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Historienne à la Faculté des études autochtones et au département d’histoire de l’Université d’Alberta, Sarah Carter, dans un programme de recherche ambitieux, souhaite resituer et recadrer l’histoire coloniale canadienne sous les perspectives de groupes minorisés et exclus des narratifs historiques dominants durant la période charnière que constitue la fin du XIXe siècle. Poursuivant ce travail, son nouvel ouvrage, Imperial plots. Women, land, and the spadework of British colonialism on the Canadian Prairies, explore les débats et les discours entourant le rôle et la place des femmes sur les fermes agricoles. Il documente les efforts et luttes des femmes pour le droit à la propriété et au travail d’exploitation de la terre dans les prairies canadiennes, de 1870 à 1930, période durant laquelle des milliers d’acres de terres agricoles ont été octroyées aux colons pour qu’ils s’établissent au Canada, mais refusées à la grande majorité des femmes.

À travers l’analyse d’archives, de lois et politiques publiques, de débats parlementaires, de journaux et de périodiques, de pamphlets et de documents légaux, l’ouvrage démontre que l’opposition au droit à la propriété de la terre pour les femmes et la discrimination à laquelle elles ont dû faire face témoignent des visions profondément genrées et racialisées au coeur du projet colonial canadien. Celui-ci, après avoir dépossédé les nations autochtones de leurs territoires ancestraux, a volontairement exclu les femmes du droit à la propriété, notamment à travers le Dominion Lands Act, pour établir une production agricole patriarcalement organisée et a renforcé le modèle de reproduction hétérosexuelle comme base sociale et économique de la famille. Dans son ouvrage précédent, The importance of being monogamous (2008), Carter a d’ailleurs détaillé la détermination des législateurs canadiens à imposer aux différentes populations de l’Ouest canadien, un modèle hétérosexuel, monogame et intraracial, modèle étant central à la construction de la nation canadienne.

L’ouvrage est divisé en sept chapitres, de façon thématique plutôt que chronologique. Le premier chapitre discute du rôle central des femmes autochtones dans l’agriculture au Canada, avant l’arrivée des Européens, pour ensuite analyser les stéréotypes de genre et de race au coeur du projet colonial. L’analyse de Carter démontre que c’est précisément le système colonial de division et d’attribution des terres – le homestead system par lequel le gouvernement fédéral octroyait 160 acres conditionnellement à l’exploitation de la terre et l’établissement de la résidence, dans le but de peupler et coloniser le territoire canadien face aux menaces d’envahissement américain et des possibilités de révoltes autochtones – qui a permis de créer un paysage culturel blanc et patriarcal où les hommes étaient les chefs de famille, alors que les femmes étaient confinées aux tâches domestiques et de reproduction sexuelle.

Le coeur de la recherche documentaire se trouve dans les chapitres III à VII, où Carter documente minutieusement comment des femmes ont, malgré la discrimination et de nombreux obstacles légaux et culturels, réussi à acquérir et à travailler la terre dans les prairies canadiennes, et ce, de 1870 jusqu’aux années 1930. Ces femmes étaient par contre soumises à une forte surveillance et à des contraintes bureaucratiques sévères, tandis que leur moralité et leur vertu étaient hautement policées. Carter fait ici un excellent travail, par une recherche documentaire imposante, pour mettre en lumière ces nombreuses femmes oubliées de l’histoire.

Particulièrement intéressants, les chapitres V et VI nous en apprennent davantage sur la campagne Homestead for British-born women. Cette campagne a été menée, entre autres, par l’auteure et oratrice d’origine britannique Georgina Binnie-Clark, qui fut l’une des premières à plaider pour l’octroi de propriétés aux femmes d’origine britannique, les daughters of British blood (p. 286), plutôt qu’aux hommes étrangers et non-blancs, « répondant [ainsi] à l’appel de l’Empire » (p. 245). L’auteure note que les femmes d’origine britannique furent ainsi complices du projet de dépossession des nations autochtones en défendant la supériorité des Britanniques qui, selon elles, devaient se voir accorder un statut privilégié dans les colonies. Malgré une certaine effervescence dans les années 1900, force est de constater que la campagne s’est essoufflée dans les années 1910, alors que les femmes fermières sont aujourd’hui toujours stigmatisées, autant au Canada qu’en Grande-Bretagne (p. 381).

Alors qu’une grande part de l’historiographie de l’histoire coloniale du Canada a négligé le rôle des femmes dans la colonisation et la culture de la terre, l’analyse présentée ici permet non seulement de rendre ces femmes et leur agentivité visibles, mais également de montrer comment des questions de genre, de race et de classe sont essentielles à la compréhension de la construction de la nation canadienne. Cet ouvrage sera donc d’un grand intérêt pour les chercheurs et les chercheuses en études féministes, en histoire, en géographie ainsi qu’en science politique, amenant de nouvelles perspectives et réflexions sur l’État-nation et plus précisément sur la construction, symbolique et matérielle, de la nation canadienne sous le colonialisme britannique à travers des mécanismes spatiaux d’exclusion, d’exploitation et de domination des femmes et des nations autochtones. L’ouvrage est par ailleurs un brillant exemple de la fécondité du « tournant spatial » au sein des sciences sociales et humaines, illuminant les opportunités et la portée d’une approche disciplinaire décloisonnée qui considère la spatialité des mécanismes sociaux, économiques, politiques et culturels.

Résultat d’une impressionnante recherche documentaire combinée à une réflexion théorique sur les rapports sociaux de genre, de race et de classe au coeur du projet de colonisation du territoire canadien, l’ouvrage constitue une précieuse et importante contribution à la compréhension de l’histoire coloniale du Canada. Récipiendaire, entre autres, du prix Gita Chaudhuri de 2017, de la Western Association of Women Historians Conference, pour la meilleure monographie sur l’histoire des femmes en milieux ruraux, et du prix Sir John A. Macdonald, de la Canadian Historical Association, qui consacre l’ouvrage apportant la contribution la plus significative à la compréhension du passé canadien, ce livre deviendra sans aucun doute un ouvrage de référence important.