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Gilles Ferréol, Bruno Laffort et Alexandre Pagès sont tous trois enseignants à l’Université de Franche-Comté et chercheurs au laboratoire Culture, Sport, Santé, Société (C3S). Ils ont dirigé cet ouvrage issu des communications présentées dans un colloque organisé à Besançon (France) en novembre 2014 et intitulé Le monde rural, ses mutations et ses enjeux.

Il n’est jamais facile d’éditer les communications présentées dans un colloque, surtout lorsque le thème du colloque est aussi large. Étonnamment, malgré l’abondance de manifestations scientifiques consacrées à étudier les enjeux et défis du monde rural, à tenter de le redéfinir, voire à remettre en question son existence même, les travaux ruralistes font preuve d’une belle santé, attirant étudiants et chercheurs d’un peu partout dans le monde.

Pour les lecteurs québécois, l’Université de Franche-Comté se situe dans l’Est de la France, dans une région montagneuse et frontalière avec la Suisse. Comme certaines universités québécoises, elle joue un rôle structurant dans cette région plutôt éloignée des grandes métropoles françaises et dont l’histoire agricole, industrielle, mais aussi politique est d’une grande richesse. Pas étonnant donc de voir plusieurs de ses chercheurs s’intéresser au monde rural, que ce soit en sociologie, en géographie ou encore en histoire.

Le livre rassemble, en 13 chapitres, les contributions de 18 auteurs. Difficile de proposer en quelques lignes une synthèse de cet ouvrage, tant les thèmes abordés sont nombreux et témoignent de la volonté des éditeurs de balayer aussi largement que possible le champ des études rurales.

Tentons tout de même quelques regroupements. On ne peut parler du monde rural sans s’intéresser d’abord à ses habitants. Plusieurs chapitres évoquent les difficultés, tant sociales qu’identitaires, vécues dans les mondes ruraux. Dans le premier chapitre, Alexandre Pagès et Kenjiro Muramatsu, sur la base de quelques études, montrent en quoi la pauvreté et l’exclusion peuvent revêtir des formes très diverses en milieu rural. Outre les problèmes classiques liés à la rareté de l’emploi et aux contraintes de mobilité, ils viennent rappeler également que la proximité géographique et les phénomènes d’interconnaissance rendent plus visibles encore, et donc d’autant plus mal vécues, les situations de précarité. À l’inverse, pour une partie d’entre eux au moins, les ruraux en situation de précarité bénéficient d’un réseau familial ou local de solidarité qui peut permettre d’éviter l’exclusion.

De son côté, Françoise Passerard, s’est intéressée à la souffrance des agriculteurs dont les revenus ne suffisent pas à assurer un niveau de consommation conforme aux normes sociales contemporaines. Entre déni et découragement, elle met en évidence une forme d’apathie qui, au fond, les enferme et les empêche de se projeter vers autre chose. Dans un autre domaine, Fabian Knittel, dans une passionnante étude historique, s’est intéressé à la diffusion des innovations agronomiques et à la façon dont les ingénieurs ont nié les savoirs des agriculteurs et de leurs ouvriers. À l’heure où l’on s’intéresse de plus en plus à l’innovation ouverte et aux approches collaboratives, ce texte montre avec brio que la négation des savoirs profanes est aussi une forme symbolique d’exclusion. Enfin, une quatrième forme d’exclusion est abordée : celle des immigrants africains tentant leur chance dans les grandes exploitations agricoles d’Andalousie. Dans son chapitre, Bruno Laffort montre comment cette agriculture concentrée et spécialisée attire chaque année des centaines de migrants espérant trouver un emploi pour quelques jours, voire pour quelques heures. Centré sur sa logique économique, ce secteur laisse la gestion du problème aux associations et aux collectivités, illustrant magistralement les effets négatifs que peut avoir une agriculture uniquement tournée vers les marchés mondiaux et qui a perdu son ancrage territorial.

Le livre aborde aussi les innovations sociales et les dynamiques locales contribuant à renouveler les milieux ruraux. Dans son chapitre, Axel Othelet s’intéresse à quelques initiatives dans un bassin industriel sinistré. Il conclut que les acteurs du développement rural regorgent d’idées et pourraient « donner des pistes aux professionnels du développement urbain ». De son côté, Atsushi Miura revient sur le modèle coopératif encore très présent en Franche-Comté, notamment dans le secteur fromager. Il montre comment cet héritage, qui remonte au XIIIe siècle, reste encore présent, même s’il est ébranlé par l’agrandissement continu des exploitations agricoles et la dégradation de la vie communautaire. Faisant le lien avec la théorie proudhonienne de la propriété (Pierre-Joseph Proudhon était originaire de Besançon), il s’interroge sur la pertinence de la propriété privée des moyens de production en soulignant que diverses sociétés s’appuient sur des principes de gestion des biens communs qui privilégient le travail et l’usage sur la possession.

Un dernier thème transversal mérite enfin l’attention : celui de la tension permanente entre anciens et nouveaux ruraux. Très présente dans les études rurales, la question de la cohabitation entre les « gens d’ici » et ceux « d’ailleurs » apparaît en filigrane dans plusieurs chapitres. D’abord dans les dynamiques transfrontalières propres à cette région abritant de nombreux salariés allant travailler en Suisse, ce qui déstructure en profondeur le marché des logements de l’autre côté de la frontière (chapitre d’Alexandre Moine) au détriment des salariés restant en France. L’auteur en appelle à une gouvernance et à des outils transfrontaliers de planification et d’aménagement fonciers, tout en soulignant que personne ne semble vouloir prendre le problème de front. Sur un autre registre, Christophe Hanus nous montre comment l’autochtonie peut être revendiquée comme élément de légitimité contre des nouveaux venus. Plus largement, son texte nous interroge sur ce que cela signifie d’être de quelque part, alors que tant d’autres dimensions pourraient nous définir. Un troisième exemple nous est donné par Oriane Sebastião, qui est allée à la rencontre de nouveaux agriculteurs portant un projet économique, mais aussi écologique et politique, et pour qui l’insertion dans le milieu professionnel local plus conservateur oscille entre désir d’intégration, soif de reconnaissance et revendication d’être différents. Enfin, Claude Gouin raconte, de son côté, la lutte de populations indigènes équatoriennes, victimes de la déforestation entraînée par l’exploitation pétrolière. Même s’il apparaît hasardeux de présenter les compagnies pétrolières comme des nouveaux ruraux, cet exemple vient rappeler que, dans ce cadre aussi, se livrent des luttes au nom de la légitimité donnée par l’autochtonie.

Il resterait encore plusieurs chapitres à évoquer, ce que je ne peux faire sans dépasser trop largement le nombre de signes qui m’a été accordé par les Cahiers de géographie du Québec. Tous les chapitres, à leur façon, éclairent de façon vivante et rigoureuse les tensions qui traversent aujourd’hui les mondes ruraux. Les lecteurs québécois y trouveront des études inspirantes sur certains sujets d’actualité pour eux, avec un rural québécois en tension permanente entre convoitise et dévitalisation, entre dynamiques exogènes de développement et processus endogènes de création de ressources spécifiques par ses habitants.