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Introduction

Nous sommes le 7 juin 2018, vers 21 heures. Quelques dizaines de personnes se réunissent à la Rambla del Raval, de Barcelone, répondant à l’appel de célébrer un iftar [1] interculturel, l’un des rendez-vous annuels du Groupe interreligieux du quartier (GIR). En cette soirée pré-estivale, ceux et celles qui prennent part à l’événement imitent la rupture du jeûne des musulmans et dégustent une soupe, du lait, des dattes et des pâtisseries. En attendant la nourriture, qui sera servie par les organisateurs juste après le coucher du soleil, les représentants institutionnels parlent sur une petite scène mise en place pour l’occasion. Les responsables politiques qui prennent la parole souhaitent un bon ramadan aux fidèles musulmans, bien que ces derniers soient peu nombreux à l’activité. Une adjointe à la maire d’arrondissement met en exergue « la diversité du Raval » et manifeste que cet « iftar interculturel » représente pour elle un espace d’apprentissage et la preuve d’une volonté « d’accueil et de partage » du quartier et de la ville. Dans son discours, elle cite aussi d’autres initiatives qui iraient dans le même sens, comme les visites guidées que ce groupe interreligieux et d’autres associations organisent dans les locaux des différents cultes présents dans le quartier [2].

Deux jours plus tard, l’Institut des Cultures d’Islam (ICI) programme lui aussi un iftar qui clôt un cycle de repas collectifs et de spectacles artistiques tenus tous les samedis du mois de ramadan dans son établissement de la mairie de Paris, dans le quartier de la Goutte d’Or. L’ICI, qui organise des activités et des expositions censées donner de la visibilité aux « cultures de l’islam », revendique son caractère strictement culturel, en opposition aux manifestations religieuses. Ces dernières restent cantonnées dans un espace à l’intérieur du même bâtiment, mais appartenant à une association islamique. S’inscrivant dans l’objectif de rendre visibles les « cultures musulmanes », le programme d’activités de l’organisme, entre mars et juillet 2018, présente les iftars de l’ICI comme « une invitation à écouter des contes d’ici et d’ailleurs, partager un repas traditionnel et voyager vers de lointaines contrées au fil des projections et spectacles programmés dans le patio » (ICI, 2018).

Les cas du Raval et de la Goutte d’Or montrent que l’islam, et plus largement la pluralité religieuse – entendue ici comme la coprésence et visibilité de plusieurs cultes dans l’espace urbain – peuvent devenir des objets de promotion institutionnelle, procédant parfois même à leur mise en patrimoine à travers des activités et des équipements particuliers. Si ce rôle n’est pas sans ambiguïté, il tranche nettement avec les discours politiques qui font de la présence des religions dites minoritaires la preuve d’un inexorable processus de « communautarisation » de certains territoires (Mohammed et Talpin, 2018).

En raison de leur condition d’enclaves religieuses « superdiverses » (Becci et al., 2017), mais aussi de quartiers en voie de gentrification, le Raval et la Goutte d’Or permettent de penser la place à laquelle sont renvoyés l’islam et les autres religions dites minoritaires dans un contexte de forte transformation urbaine. De ce fait, la focale sur le religieux ne doit se dissocier d’un regard plus large sur les récits officiels et les représentations collectives sur ces deux quartiers, notamment sur leur définition comme des endroits « populaires », « immigrés » ou « multiculturels » constamment mise en avant par des responsables politiques, mais aussi par certains habitants.

Si les discours officiels décrivent aujourd’hui la Goutte d’Or et le Raval comme des territoires multiculturels où la cohabitation est exemplaire, la présence des minorités religieuses a souvent été considérée dans le passé – et parfois même aujourd’hui – comme un problème. Notre but, dans cet article, est d’analyser le processus social et politique par lequel se construisent, évoluent et se superposent ces récits portés par des acteurs variés. Notre regard comparatif permet de dégager des différences attribuables aux contextes nationaux particuliers, mais il permet dans le même temps de poser l’hypothèse que l’ensemble de ces discours – et les politiques qui leur sont corrélées – sont étroitement liés à la forte transformation urbaine en cours dans les deux quartiers.

Dans un premier temps, nous regarderons comment la diversité culturelle et religieuse a été abordée par la littérature sur la gentrification et les transformations urbaines. Après une explication sur la démarche méthodologique, nous présenterons les cas d’étude qui nourrissent cette recherche sur les quartiers du Raval et de la Goutte d’Or. Dans une partie plus empirique, nous retracerons la construction sociale et politique d’un « problème » public local autour de la présence de l’islam, pour observer ensuite comment celui-ci peut faire l’objet d’une valorisation et d’une patrimonialisation dans le cadre de la transformation urbaine. Enfin, nous signalerons les ambiguïtés et les contradictions de ce processus, qui montrent également le caractère socialement construit du fait religieux.

Penser la place de la pluralité religieuse dans la gentrification

Présentée par Bacqué et Fijalkow dans un article sur la Goutte d’Or « comme un processus graduel de transformation des quartiers populaires par l’investissement de groupes sociaux appartenant aux couches moyennes et supérieures » (2006 : 63), la gentrification « implique toujours, au moins de manière transitoire, une diversification de la population et donc, a minima, des formes de coprésence entre des habitants aux ressources, aux manières de vivre et aux attentes différentes » (Chabrol et al. 2016 : 257). Cette diversification est précisément l’un des éléments les plus abordés dans la littérature récente sur la gentrification. Au-delà des dimensions structurales et structurantes de ce phénomène de changement urbain (Idem : 85-87), des enquêtes dans des contextes différents ont montré des formes de cohabitation complexes entre les « nouveaux » et les « vieux » habitants des quartiers gentrifiés, traversées par des relations d’altérité et de domination ancrées souvent dans les dimensions de classe et de « race » (Bidou-Zachariasen et Poltorak, 2008 ; Launay, 2010 ;  Clerval, 2011 ; Tissot, 2011 ; Fernández, 2014 ; Collet, 2015 ; Chabrol et al., 2016).

