblé techniciens, élus et citadins autour d’un projet commun, et a ainsi permis une certaine transformation des pratiques de production de la ville (Bacqué et Gauthier, 2011). L’action pour la création du Jardin de ta soeur a provoqué, au sein du service des espaces verts de la ville, une transformation du concept de jardin public et de la manière de concevoir ce type d’équipement. Les services techniques ont en effet évolué d’une approche normative et descendante vers une prise en compte de la demande habitante qui est devenue, depuis, un préalable incontournable à tout nouveau projet de jardin. Les initiatives citoyennes pour la création de jardins collectifs sont aujourd’hui encouragées par les autorités publiques et accompagnées dans leur mise en oeuvre par le Service des parcs et jardins. On peut ainsi affirmer que les cadres cognitif, – la vision de ce que doit être un jardin public – et normatif – selon quelles règles et normes il doit être conçu – ont évolué de manière significative.

Caractéristique d’une initiative et d’une organisation effectives, l’action du collectif Jardin de ta soeur a montré la légitimité et la compétence des habitants à penser, aménager et animer un espace public. Face aux techniciens spécialistes de l’urbain, les habitants, soutenus par les acteurs associatifs, ont affirmé leur capacité à saisir les enjeux et leur compétence à construire un « morceau » de ville. Ils ont fait, de cet espace, plus qu’un jardin, un « laboratoire social et culturel », ainsi qu’un lieu de rassemblement autant que de passage (Joseph, 1998), reflet des usages réels d’un espace vert par les citadins. Le jardin constitue un véritable monde en soi qu’il faut aménager, gérer, animer. Cela suppose une approche globale et transversale de la situation, qui mobilise des compétences et des ressources variées et donc une organisation complexe.

Face aux acteurs politiques, les habitants ont affirmé leur détermination à être reconnus comme un partenaire égal de la discussion, en mesure de se saisir d’une problématique urbaine, de l’analyser, d’y apporter des solutions et d’en réaliser la mise en oeuvre. Ils se sont ainsi saisis de ce droit éthique et politique qu’Henri Lefebvre (1968) qualifiait de cri et d’exigence, celui de pouvoir penser et concevoir une ville différente répondant à leur expérience affective et vécue de l’espace.

L’îlot Fleurie : l’utopie citoyenne face à la rationalité aménagiste

La création de l’Îlot Fleurie, dans le quartier Saint Roch, en 1990, s’inscrit dans un contexte social et urbain singulier (figure 3). Situé dans la Basse-Ville de Québec, Saint-Roch est alors un quartier central en déclin depuis de nombreuses années (Mercier, 2000 ; Bherer, 2003). Frappé par l’exode urbain dans les années 1960, il a perdu son statut de pôle résidentiel, économique et commercial. La transformation urbaine qu’entreprend à l’époque la municipalité pour lutter contre le déclin économique marque le quartier de façon durable et douloureuse. Le cadre de vie est dramatiquement modifié, les espaces verts disparaissent au profit du tout-automobile, en même temps que les bureaux et locaux administratifs remplacent les services et commerces de proximité. Enfin, l’absence de projets résidentiels se double d’un manque total d’égard envers les populations expulsées et reléguées en périphérie de la ville.

