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Introduction
En parallèle à une effervescence des recherches dans le champ des memory studies, l’intérêt pour les liens entre mémoires et espaces s’amplifie récemment, parmi les chercheurs sur l’urbain et les territoires. Témoignent de cette ouverture les récents numéros spéciaux de revues francophones (Articulo, 2014 et Géographie et cultures, 2018) de même que des sessions de communications lors de colloques comme celui organisé par le Collège international des sciences territoriales (CIST [1]) (Représenter les territoires, Rouen, 2018) dont sont issues plusieurs contributions à ce numéro thématique des Cahiers de géographie du Québec.
Les questions mémorielles en lien avec la spatialité des processus sociaux ont été habituellement associées aux thématiques du patrimoine, de la construction des récits des territoires ou du marketing urbain (Rautenberg, 2003 ; Gravari-Barbas, 2005 ; Veschambre, 2008 ; Melé, 2011, Barrère et al., 2017). Toutefois, comme le montre le présent numéro, la mémoire permet d’éclairer des questions urbaines qui dépassent ces thématiques : fabrique du projet urbain, urbanisme opérationnel, risques environnementaux dus aux pollutions, pratiques religieuses dans l’espace public, processus de gentrification, etc. Pour aborder les mémoires collectives, les contributrices et contributeurs de ce numéro, venant de différentes disciplines des sciences humaines et sociales, sont amenés à croiser des approches et des écoles de pensée : les références le plus souvent citées sont des travaux de sociologues et politologues (Halbwachs, Blokland, Gensburger, Lavabre), de géographes (Veschambre, Di Méo) et d’anthropologues (Bastide). La mémoire collective se constitue ainsi comme un objet de recherche résolument interdisciplinaire des études urbaines et territoriales.
Après les travaux pionniers de sociologie de la mémoire de Maurice Halbwachs (1925/1994, 1950/1997), la géographie sociale et la géographie culturelle, considérant la mémoire comme une construction sociale, ont rompu avec une vision monolithique des représentations territoriales et ont cultivé l’intérêt pour des représentations multiples du passé portées par les groupes sociaux et leurs tensions : rapports entre mémoires des groupes majoritaires et minoritaires, concurrence entre plusieurs mémoires attachées à un même espace, ressentis subjectifs de l’espace vécu et leurs contradictions, etc. Nous évoquons ici plus particulièrement trois approches théoriques de mise en dialogue des constructions des mémoires collectives et des territoires qui traversent les recherches récentes, ainsi que les articles de ce numéro.
Tout d’abord, dans le sillage de la géographie critique, se pose la question du caractère politique de la relation de la mémoire collective au territoire. Derrière l’espace et les mémoires qui y sont attachées, se trouvent toujours des groupes sociaux, des institutions, des jeux d’acteurs et des rapports de force, des groupes dominants ou des groupes dominés qui concourent à leur construction ou en usent stratégiquement pour leurs intérêts. La façon dont se construit la mémoire collective relève ainsi de l’appropriation symbolique de l’espace par un groupe qui y attache son identité aux dépens d’autres qui n’y trouvent plus leur place (Cresswell, 1996). L’instauration de récits dominants favorisant l’oubli des souvenirs non conformes et l’effacement des récits alternatifs fait ainsi partie des instruments de domination et de contrôle de l’espace. Les substrats de la production des mémoires comprises comme faisant partie d’un « terrain contesté de définitions concurrentes » (Harvey, 1996 : 309-310) prennent alors toute leur importance pour éclairer ces processus d’appropriation territoriale.
