Article body

Introduction

Le projet d’expliciter la démarche critique de Gérald Fortin dans la saisie de ce qu’on pouvait considérer, jusqu’aux années 1960, comme étant urbain ou rural nous est apparu s’imposer à la lecture de la problématique du colloque du Centre de recherche sur le développement territorial (CRDT) [1]. Les organisateurs y disaient les notions de l’urbain et du rural mal définies pour l’analyse scientifique avant d’inviter les chercheurs à discuter de la pertinence de l’application de cette opposition binaire en recherche empirique. Un demi-siècle après les débuts de l’aménagement et des études urbaines et régionales au Québec qui, il faut le rappeler, furent d’abord confrontés au défi de concevoir et de faire reconnaître la globalité de l’urbanisation et des problèmes touchant les milieux urbains et ruraux, notre voeu était qu’on discute aussi de la signification actuelle du recours à ces notions pour l’aménagement et la recherche. Autrement dit, la discussion aurait aussi dû porter sur la manière dont nos travaux sont engagés dans la perpétuation et la transformation symboliques d’un monde où existerait de l’urbain et du rural. Ainsi, le colloque aurait amené les participants à remettre en question ce qu’ils font plus ou moins consciemment de ces notions, en fouillant la signification de ce qu’ils disent lorsqu’ils décrivent des objets dans le prisme d’une catégorisation séparant l’urbain et le rural.

Qu’on le veuille ou non, désigner un territoire, une institution, une société, un groupe, une personne ou autre chose comme étant urbain ou rural lui attache des intuitions esthétiques et une valeur morale qui affectent le regard et qui motivent l’action. Ne serait-ce qu’en l’esprit du récepteur d’un discours scientifique qu’on voudrait neutre, ces étiquetages situent les objets qui en sont marqués dans des registres de jugement différents pour estimer ce qu’ils devraient demeurer ou ce qu’ils devraient devenir. Nos idéalisations des univers opposés de l’urbain et du rural seraient-elles moins assurées, prégnantes et définies que jadis, elles n’en demeurent pas moins constitutives de ces notions. La clarification de la définition des catégories d’une classification ne peut se faire qu’à partir d’une pensée plus ou moins distincte, nourrie d’expériences et d’idées reçues. Une fois marqués comme urbains ou ruraux, les objets d’étude scientifique demeurent toujours rattachés aux représentations de la valeur et de la beauté en ces univers de références opposées. Illustrons ce que cela signifie en établissant un parallèle avec une expérience commune. Aborder une personne en se la représentant comme un homme ou une femme éveille chez l’observateur des intuitions esthétiques et des idéaux moraux différents, qui seront par ailleurs variables selon l’époque, la société, la religion, la culture, la famille et l’éducation qui ont socialisé son regard jugeant à travers des attentes plus ou moins précises et conscientes. L’expérience commune d’un malaise et du bouleversement des jugements face à une personne dont on apprend qu’on a confondu le sexe donne à penser les révolutions que peut engendrer, notamment pour la recherche et l’aménagement, une critique de nos intuitions esthétiques et nos idéaux moraux projetés sur ce qu’on se représente comme étant urbain ou rural. Aucune forme de « bonne » définition ne peut affranchir l’observation scientifique de ces dimensions du jugement, mais l’analyse scientifique peut viser à montrer l’urbain et le rural sous un autre jour que celui des préjugés ambiants.

Pour la reprise d’une réflexion critique sur l’engagement de l’aménagement et de la recherche dans des visées de l’urbain et du rural, il nous apparaissait souhaitable de rappeler les travaux de Gérald Fortin, qui fut un pionnier sur ce sentier. Il ne s’agit pas tant ici de reconstituer le discours scientifique d’un prédécesseur auquel chacun pourrait choisir d’adhérer ou de s’opposer, que de présenter, à travers l’évolution de ce discours, une démarche inspirante pour éclaircir la signification des projets actuels définis en référence à des catégories intellectuelles, esthétiques et morales qui expriment l’appréciation contrastée de deux mondes. La mémoire d’un passé pas si lointain devrait porter les chercheurs et les aménagistes à se saisir des notions de l’urbain et du rural pour bousculer les préjugés fatalistes, concevoir un développement aussi réalisable que souhaitable et promouvoir une société engagée dans l’amélioration de la qualité de vie de tous.

Il y a 40 ans, Fortin affrontait, dans La fin d’un règne, les visées esthétiques et morales qui faisaient obstacle à l’essor d’une sociologie et d’une pensée du développement capables de saisir la globalité, le dynamisme, la diversité, les enjeux et certains problèmes inhérents à une évolution conjointe des villes et des milieux ruraux. Les publications réunies dans ce recueil nous montrent une transformation de la sociologie de l’urbanisation du Canada français qui s’inscrit progressivement, avec Fortin, dans le projet d’un développement social des régions du Québec, c’est-à-dire d’une politique démocratique voulant que tous soient engagés dans le progrès économique et social, ainsi que dans la vie politique et la vie culturelle d’une société qui priorise l’épanouissement des personnes et leur qualité de vie sur l’ensemble du territoire habité. Les textes de La fin d’un règne sont à lire comme les traces de la pensée de leur auteur qui chemine avec la société qui la suscite, entre une thèse de doctorat sur l’évolution du nationalisme canadien-français ruraliste de l’Action nationale et un manifeste qui plaide, dans le cadre de la commission Castonguay-Nepveu, pour « l’établissement d’une société de participation où les objectifs du développement économique et social seraient définis collectivement par tous les groupes de citoyens et où les efforts de l’ensemble de la population pourraient être mobilisés dans la réalisation de ces objectifs définis collectivement » (Fortin, 1973 : 461). Fortin y appelle à s’affranchir des idéalisations qui opposent l’urbain au rural et qui conduisent à des projets de valorisation dont la réalisation se ferait au détriment de l’un ou de l’autre. Sa sociographie conteste aussi les récits fatalistes du devenir des villes et des milieux ruraux qui oublient son ouverture à l’autodétermination des familles, des groupes, des collectivités et des sociétés politiques.