Outre les interactions entre les habitants eux-mêmes, cette littérature a abordé aussi les récits officiels et les représentations collectives sur ces territoires. Comme l’affirment Chabrol et al. « les quartiers gentrifiés ont tous vu évoluer les représentations qui leur sont attachées : autrefois considérés comme “mal famés”, “vieux”, “sales” ou “repoussants”, ils deviennent “branchés”, “charmants”, “vivants” “authentiques” – des qualificatifs qui renvoient parfois aux mêmes réalités sociales, mais qui en donnent une vision réenchantée » (2016 : 193). Dans cette évolution, le caractère pluriethnique, multiculturel ou cosmopolite  semble être l’une des dimensions souvent mises en avant par les acteurs de la gentrification, bien que cela implique également des formes d’encadrement de la différence : si une partie des gentrifieurs « goûte » un certain degré de diversité sociale et raciale, celle-ci doit cependant rester contrôlée (Tissot, 2011 et 2014).

Mais quelle est la place de la religion dans ce processus et les représentations et les interactions qu’il engendre ? Si le « paradigme de la sécularisation [3]» avait, dans le passé, associé le déclin du religieux à la vie urbaine (Cox, 1965), d’autres auteurs ont signalé plus récemment que les villes contemporaines sont des espaces privilégiés pour l’expression publique des religions (Becci et al., 2013), proposant même le concept de « ville post-séculière » pour analyser ce retour du religieux dans l’urbain (Beaumont et Baker, 2011).

Dans cette perspective, nous rejoignons Saint-Blancat (2019) quand elle postule que l’espace urbain ne doit pas être lu comme un cadre passif, mais dans un rapport dialectique avec la dimension religieuse. D’un côté, les villes déterminent et conditionnent la place des groupes religieux. De l’autre, ces derniers s’inscrivent et redéfinissent la ville par la création de lieux architecturaux et la commémoration de rites dans l’espace public (Becci et al., 2017). Nous considérons ainsi que ce rapport dialectique implique d’appréhender la dimension religieuse en interaction avec les rapports sociaux inscrits dans l’espace, comme la classe ou la « race », et qui jouent un rôle-clé dans la gentrification (Tissot, 2011). Dans ce sens, le processus de revalorisation urbaine s’avère paradoxal et ambivalent face à la pluralité religieuse. Parfois, il semble vouloir effacer certaines expressions religieuses tout en procédant à la mise en valeur d’autres qui font l’objet d’une patrimonialisation. Ce travail de sélection et de hiérarchisation des pratiques religieuses laisse ainsi lire « les dominations sociales, culturelles, mémorielles qui participent de la fabrique des territoires urbains contemporains » (Busquet et al., 2014).

Dans les quartiers de la Goutte d’Or et du Raval, ce processus s’inscrit dans une transformation urbaine qui cherche à produire un espace public modelé par un idéal de « mixité » et de « diversité » (Charmes et Bacqué, 2016). Comme le proposent Becci et al. (2017), les manifestations religieuses sont conditionnées dans chaque ville par des « régimes spatiaux » particuliers ou, en reprenant la terminologie lefevbrienne (1974), par « l’espace public conçu ». Si la gestion de la pluralité religieuse s’inscrit dans la transformation urbaine, elle présente cependant des éléments singuliers. Nous postulons ainsi que le rejet ou, au contraire, la patrimonialisation de certaines expressions religieuses sont aussi façonnés par les frontières symboliques agissant dans chaque société (Lamont et Molnar, 2002), des « répertoires culturels » et institutionnels qui conditionnent ce qui est considéré comme l’expression « acceptable » d’une « bonne religion » (Liogier, 2006). En d’autres mots, l’analyse de ce travail de sélection des pratiques cultuelles dans des contextes urbains en transformation laisse voir le caractère « situationnel » et « construit » des faits religieux (Beckford, 2003).

Démarche méthodologique

Partant de ces perspectives théoriques, nous avons adopté une démarche méthodologique qui rend possible une interrogation sur la place de la pluralité religieuse dans la Goutte d’Or et le Raval en prenant en compte son imbrication au processus de gentrification. Retracer le caractère « construit » des faits religieux et leur rapport dialectique avec l’espace urbain nous pousse ainsi à dépasser une analyse focalisée uniquement sur les communautés religieuses pour observer plus largement l’ensemble d’acteurs qui participent de la transformation urbaine. L’article s'appuie sur une enquête de terrain menée dans les deux quartiers entre 2016 et 2018, dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie portant sur le lien entre transformations urbaines et islam. En adoptant une démarche plutôt inductive qui ne répond pas à une logique de validation d’hypothèses préétablies et en nous appuyant sur une palette variée d’outils méthodologiques et sur des allers-retours entre les deux terrains, nous nous rapprochons de ce que Pinson a récemment appelé une « monographie comparée » (2019).

Une analyse documentaire nous a permis, dans un premier temps, de définir puis d’examiner les politiques publiques mises en place dans les deux quartiers concernant la gestion du religieux. Plus particulièrement, nous avons lu les comptes rendus des réunions des Conseils d’arrondissement respectifs ainsi que d’autres réunions institutionnelles [4]. Nous avons aussi constitué un corpus de près de 150 articles traitant des questions liées à la pluralité religieuse, issus de la presse locale et associative des deux quartiers : le journal Le 18e du mois et le bulletin Paris Goutte d’Or, pour le cas parisien ; les journaux Nova Ciutat Vella et Raval, pour le cas barcelonais. Nous avons également collecté d’autres documents associatifs et institutionnels variés (brochures éditées par l’ICI, à Paris, annonces d’événements interreligieux, à Barcelone, ou prises de position publiques de certains acteurs associatifs).