Toutefois, les constructions mémorielles servent aussi à contester ces appropriations, à transgresser les règles des groupes dominants, de même qu’à formuler des récits différents et de nouveaux projets de territoire. Dans cette perspective, la fabrique d’une mémoire partagée relève du processus d’agrégation d’un groupe localisé qui se reconnaît dans des valeurs communes. Le lien se fait alors naturellement entre passé et futur, donne sens à l’action et nourrit l’imaginaire du projet porté par le groupe : c’est un « passage de la mémoire à l’espoir, et du passé au présent » (Harvey, 1996 : 306) qui engendre parfois des utopies (Harvey, 2000). Les perspectives ouvertes par la géographie critique en études urbaines permettent de déceler le substrat mémoriel derrière des actions militantes, contestataires ou de résistance.
Une deuxième approche, orientée vers l’action, conçoit la construction mémorielle comme vectrice de mise en oeuvre de politiques et de projets. À titre d’exemple, nous pouvons mentionner le programme piloté par Pascal Blanchard, lancé en 2013 en France, Histoires, patrimoine et mémoires dans les territoires de la politique de la ville, qui visait à changer l’image de ces quartiers populaires. Cette démarche a mobilisé de manière importante chercheurs des sciences sociales, acteurs associatifs locaux et artistes pour la collecte et la mise en partage des mémoires et des récits collectifs et individuels.
Dans un contexte de démolitions-reconstructions de logements sociaux, des actions du même type sont de plus en plus souvent invoquées dans les processus participatifs autour des projets de renouvellement urbain. Afin de construire l’acceptation et le consentement aux visions des urbanistes et des élus, face à l’injonction à la consultation populaire, la construction mémorielle devient une composante stratégique d’un urbanisme communicationnel et « de l’événement » (Ernwein et Matthey, 2019). Toutefois, au-delà du projet urbain, des chercheurs montrent par ailleurs l’inefficacité des politiques mémorielles à atteindre leurs objectifs et à aboutir à des finalités politiques et sociales, par exemple, promouvoir la tolérance ou la cohésion sociale (Gensburger et Lefranc, 2017).
Enfin, une troisième posture théorique dans la recherche en urbanisme reconnaît les mémoires collectives comme porteuses de valeurs, à travers l’intérêt récent pour les perceptions sensibles des espaces urbains et des paysages. Ces approches renouent avec des travaux d’une géographie humaniste qui s’est développée en France dès les années 1970, à l’instar de ceux d’Armand Frémont sur l’espace vécu (1976), et s’attachent aujourd’hui à la prise en compte des ressentis des habitants, par un « urbanisme affectif » (Feildel, 2013). La mémoire est ici celle des pratiques quotidiennes, des perceptions et des expériences marquantes en ville qui font ressortir des « sentiments d’appartenance, d’ancrage territorial ou d’attachement aux lieux ». Dans cette perspective, la mémoire contribuerait à la qualité des expériences sensorielles et serait un ingrédient des espaces urbains de qualité, où il fait bon vivre. C’est en tout cas la vision portée par les politiques actuelles de (re)valorisation des territoires (Tiano, 2010).
Problématiques transversales
Des questionnements généraux traversent ce numéro thématique. Les auteurs des articles mettent d’abord en question le processus d’agrégation des mémoires collectives à travers leurs acteurs : comment se réalise leur construction et qui sont les participants à ces processus ? Ensuite, ils s’interrogent sur l’usage fait des mémoires collectives : comment contribuent-elles à la transformation – planifiée ou spontanée – des territoires, à côté de la transformation des identités collectives ? À l’instar des perspectives ouvertes par la géographie critique déjà évoquées, l’usage des mémoires est interprété, dans les articles, à travers la construction de valeurs politiques et de récits, d’imaginaires de projet, ou encore d’utopies. Ce numéro spécial propose donc d’explorer la construction et la « visibilisation » des territoires et des identités collectives à partir de la prise en compte – ou non – des mémoires. Ce faisant, il montre que les constructions mémorielles, tout comme la production des territoires urbains et périurbains, renvoient à des conflits et à des rapports de force – à l’instar du premier positionnement théorique évoqué ci-dessus.