Ce que nous désignons comme la démarche critique de Fortin n’est donc pas une méthode formalisée en un système de règles, mais une manière de faire de la sociologie élaborée au gré d’une pratique engagée dans la clarification et la poursuite d’un idéal de développement. Dans l’intervalle couvert par son recueil (1957-1971), il produit notamment une étude sur la professionnalisation du travail forestier, la monographie d’une communauté rurale en voie de déstructuration, une typologie des municipalités agricoles de la province, un bilan critique de l’étude du milieu rural au Québec et un autre des études urbaines. En plus, il participe aux réunions préalables à la formulation de la loi Arda, assume la fonction de directeur de la recherche sociologique au Bureau d’aménagement de l’Est du Québec (BAEQ), coordonne la section aménagement et développement de l’Institut supérieur des sciences humaines de l’Université Laval [2], puis est le premier directeur du Centre de recherche urbaine et régionale de l’Institut national de recherche scientifique (INRS) [3]. Quand tant d’expériences amènent une figure dominante de la sociologie québécoise à soutenir qu’il fut le témoin d’une « disparition du rural non seulement dans les faits, mais aussi dans les esprits », et que « le Québec est devenu une seule ville dont le réseau est plus ou moins serré et dont l’organisation suppose une restructuration complète, aussi bien aux points de vue culturel, politique, qu’administratif », il nous semblait que ce colloque devait relire La fin d’un règne en amorce de sa réflexion, pour redécouvrir les conflits d’idéaux et les ambitions qui baignent dans cette opposition binaire (Fortin, 1971 : 10 et 14).

Pour démarquer les engagements intellectuels de Fortin, il s’imposait de situer ses travaux par rapport aux représentations antérieures de l’urbain et du rural dont il fit la critique. Nous avons surtout orienté nos retours en arrière en direction des idéaux que peuvent encore véhiculer l’étude et l’aménagement de l’urbain, du rural et de tout ce que l’expertise savante saisit par le biais incontournable de cette catégorisation. Cet article situe d’abord quelques références par rapport auxquelles les textes de La fin d’un règne se démarquent, avant de retracer le cheminement intellectuel de Fortin dans la saisie du devenir du monde rural et des villes du Québec, un parcours que nous schématisons en trois phases. Sa démarche se caractérise par une triple intention de dépassement de l’explication positive et par des considérations épistémologiques, éthiques et politiques pour la définition d’études à mener ou d’enjeux d’aménagement à débattre.

Ruralité, urbanité et idées du Canada français en transition

Au Québec, l’exploration de la pertinence et du potentiel heuristique des notions du rural et de l’urbain a été suscitée par une période de changements qui choquèrent les représentations du destin d’une nation. Le choc fut tel qu’en approximativement 30 ans la descendance de la principale communauté du Canada français, ruraliste bien que majoritairement citadine, se découvrit résolument québécoise et « arrivée en ville ». Ce qui fut d’abord interprété comme une transition du Québec devenu urbain, induite de l’extérieur par une industrialisation que dominaient les capitaux étrangers choyés par l’État et accélérée par la Deuxième Guerre mondiale, fut ressaisi par des sciences sociales néo-nationalistes comme le prélude d’un développement autonome de la société québécoise. Tant en milieu rural qu’en ville, cette société nouvelle devait être plus rationnelle et démocratique que traditionnelle, libérale ou technocratique. Quelques jalons placés sur cette période nous servent à situer les textes de Fortin dans une critique collective des références au rural et à l’urbain qui traversaient tous les aspects de la vie sociale au Québec.

En 1942, French Canada in transition – Everett C. Hughes avait pensé intituler son ouvrage Jean-Baptiste arrive en ville – devait encore révéler l’existence de « liens organiques » entre les « agglomérations industrielles récentes et les vieilles paroisses agricoles du Québec » (Hughes, 1945 : 20). Hughes avait consacré en 1938 un article au « fait écologique brutal que le système rural du Québec – fondement de sa culture traditionnelle – n’aurait pu se développer ni survivre sans une Amérique ouverte et capable d’en absorber les surplus » (Hughes, 1971 : 98). La transmission de la terre à un seul fils obligeait les autres enfants à partir, et ceux que la famille ne pouvait établir devenaient souvent des « habitants » des villes. French Canada in transition décrivait comment les migrations de ruraux vers l’industrie avaient constitué un prolétariat de « Canadiens français rattachés par le sentiment, la tradition et les liens de parenté aux campagnes environnantes », mais acheteurs d’automobiles, de téléphones, de radios, de loisirs et de modes « répandues par l’intermédiaire de Canadiens français qui ont leurs quartiers généraux à Montréal » (Hughes, 1945 : 20 et 353). Viser des habitudes, des attitudes, des normes et des valeurs rurales transposées en ville, dans un univers d’occasions, de contraintes et de manières urbaines, produisait des observations pénétrantes de l’insertion des nouveaux venus dans les dynamiques de l’industrie, du commerce, des parcours professionnels, du marché immobilier, de la politique municipale, etc. Il fallait distinguer la culture rurale et ses valeurs du mode de vie rural et ne plus croire que lesdits ruraux étaient profondément conservateurs.