Au cours des décennies suivantes, la revitalisation urbaine et sociale de Saint-Roch, pourtant souhaitée par les différentes équipes municipales, se fait attendre. Plans et programmes se succèdent, mais se heurtent à la frilosité des investisseurs et surtout à l’opposition des résidants, qui dénoncent les projets décidés sans concertation avec les populations, dans le seul intérêt des promoteurs et des entrepreneurs. La manifestation de cette impuissance publique est symbolisée par le grand quadrilatère laissé vacant au centre du quartier. La ville avait entrepris de raser le secteur pour y faire passer une autoroute, projet remplacé par celui d’un complexe d’entreprises, qui sera également abandonné. Logiquement, la Grande Place devient un enjeu électoral majeur de la campagne qui porte au pouvoir, en 1989, le Rassemblement Populaire, constitué sur la base de l’action de comités de défense des citoyens. Cependant, le « trou Saint-Roch », devenu la proie de multiples nuisances urbaines (dépotoir, toxicomanie, prostitution), peine à être comblé par un projet signifiant et nourrit un fort sentiment d’insécurité et de frustration parmi les habitants du quartier. Ces derniers réagissent en se rendant, séance après séance, au conseil municipal de Québec, pour interpeller l’autorité publique. En 1991, exaspéré par l’inertie municipale, un groupe de citoyens se mobilise autour d’un artiste, Louis Fortier, et décide d’occuper illégalement une section du quadrilatère. Le Groupe d’animation de l’Îlot Fleurie est créé afin d’y aménager un jardin communautaire. Comme pour le Jardin de ta soeur, l’action sociale et culturelle va signer et instituer le projet de manière à la fois concrète et symbolique. Mais, à l’option de la négociation avec les pouvoirs publics, on préfère celle d’une occupation spontanée de l’espace. Contrairement à ce qui s’est passé à Bordeaux, les protagonistes québécois ne s’engagent pas dans un processus de concertation avec la Ville et optent pour une radicalisation de l’action au profit d’un projet artistique et social autonome. Il est vrai que la politique de consultation de la Ville est en cours de normalisation (Bherer, 2002). Les conseils de quartier, entendus comme des outils d’expression citoyenne, n’ont pas encore été implantés dans les quartiers de la ville [6], aussi, la participation à la vie publique s’exprime-t-elle par d’autres canaux, plus spontanés et informels, qui s’inscrivent dans la logique d’action des mouvements urbains des années 1960-1970. Mais l’action citoyenne des années 1990 peut-elle influencer l’institution de la même manière que ces mouvements qui, en leur temps, ont permis au secteur communautaire d’intégrer et de définir la politique sociale du gouvernement (Proulx et al., 2007) ?

Figure 3

L’Îlot Fleurie, Quartier Saint-Roch, Québec

L’Îlot Fleurie, Quartier Saint-Roch, Québec

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Consolider le pouvoir par une stratégie médiatique

L’action artistique marque le territoire. Une première sculpture est installée sur l’Îlot Fleurie. Elle déplaît aux autorités municipales qui somment les auteurs de dégager la place. Le jour de l’éviction, le groupe ajoute, à l’oeuvre et aux plantations déjà en place, d’autres sculptures ainsi que des bancs et des tables, puis attend la venue de la police. Les médias s’en mêlent. Un animateur de radio organise sur place un déjeuner auquel le maire Jean-Paul L’Allier est convié. Face à la détermination des acteurs, la Ville comprend rapidement qu’il est trop risqué d’expulser les occupants et décide de soutenir l’initiative, symbole d’un urbanisme différent (Marceau, 1999). Le projet citoyen peut, en effet, servir la politique de communication de la nouvelle municipalité [7]. D’un autre côté, le parti du maire, créé et parvenu au pouvoir grâce au soutien populaire et à l’action de mouvements militants (Bherer, 2003 : 163), peut difficilement ignorer la revendication citoyenne.

Parallèlement, le maire amorce le processus de requalification de Saint-Roch. L’édile lance une politique de soutien aux artistes locaux par la création d’un programme d’accès à la propriété pour l’acquisition d’ateliers [8], lequel permet, notamment, aux fondateurs de la coopérative artistique Méduse d’acquérir d’anciens bâtiments résidentiels, rue de l’Îlot Fleurie. Le complexe de bureaux Jacques-Cartier, la Fabrique, qui abrite les locaux de l’École des arts visuels de l’Université Laval, et la bibliothèque Gabrielle-Roy sont également créés.