En ancrant son questionnement dans l’urbanisme et la fabrique des territoires, ce numéro s’oriente à la fois dans la perspective réflexive et analytique, mais aussi dans l’action pour questionner la mémoire comme outil : c’est la deuxième approche que nous venons de mentionner. Dans certaines contributions, on voit la mémoire se rapprocher de l’urbanisme dans une perspective de participation, soit en s’intégrant dans la coconstruction et la mise en partage du projet, soit comme outil à la disposition des concepteurs. Dans certains cas, il est même question d’éléments sélectionnés, ou encore de réinterprétation du passé, où fantasmes et légendes urbaines servent de mémoire-instrument aux politiques locales ou aux habitants (Blanco ; Giradin). Les travaux rassemblés ici font cependant globalement le constat d’une non-prise en compte de la diversité des mémoires dans l’aménagement, voire dans la patrimonialisation. Et c’est justement à une mise en visibilité de ces mémoires populaires ou habitantes que les chercheurs s’attèlent (Périnaud et Morel Journel ; van Diest ; Prost, Lysaniuk et Baron ; Zerarka et Messaoudene ; Ramirez-Cobo et Zepf).
Un propos commun à plusieurs auteurs des contributions s’attache, dans cette perspective, aux méthodes de collecte, de mise en partage et surtout de transfert vers les pratiques de l’urbanisme et de l’aménagement (Ramirez-Cobo et Zepf ; Zerarka et Messaoudene). Toutefois, les mémoires individuelles issues des expériences vécues se révèlent mouvantes, multiples et contradictoires pour les habitants d’un même espace. L’incompatibilité de ces caractéristiques avec le registre technique des outils et des méthodes de l’urbanisme pose des questions méthodologiques auxquelles les réponses amènent à effectuer des alliances disciplinaires avec la sociologie, l’anthropologie et la psychologie sociale.
Enfin, dans la troisième perspective évoquée, celle de la mémoire comme valeur des transformations territoriales, les auteurs posent, chacun à sa manière, la question des valorisations et dévalorisations des espaces en lien avec ces questions mémorielles. Selon les contextes et les approches, les éléments du passé peuvent être perçus comme une valeur ajoutée ou un frein au développement urbain et aux projets politiques, de même qu’ils peuvent être utilisés ou effacés, voire niés et abandonnés. Tout ceci aura d’inévitables conséquences en termes de valorisation/dévalorisation, de stigmatisation des paysages urbains et des lieux, ainsi que, bien-sûr, des groupes sociaux et des habitants.
Les contributions
Mémoires collectives et politiques urbaines
Dans le premier article, Camila van Diest présente une analyse fine des enchevêtrements entre mémoires individuelles et collectives des résidents des quartiers de l’ancienne prison de la ville de Valparaíso, au Chili. Son approche sociologique puise également dans la géographie sociale afin de saisir les représentations spatiales des relations entre la colline abritant la prison et son environnement urbain, sur un temps d’évolution de plus d’une décennie : avant et pendant les années 1990 – lorsque la prison était en fonction – puis entre sa désaffectation, en 1999, et sa transformation en parc culturel, et enfin depuis l’inauguration du parc, en 2011, jusqu’au moment de l’enquête menée par l’auteure, en 2013.
Dans cet article, la mémoire collective apparaît comme un « système d’interrelations des mémoires individuelles » (Bastide, 1970) pour lesquelles l’espace de la prison fonctionne comme cadre de référence (Halbwachs, 1925/1994). Les événements politiques nationaux interfèrent dans la fabrique des mémoires locales, dans les relations sociales et les constructions de sens qui les produisent. Les mémoires collectives apparaissent ainsi comme mouvantes, ouvertes sur le monde et hétérogènes, tout en définissant une géographie symbolique très locale des frontières entre l’institution carcérale et l’habitat environnant. L’article questionne enfin les tensions introduites par les politiques de requalification de la prison et de la ville. On y observe des formes de résistance mémorielle aux actions publiques, des divergences entre mémoires des pratiques des habitants du quartier et le « marquage institutionnel du site » par l’aménagement, et enfin des oppositions entre les dynamiques de gentrification et les valeurs associées au quartier populaire préexistant.