Nous avons par la suite effectué plus d’une soixantaine d’entretiens semi-structurés auprès de divers acteurs (34 à la Goutte d’Or, 31 à El Raval). Le profil des personnes interrogées reste hétérogène et ne répond pas à une logique de représentativité d’opinion publique ou d’exhaustivité, mais à la construction d’un corpus d’acteurs participant à la transformation urbaine et à la gestion du fait religieux sur ces territoires, à savoir des habitants plus ou moins engagés (dans différents collectifs et associations), des artistes et des commerçants, des élus locaux, des responsables techniques des administrations et des représentants d’associations religieuses locales. Nous avons également effectué de nombreuses séances d’observation dans les deux quartiers, lesquelles nous ont permis d’analyser les dynamiques et les interactions prenant forme dans certains espaces et à l’occasion de différentes activités culturelles et citoyennes.

Quartiers stigmatisés, quartiers valorisés. Histoire récente de la Goutte d’Or et du Raval

La Goutte d’Or et le Raval sont deux quartiers largement étudiés. De nombreux chercheurs ont analysé ces territoires et les différents phénomènes qui y prennent forme, comme la dégradation urbaine (Milliot, 2015), l’installation résidentielle de populations migrantes (Toubon et Messamah, 1990 et 1992) ou les processus de gentrification (Bacqué et Fijalkow, 2006 ; Clerval, 2011 ; Fernández, 2014 ; Chabrol et al. 2016).

Ces phénomènes urbains confèrent aux deux quartiers des fortes ressemblances, mais aussi quelques différences qui nourrissent l’intérêt d’une approche comparée. Si leur taille quant au nombre d’habitants diffère – plus de 47 000 personnes résidaient au Raval en 2018, un peu moins de 25 000 à la Goutte d’Or en 2016 –, leur configuration sociale se rapproche sur plusieurs éléments. Décrit couramment comme « quartier populaire », plus de 40 % des habitants s’y déclarant employés ou ouvriers en 2016 (APUR, 2016), la Goutte d’Or serait aussi une « centralité immigrée » (Toubon et Messamah, 1990 et 1992). En effet, en 2016, près de 30 % de ses habitants étaient étrangers (contre 14 % dans l’ensemble de Paris). Au Raval, la façon dont l’habitat est structuré ainsi que la situation géographique du quartier en ont fait aussi un lieu d’immigration. En 2018, 50 % de ses résidents étaient de nationalité étrangère, un pourcentage largement supérieur au 16 % de l’ensemble de Barcelone. Souvent considéré comme un « espace à la marge » (Aisa et Vidal, 2006), le Raval a hébergé historiquement une population ouvrière parfois très précaire. Encore aujourd’hui, l’indicateur de revenu familial disponible n'atteint que 71,7 [5] dans le Raval comparativement à 100 pour l’ensemble de Barcelone (MB, 2016).

Dans les années 1980, au Raval comme à la Goutte d’Or, les administrations entreprennent une importante rénovation urbaine appuyée sur des discours qui décrivent ces quartiers comme des endroits chaotiques et dangereux (Bacqué et Fijalkow, 2006 ; Fernández, 2014). Les deux secteurs font l’objet d’une politique de rénovation du cadre bâti, de construction de logements sociaux – dont une partie est réservée à des ménages plus aisés pour favoriser la « mixité sociale » (Launay, 2010) – et des actions « pour remettre de l’ordre dans la rue » (Milliot, 2015).

En parallèle, un processus de gentrification progresse sur les deux territoires. Si ce processus s’inscrit dans une dynamique qui se reproduit dans d’autres secteurs des deux villes (Clerval, 2013 ; Sorando et Ardura, 2018), la gentrification procure à la Goutte d’Or et au Raval une forme en « mosaïque » ou par zones (Chabrol, 2011 ; Ter Minassian, 2013). Elle se traduit par des différences d’une rue à l’autre, mais aussi par un contraste marqué entre le domaine résidentiel et les usages, notamment commerciaux, qui perdurent encore dans les deux quartiers.

Les deux connaissent en effet, et depuis plusieurs décennies, l’installation de populations migrantes. À Paris, les premiers nouveaux arrivants sont issus des anciennes colonies d’Afrique du Nord, puis d’Afrique subsaharienne. À Barcelone, les migrants arrivent dans un premier temps du Maroc, puis du Pakistan, des Philippines et du Bangladesh. Outre l’installation résidentielle de ces populations, la Goutte d’Or et le Raval construisent leur centralité migrante sur un tissu commercial qui se spécialise, grâce aux magasins « ethniques » qui y prolifèrent, faisant de ces territoires un quartier « africain » (Chabrol, 2014) au coeur de Paris ou un « Ravalistan » à Barcelone (Moreras, 2005).

Le domaine religieux est également investi par les migrants et leurs descendants. Si la pluralité religieuse est difficile à mesurer en raison de l’interdiction des recensements de l’appartenance confessionnelle, il est possible de la saisir par les centres de culte et autres symboles qui s’inscrivent dans l’espace public (Martínez-Ariño et al., 2011).

Cartographie mouvante de la pluralité

Depuis la fin des années 1970, la Goutte d’Or et le Raval connaissent l’ouverture de nouveaux lieux de culte appartenant aux religions portées par ces populations, devenant de ce fait des « enclaves religieuses super diverses » (Becci et al., 2017). La cartographie de cette pluralité religieuse est soumise à de nombreuses contraintes et l’ouverture de ces lieux alterne avec la fermeture et les déménagements d’autres espaces, constituant ce que nous appelons ici la « cartographie mouvante » de cette pluralité religieuse.

Aujourd’hui, la Goutte d’Or compte une salle islamique en fonctionnement à l’intérieur de l’ICI ouvert en 2013, rue Stephenson. Rue Myrha, une mosquée ouverte dans les années 1980 a été fermée ces dernières années en raison de travaux et une ancienne caserne de pompiers sert de salle de prière provisoire depuis 2011 à la porte des Poissonniers. Une mosquée ouverte dans les années 1970 à l’angle des rues Poissonniers et Polonceau n’existe plus aujourd’hui. Une autre salle de prière, rue Cavé, a quitté le quartier dans les années 2000, à cause de la démolition du bâtiment qui l’hébergeait. Au-delà du culte musulman, boulevard Barbès, se trouve une église évangélique, rue Doudeauville un oratoire juif et, durant quelques années, un ancien cinéma de la rue Myrha a accueilli une communauté nazaréenne [6].