Voit aussi le jour un projet de jardin municipal qui doit servir l’ambition de la municipalité de construire des lieux emblématiques et prestigieux dignes d’une capitale (Hulbert, 2000). Pendant plusieurs années, l’Îlot Fleurie va cohabiter avec cet espace vert, le Jardin Saint-Roch (figure 4). Mais les deux jardins diffèrent autant dans la forme que dans leur fonction. Le Jardin Saint-Roch constitue un ensemble paysager cohérent d’arbres, arbustes et parterres fleuris, d’espèces variées et importées. Conçu pour le recueillement et la contemplation, il a pour fonction de contribuer à la relance économique du quartier en améliorant son attractivité. Composé quant à lui d’éléments disparates, l’Îlot Fleurie présente un jardin potager ainsi qu’une bande herbeuse à usages multiples bordant une ligne d’arbres endogènes à la place. Le jardin citoyen résulte d’une production collective, alors que le jardin Saint-Roch encourage la consommation individuelle (Mercier, 2000). Le premier sollicite l’intervention habitante et s’appuie sur elle, l’autre met en scène la nature (Ibid.) et invite à la contemplation passive. L’espace public, indiquent Lévy et Lussault (2003), contribue à la visibilité de la ville, il la représente ; c’est aussi le plus petit lieu qui nous renseigne sur la manière dont l’urbanité est gérée par la société urbaine. Le jardin public apparaît ici « polissé et policé » (Tapie, 2009), impropre à des expériences sensibles, qu’elles soient individuelles ou collectives. Ces deux espaces verts symbolisent, comme le souligne Hulbert (2000), deux conceptions opposées de l’aménagement urbain. Alors que les citadins expriment un besoin d’investir un espace et de lui donner du sens à travers l’action sociale et culturelle, la municipalité cherche avant tout à créer un cadre attrayant propice à l’installation des commerces et des entreprises.

En dépit du soutien populaire, l’occupation non autorisée d’une propriété de la Ville entraîne, en 1998, l’expropriation de l’Îlot Fleurie. Le groupe proteste et, à nouveau appuyé par les médias, obtient son déménagement sous les bretelles de l’autoroute Dufferin-Montmorency (Marceau, 1999). Le projet collectif renonce au jardin partagé qui s’autonomise et renforce sa vocation principale d’espace artistique communautaire. Porté par les artistes, qui composent en majorité le groupe, l’Îlot Fleurie devient un lieu où s’expriment les mouvements émergents de développement social et artistique (figure 5). Il illustre l’« activisme urbain » de l’époque, dont les revendications visant à transformer l’espace public prennent souvent une dimension artistique (Douay, 2012). Il s’agit à la fois de fédérer les énergies contre un projet de rénovation urbaine qui ignore le bien être des habitants et dévalorise le patrimoine du quartier, et de promouvoir la créativité des personnes à travers des projets artistiques partagés.

Figure 4

Jardin Saint-Roch, Québec

Jardin Saint-Roch, Québec

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Figure 5

L’Îlot Fleurie sous la bretelle de l’autoroute

L’Îlot Fleurie sous la bretelle de l’autoroute

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L’action de l’Îlot est très diversifiée et s’apparente à celle d’une structure communautaire à part entière. Sont proposés un atelier ainsi qu’un jardin de sculptures, des soirées musicales et de poésie, des fêtes populaires, des pique-niques collectifs, ainsi que des activités de jardinage, de pétanque, de graffitis et fresques murales.