La même année, Esdras Minville lançait les Études sur notre milieu destinées à promouvoir une résolution rationnelle des problèmes des années 1930 que la guerre n’avait que recouverts : chômage, paupérisation des agriculteurs et des ouvriers, excédent de désoeuvrés dans les campagnes désertées, engorgement et désordre social des villes, influence débilitante des conditions du travail de bûcheron. Il fallait constituer un aperçu des régions, des ressources, des activités économiques, des populations et des institutions que « nous connaissons mal » et où nous nous sommes contentés « d’une exploitation en gros de notre avoir » (Minville, 1942 : 9). « Notre milieu » correspondait ici au Québec, le domaine propre du seul État dont Minville pouvait espérer une orientation globale de l’économie des villes et des campagnes au profit des Canadiens français : « organiser la production et les échanges de telle façon que chacun gagne sa subsistance par son travail, satisfasse par son propre effort aux besoin si divers qui composent la trame d’une existence humaine », et ce, avec « un souci suffisant de la préservation et du progrès de la famille », « gage de notre survivance et de nos progrès comme entité ethnique et culturelle » (Minville, 1942 : 10 et 13). Au nom d’une rationalité économique nationaliste, les entreprises de colonisation coûteuses et décevantes promues par des élites ruralistes étaient contestées comme destinée raisonnable pour une nation déjà industrialisée.

En 1946, le danger de la fascination des villes affaiblissant l’esprit chrétien était encore rappelé dans la Lettre collective de l’Épiscopat de la province consacrée au problème de la colonisation. Lors du symposium Les répercussions sociales de l’industrialisation dans la province de Québec, Maurice Tremblay (1953) citait cette lettre pour illustrer l’exaltation d’une vocation paysanne inscrite dans l’éthos du peuple canadien-français qui l’empêchait de rivaliser dans les hautes sphères de l’activité économique. Le commentaire de Jacques Cousineau lui répondait par un passage de la Lettre pastorale collective sur le problème ouvrier publiée en 1950, dans lequel les évêques venaient de renverser leur politique sociale de 150 ans. L’Église y encourageait l’établissement d’une « condition ouvrière chrétienne » dans laquelle « comme c’est encore le cas pour la partie de nos fidèles qui vivent en milieu rural, l’ouvrier sentira qu’il a sa place dans la société », « fera alliance avec cette vocation » et « aimera sa vie d’ouvrier » (Cousineau, 1953 : 211). Cousineau voyait aussi, dans l’évolution récente du syndicalisme catholique, l’éveil d’un refus de la mainmise des Anglo-Canadiens sur les Canadiens français et leur vie sociale, ainsi que le lieu de formation de nouveaux chefs d’envergure. Jean-Charles Falardeau renchérissait en soulignant que les grèves d’Asbestos, de Louiseville et du magasin Dupuis avaient rendu ostensible la réalité d’une société de classes où « les ruraux et les “ collets blancs ” de toutes catégories se dissocient maintenant du monde ouvrier », où « deux univers sociaux se sont créés qui ne parlent plus le même langage et qui n’ont de dénominateur commun que ce qui les oppose ethniquement et religieusement au monde extérieur » (Falardeau, 1953 : 250). Le conflit politique des intérêts de classe qui divisait toute la nation venait brouiller l’opposition morale entre un monde rural d’une vertu idéalisée et celui des villes où l’esprit national aurait été dépravé.

Falardeau considérait, comme Minville, que cet esprit dont procédaient les institutions et les modes de vie du passé devait « permettre à la culture canadienne-française d’intégrer les éléments de la technologie industrielle moderne nécessaire à la prospérité économique », sans succomber à une américanisation dont les premiers agents furent « nos propres grands-parents ou leurs cousins qui émigrèrent en Nouvelle-Angleterre et ré-importèrent dans notre campagne et nos villages le mirage des “ villes des États ” » (Ibid. : 255 et 252). Or, l’année suivante, la monographie de Belle-Anse par Marcel Rioux (2010) rapportait une défense à peu près nulle du passé en Gaspésie, de rares résistances aux nouveautés de l’american way of life et les conduites de ruraux fanatiques du progrès. Rioux remarquait que l’idéalisation de la vie rurale d’une idéologie dominante n’avait probablement jamais correspondu à la vie rurale.

Mais ne pourrait-on pas considérer que le Canada français rural fut toujours urbain, dans la mesure où ses premiers établissements se sont développés comme des prolongements de villes de commerce, sous une organisation politique, religieuse, économique et sociale centraliste qui y empêchait l’émergence de communautés autonomes et d’une culture isolée des influences urbaines ? Voilà l’idée développée par Philippe Garigue (1971) sur le ton du meneur d’une révolution scientifique pour la fin des années 1950. Des Québécois y réagirent ; certains par une antithèse. Rioux avançait que la religion avait servi à « folkloriser la culture canadienne-française » tout en contribuant « à empêcher cette culture de se tribaliser » depuis la Conquête, et « qu’à mesure que les Canadiens français s’installeront dans l’urbanisation, leurs comportements auront de plus en plus tendance à se conformer à la société urbaine idéale et que, partant, le décalage entre eux et les autres sociétés urbaines, qu’elles soient américaines ou européennes, aura tendance à diminuer » (Rioux, 1971 : 182 et 186). Hubert Guindon proposait en 1960 un récit du régime politique rural de la société canadienne-française encore dominée par le clergé, qui avait su profiter des révolutions industrielles et administratives, mais qui était condamné par la « dernière étape logique du développement de la bureaucratie cléricale » soutenant le nouveau régime de la compétence et de l’efficacité administrative symbolisé par le Gouvernement Sauvé (Guindon, 1971 : 167). La survie de l’esprit et du monde rural du passé n’apparaissait pas dans l’objectif de cette dernière vague de sociographies du Canada français. Guindon écrivait même que « la société rurale » n’avait « qu’à reprendre la place que lui offrent les structures pratiquement achevées de la nouvelle société », en croyant que le clergé conserverait dans cette dernière « son rôle de grand-maître bureaucratique » (Ibid. : 169).