En ce qui concerne le Raval, il abrite une bonne partie des salles de prière musulmanes de Barcelone : 7 des 30 mosquées de la ville y sont localisées, dans les rues Sant Rafael – celle-ci ayant initialement l’accès dans la rue Hospital (Moreras, 2005 ; Martin-Saiz, 2019) – Aurora, Riereta, Arc del Teatre, Erasme de Janer, Paloma et Vistalegre. En outre, on trouve un temple sikh dans la rue Hospital, un centre évangélique dans la rue Riereta et, dans la rue Reina Amalia, une église de Philadelphie fréquentée notamment par la communauté gitane du quartier [7].

La pluralité ne se manifeste pas uniquement par la présence de ces lieux. Les commerces dits ethniques ont parfois des marqueurs religieux – librairies islamiques ou boucheries halal – et certaines églises, comme les évangéliques, annoncent leurs activités par des affiches sur les murs (figures 1 et 2). Des commémorations religieuses émergent aussi dans les rues et les places, à l’instar d’iftars informels devant les commerces ou les restaurants, ou d’autres plus institutionnels, tels que ceux décrits en introduction, pendant le ramadan. La prière islamique, notamment le vendredi et à l’occasion de grandes festivités, investit elle aussi l’espace public. À la Goutte d’Or, la prière dans la rue a été couramment pratiquée tous les vendredis, dès la fin des années 1990 et jusqu’en 2011, aux abords de la mosquée de la rue Myrha et de celle de la rue Polonceau (qui n’existe plus). À Barcelone, les communautés musulmanes du Raval louent aujourd’hui des gymnases, mais aussi certaines places publiques, pour la fin du ramadan et la fête de l’Aïd.

FIGURE 1

Le commerce du Raval, miroir de la gentrification et de la pluralité religieuse

Le commerce du Raval, miroir de la gentrification et de la pluralité religieuse
Source : Albert Blanco, 2019

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FIGURE 2

Affichage associatif et religieux sur les murs de la Goutte d’Or

Affichage associatif et religieux sur les murs de la Goutte d’Or
Source : Albert Blanco, 2019

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Quand l’islam fait « problème »

Les manifestations religieuses décrites ci-dessus ne se déroulent pas sans tensions. Comme certains auteurs l’ont montré à propos d’autres villes, aussi bien qu’aux échelles nationale et européenne, celles qui sont lues comme « islamiques » suscitent parfois des expressions d’hostilité (Cesari, 2005 ; Göle, 2015 ; Astor, 2016). Dans cette partie, nous retraçons la construction de l’islam en un « problème public » (Neveu, 2015) au niveau local de la Goutte d’Or et du Raval, à partir d’une analyse des acteurs et des polémiques qui se sont déroulées dans ces quartiers, au cours des dernières années. Notre exploration laisse ainsi entrevoir une histoire plus conflictuelle que celle de l’image du quartier multiculturel exemplaire. Les prières de rue, la forte concentration de fidèles dans les mosquées et la précarité des lieux de culte constituent autant de traces qu’il convient d’encadrer, voire d’effacer, dans les deux quartiers.

Mosquées « insalubres » et prières de rue à la Goutte d’Or

À la Goutte d’Or, la controverse la plus significative est sans doute celle sur les prières de rue. En raison du manque d’espace dans les deux mosquées du quartier (celles de la rue Myrha et de la rue Polonceau), les fidèles ont commencé, à la fin des années 1990, à prier dans la rue. En juin 2010, différents groupes identitaires organisent un « apéro saucisson-pinard » et, quelques mois plus tard, la présidente du Front national compare les prières de rue à l’occupation nazie. En 2011, le ministère de l’Intérieur interdit la prière dans la rue et met une caserne de pompiers (située porte de Clignancourt) à la disposition des pratiquants musulmans. Si l’entrée du sujet dans l’arène politique et médiatique nationale doit beaucoup aux groupes identitaires et à l’extrême droite (Hajjat et Mohammed, 2013 : 260 ; Khemilat, 2018), les acteurs locaux étudiés – associations de riverains et conseillers d’arrondissement, notamment – désignent eux aussi la prière comme un « problème » (Albert Blanco, 2018). Une motion approuvée par le Conseil du 18e arrondissement de Paris en 1999 décrit ainsi le phénomène :

L’exiguïté du lieu de prière, 26 rue Myrha, ne permet pas d’accueillir l’ensemble des fidèles, provoquant de réelles difficultés de circulation le vendredi après-midi, pour les piétons, les cyclistes ou les automobiles. […] C’est un enjeu important de l’intégration du culte musulman dans la société française, dans le cadre des lois de la République

M18, 1999

La gestion du fait religieux s’imbrique dans la politique urbaine et les prières de rue sont abordées comme une manifestation islamique devant faire l’objet d’une régulation spécifique de la part des pouvoirs publics. Depuis la fin des années 1990, moment où le phénomène se développe, la question est donc présente dans les débats politiques locaux et revient de manière récurrente dans les discussions du Conseil d’arrondissement.

Cette inquiétude ne reste pas cantonnée au champ politique local, elle s’élargit aux acteurs citoyens. L’association Paris Goutte d’Or (PGO) explique, dans son bulletin de mai 2002 : « En octobre dernier, PGO envoyait à M. Laville, alors Commissaire Principal du 18e Arrondissement, un courrier faisant part des préoccupations des habitants voisins des mosquées implantées dans le quartier » (PGO, 2002). L’article fait ensuite un point sur chacune des salles de prière existant alors dans le secteur : Polonceau, Myrha et Cavé.