Le lieu permet d’activer les relations entre les artistes à l’oeuvre et « les gens de la place » (Sioui Durand, 2000). À cet effet, une plate-forme expérimentale de création et de réflexion sur l’art public est mise en place. La « dureté urbaine du site » et la « faune bigarrée » (Ibid.) qui fréquente l’Îlot Fleurie participent de cette interrogation. C’est à l’occasion du festival d’art social Émergence 2000, que les protagonistes de l’Îlot font la démonstration de leur ambition. Pendant 11 jours, se succèdent débats publics sur le développement du quartier, projections filmiques et performances artistiques. Le festival qui examine le rapport entre art et société, est perçu comme l’un des plus innovants et stimulants de l’année et bénéficie du soutien du Conseil des arts et des lettres du Québec, tandis que la Ville fournit matériel et appui logistique. En 2001, lors du Sommet des Amériques, l’Îlot Fleurie se proclame « zone de résistance libre et pacifique » et accueille des milliers de manifestants. Il devient l’endroit utopique par excellence, un « îlot de résistance créative et écologique au milieu du béton armé » (Collectif, 2008). Mais, par son ampleur et sa ferveur, l’événement affole les pouvoirs publics, qui procèdent à des centaines d’arrestations. Le groupe n’en diminue pas pour autant son activité. Le succès artistique et populaire de l’Îlot lui garantit une certaine marge de manoeuvre vis-à-vis de la municipalité. En 2003, la Ville présente à l’Îlot Fleurie un Protocole d’entente sur l’utilisation de l’espace situé sous les voies rapides de l’autoroute Dufferin-Montmorency. Elle s’y engage « à soutenir l’Îlot Fleurie dans son développement » et, « dans le cas où des travaux majeurs de réaménagement [...] sont nécessaires », elle convient avec celui-ci « de former un comité conjoint pour [...] apporter des solutions aux problèmes engendrés par ce réaménagement [...] » (Lévesque, 2003). Mais l’Îlot rebelle, qui bouscule les modalités et les logiques de la revitalisation urbaine institutionnelle, s’affirme de plus en plus comme une entité autonome au coeur de l’espace public. La présence des forces policières au cours des spectacles se fait alors plus forte, tandis que l’équipe municipale élabore de nouveaux plans d’aménagement du quartier sans le concours des acteurs de l’Îlot.

En 2006, refusant d’honorer ses engagements, la Ville de Québec annule le protocole d’entente et adresse un avis d’éviction à l’organisation. Expulsés du lieu et sans solution de rechange, les membres réunis en assemblée générale extraordinaire votent la dissolution de l’association de l’Îlot Fleurie, au printemps 2007.

Les clés de l’aboutissement de la demande sociale

Les deux projets de jardin démontrent la capacité de mobilisation et d’organisation des habitants autour de projets urbains et culturels complexes. Thévenot (1999) souligne à ce propos que « la possibilité de voir ses propres préoccupations entendues par les administrateurs publics augmente à la condition que les citoyens s’organisent et agissent comme des groupes de pression pour faire entendre leur voix, faire valoir leurs droits et promouvoir leurs intérêts ».

Toutefois, il nous semble que le choix, dans le cas bordelais, de structurer le groupe pour en faire une force de négociation collective, a sans doute pesé dans la réussite de l’action. Les structures associatives, et notamment le centre social, ont accompagné et facilité la mobilisation et l’organisation du groupe, alors que l’association Bruit du frigo a apporté ses compétences techniques pour outiller le projet et le rendre recevable par les pouvoirs publics. Si l’on devait modéliser l’action mise en oeuvre par le collectif Jardin de ta soeur quatre ingrédients apparaîtraient comme essentiels à la réussite du projet : 1) identification du problème et maîtrise des enjeux ; 2) structuration des acteurs ; 3) initiative de la mise sur agenda et formalisation de l’action ; 4) maîtrise du processus de concertation publique. La maîtrise des enjeux préalable à l’action collective est rendue possible par une focalisation sur l’acquisition de ressources nécessaires à la réalisation du projet de jardin (sa faisabilité, son contexte de mise en oeuvre, sa spécificité) et à la réussite de la négociation publique. Le collectif apparaît en capacité de se doter de savoirs techniques et de connaissances indispensables à la maîtrise du projet et, à partir de là, de déterminer et de mettre en oeuvre les moyens nécessaires pour faire aboutir la revendication. L’articulation des différents savoirs citoyens que constituent « la raison ordinaire (savoirs d’usage), l’expertise citoyenne (savoirs professionnels) et le savoir politique (savoirs militants) » (Nez et Sintomer, 2013) a permis aux protagonistes de mener à bien la négociation publique. L’atout que constituent ces compétences plurielles s’est trouvé renforcé par l’entente de coopération entre les membres qui, à même de « revendiquer pour eux-mêmes une expertise » (Blondiaux, 2008 : 88), imposent leur présence sur la scène publique.