La proclamation d’un nouveau règne en rupture avec le nationalisme canadien-français et la sociologie de Chicago

Ayant grandi à la campagne et en ville, Fortin est immunisé à la fois contre le voeu nationaliste que survive l’esprit rural du passé et contre les thèses où l’urbanisation est présentée comme une évolution qui s’impose fatalement à des sociétés rurales. Comme d’autres jeunes instruits de son époque, il est ouvriériste et lecteur de Cité libre. À l’Université Laval puis à Cornell University, son esprit engagé est cependant formé à la pratique d’une sociologie positive qui ne veut, à ses yeux, qu’expliquer ce qu’elle observe. Sa carrière à l’Université Laval débute en 1957, par une étude visant à comprendre la grande mobilité de travail des bûcherons. Fortin y retrouve le monde rural de son enfance où les problèmes sociaux liés à l’évolution de l’agriculture et de l’industrie forestière se doublent de représentations qui situent le monde rural comme un univers à fuir, ou auquel on se résigne. Face à ces problèmes pratiques et de conscience ayant des contrecoups dans les villages et les villes, sa sociologie s’engage très tôt à contribuer au développement des milieux ruraux dépréciés, de leur région et de la province. Après Minville, Fortin envisage le Québec dans la perspective de la construction d’une société tournée vers la réalisation d’un épanouissement des personnes, des familles, des groupes et des communautés sur l’ensemble de son territoire. La fin d’un règne déclare la fin du rural, mais aussi la fin du règne du nationalisme « replié sur soi-même et sur un passé idéalisé dépourvu de toute réalité » et celle d’une sociologie qui « finit par ne plus rien expliquer car elle s’est coupée de la vie sociale elle-même » (Fortin, 1971 : 10). La société québécoise idéalisée par Fortin ne devait plus se penser, se sentir et agir comme la société ruraliste canadienne-française ou comme la société rurale en transition inéluctable de la science sociale de ses prédécesseurs.

Le nationalisme canadien-français dont Fortin ne veut conserver que le désir d’autodétermination est celui qu’il critique comme l’idéologie par laquelle la bourgeoisie professionnelle a échoué, dans son alliance intéressée avec le clergé, à convertir à l’agriculture une société qui n’a jamais réellement été agricole. Dans un article publié en 1969, il interprète leur rénovation de ce qui avait été, sous le Régime français, l’utopie ruraliste du clergé, comme le projet de la fondation d’une société autosuffisante, où les clercs et les professionnels devaient se partager les pouvoirs d’une élite éclairée. Rurale, agricole, égalitaire et symbolisée par la nouvelle paroisse, cette société devait exister en parallèle et comme l’opposé de la société canadienne urbaine, industrielle et dominée par le capitalisme anglais. Chaque famille agricole, laissée à elle-même et à l’imitation du passé, était appelée à lutter pour la survie de la nation, par une fécondité sans frein, et en subvenant à ses besoins sans poursuivre d’aspirations matérialistes plus élevées. La thèse de Fortin (1956) soulignait aussi la xénophobie de ce nationalisme ruraliste et montrait comment ses « définiteurs » dans l’Action nationale niaient la réalité des problèmes sociaux pour lesquels ils ne cherchaient point de solutions hors de la doctrine sociale de l’Église. L’échec politique final de cette idéologie lui apparaissait d’ailleurs attribuable à une négligence de la classe ouvrière, jusqu’au moment de sonner l’alarme devant la désertion du syndicalisme catholique désormais conduit par des ouvriéristes. En 1969, entre les divers néonationalismes voulant faire du Québec une société urbaine et industrielle, Fortin plaide pour la subordination du nationalisme à la réalisation d’une forme de participation à instaurer dans des structures de pouvoir nouvelles qui représenterait le dépassement des politiques de classe et de la technocratie. Ce projet pour une société dite urbaine, il en amorce la conception, comme nous le verrons, au Bureau d’aménagement de l’Est du Québec (BAEQ), dans le feu de la recherche pour un meilleur avenir du monde rural.

Parmi les sociologies strictement explicatives dont il annonce la fin, Fortin spécifie avoir dû s’affranchir de celle de Chicago et des conceptions de Robert Redfield. À Chicago, Park (1968) et Burgess (1967) avaient identifié la ville à un métabolisme en croissance qui assimile les immigrants et leurs cultures, à une écologie humaine accentuant la différenciation sociale sur des aires naturelles et à un foyer de diffusion de la civilisation. L’apport de Redfield (1962) dans les années 1930 et 1940 fut celui d’un anthropologue parti à la recherche des circonstances expliquant la montée de l’individualisation et de la sécularisation dans un village maya, puis revenu avec le schéma d’une théorie vouée à l’observation de l’extension de la société urbanisée par la pénétration de sa civilisation dans les peuples primitifs et les communautés paysannes. The Folk Society présentait un système d’idéaux types centré sur l’idée que les peuples tribaux (folk) deviennent des groupes de paysans, puis les sophisticates demos de la société urbanisée sous l’influence du développement des villes. Une figure insérée dans l’article plaçait, en déviation de cette droite ligne d’évolution, les trajectoires des populations aborigènes ou paysannes conquises, transplantées, immigrées ou isolées, afin de situer historiquement les conditions marginales des autochtones, des remade folk afro-américains, des gitans, des quasi-folk cowboys et bûcherons, des communautés d’immigrants, etc. Ce continuum folk-urban alignait ainsi sur un idéal d’humanité civilisée l’histoire inachevée de la majorité des citadins, qui n’étaient pas encore des sophisticates demos, et de la diversité des peuples et des communautés dont il annonçait une extinction en cours. En introduction de la monographie de Saint-Denis, par Horace Miner, Redfield (1971) avait situé l’habitant du Québec des années 1930 dans une organisation traditionnelle, dont la culture folk avait été préservée par l’Église et par la colonisation, mais qui était menacée par la mentalité, les moeurs et les besoins urbains introduits par la scolarisation et le travail journalier que motivait le manque de terres pour s’établir comme agriculteur. Des explications visant la connaissance d’une action de la civilisation urbaine et de ses agents sur des peuples originellement folk pouvaient ainsi être formulées pour tous les cas comparés par l’anthropologue ; leur principe demeurait cependant incompatible avec l’idéal d’autodétermination des nationalismes ou la valorisation du pluralisme.