Concernant la première salle, le collectif signale, à partir de ses concertations avec la municipalité, qu’elle « devra être agrandie sur place dans des conditions qui éviteront la prière dans la rue et respectent la tranquillité du voisinage ». Concernant la mosquée de la rue Myrha, le journal associatif mentionne uniquement que « la volonté de la municipalité [qui rejoint celle de l’association gestionnaire] est de réinstaller cette mosquée hors de la rue Myrha, sur une parcelle beaucoup plus grande qui permettrait à ce lieu de culte d’être bien intégré dans le quartier » (PGO, 2002). Bien que, dans cet article, la prière à l’extérieur, rue Myrha, ne soit pas mentionnée, une des revendications adressées aux candidats à l’occasion des élections municipales de 2001 demande de « trouver les solutions pour que la prière n’ait plus lieu dans la rue [Myrha] » (PGO, 2001). PGO affiche ainsi sa préoccupation quant aux nuisances entraînées par les prières de rue et la situation des mosquées du quartier, mais exprime aussi sa volonté de jouer un rôle de médiation entre les acteurs islamiques et l’administration.

Cette prise de position tranche avec le point de vue d’autres acteurs associatifs, comme le collectif d’habitants Château Rouge – Goutte d’Or (CCRGO) qui, dans un document envoyé à la mairie de Paris en mai 2006, dénonce les « discours politico-religieux de prosélytes enflammés » et les « démonstrations de force d’un radicalisme religieux ostensible et conquérant » (CCRGO, 2006) qui seraient associés aux prières de rue et aux conditions des mosquées du quartier.

Le CCRGO s’inscrit dans ce que Bacqué et Fijalkow (2006) avaient décrit comme « un réseau de nouveaux propriétaires », composé d’« habitants arrivés [dans les années 1990] dans le quartier dans les îlots les plus huppés ». Les actions et le discours du collectif sont focalisés sur les questions relatives à la sécurité et à la propreté, se présentant souvent en opposition à PGO, considérée trop proche de la municipalité. Malgré sa rhétorique contre les prières de rue, le collectif ne se mobilise pas sur le sujet. Il se positionne par ailleurs contre l’ICI que la mairie projette pour mettre fin à la prière extérieure, car il considère que le projet contredit le « principe de laïcité » et ne serait pas une priorité pour les habitants du quartier. L’association rédige un document voué à être une pétition contre l’Institut, mais finalement elle ne collectera pas de signatures. Les actions amorcées sur la question se résument à une prise de position publique dans quelques documents envoyés à la municipalité.

Les problèmes publics concernant l’islam ne se réduisent pas aux prières de rue. La mosquée de la rue Polonceau attire aussi l’attention des acteurs politiques et associatifs locaux. « Dès l’origine de la rénovation, la réinstallation d’un lieu de culte dans le plan d’aménagement était prévue » (PGO, 1994 : 8). Si la destruction de l’immeuble s’inscrit dans la rénovation générale du secteur, justifiée par la lutte contre l’insalubrité, la question de la mosquée mobilise une rhétorique particulière où se mêlent encore l’aménagement urbain et la gestion de l’islam.

C’est ainsi que les associations PGO et Vivre à la Goutte d’Or, dans un rapport très critique du plan d’aménagement de la municipalité, expliquent qu’« un des maires adjoints [leur] a dit que le bâtiment devait être détruit à cause de la mosquée qu’il abrite en sous-sol » (PGO, 1984) évoquant différents motifs, parmi lesquels l’élu aurait cité les « bruits », la forte « affluence » de croyants, mais aussi le nom de la salle. À en croire les associations, le nom de la mosquée, « Al-Fatah [8] », serait un problème pour la municipalité de l’époque, qui estimait qu’il était une « provocation pour les Juifs du quartier ». Et, en effet, le bâtiment où se trouvait la salle de prière fut démoli et remplacé pendant un temps par des préfabriqués où se tenait le service religieux. Ceux-ci furent retirés par la municipalité avec la promesse de faciliter l’installation d’un nouveau lieu de culte. Finalement, le projet fut abandonné par la mairie, qui construisit uniquement le bâtiment de l’ICI de la rue Stephenson, laissant le terrain de la rue Polonceau en friche (figure 3).

FIGURE 3

La rue Polonceau de la Goutte d’Or : une friche remplace l’ancienne mosquée

La rue Polonceau de la Goutte d’Or : une friche remplace l’ancienne mosquée
Source : Albert Blanco, 2019

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Des controverses au Raval

Au Raval, à Barcelone, la présence et la visibilité de certaines manifestations islamiques provoquent aussi des controverses. La lecture de la presse montre, par exemple, qu’une salle de prière de la rue Erasme de Janer fait face, au moment de son ouverture en 2004, à l’opposition d’un groupe de voisins. Si le lieu de culte est finalement ouvert, une association de riverains fait circuler une pétition pour empêcher l’ouverture de la mosquée. D’après les propos recueillis dans un article de l’époque, les opposants affirment que le centre de culte « empêcherait la libre circulation » dans la rue à cause de la concentration de fidèles, et un riverain déclare que « [les musulmans] ne nous parlent pas et n’ont pas le même sens de la propreté ».

L’ouverture de ce lieu, en 2004, clôt des années de demandes de la part de l’association islamique concernée (Moreras, 2005). En octobre 2000, cette association organise un prêche dans la rue pour dénoncer le manque d’espace dans le local qu’elle occupe à ce moment-là. Si l’acte religieux se présente comme une action revendicative, on lit dans le journal Nova Ciutat Vella que « la communauté islamique s’est engagée auprès des autorités à ne plus prier dans la rue si celles-ci les aidaient à trouver un espace capable d’accueillir tous les croyants » (Parellada, 2001). Dans le même article, les responsables municipaux, s’appuyant sur le caractère « aconfessionnel » de l’État, expliquent toutefois que ce n’est pas dans leurs intentions.

Des controverses ponctuelles et localisées se succèdent ailleurs dans le quartier. Rue Sant Rafael, le propriétaire d’un bar à côté d’une des principales mosquées du secteur se plaint que les fidèles musulmans occupent le trottoir en face de son établissement à l’heure de la prière. En avril 2016, un homme qui se présente comme le neveu du propriétaire du bar, dénonce cette situation en prenant la parole lors d’une audience publique d’arrondissement. Dans le compte rendu de cette réunion, on peut lire que le problème serait que les fidèles se « lavent les pieds » en face du bar et que la forte concentration de personnes rendrait difficile la circulation dans la rue. Lors de son intervention, le représentant du bar refuse que sa plainte soit motivée par une pensée raciste, mais il se réfère aux usagers de la salle de culte comme appartenant à « l’ethnie musulmane » et manifeste ses soupçons autour de la « légalité » de l’établissement religieux (MCV, 2016a).

