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L’ouvrage collectif dirigé par Julie Godin aborde la question de l’« ONGisation » un terme qui désigne l’instauration de la configuration organisation non gouvernementale (ONG ) comme vecteur privilégié de l’action collective pour le développement (p. 7). Cette question s’inscrit dans le domaine de l’humanitaire, considéré depuis une quinzaine d’années comme nouveau champ de recherche en sciences humaines et sociales. La littérature sur le sujet prolifère depuis les années 2000 autour des problématiques convergentes ( définition conceptuelle de l’ONG, ambivalence sur son rôle, modalités d’action, autonomisation, etc. ). Les travaux d’anthropologues ont longtemps dominé les recherches sur le sujet (Hours, 1998 et 2003 ; Siméant et Dauvin, 2004 ; Schloms, 2005 ). Ces dernières années, ils ont évolué vers une approche pluridisciplinaire (Enten et Camus, 2018).

Le sujet traité est d’un grand intérêt et surtout d’actualité, au moment où le rôle des acteurs humanitaires et les effets de leurs interventions sont fortement remis en question. Les huit contributions de l’ouvrage examinent cinq aspects centraux de l’action humanitaire en regard de l’adéquation entre le discours et la pratique, dans le Sud : la définition du concept d’ONG, l’extrême hétérogénéité du champ d’action des organismes, leur instrumentalisation par les États et les agences d’aide au développement, leur professionnalisation et leurs modalités d’action.

Le défi de la définition du concept d’ONG

Si l’ouvrage retrace l’évolution du phénomène d’ONGisation, la définition du concept d’ONG reste un défi que les contributeurs à cette publication n’auront pas réussi à relever. Comme le souligne Julie Godin, dans l’éditorial (p. 9), cette difficulté tient de l’hétérogénéité des champs d’action, dont certains mettent en question le caractère apolitique des ONG. Le défi de la définition du concept est davantage complexe lorsqu’on s’intéresse aux ONG dans le Sud, où s’observe un glissement sémantique entre ONG et groupes ou mouvements de défense des intérêts.

L’extrême hétérogénéité du champ d’action des ONG

Tous les auteurs de cet ouvrage soulignent l’extrême hétérogénéité du champ d’action des ONG dans le Sud, où leurs interventions reposent sur des logiques plurielles, dont la frontière entre le social, le politique et l’environnement reste difficile à établir. En Amérique latine, la première vague d’ONG, dans les années 1960 - 1970, s’opposait aux classes dominantes qui contrôlaient l’État (p. 89) ; tandis que le féminisme constituait un champ privilégié en Inde (p. 52) ; les droits de l’homme en Palestine (p. 80) ; la dépénalisation de l’avortement thérapeutique au Nicaragua ou la protection environnementale (p. 165). Dans l’ensemble des cas étudiés, de nouveaux paradigmes d’action ont émergé une trentaine d’années plus tard, polarisés par la problématique de la pauvreté, plus large et davantage générique. Mais au-delà de ce constat général, les auteurs relèvent une tendance à la spécialisation de certaines ONG, et donc à leur professionnalisation. Ce changement de paradigme est favorisé par les politiques des agences d’aide au développement ou les États.

L’instrumentalisation des ONG

Les auteurs signalent le risque d’instrumentalisation des ONG. Ce risque résulte de l’absence d’autonomie financière des groupes et, par conséquent, leur dépendance vis-à-vis des donateurs (États, agences d’aide au développement ) qui orientent leur discours. Comme le relève José  Luis  Rocha, dans le contexte de l’Amérique centrale, « qui paie, tient le crachoir » (p. 123). L’instrumentalisation des ONG passe ainsi par la définition des thèmes d’intervention par les bailleurs de fonds, le pourcentage des fonds à allouer aux salaires, l’acquisition des équipements, la formation du personnel et la définition du statut du personnel local à recruter. Leur engagement dans le changement social peut être parasité par des objectifs contraires (p. 38) et il se dégage ainsi un paradoxe entre la dépendance financière des ONG et leur esprit de rigueur (p. 58) entraînant très souvent des décalages entre les politiques du gouvernement et celles des ONG. Par ailleurs, toute tentative d’autonomisation est susceptible d’ouvrir la voie à la dégradation des relations avec l’État (p. 77), comme le montre Maria Nassali dans le contexte ougandais (p.  137-140).

Vers une professionnalisation accrue

En raison de l’ampleur de leurs activités, certaines ONG se sont engagées dans la voie d’une professionnalisation marquée par le recours à l’expertise technique, l’élaboration de stratégies de communication et la technicisation croissante des procédures de gestion. Le bénévolat a fait place au salariat et à de nouveaux métiers ( administrateur, communicateur, logisticien, financier, etc.). Face à cet état de fait qui se généralise, la professionnalisation des ONG a produit de nouvelles formes d’inégalités entre le Nord et le Sud, ainsi que le souligne David Dumoulin Kervan pour l’Amérique latine (p. 87). En conséquence, elle a entraîné la spécialisation discriminatoire des ressources humaines et les effets différentiels des recrutements entre experts du Nord et exécutants du Sud. Les inégalités internes sont ainsi criantes et amènent à se questionner sur le discours humanitaire porté par les ONG internationales dans le Sud (p. 126).

Les modalités d’action et les effets induits

L’ouvrage retrace les modalités d’action des ONG marquées par la tendance à la standardisation dans la conception, la mise en oeuvre et l’évaluation des interventions dans le Sud. L’ONGisation dans le Sud est devenue un canal de diffusion de normes, de procédures managériales et de dispositifs, imposés par les bailleurs de fonds dans les cahiers de charges, en contradiction (ou en confrontation ) avec les politiques publiques nationales. L’ONGisation contribue ainsi au retrait de l’État comme prestataire des principaux services publics dans les domaines régaliens, même s’il convient de relever que l’émergence des ONG dans le Sud a largement été favorisée par l’absence ou la fragilité de l’autorité étatique, comme on peut le voir dans les cas de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP ) (p. 74) et de l’Ouganda (p. 139).

En définitive, l’ouvrage relève l’ambiguïté de la dépolitisation des ONG au regard de la réalité dans le Sud. La question de la dépolitisation porte à s’interroger sur le consensus quant à la définition du paramètre de ce qui est politique et de ce qui ne l’est pas (p. 140). Pour Maria Nassali (p. 131), aborder la question de la dépolitisation est en soi paradoxal car, en théorie, toute lutte pour la justice sociale est d’abord une lutte politique pour redéfinir les sujets et leurs droits. On note à ce titre que le retrait de la composante « activisme » des fonctions des ONG n’est pas pour autant un gage de dépolitisation, bien qu’un regard optimiste soit porté, dans la contribution de Léon Koungou (p. 151) qui souligne la nécessité de la désoccidentalisation de l’aide internationale, notamment par la décentralisation des financements, la responsabilisation des acteurs locaux et le respect de l’altérité (p. 157‑159 ).