L’approche de Redfield pouvait être sympathique aux inquiétudes des nationalistes tout en portant le regard sur la dynamique de relations apparemment fatales entre desdites sociétés folk et une vie urbaine envahissante. Cette approche valorisait l’autonomie des cultures de la tradition, du sacré et du consensus dont elle annonçait la destruction : Redfield y reconnaissait le fait constitutif des économies de subsistance et des communautés intégrées par l’intermédiaire des familles. Cette valorisation était conciliée avec une autre, au moins aussi forte, de la civilisation urbaine américaine qu’il voulait ouverte et exportatrice des valeurs de la rationalité, de la démocratie et des libertés individuelles. Une dualité de valeurs semblable se retrouve chez Fortin, mais soumise au principe de réalité d’une éducation qui l’indispose au ruralisme et à une lecture de l’urbanisation visant uniquement les effets du développement des villes et de leurs politiques sur le reste du monde. Dans sa perspective visant l’autodétermination du Québec, l’économie dont il faut vivre, les familles, les groupes et les collectivités qui sont nécessaires à l’épanouissement des personnes doivent pouvoir exister autrement que selon des modèles ruraux idéalisés, dans une société qu’on doit rendre globalement plus éduquée, prospère, heureuse, rationnelle et démocratique.

Fils du milieu rural déménagé à Québec alors qu’il avait six ans, Fortin était retourné dans son village natal durant toutes ses vacances d’été jusqu’à 17 ans et il demeurait le neveu et le cousin d’amateurs de chasse et de pêche qui vivaient de l’industrie forestière : « Le seul rural qui avait un sens pour moi était celui d’une conquête brutale sur la nature, celui de la ruse pour vaincre la forêt, celui d’un enrichissement rapide qui faciliterait la migration à la ville (rêve de tous mes parents) » (Fortin, 1971 : 11). Ouvriériste d’inspiration catholique plutôt que marxiste, sa soif d’idéologie devait prendre en sociologie une tournure semblable au renouveau de la doctrine de l’Église qui visait l’élévation de la condition de l’ouvrier en vue de lui inspirer une vocation et la quête d’une meilleure intégration. Fortin réagit à une misère et à un désarroi qui traversent les rangs, les villages, les camps forestiers et les villes d’une société plus individualiste. La fin d’un règne exprime le voeu d’une sociologie qui débouche sur l’exploration visionnaire d’un développement idéalement équitable, soutenu et conduit par la participation des populations urbaines et rurales. Une proclamation, donc, de la souveraineté virtuelle d’une cité québécoise à inventer avec le concours des sciences humaines et de l’ensemble de ses citoyens. Elle annonce un règne nouveau que Fortin sait ne pouvoir établir sans convaincre ses collègues experts et ses concitoyens de participer au projet démocratique de cette société plus rationnelle, plus riche et plus humaine.

Un parcours intellectuel traversant trois phases

La fin d’un règne nous suggère trois phases dans la pratique du développement au cours de laquelle Fortin élabore sa manière de penser le devenir du monde rural et des villes québécoises. Une phase de démystification de la réalité du Québec rural fondée sur la recherche empirique s’observe davantage dans l’intervalle allant de son enquête sur les bûcherons à son bilan de l’étude du milieu rural pour Recherches sociographiques. Depuis une communication à la Conférence canadienne sur les ressources et l’avenir, Fortin est aussi engagé dans une phase de planification du développement qui débute autour de 1960. Il s’y montre dès le départ critique de l’étroitesse des visées économiste et technicienne de la planification rurale, à quoi s’ajoute autour de 1965 une prise de recul devant ses ambitions démesurées en planification, ainsi que face à la tentation technocratique d’imposer un projet de société exclusivement définie par de nouvelles élites éclairées. Ce recul l’entraîne dans une phase de critique sociale où sa sociographie envisage les virtualités du devenir des sociétés dans le prisme de son idéal du développement social. Le lecteur attentif voit ainsi Fortin affronter cumulativement les réalités rurales et urbaines qu’il faudrait mieux connaître, puis l’anticipation de celles que le développement implique et enfin l’imagination d’une société autonome que les citoyens du Québec devraient décider d’édifier. Bien que l’aboutissement qui nous intéresse résulte de transformations de sa pensée que nous pourrions répartir entre des étapes, la notion de phase nous semble mieux convenir pour distinguer également trois aspects d’une sociographie dont les dépassements de l’explication positive peuvent se présenter sous les formes conciliables de la démystification, de la prospective et de la critique sociale du développement.

Phase de démystification

Le mythe attaqué par la sociographie démystifiante de Fortin est celui d’un monde rural homogène, agricole et organisé en paroisses, dont les habitants demeureraient attachés au mode de vie traditionnel par lequel chaque famille pourrait subvenir à ses besoins. Ses études empiriques présentent plutôt la réalité d’une diversité de milieux ruraux québécois pluralistes et depuis longtemps ouverts sur le monde de l’industrie et de la consommation de masse, où l’agriculture de subsistance n’existe pratiquement plus et où des comportements individualistes, ou motivés par des raisons économiques, bouleversent une vie sociale qui se recentre sur le village et sur le centre régional. Sa démystification du monde rural, comporte une forme d’engagement favorable à la pratique du développement régional dont il se fera le promoteur : elle condamne autant le fatalisme qu’une prospective séparée sur les villes et le monde rural, alors que leurs enjeux apparaissent se dessiner à l’échelle régionale ou provinciale.