Si ces propos témoignent d’une forme d’altérité plus ou moins explicite à l’égard de l’islam, la querelle pour le morceau de rue partagée par le bar et la mosquée semble aussi traversée par les conséquences de la transformation urbaine. En effet, d’après le propriétaire du bar, la présence de la mosquée confère à ce coin l’image d’un secteur dégradé qui tranche avec l’amélioration générale du quartier [9]. Selon lui, les musulmans – mais aussi les femmes prostituées du secteur [10] – l’empêcheraient de tirer profit des « changements positifs » de la zone, comme la construction récente d’un hôtel cinq étoiles, l’installation de la cinémathèque nationale et la présence de plus en plus nombreuse de touristes.

Si la présence et la visibilité de l’islam ne sont pas nouvelles dans le Raval, ces controverses montrent que les manifestations de la religion musulmane peuvent continuer d’être perçues comme problématiques. Dans cette perspective, le président d’une association de riverains du quartier dénonce, au cours d’une audience publique en juin 2017, l’ouverture de deux nouvelles mosquées, l’une, rue Riereta, et l’autre, rue Aurora. Les motifs évoqués pour justifier son opposition à ces salles de prière sont la forte affluence de fidèles et le « manque » de sorties de secours dans ces établissements. Dans cette même intervention, le leader associatif s’inquiète par ailleurs que le quartier « [devienne] comme Istanbul » et menace d’entamer des mobilisations (MCV, 2017).

La succession de controverses dans les deux quartiers présente des différences. À la Goutte d’Or, la question des prières de rue prend une ampleur nationale qui sous-entend un débat plus large sur la place de l’islam dans la société et sur son « intégration » dans la République (Göle, 2015 : 88 ; Albert Blanco, 2018 ; Khemilat, 2018). Au Raval, les controverses semblent plus ponctuelles, et aucune d’entre elles n’acquiert une dimension aussi polémique. Les deux cas montrent cependant des formes d’altérité vis-à-vis de l’islam et des musulmans, traversées par des répertoires culturels et des outillages institutionnels particuliers, ainsi que la volonté de certains acteurs politiques et associatifs d’encadrer des pratiques religieuses.

Quand l’islam fait quartier

Face à ces situations, les autorités mettent en place différentes politiques. Revêtues d’un discours volontariste visant à assurer la liberté de culte aux pratiquants des religions minoritaires, ces actions cherchent dans le même temps à « réguler » les activités religieuses. Encore une fois, la perspective comparée entre les deux cas met en lumière des différences dans la gouvernance de l’islam à l’échelle locale sûrement attribuables aux contextes institutionnels particuliers (de Galembert 2005 ; Griera, 2012 ; Martínez-Ariño, 2018). Si, à Paris, la question religieuse n’apparaît pas dans l’organigramme public de la municipalité, à Barcelone, existe depuis 2004 un bureau de cultes local, l’Oficina d’Afers Religiosos (OAR) qui serait au coeur d’une politique « interventionniste » de la mairie en matière religieuse (Astor et al., 2019). Ayant une dimension à l’échelle de la ville, ces politiques se concrétisent cependant au niveau du quartier et, à la Goutte d’Or comme au Raval, elles le font à l’intersection de la transformation urbaine de ces territoires.

À la Goutte d’Or, la mairie répond aux prières de rue et au manque d’espace dans les mosquées du quartier par la construction de l’ICI. Approuvé en 2006 et partiellement inauguré en 2013, l’ICI est divisé en deux parties : la première est dédiée au culte tandis que la seconde est consacrée à une large offre culturelle visant à présenter l’islam « au grand public ». Le processus qui conduit à sa construction est soutenu par plusieurs responsables politiques, le maire de Paris en tête, faisant preuve de leur volonté « d’aider » le culte musulman. Ceux-ci rappellent au passage que cette politique volontariste doit rester conforme aux contours marqués par la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. L’une des principales caractéristiques de l’ICI est précisément sa dimension « publique » et, en effet, sa partie culturelle est gérée par la municipalité. En revanche, « la salle de prière » est vendue en 2013 à une association islamique, la Société des habous et des lieux saints, liée à la Grande mosquée de Paris. Celle-ci est présentée par les responsables politiques locaux comme un interlocuteur musulman « fiable » capable d’assurer, financièrement, la gestion de la salle et d’offrir dans le même temps un islam « compatible » avec les principes républicains (M18, 2013).

L’ICI a donc une dimension religieuse, mais sa mise en place s’ajoute à d’autres actions visant à « améliorer » le cadre de vie du quartier, comme le centre Barbara, consacré à la création musicale (Chabrol et al., 2016 : 210). À côté de ces établissements culturels, de nouveaux commerces soutenus par l’action publique s’installent dans le quartier, constituant un nouveau circuit qui contribue à l’image d’un espace public multiculturel, mais contrôlé. Comme l’exprime l’hebdomadaire LesInrockuptibles en octobre 2016, l’ICI s’intègre désormais dans « ces adresses qui font bouger Château Rouge », faisant partie de quatre établissements, publics et privés, « aptes à redorer le blason de ce carrefour des cultures » (Bonomelli, 2016).

La gestion du religieux se mêle ainsi de l’intervention urbaine, accompagnée par la politique de la ville, concertée entre l’État et la municipalité. Cette intervention concertée se traduit à la Goutte d’Or par des actions censées complémenter les démolitions des bâtiments insalubres et la construction de nouveaux logements. C’est ainsi que, dans le Contrat urbain de cohésion sociale 2007-2009 signé par la mairie de Paris et l’État, le projet de l’ICI est mentionné comme partie intégrante d’une des quatre priorités du projet urbain du quartier.