L’article de Víctor Albert Blanco illustre à l’inverse, à partir des exemples des quartiers de la Goutte d’Or, à Paris, et El Raval, à Barcelone, la manière dont des projets de valorisation urbaine peuvent parfois se saisir de mémoires et d’identités locales pour aboutir à la création ou au renforcement d’imaginaires servant les processus de gentrification. Les acteurs en présence, des élus locaux aux associations de riverains, participent au processus de mise en mémoire soumis au projet politique de revalorisation urbaine. La « visibilisation » de l’islam et, plus largement, de la diversité religieuse dans l’espace public imprime sa marque dans l’espace, tout en participant à la mise en patrimoine de pratiques, de communautés et de la diversité culturelle qui subit « une promotion institutionnelle ». L’auteur retrace les mécanismes de ces processus de valorisation, différents selon les contextes français et espagnol, mais sur deux terrains qui ont en commun d’être l’objet de transformations rapides. Les aspects populaires et « multiculturels » des quartiers sont rappelés sans cesse dans les récits des acteurs et de manière sélective, ce qui conduit à une négation des conflits et parfois à l’instrumentalisation politique d’une situation, qu’elle soit d’ailleurs ressentie et présentée comme un problème ou au contraire comme un atout. La mémoire vécue des groupes se trouve ainsi surinvestie dans des stratégies politiques qui la contrôlent et la réduisent. Le travail de mémoire institutionnel accompagnant l’intervention publique a bien pour finalité ici de réduire la multiplicité possible des expressions religieuses en les régulant, paradoxalement derrière des discours sur la diversité accompagnant la stratégie de valorisation du quartier.
L’utilisation du passé et la construction d’imaginaires des lieux au service de la revalorisation urbaine par le projet politique est également au coeur de l’article suivant, d’Antonin Girardin. Également comparatif, entre les villes de Caen en France et Leipzig en Allemagne, il détaille le devenir de deux anciens quartiers industriels objets de « reconquête » urbaine depuis les années 2000. Encore une fois, la construction de récits identitaires, valorisant les passés industriels des lieux, sert à légitimer le projet urbain, en France, mais aussi à soutenir, dans le cas allemand, les pratiques d’une classe sociale de « créatifs ». Revendiquant leur place dans l’espace et une identité propre liée au territoire, ces résidents produisent des discours et des représentations du quartier à leur image, en accord avec leurs valeurs et modes de vie. Qu’ils soient portés par les pouvoirs publics ou d’abord par les groupes sociaux « pionniers », précédant les projets institutionnels, ces récits identitaires font souvent fi des mémoires locales vécues et menacent parfois la présence même de ceux qui contribuent à les construire (comme à Leipzig). Ils entrent de plain-pied dans les mutations de la ville entrepreneuriale et dans une logique de marchandisation de celle-ci par la constitution d’un imaginaire sociospatial. La comparaison internationale permet ici de souligner que les discours et la mise en scène de ces espaces ont en commun d’effectuer une sélection des éléments mémoriels disponibles à des fins de distinction et d’attractivité des territoires, tout comme dans l’article précédent traitant de Barcelone et de Paris.
