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Il n’est plus de colloques de géopolitique qui ne fassent référence aujourd’hui, dans une intervention ou une autre, au célèbre titre conçu par Yves Lacoste. La communauté des géographes, du moins en France, a acquis l’idée que la géographie était un savoir stratégique pour les princes, les stratèges et les commerçants. Il n’en fut pas toujours ainsi dans l’école de géographie française, qui concevait la discipline à partir de la géographie physique. La géographie était tout sauf politique, c’est-à-dire une analyse des rivalités de pouvoirs entre des citoyens ou des États sur un territoire donné. Autant dire que La Géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre fit scandale lors de sa publication en 1976. Quelques décennies plus tard, il demeure encore quelques esprits universitaires qui ne l’ont toujours pas compris. Cette nouvelle édition augmentée se révèle nécessaire et donc d’un grand apport, pour l’universitaire comme pour le citoyen.

À l’occasion de la célébration des 10 ans de l’Institut français de géopolitique (Université Paris VIII-Saint-Denis), fondé en 2002 par la professeure Béatrice Giblin dans la continuité de l’oeuvre d’Yves Lacoste, lui-même professeur émérite dans cette université, nous pouvons nous réjouir de la réédition d’une oeuvre fondamentale pour la géographie, et introuvable dans les librairies. Ses apports et son impact ont fait date et l’ouvrage reste une référence inégalée dans la production scientifique géographique. Des générations d’étudiants et de professeurs ont suivi la voie engagée par un géographe pionnier, critique et curieux de son environnement.

En effet, cet ouvrage est d’abord un acte de combat et de conviction pour une autre pratique de la géographie. Yves Lacoste fustigeait la géographie classique et universitaire en cours, celle des professeurs qui s’était imposée à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. La géographie physique était prépondérante, effaçant totalement l’approche géopolitique considérée comme dangereuse en raison de ses liens avec la montée du nazisme en Europe dans l’entre-deux-guerres.

Yves Lacoste nous réapprend que la géographie est un savoir stratégique de tout temps pour le militaire, le prince et le commerçant. Ce savoir des États-majors est une aide à la décision, indispensable pour comprendre l’environnement des hommes, leur représentation du territoire et leurs rivalités. Son analyse des bombardements des digues nord-vietnamiennes par l’armée de l’air américaine témoigne, en 1972, de l’utilisation de ce savoir stratégique. Ces opérations de bombardements étaient conçues et pratiquées de telle sorte que rien ne devait révéler la stratégie élaborée contre les populations en utilisant sciemment la destruction de l’environnement. Sa révélation aurait suscité un mouvement d’opinion publique internationale contre la stratégie militaire américaine. Les analyses de terrain de Lacoste au Nord-Vietnam devaient justement le dévoiler et faire scandale. Sa dénonciation de cette stratégie dans Le Monde, à l’été 1972, avait eu un impact international puisque le pape avait pris la peine de téléphoner au président Nixon pour faire cesser ces opérations militaires.

Au-delà de la critique d’une conception « rébarbative » de la géographie française, la démonstration d’Yves Lacoste, qui reste en grande partie d’actualité, illustre un engagement exceptionnel pour créer une double rupture. La première intègre la politique et l’idéologie dans la pratique géographique. Ses enseignements et l’importance de sa pensée à l’échelle internationale, en faveur de la géopolitique mais aussi plus largement de la géographie, créent un changement dans la durée. La fondation de la revue Hérodote, en 1976, décrite comme « revue de géographie et de géopolitique », mais dont le premier titre jusqu’en 1982 était Stratégies géographies idéologies, illustre la portée de cet engagement puisque plusieurs générations de géographes y ont contribué et contribuent toujours à diffuser ce savoir stratégique. La seconde rupture est de reconnaître la géographie comme un savoir utile et pragmatique pour le décideur (politique, militaire, économique) qui a compris de longue date que la géographie universitaire s’était écartée des véritables préoccupations de la société. La géographie est donc nécessaire à tous les citoyens, pas seulement à des étudiants qui se destinent à devenir professeurs.

L’oeuvre d’Yves Lacoste est donc à lire ou à relire tant les engagements prononcés voici plus de 40 ans y ont une résonnance contemporaine en France. Il est à préciser que cette nouvelle édition est augmentée d’informations de première importance. La longue introduction ajoutée à la première édition explique le riche parcours de l’auteur, du Maroc à la Haute-Volta (aujourd’hui Burkina-Faso) et au Vietnam du Nord, de l’Université de Vincennes dans les années 1970 à la fondation de l’école française de géopolitique à l’Université Paris VIII. Des mises à jour fort intéressantes ont été ajoutées dans le texte originel ainsi que des annexes. L’une d’elles fait figurer tous les titres des numéros d’Hérodote depuis 1976 dont les articles sont désormais disponibles sur les sites Gallica.bnf.fr (jusqu’à 2000) et Cairn.info (à partir de 2000). Nous pouvons donc féliciter les personnes qui ont eu l’initiative de cette réédition et reconnaître, aux termes de la lecture de cette oeuvre, le rayonnement international d’Yves Lacoste à qui la géographie française doit un renouvellement de la pensée et de la pratique de la discipline. L’Institut français de géopolitique n’est-il pas devenu l’école par excellence de la géopolitique française ?