La plupart des bûcherons interrogés dans la première enquête de terrain de Fortin étaient fermiers de paroisses où l’agriculture était peu rentable ; ils avaient surtout vécu de la forêt et négligeaient de plus en plus leur terre. Le prolongement des opérations forestières apportait depuis peu un revenu supérieur aux hommes qui savaient se dessiner un itinéraire de plusieurs mois, passant de région en région et d’occupation en occupation (coupe, charroyage et drave). L’explication de la nouvelle mobilité des bûcherons aurait pu s’arrêter à la définition d’une opportunité économique sans chercher à comprendre le choix de la saisir. Sociologue de la dynamique de la société rurale, Fortin situe leur décision dans un changement d’attitude des agriculteurs qui ont acquis, depuis leur prospérité de la dernière guerre, de plus grandes aspirations matérielles, qui refusent désormais de se sacrifier (et de sacrifier leur famille) pour la terre, et qui cherchent la sécurité d’un emploi garanti durant toute l’année ainsi qu’une vie productive longue. Son étude fait de cette attitude du travailleur industriel le principe d’un processus familial où le fils de fermier devient bûcheron professionnel, puis où lui ou son fils est repoussé de la forêt par les mauvaises conditions de travail ou par l’attrait d’un emploi plus stable et moins épuisant. Sa monographie de Sainte-Julienne ressaisit ce processus dans l’anomie d’une paroisse rurale dont les rangs se vident et dont les enfants sont incités à prolonger leurs études pour jouir d’un meilleur sort. Si ses habitants restent attachés à la campagne et peu enclins à la quitter pour la ville, c’est dans un fatalisme traditionnel qui les porte à se résigner à la précarité, ou dans un fatalisme critique qui incite les jeunes à se donner les moyens d’une meilleure vie en ville. Fortin brosse aussi un portrait des changements dans la vie de la communauté et des familles à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, de l’amélioration des routes, de l’électrification, de l’arrivée des médias, de l’essor de la production agricole commerciale, de la consommation marchande et des absences prolongées des bûcherons. Plutôt que de raconter la destruction fatale d’un ordre traditionnel sous l’action de la civilisation urbaine et de l’industrie, ce portrait insiste sur les innovations et les adaptations auxquelles s’ouvre la paroisse en contexte de pauvreté et d’un conflit de valeurs. Fortin interpelle d’ailleurs les entreprises forestières voulant stabiliser leur personnel pour qu’elles améliorent leurs conditions de travail, mais aussi les élites locales dont la définition du milieu rural demeure une image traditionnelle incompatible avec le dynamisme des besoins de sa population. Étant donné que, pour cette dernière, « l’idéal serait de jouir des mêmes avantages que la population urbaine tout en demeurant dans le milieu rural », le sociologue conclut que « c’est une nouvelle conception du mode de vie rural qu’il faut créer » (Fortin, 1971 : 139 et 145).

D’autres travaux étendent sa démystification du dynamisme des milieux ruraux à l’ensemble du Québec. Fortin s’appuie sur les observations d’agronomes de ses divers comtés pour concevoir une classification des municipalités rurales à partir de laquelle il montre l’homogénéité des aspirations de consommation des urbains et des ruraux ainsi que la disparition du mode de vie idéalisé par les ruralistes. Dans les municipalités à proximité des villes, là où des familles arrivent à vivre de l’agriculture, beaucoup décrochent d’une production devenue commerciale et qui dépend d’investissements dans sa mécanisation, sa spécialisation, sa concentration et sa soumission aux contrôles de l’industrie. Plus loin des villes et en sol pauvre, là où l’agriculteur tire au moins 40 % de ses revenus d’une petite exploitation commerciale, il constate que seule sa part de revenu gagnée en forêt augmente avec les besoins d’un mode de vie semblable à celui des villes. Les municipalités d’agriculture plus pauvre comptent enfin surtout des paroisses de colonisation récente dont la population décroît et vit principalement de la forêt et de l’aide gouvernementale selon les agronomes consultés. Le malaise de Fortin avec la négation de la diversité et de l’évolution des milieux ruraux s’affirme finalement sur un ton révisionniste dans son bilan des études rurales. En pleine querelle urban folk opposant des thèses générales sur le Canada français rural, il critique la tendance « à identifier notre culture traditionnelle à la culture observée dans un petit nombre de paroisses rurales » et relève dans Léon Gérin trois observations « suffisantes pour illustrer clairement que, dès le début du XXe siècle, le milieu rural québécois était déjà très diversifié » et urbanisé : les moeurs familiales progressistes s’instaurant avec le commerce, la révolution économique et sociale de l’industrie laitière, et l’aller-retour entre l’agriculture et l’usine (Ibid. : 174 et 177). Son intervention propose ensuite un vaste chantier d’études pour connaître la complexité du passé et des transformations du monde rural, à la fois « au point de vue du stade de développement sur des territoires différents et au point de vue de l’infiltration de la mentalité urbaine » (Ibid. : 180).

Phase de planification

Ce dernier passage cité illustre comment la phase de planification de Fortin se manifeste d’abord par la visée d’une évolution conjointe des villes et des milieux ruraux qui serait prévisible, voire maîtrisable. Dès 1960, sa sociologie est imprégnée de l’intention de servir la préparation des plans d’actions qui doivent résoudre le problème de l’aménagement régional.

