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Forgé par Jacques Lévy en 1995, le terme égogéographie a été fréquemment repris par les candidats à l’habilitation à diriger des recherches (HDR), sans être pour autant toujours défini. Passage obligé en France pour l’accès au corps professoral, l’HDR doit comporter un curriculum vitae détaillé à propos duquel la section 23 du Conseil national des universités (CNU) a écrit qu’il « ne doit pas obligatoirement prendre la forme d’une « égo-géographie », dont la rédaction, par pudeur, rebute certains, ou que d’autres à l’inverse développent avec trop de complaisance ». Les membres du CNU qui ont rédigé ce texte [1] avaient pu constater l’inégale propension des chercheurs à parler d’eux, mais aussi fait le constat du manque fréquent de connexion entre les textes valant CV (l’égo) et les volumes « Position et projet scientifique » (la géographie produite) supposés être « une mise en perspective de travaux de recherche et d’une production scientifique pour montrer l’apport à une ou des disciplines dans un contexte national et international », comme si les géographes concernés omettaient la réflexivité face à leurs expériences de recherche.

Répondant au double objectif d’« analyser comment différentes démarches subsumées par l’étiquette englobante d’égo-géographie peuvent articuler les différentes dimensions (auto)biographique, scientifique et réflexive » (p. 12) et de développer une proposition théorique car « sans appareil théorico-conceptuel, l’égo-géographie restera pour la communauté disciplinaire un piège lexical » (p. 13), ce dossier de la revue Géographie et cultures réunit les articles retenus par suite de l’appel « Egogéographie / géographie du je » lancé en 2011, ainsi que trois textes des responsables de la publication, Yann Calbérac et Anne Volvey.

Les textes déclinent le terme égo-géographie selon des variations qui incitent à les positionner dans la typologie proposée par Yann Calbérac et Anne Volvey dans leur solide introduction. Si aucun ne relève de l’autobiogéographie rétrospective, autoportrait narratif venant légitimer une personnalité scientifique, deux s’en rapprochent : celui d’Yves Raibaud, qui nous narre comment il est en venu à « géographier à tout moment » (p. 43), et celui d’Emmanuel Jaurand, qui met en parallèle la bifurcation de son itinéraire scientifique avec l’évolution paradigmatique de la géographie. Alors que la lecture égo-géographique de Normandie sensible par Jean-François Thémines et Patrice Caro permet de comprendre comment la géographie d’Armand Frémont a eu valeur de programme politique, celle de La Forme d’une ville, de Julien Gracq, par Anne Volvey permet de décrypter les raisons de son abandon de la géographie en tant que discipline. Les autobiographies réflexives sont quant à elles le fait de géographes qui inscrivent leurs recherches dans les géographies postmodernistes et pensent la construction du sujet épistémique. C’est le cas de Louis Dupont et de Marianne Blidon, ainsi que d’Hervé Régnauld qui se dessine en même temps qu’il dessine. Le texte d’Olivier Lazzarotti est celui qui se rapproche le plus de l’autogéoanalyse critique proposée par Jacques Lévy, qui fait de la réflexivité une modalité de son parcours intellectuel. L’enjeu de ce dossier étant de faire de l’égo-géographie « un levier heuristique pour questionner les spatialités du sujet dans la production des savoirs géographiques » (p. 9), Anne-Volvey et Yann Calbérac esquissent un programme de recherche ouvert à d’autres disciplines, dont la psychanalyse contemporaine, et qu’ils déclinent à partir de La pensée paysagère d’Augustin Berque.

Souhaitons que nombre de géographes égo-géographient pour creuser les fronts de questionnements ouverts par cette livraison de Géographie et cultures, qui peut aussi être pensée comme une ouverture de la géographie vers les science studies.