Mémoires militantes
L’article de Clémentine Périnaud et Christelle Morel Journel porte sur Terrenoire, une ancienne commune industrielle située à la périphérie de Saint-Étienne, en France, et devenue un quartier de la ville à la suite de son rattachement en 1969. Le texte montre comment le quartier, marqué par son activité industrielle, mais désindustrialisé à partir du début des années 1980, est affecté par une volonté d’effacement des traces du passé industriel, par la municipalité qui souhaite promouvoir une valorisation marchande de son habitat périurbain pavillonnaire. Ce cas se situe à l’inverse des situations présentées dans l’article précédent. Le travail des deux chercheuses s’apparente à un projet militant pour un projet politique visant une réelle valorisation de Terrenoire et pouvant répondre aux représentations et aux usages du quartier par ses différentes catégories d’habitants, plus ou moins fortunés, anciens enracinés ou nouveaux arrivants. La collecte des mémoires devient, dans cette entreprise, un instrument de critique du manque d’action politique ayant entraîné une dévalorisation symbolique de certaines parties du quartier : habitat collectif, dense, social, traces des activités industrielles, etc. Elle contribue à la réalisation d’une chronologie et d’un quasi-diagnostic territorial des différentes facettes de la dévalorisation urbaine. L’analyse des mémoires ne sert pas uniquement d’argument à une critique des actions politiques, mais pose également les prémisses pour la construction d’imaginaires de la localité par la mémoire, à la lumière de valeurs partagées et actuelles, pouvant mobiliser les différentes catégories d’habitants.
L’article de Léa Prost, Benjamin Lysaniuk et Myriam Baron s’appuie également sur un travail militant de résistance à l’effacement et à l’oubli du passé industriel sous-jacent à la politique de réaménagement urbain d’une commune de la banlieue parisienne : Aulnay-sous-Bois, dans le département de Seine-Saint-Denis. La perspective développée ici relève de la géographie de la santé, et la mobilisation associative à laquelle les chercheurs s’associent vise la prise de conscience des conséquences environnementales de l’activité industrielle de broyage de minéraux, dont l’amiante, dans une zone d’habitat et d’enseignement. Un collectif de chercheurs et de militants de plusieurs associations de riverains et d’accompagnement des victimes de l’amiante s’engage dans une « coconstruction mémorielle » visant à écrire et à partager l’histoire de l’entreprise et de ses conséquences à long terme pour le voisinage.
Une mémoire collective naissante est celle de la mobilisation des habitants pendant deux décennies, notamment depuis qu’un premier cas de maladie liée à l’exposition à l’amiante chez un riverain a déclenché une prise de conscience et une mobilisation plus massives. En plus de la collecte et du classement des traces, d’archives et des témoignages, la mise en partage de cette mémoire portée par les militants propose de permettre aux habitants, surtout aux jeunes générations, de s’approprier un passé chargé en lui donnant du sens. L’espace et son réaménagement y jouent un rôle : une appropriation de cette mémoire par les jeunes s’opère par l’urbanisme-événement, lorsque ceux-ci participent à l’aménagement de la dalle de béton qui couvre l’ancien emplacement de l’usine démantelée. La relation à l’espace de cette mémoire militante – « sciemment mise en oeuvre, construite, pour lutter contre l’oubli » – est toutefois particulière, puisque la conservation de ladite mémoire n’est pas compatible avec la préservation du bâtiment contaminé de l’usine. C’est, au contraire, l’effacement des traces de pollution, le plus respectueux du voisinage, qui est souhaité. Mais ce nettoyage est suivi par des marquages de l’espace décontaminé et, donc, « réappropriable » collectivement, avec des plaques ou des inscriptions devant permettre la transmission de cette mémoire.