Fortin entre dans cette phase par la formulation d’une critique constructive de la planification rurale orientée selon la raison des économistes qui prêchent la disparition des petites fermes devenues peu rentables. À la Conférence sur les ressources et l’avenir, son intervention ne conteste ni leurs pronostics ni la finalité des politiques qui veulent la concentration de l’agriculture. Le sociologue critique par contre leur négligence d’une réalité sociale où ce changement s’inscrit dans le passage des milieux ruraux d’un système traditionnel à un système urbanisé, et signale que sa réalisation serait freinée par divers facteurs : le défi que représente la conversion d’une ferme familiale en plus grande entreprise capitaliste ; l’attachement au milieu rural de la population agricole qui décroche ; sa difficulté à s’adapter à la vie en ville et au travail dans l’industrie ; les pressions des groupes ethniques et religieux qui valorisent l’agriculture comme occupation et comme mode de vie préservant leur intégrité ; les revendications de politiques peu réalistes sur le plan économique pour contrer l’exode rural émanant des groupements agricoles ; les inquiétudes des partis politiques face à l’abandon de l’agriculture ; et les contestations à prévoir si on en vient à supprimer des villages, des paroisses et des commissions scolaires. Fortin croit cependant que le dépeuplement du territoire rural n’est pas une situation inévitable. Son appel à la création d’une nouvelle conception du rural devient un plaidoyer pour une planification qui « doit tenir compte de toutes les ressources économiques disponibles dans la région et aussi, sinon plus, de toutes les caractéristiques sociologiques de la population de cette région » en vue d’orienter un aménagement qui inclut aussi « une redistribution de la population de ce territoire, une réorganisation des institutions qui s’y trouvent et une transformation du système socioculturel de la population » (Fortin, 1971 : 165). Ce développement régional doit de plus comporter des mesures pour faciliter l’adaptation des cultivateurs et de leur famille qui émigrent en ville, pour leur donner accès à un apprentissage accéléré de nouvelles occupations et pour aider la réorganisation des communautés urbaines qui les accueillent. Il doit enfin s’accompagner d’un vaste programme de recherches englobant tous les aspects du problème de l’aménagement régional.

Dans le cadre de l’expérience du BAEQ, cet idéal de développement suppose en outre qu’une animation populaire parviendrait à entraîner la participation des résidants des milieux ruraux et des milieux urbains concernés à la détermination du plan le plus efficace pour que le devenir de la région s’aligne sur une conception rationnelle de ce que cette région devrait être. Cet espoir fonde l’ambition du premier texte du directeur de la recherche inséré dans La fin d’un règne. Fortin y impose au sociologue le « rôle normatif » de « prédire l’évolution de la société rurale et d’orienter les programmes d’action » sur « la société régionale globale qui doit être changée pour devenir fonctionnelle dans la société moderne global » (Ibid. : 194 et 195). Sa théorie y prend la forme d’un modèle dynamique de changement devant être propre à déterminer les stratégies d’introduction d’innovations agricoles qui conviendraient à la transformation accélérée du système traditionnel jusqu’en son noyau de valeurs, afin que le cultivateur devienne moderne dans tous ses domaines d’activité : sa production, sa consommation, sa vie de famille, sa vie politique, sa vie religieuse, etc. Un intérêt pour l’époque de son modèle de l’innovation est qu’il conteste la pensée cybernétique de collègues du BAEQ en rappelant que l’aménagement agit sur une société globale qui y réagit « comme un tout qui est en constante évolution et dont les parties sont en interaction et en interdépendance constantes » (Ibid. : 194). La modernisation de l’agriculture ne peut donc être traitée comme un simple problème d’ajustement technique, parce que sa réussite dépend d’un changement global du monde rural de l’époque hors duquel l’introduction de l’innovation pourrait ne guère produire les effets espérés. « On doit aussi analyser l’innovation non seulement comme un changement dans les techniques mais comme un changement dans les normes et dans la définition sociale de la situation. Des innovations techniques peuvent être acceptées sans que la situation soit réellement changée et sans que se produisent changement et développement » (Fortin, 1971 : 195).

D’autres textes de cette période révèlent des doutes sérieux chez Fortin quant au réalisme d’une raison qui espérait concevoir l’avenir d’une société rurale et de son mode de vie. Dès 1965, le caractère démocratique du projet du BAEQ est remis en question chez son directeur de la recherche sociologique, notamment dans l’étude de forces vives du monde rural qui s’organisent en des conseils régionaux voulant définir eux-mêmes leur plan de développement plutôt que de se le voir imposé par l’État central. Fortin voit aussi se former « une conscience d’aliénation et un effort de revendication » qui rassemble face à l’État tous les travailleurs ruraux dans une seule classe de « consommateurs qui réclament tout simplement du travail ou du moins un revenu » (Ibid. : 254 et 255). En 1966, il publie un texte où il interprète comme une ouverture à la création de structures de pouvoir plus démocratiques les luttes tripartites auxquelles il assiste entre les élites traditionnelles, les nouvelles élites tentées de manipuler les populations au nom d’un savoir rationnel, et des ruraux qui en critiquent le projet selon leur connaissance du vécu et du quotidien. C’est au coeur de ce qu’il vit comme des conflits idéologiques plutôt que des débats rationnels et démocratiques visant la coopération dans la définition et la réalisation d’un bien commun que Fortin oppose aux querelles de clochers et aux politiques irréalistes sa formule déclarant la fin du monde rural qu’il serait vain de vouloir sauver artificiellement. Le démystificateur emploie d’abord la formule pour dire que « tout ce qui caractérisait le milieu rural est disparu ou en voie de disparition rapide : prédominance de l’agriculture, homogénéité professionnelle et de revenus, modes de vie et de pensée particuliers, isolement relatif » (Fortin, 1971 : 233). Le planificateur y appuie de plus une esthétique de la régionalisation des activités et de l’identité des ruraux antérieure à la planification. La prise de conscience de ce mouvement collectif dans lequel ils sont déjà engagés doit solidariser les participants au projet de l’aménagement régional. « La région devient ainsi une nouvelle grande ville à densité plus faible, chacun des villages ou des petites villes devenant l’équivalent des quartiers et des banlieues d’une métropole » (Ibid.). L’idéal de la région-cité convient enfin à la critique sociale qui appelle un coup de barre pour que cesse une intégration verticale de l’agriculture qui prolétarise le citoyen cultivateur et pour qu’on révise des structures technocratiques inadéquates à une planification et à une exécution démocratiques de l’aménagement.