Au Raval, la municipalité de gauche issue des élections de 2015 élabore un plan d’action pour l’arrondissement (PAD) qui contient plusieurs mesures dans le domaine de la gestion de la pluralité culturelle et religieuse. Si celle-ci est globalement perçue comme une richesse, des actions spécifiques se dessinent à destination des groupes minoritaires. C’est ainsi que le document cherche à « promouvoir le respect de la diversité » dans les cantines scolaires, citant les menus « halal et végétarien », et prône un soutien spécifique (et financier) au « groupe interreligieux du Raval » (MCV, 2016b). La municipalité approuve également, dans ce cas par l’intermédiaire de l’OAR, un « plan contre l’islamophobie » et un décret pour assurer l’égalité d’accès de toutes les confessions à l’espace public et aux équipements municipaux.

Si, dans les deux cas, on assiste à une politique interventionniste qui compose avec la politique urbaine, l’analyse discursive laisse voir une approche qui diffère entre les deux villes. L’interculturalité  et la lutte contre l’islamophobie prônées par la mairie de Barcelone sont absentes des documents de l’administration parisienne, qui préfère le « vivre ensemble » et la mixité. Ces différences peuvent être tributaires des contextes nationaux respectifs et des ressources culturelles et institutionnelles qui en découlent, lisibles notamment par le poids discursif de la « laïcité » française (Liogier, 2006 ; Bowen, 2007). Ces politiques ne sont pas portées uniquement par les autorités locales, mais aussi par des acteurs religieux et associatifs variés des deux quartiers. C’est ainsi que la pluralité religieuse est revendiquée et gérée par des militants de terrain, des salariés de l’administration ou des responsables religieux, dans le but de renverser les récits stigmatisants sur ces territoires.

À la Goutte d’Or, les saisons culturelles programmées à l’ICI portent sur des thématiques dépassant largement l’enceinte du quartier. Certaines activités valorisent aussi la dimension locale, et des visites guidées sont proposées pour appréhender le quartier sous ses différents aspects. Portés par deux militants locaux, ces itinéraires permettent de découvrir les magasins et la gastronomie ethniques du quartier qui, dans la présentation de ces visites, est décrit comme un coin « multiculturel » de Paris ou comme un « patchwork de modes et de cultures ». Si l’objet de ces visites porte souvent sur des aspects culturels, un itinéraire passant par les mosquées est aussi proposé en 2014 : « Offrez-vous une déambulation dans les rues de la Goutte d’Or. À l’heure de l’ouverture de l’ICI [...], le prisme de la présence musulmane dans la Goutte d’Or raconte une histoire très singulière de ce quartier » (ICI, 2013).

La découverte des salles de culte des religions minoritaires est aussi devenue une activité très appréciée au Raval. Dans cette perspective, le GIR programme plusieurs itinéraires dans l’année, coïncidant avec la fête populaire du quartier ou avec la Nuit des religions organisée depuis 2016 dans plusieurs endroits de Barcelone. Au-delà de ces itinéraires, le GIR publie aussi un calendrier où sont notées les festivités des « cultures » et des « confessions » présentes dans le quartier et organise des activités dans l’espace public, comme l’iftar décrit en introduction. Ces moments sont l’occasion de rendre visible la diversité religieuse et de la revendiquer comme une richesse du quartier. C’est ainsi que l’éclaire l’observation menée en mai 2018 lors de la Pâques « interreligieuse » organisée par le GIR dans la Rambla du Raval, quand la représentante de la communauté catholique, liée à la paroisse Del Carme, décrit le quartier comme un endroit « multicouleur » et la maire d’arrondissement le dresse en exemple de la « Barcelone multiculturelle que nous voulons construire » [11].

Goûter l’islam, contrôler la religion

Ces actions montrent d’abord une frontière « poreuse entre espace religieux et espace séculier dans l’urbain » (Saint-Blancat, 2019) et, tant à la Goutte d’Or qu’au Raval, n’ont pas qu’une seule dimension. D’un côté, elles servent à donner de la visibilité aux groupes dits minoritaires et à assurer, en partie, leur liberté de culte. Elles s’adressent aux habitants de ces quartiers et cherchent à construire une identité locale sur la base d’une diversité qui viendrait renverser la stigmatisation associée historiquement à ces enclaves urbaines. Ces événements et les discours qui les accompagnent ont toutefois aussi vocation à franchir les limites du quartier par la patrimonialisation de certaines pratiques. Ils visent à donner l’image, aux potentiels visiteurs locaux, aux médias et même aux touristes, de quartiers multiculturels exemplaires où cohabitent différentes expressions religieuses qui seraient même aptes à être « appréciées », dans le sens que Tissot accorde au « goût pour la diversité », des classes moyennes et supérieures dans les quartiers gentrifiés (Tissot, 2011 et 2014).

C’est ainsi que ces expressions « invisibilisent » les conflits et les tensions survenues au cours des années, mais elles délégitiment en même temps les pratiques non désirées par les groupes majoritaires. L’ICI de la Goutte d’Or peut être lu comme le contrepoint légitime aux salles de prière décrites comme insalubres et à un « islam des caves » dangereux et incontrôlé dont il faudrait supprimer les traces. À leur tour, les iftars institutionnalisés, dans la rue ou cantonnés à l’intérieur d’équipements culturels, montrent la patrimonialisation d’une pratique religieuse en la transformant en expression culturelle et gastronomique (figure 4). Dans ces activités, ce sont les « repas traditionnels » ou les «contes d’ici et d’ailleurs » cités en introduction qui sont rendus visibles au détriment d’autres aspects comme la prière religieuse. Si cette patrimonialisation ambivalente permet d’assurer partialement la liberté de culte, elle la conditionne et la soumet aux impératifs de la transformation urbaine, ainsi qu’aux goûts des groupes majoritaires.