Mémoires comme outil dans l’aménagement urbain
L’article suivant, de Ibtissem Zerarka et Maha Messaoudene, traite davantage, à travers une analyse sociohistorique du quartier Sidi El Houari à Oran, des manières possibles de composer avec le patrimoine et de l’inclure dans la fabrique des territoires urbains. Il montre ainsi comment des revendications mémorielles peuvent infléchir les opérations d’urbanisme en créant du patrimoine dans un contexte, justement, où la tradition participative et le souci patrimonial n’en sont encore qu’à leurs prémices. Ce faisant, l’accent est porté sur le potentiel de l’usage des mémoires par les groupes sociaux dans les processus de transformation urbaine, ainsi que sur la stratégie de défense du patrimoine populaire dans les revendications portant sur la reconnaissance de la légitimité des groupes sociaux. Devant la dégradation du quartier historique et les démolitions imaginées pour y faire face, devant une approche patrimoniale des plus classiques en termes de monuments, un processus de patrimonialisation « par le bas » s’enclenche. Une mobilisation associative d’édiles et d’experts vise à préserver l’esprit du lieu pendant les différentes phases de démolition et les opérations de relogement des populations locales en périphérie. Les logiques économiques du marché foncier se heurtent ici, comme souvent, à la vie de quartier, aux histoires et au mémoires locales et populaires, dont les chercheurs, comme dans les deux articles précédents, s’attachent à devenir les « passeurs » (Barrère et al., 2017). Au-delà du bâti, c’est toute la question du patrimoine immatériel – mais aussi du « patrimoine ordinaire » – et de leur prise en compte qui est ici posée, de même que celles des savoirs, des registres de discours et de la légitimité des acteurs de la patrimonialisation et de l’urbanisation, entre savoirs d’usages et savoirs experts, voire professionnels, ou encore entre différentes logiques de développement économique et urbain.
Une thématique similaire de patrimonialisation « par le bas » est abordée par Inès Ramirez-Cobo et Marcus Zepf dans un contexte complètement différent : le projet de réaménagement du site d’une ancienne brasserie à Fribourg, en Suisse. À partir d’une perspective de recherche s’intéressant à la fabrique du projet urbain, les auteurs de l’article appréhendent la mémoire collective comme possible « matière de projet dans la conception et la production des espaces urbains ». Ils observent un décalage entre le « patrimoine reconnu » dans les documents d’urbanisme et le « patrimoine perçu » par les usagers du site. Utilisant une enquête par entretien et cartes mentales, ils élaborent une méthode basée sur la détermination de valeurs symboliques et d’usages, attachés aux différents objets investis avec des sens « patrimoniaux » par les usagers. Les mémoires individuelles issues des pratiques quotidiennes des lieux convergent « autour des valeurs partagées » et sont très attachées à l’investissement personnel et aux expériences souvent individuelles, mais parfois aussi collectives, comme celle de la création d’un jardin partagé. L’opposition entre les deux géographies patrimoniales – des institutions et des usagers – est traitée, dans ce dernier article, comme une piste d’innovation méthodologique pour les urbanistes, qui pourraient accompagner la mise en place d’un projet négocié prenant davantage appui sur les pratiques quotidiennes, pour aboutir à un urbanisme plus démocratique.
La mémoire de l’expérience vécue, de l’investissement personnel dans une entreprise commune porteuse de sens, liée le plus souvent à des travaux d’aménagement de l’espace public réalisés par ses usagers, apparaît dans plusieurs articles de ce numéro thématique (van Diest ; Girardin ; Prost, Lysaniuk et Baron ; Zerarka et Messaoudene ; Ramirez-Cobo et Zepf). Acte fondateur de création, mise en partage et actualisation des mémoires, définition de valeurs communes, etc. Ces espaces-temps des rencontres modifient à la fois les imaginaires et les arrangements spatiaux. Toutefois, beaucoup d’aspects de ces rencontres situées, qui apparaissent essentielles à la fabrique mémorielle et urbaine dans une perspective de démocratisation de l’urbanisme, restent encore à explorer. Comme cela nous est rappelé ici dans plusieurs articles, la question de l’appropriation des imaginaires territoriaux par les habitants et les usagers, comme par les décideurs et les planificateurs, demeure au coeur du propos, tout comme celle de la place décisive du chercheur et de l’expert, qu’ils soient engagés ou non.
Appendices
Note
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[1]
Le CIST est une fédération de recherche qui regroupe de nombreux laboratoires (CIST, 2013).
Bibliographie
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