Par ailleurs, pour se faire entendre, le groupe a décidé d’entrer dans le jeu de la procédure délibérative institutionnelle ou, comme le formule Blatrix (2002), d’emprunter au débat public ses propres armes. Préférant la négociation à la radicalité, le collectif a intégré physiquement et symboliquement le cadre procédural public pour remettre en cause la manière de faire la ville ; en argumentant de manière raisonnée, il a su faire prévaloir sa demande ; en mobilisant des savoirs militants, il est parvenu à maîtriser les modalités de la délibération publique et à ne pas se laisser imposer la logique institutionnelle. Ce faisant, il a incarné une puissance collective face à l’autorité publique. À l’inverse de l’expérience bordelaise, l’Îlot Fleurie n’a pas compté sur une structuration interne pour asseoir sa légitimité auprès des autorités locales. Les acteurs ont choisi d’intervenir avec spontanéité et par réaction à l’inertie institutionnelle. La stratégie de reconnaissance du groupe repose, pour l’essentiel, sur la publicisation du projet et sur son aura artistique. C’est en s’appuyant sur les médias, en communiquant sur le projet, que le mouvement acquiert une notoriété qui va le protéger provisoirement de l’expropriation. Le caractère innovant des événements que le groupe organise constitue un autre levier communicationnel. La capacité du groupe à générer une réflexion créative et à mobiliser les habitants sur des enjeux prégnants, tels le rôle politique de l’art et sa place dans la cité, lui ouvre l’accès à la sphère publique. La « critique artiste » qui revendique autonomie et créativité (Boltanski et Chiapello, 1999) trouve, dans ce lieu résolument situé au coeur des problématiques urbaines, plus qu’un espace d’expression dédié à l’innovation artistique, un véritable laboratoire politique qui remet en question la fabrique urbaine, ses effets sur les populations et le rôle des citadins dans la mise en ordre de la cité.

La sollicitation de l’expérience créative des citadins produit une sémantisation des lieux, met la ville en question dans sa dimension symbolique et réintroduit le sensible dans l’expérience urbaine. La ville n’est plus seulement une agrégation de réponses à des besoins fonctionnels, mais une entité signifiante et signifiée de diverses manières. La multisensorialité décuple la portée de la transformation urbaine. Cependant, ce type d’initiative révèle la difficulté pour les acteurs de réaliser la rencontre entre rationalité aménageuse et imaginaire sensible. Le resserrement de l’Îlot Fleurie sur un collectif principalement composé d’artistes semble avoir privé le groupe du soutien indispensable que les organismes communautaires fournissent depuis toujours aux mouvements urbains (Hamel, 1993). Or, la critique artiste privilégiée par le groupe, à laquelle s’adosse aujourd’hui le nouvel esprit du capitalisme qui revendique lui aussi les valeurs de créativité et d’autonomie (Boltanski et Chiapello, 1999), exerce bien moins d’influence sur le pouvoir institutionnel que durant les années 1960-1970. On assisterait plutôt, selon les auteurs, à un renouveau de la critique sociale depuis les années 1990, organisée sur le modèle du réseau et conjuguant flexibilité de l’engagement et médiatisation de l’action. En outre, l’efficacité des revendications dépend aussi de la capacité des acteurs à s’inscrire à l’intérieur du système, d’y faire valoir leurs intérêts et d’y conclure des alliances favorables à leur vision de la ville (Hamel, 1993).