Phase de critique sociale

Passé en phase de critique sociale, le planificateur conçoit bien, par exemple, que la mère qui a joué un rôle dans la modernisation de l’agriculture et de la famille « n’a pu être médiatrice que parce que le contexte historique, politique, culturel et social lui permettait de l’être ou exigeait qu’elle le soit » (Ibid. : 337). Il s’agit désormais pour lui d’être attentif à une histoire complexe et ouverte pour identifier les potentiels de développement social qu’offre le contexte présent en vue que l’on détermine collectivement ceux que les Québécois devraient s’efforcer de réaliser. « Dans ce contexte l’urbanisation ou du moins certains styles d’urbanisation ne paraissent plus comme des nécessités inéluctables mais plutôt comme la résultante de certains choix » (Fortin, 1971 : 387).

Cette nouvelle approche conduit Fortin, en 1968, à opposer à la lecture économiste de l’urbanisation selon la théorie des pôles une histoire des orientations changeantes du développement du réseau urbain québécois. Après une première phase où la fonction principale du réseau urbain est commerciale et administrative, puis une deuxième où l’industrialisation accroît ce réseau et le consolide en lui ajoutant la fonction « des marchés de travail intéressants pour une population rurale sous-développée économiquement », le Québec lui apparaissait dans une phase des villes-régions structurées autour de « centres de consommation directe », dont « les activités se déplacent en périphérie » et dont « les couches concentriques ne se font plus en fonction des occupations ou du revenu mais semblent se faire en fonction de l’âge et du stade d’évolution des familles » (Ibid. : 388-391). Dans cette perspective et à travers le prisme du développement social, Fortin propose une solution de rechange aux politiques voulant maintenir au centre-ville des activités de production et de commercialisation de masse qui impliquent un relogement des populations pauvres des quartiers voisins. Libéré de ces fonctions, le centre peut accueillir celle de la production de biens culturels, intellectuels et artistiques, celle des activités ludiques et de la fête, ainsi que celle de la fréquentation d’espaces verts qui s’accommodent toutes d’une rénovation esthétique d’un voisinage de quartiers pauvres, mais encore fortement intégrés. Le critique pose aussi la question de la création inachevée d’un mode de gouvernement et d’administration des nouvelles villes (métropoles ou villes-régions) qui puisse être efficace tout en permettant la participation locale aux décisions revendiquée par les ligues de citoyens, les chambres de commerce, les comité régionaux, etc. Ce dernier texte de La fin d’un règne qui identifie le Québec à « une ville à inventer » inclut donc également les citoyens des milieux ruraux, au même titre que ceux des villes, dans le projet d’une société globale qui serait à la recherche de ce qu’elle souhaite être et peut devenir. Sans détourner le regard de l’état présent du Québec, les chercheurs, les aménagistes, les entrepreneurs, les politiques et les Québécois en général devraient y fonder l’imagination des actions qui conviendraient à l’épanouissement de chacun et à la participation sociale des habitants de tous les territoires.

Conclusion

Cette ville à inventer s’est étalée sur le territoire québécois, plusieurs de ses structures ont changé, ses infrastructures souffrent l’épreuve du temps, et l’évolution de sa population vieillissante et en voie de décroissance naturelle pose encore des défis pour la démystification, la prospective et la critique sociale du développement de l’urbain et du rural. Moins d’un demi-siècle après la Révolution tranquille, le premier défi qui s’impose dans la lorgnette de l’épistémologie historique est d’examiner comment une sédimentation d’idéalisations qui opposent la ville, la campagne et la banlieue (aussi marquée par des valorisations et des dépréciations spécifiques) continue à exister dans les esprits. Peut-être un peu plus discrètement que jadis (encore que ce genre d’évaluation soit difficile), ces idéalisations orientent toujours les parcours personnels, la vie des familles, la sociabilité, l’activité économique, les politiques, la mobilité, bref les manières de s’approprier le territoire avec désir, faveur, ferveur ou mépris.

En 1984, Fortin ne cachait pas sa déception devant le spectacle des institutions de recherche et des nouvelles générations de chercheurs plus spécialisées dont les travaux lui semblaient devenir plus universitaires et plus détachés. La fin d’un règne annonçait avec espoir l’avènement d’un règne de la recherche interdisciplinaire, appliquée, en dialogue avec différents organismes de divers milieux, qui relèverait son ambition théorique en affrontant le défi empirique de connaître ce qui se vit à différentes époques, sur une diversité de territoires. Il ne s’agissait pas, chez Fortin, de l’expression d’une déception de rêveur tourné vers un avenir idéalisé, mais de celle d’un idéaliste qui fut l’un des initiateurs de ce genre de recherche, bien avant la réaffirmation récente de sa pertinence sous la bannière du développement territorial. Plutôt que d’encourager l’autonomisation d’un champ ou l’adoption et l’élaboration d’un nouveau paradigme (fantasmes de certains chercheurs d’une autre génération), il affirmait sa conviction, acquise au BAEQ, que « la sociologie ne pourra devenir scientifique que lorsque plusieurs sociologies engagées auront creusé chacune à sa façon le dédale complexe de la société » (Fortin, 1971 : 14). La sociologie du nouveau règne espéré devait être à la hauteur des attentes de l’histoire, de la géographie et de la science économique qui « s’inter-disciplinent » ; et son engagement idéologique dans un dialogue pluraliste devait consister à créer de nouveaux symboles ou à investir les anciens de nouvelles significations pour dire à la fois la société qui est et celle qu’on voudrait faire nôtre. Pour les chercheurs conviés à une réflexion sur le rural et l’urbain, une telle annonce appelle bien sûr la clarification de la signification des références à ces notions lorsqu’il s’agit de décrire l’existant. Plus encore, elle appelle également la reconnaissance de la pluralité de leurs significations et la saisie des signifiants qui les véhiculent par des imaginations qui questionnent les idéaux sur le beau et sur le désirable à la base de la différenciation de nos jugements et de nos actions sur l’urbain et le rural. Burgess, Ernest W. (1967) The growth of the city: An introduction to a research project. Dans Robert Park, Ernest W. Burgess et Roderick McKenzie (dir.) The City. Chicago, University of Chicago Press.