FIGURE 4

Iftar du Raval, une expérience gastronomique

Iftar du Raval, une expérience gastronomique
Source : Anna Clot-Garrell, 2019

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À la Goutte d’Or, l’ICI devient ainsi un espace apprécié pour une partie des habitants du quartier arrivés dans le secteur au cours de sa transformation. Marthe [12], trentenaire qui y détient un café-librairie depuis 2016, trouve que l’Institut « fait du bien au quartier […] grâce à une programmation intelligente, intéressante, dynamique ». La cohabitation d’un lieu culturel avec une salle de prière ne pose pour elle aucun problème : « Je trouve ça, au contraire, très bien. » Ce positionnement est partagé par d’autres personnes interrogées, non musulmanes, mais tranche avec le point de vue de voisins, comme Isabelle, pour qui l’ICI ne devrait pas intégrer un « lieu de pratique religieuse ». Productrice à la radio et propriétaire dans le quartier depuis la fin des années 1980, Isabelle affirme néanmoins aller souvent manger à l’ICI, une pratique qui s’avère cohérente avec son goût pour la cuisine du monde et du Maghreb, qu’elle exprime à plusieurs reprises lors de notre entretien.

Au Raval, ce genre d’initiatives fait aussi l’objet d’éloges de personnes qui ont participé à notre enquête. Martina, la quarantaine, est propriétaire de plusieurs restaurants ouverts ces dernières années dans le secteur et est très active dans les associations locales de commerçants. Elle affirme participer parfois aux iftars organisés par le GIR dans la Rambla du quartier. Pour elle, cette activité est une « super bonne initiative », qu’elle ajoute à d’autres célébrations dans l’espace public, comme la fête de l’Aïd : « J’aime vraiment, [ils sont] tous super stylés, ils mettent tous les tapis par terre. Je trouve que ce sont des choses… je ne suis pas religieuse, mais ce sont des rites et des cérémonies que j’aime voir ; j’aime être là et je pense que c’est très bien. » Silvia, 37 ans, arrivée en 2010 dans un logement social accessible sous condition d’un minimum de revenus, considère que ces commémorations dans l’espace public sont « magnifiques » : « C’est une culture qui a ses traditions ; ils sont ici, donc voilà, très bien, de la même façon qu’il [y] a le trône de je ne sais pas quoi qui sort pendant la Semaine sainte. »

Si, dans les deux cas, on assiste à une patrimonialisation sélective des pratiques religieuses, cette mise en valeur répond aussi à des conceptions marquées par leur contexte. À Paris, la prière dans la rue reste interdite en toute circonstance, ce qui est sûrement dû à la forte controverse sur cette question dans le passé et au poids discursif de la laïcité. À Barcelone, en revanche, la prière reste autorisée à certaines occasions (lors de la fête de l’Aïd), comme le rappelle et l’apprécie Martina. Bien évidemment, les extraits d’entretien cités n’épuisent pas toute la palette d’opinions qu’on peut collecter dans les deux quartiers ; ils montrent cependant des lignes générales assez partagées : une appréciation performative de certaines expressions, acceptées dans leur dimension plutôt culturelle que religieuse, et qui contribuent à un paysage urbain particulier et cosmopolite inscrit dans l’idéal de mixité sociale (Launay, 2010 ; Charmes et Bacqué, 2016).

L’ambivalence de la transformation urbaine est visible dans le contraste entre cette patrimonialisation et la construction de l’islam comme un « problème public » décrite précédemment. La politique d’aménagement urbain et ses conséquences dans les deux quartiers éclairent cette contradiction. À la Goutte d’Or, l’ICI semble dignifier la pratique islamique, mais sa planification comporte aussi la démolition de la mosquée qui existait rue Polonceau, car considérée insalubre, ce qui fait que ceux et celles qui la fréquentaient se sentent actuellement « un peu orphelins », d’après les mots d’une participante à notre enquête [13].

Les traces d’autres lieux ont aussi disparu au cours de la transformation urbaine. C’est le cas d’un bâtiment démoli à l’angle de la rue Stephenson et de la rue Cavé, lequel hébergeait une salle de prière, d’un immeuble de la rue Myrha qui devrait être détruit et dans lequel se trouve une librairie islamique, ou d’un ancien cinéma, lui aussi rue Myrha, qui a accueilli pendant longtemps la communauté nazaréenne et est aujourd’hui condamné par le projet d’aménagement urbain. Au Raval, si les démolitions n’ont pas touché les locaux religieux, ce sont les effets de la gentrification et de la hausse des prix qui affectent les cultes minoritaires. Le Conseil islamique de la Catalogne a dû récemment fermer son siège dans le quartier à cause d’une forte augmentation du loyer du local qu’il occupait, phénomène très répandu ces dernières années dans le secteur et dans l’ensemble de Barcelone. La mosquée de la rue Aurora, même si récemment ouverte, a été paralysée pendant un bon moment à cause du litige qui l’opposait au propriétaire d’un appartement touristique du même immeuble.

Conclusion

L’islam fait partie du paysage urbain de la Goutte d’Or et du Raval, et la transformation récente de ces quartiers a permis de valoriser certaines de ses expressions. Cette mise en valeur ne se déploie pas sans contradictions ni ambiguïtés. Si les récits officiels et les représentations collectives prônent une certaine idée de la diversité, les épisodes rapportés par différents supports documentaires laissent entrevoir une histoire récente plus conflictuelle, qui tranche avec l’image de quartiers multiculturels exemplaires. Dans le même temps, la patrimonialisation de certaines pratiques se réalise par l’effacement d’autres expressions et la disparition des lieux sous les contraintes de la rénovation urbaine.

L’analyse de l’intersection entre transformation urbaine et pluralité religieuse éclaire ainsi un rapport dialectique qui montre le caractère construit du fait religieux. Celui-ci est conditionné par la place et les actions d’acteurs aux ressources inégales qui en déterminent les contours et les définitions légitimes et consensuelles. En tant qu’objet socialement et politiquement construit, la perception des religions évolue en fonction des contextes. Le regard comparé de cet article permet d’apprécier certaines différences entre Paris et Barcelone, mais il permet aussi de dégager des points communs issus de deux transformations urbaines très proches dans la forme et dans le temps. Les lieux et les activités qui émergent dans ces deux quartiers autour de la promotion institutionnelle de l’islam deviennent des symboles appréciés par les non-musulmans tout en permettant de valoriser le quartier.