Aussi, faute d’avoir acquis un réel pouvoir de négociation, le collectif se trouve démuni, soumis au bon vouloir du politique. Selon Crozier et Friedberg (1977), le pouvoir implique un marchandage sur la base des atouts, ressources et forces de chacune des parties en présence. Ces éléments déterminent la capacité pour chaque acteur de rendre son comportement imprévisible à l’autre et donc de disposer d’une marge de liberté, c’est-à-dire celle de refuser ce que l’autre lui demande (Ibid. : 70) ou d’obtenir de lui un comportement dont dépend sa propre capacité d’action (Ibid. : 69). Dans la relation qui prévaut entre le pouvoir municipal et les acteurs sociaux, les ressources de chacun ne sont pas de même poids : si le premier dispose d’une légitimité représentative qui l’habilite à prendre la décision au nom du bien commun, la légitimité habitante, dont cherchent à se prévaloir les seconds, est, d’une part, facilement contestable et, d’autre part, ne lui confère pas un droit légal de participer à la prise de décision. Les acteurs sociaux peuvent seulement profiter du contexte social et politique plus ou moins favorable à l’implication des citoyens ordinaires dans le débat public, se saisir ainsi d’occasions de délibération pour interpeller l’autorité publique et exercer une forme de pression en faisant usage de leur puissance collective. La disparition de l’Îlot Fleurie résulte alors d’un manque de reconnaissance et d’une insuffisante capacité d’influence à l’intérieur du système, éléments dont s’était assuré le collectif bordelais, tout au long de l’action.

Un dernier facteur nous semble avoir été déterminant dans la non-pérennisation du projet. L’appropriation d’un lieu et l’expression collective à partir de ce lieu constituent un enjeu et un instrument de pouvoir. Or, le groupe de l’Îlot Fleurie, bien qu’il occupe la Grande Place avec détermination, ne parvient pas à légitimer sa présence au-delà d’une présence circonstanciée. Au contraire de ce qui s’est passé pour le collectif bordelais, la Ville de Québec n’a en effet jamais délégué la gestion de l’espace aux acteurs. Dès lors que le projet est déplacé, il est fragilisé par le manque d’emprise spatiale. Le groupe perd certaines de ses activités, notamment le jardin communautaire qui instaurait des rapports quotidiens à l’espace et entre les membres. L’importance du lieu renvoie au territoire vécu et expérimenté par chacun, qui permet au citadin de donner sens à la ville et lui fournit des moyens d’ancrage identitaire dans une entité urbaine caractérisée par le mouvement permanent (Marchal, 2009). Le citadin entretient une relation affective avec les territoires qu’il fréquente, car ceux-ci recouvrent des lieux symboliques chargés de sens et porteurs de mémoire individuelle et collective, des espaces connus et d’autres appropriés, qui constituent son « capital spatial ». Ce capital, explique Lussault (2001) « se construit socialement dans l’expérience, instituant la pratique spatiale (ses registres et ses modalités), en même temps qu’institué par elle, contribue à la définition de l’identité sociale d’un individu ». Aussi, l’expression de la citoyenneté est-elle fortement liée à l’espace public en tant que lieu de l’action. Le déracinement de l’Îlot, certes sur un lieu aussi urbain et symbolique que la bretelle de l’autoroute, perd néanmoins sa capacité à générer un sentiment d’appartenance avec les résidants du quartier. L’Îlot devient un projet volatile sans ancrage réel. Amputé, déraciné, balloté au gré des opportunités, les protagonistes subissent le pouvoir de l’autorité municipale, qui réaffirme sa prééminence dans la décision et l’action à travers le contrôle de l’espace. La notion de territoire est ici réaffirmée dans son sens politique d’espace contrôlé et normé. Nonobstant ses dimensions affectives et sensibles, l’espace urbain apparaît alors comme « un produit du pouvoir » (Raffestin, 1980). Les enjeux économiques liés à la revitalisation du quartier ont à l’évidence supplanté les intérêts sociaux et culturels portés par le collectif. Il est intéressant de noter qu’à l’endroit de cette aventure citoyenne, se sont dressées pour un temps les structures aériennes du prestigieux Cirque du soleil. On est ainsi brutalement revenu à une conception de la culture entendue dans sa dimension économique. C’est la culture comme vecteur d’attraction et de rayonnement qui prévaut en place de l’espace d’expérimentation culturelle et communautaire proposée par les artistes et les habitants de l’Îlot Fleurie.

Effets et enjeux de l’action citoyenne dans la ville

On retiendra des deux projets collectifs, en premier lieu, la volonté des citadins d’endosser un rôle qui ne leur est que rarement attribué, celui d’être des acteurs, des faiseurs de ville, dont la compétence d’édifier (Choay, 1999) est tout aussi légitime que celle traditionnellement conférée aux experts.

L’expérience a démontré leur capacité d’aborder les enjeux sociaux, culturels et urbains dans une approche complexe. Les acteurs sont parvenus à mettre en oeuvre une vision transversale de l’aménagement de la ville et de l’action culturelle. L’espace public apparaît comme multifonctionnel et multidimensionnel. Le jardin n’est pas simplement un espace de relaxation et de contemplation, voué au culte de la nature en ville, il est aussi un laboratoire d’expérimentation culturelle et sociale. Ainsi, les initiatives citoyennes opposent à la monofonctionnalité des espaces et à la simplification aménagiste, les notions de complexité et de créativité, devenues des atouts indispensables pour les villes qui se veulent innovantes (Florida, 2002 ; Landry, 2008). De même, l’action culturelle envisagée à l’intersection des définitions et des pratiques produit des « références et des représentations qui élargissent les perceptions existantes » (Greffe, 2002 : 160). L’art transforme l’espace réel en un espace symbolique et politique (Lamizet, 1999 : 56) et vise à confronter la ville produite, énoncée par le pouvoir, avec la ville vécue, imaginée par les habitants. L’action culturelle veut ainsi « donner sens aux espaces, donner une communauté aux sens » (Chaudoir, 2000 : 57) ; elle ouvre sur une réappropriation symbolique de la ville par les citadins, dont elle libère la capacité à définir ensemble l’espace commun. Ce faisant, elle invente d’autres formes de participation qui dessinent les contours d’un projet démocratique sensible. La culture est ici le terrain d’enjeux politiques, qui consistent à expérimenter des formes de participation à l’élaboration des politiques publiques. Il s’agit pour les acteurs d’affirmer, dans un rapport de force avec les pouvoirs publics, leur droit à investir des lieux pour y défendre une certaine conception de la culture et de sa mise en oeuvre dans la ville.

Hamel (2010) rappelle que la forme urbaine passe par une série de choix individuels et collectifs. Or, l’élaboration de cette forme, observe l’auteur, résulte le plus souvent de motivations économiques. Si les citoyens ne veulent pas laisser les acteurs institutionnels, alliés aux forces du marché, dessiner pour eux la ville qu’ils habitent ou fréquentent, ils doivent s’engager sur le terrain politique. Il leur appartient de faire valoir, dans le débat public, une définition du développement urbain qui ne soit pas seulement à visée lucrative – d’autant plus que ces stratégies politicoéconomiques sont bien incertaines au vu des résultats escomptés –, mais englobe toutes les dimensions nécessaires à l’épanouissement individuel et collectif.

La citoyenneté et l’engagement tels qu’ils s’expriment dans l’espace urbain, ne se réduisent pas à des devoirs civiques et politiques affirmés dans le cadre d’un débat public normé et borné par les pouvoirs locaux. Ils révèlent une condition urbaine multidimensionnelle qui renvoie à une diversité de pratiques à la fois sociale, culturelle et politique, et s’affirme comme un véritable droit « à la production de l’espace » (Harvey, 2011 : 41).