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Introduction

Les métropoles sont actuellement confrontées à des tensions entre la mise en place d’une gestion de la densification urbaine, l’organisation des fluidités, l’intégration de l’écologie urbaine et les demandes sociales, dont le bien-être en ville (Lefeuvre, 2015). Loin d’être un fait nouveau dans la conception des modèles urbains de l’habiter, les relations à la nature font partie des besoins exprimés aujourd’hui (Wright, 1970). À cet égard, les acteurs municipaux et urbains ainsi que les personnes qui vivent en ville redécouvrent la fonction nourricière des villes et, plus largement, des métropoles (Brand, 2017). Les jardins partagés peuvent ainsi devenir des composants de l’agriculture urbaine et être pensés comme éléments nourriciers (Pourrias et al., 2012 ; Chalmandrier et al., 2017 ; Scheromm, 2015 ; Brand et al., 2017), à l’heure où les métropoles sont soumises à un mode de pensée aménagiste standardisé fondé sur les franchises et les labels. En conséquence, les acteurs municipaux et urbains s’efforcent de trouver des modalités de reconnaissance des aménités de leurs territoires. Dans ce contexte, les jardins partagés deviennent un objet de convoitise en vue de la mise en place d’une transition écologique. Ils sont animés par des personnes regroupées en collectifs (Simon-Rojo et al., 2016) qui ont développé un modèle d’organisation sociale et écologique hérité des community gardens new yorkais, comme dans l’exemple de Boston (figure 1).

FIGURE 1

M&S Garden, un jardin communautaire situé à Boston

M&S Garden, un jardin communautaire situé à Boston
Source : Louargant, avril 2017

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En Europe, et plus particulièrement en France, « les jardins collectifs sont des potagers mis en valeur et gérés par une communauté de jardiniers à plus ou moins grande distance de leur lieu d’habitation […] ils demeurent la forme d’agriculture urbaine la plus répandue et, par voie de conséquence, la mieux étudiée » (Morel, 2017, dans Consalès et al., 2018). Il peut s’agir de jardins familiaux, de jardins d’insertion (à visée également thérapeutique) ou de jardins partagés. Ces derniers se différencient des jardins familiaux par leur structure et leur organisation, dans la mesure où les terres cultivées sont situées sur des parcelles collectives afin de produire des fruits, des légumes et des herbes dans une optique de consommation (Holland, 2004). Les jardins partagés sont reconnus comme des espaces « créés ou animés collectivement, ayant pour objet de développer des liens sociaux de proximité par le biais d’activités socioculturelles et étant accessibles au public » (code rural français, Article L.561-1)[1]. Les jardins partagés possèdent également des vertus tant dans leur participation à la qualité de la biodiversité que dans leur capacité à donner accès à une alimentation de proximité comme potagers urbains.

Le rôle prépondérant des femmes dans ces espaces a été démontré dans de nombreuses recherches (Schmelzkopf, 1995 ; Demailly, 2014a ; Nettle, 2014 ; Mestdagh, 2015 ; Dupont et al., 2018 ; Faure et al., 2018). Dans cet article, issu du programme Jardinières[2], nous avons analysé des relations, des pratiques et des usages créés par les membres des jardins partagés de la ville. Résolument inscrite dans une approche de genre, la recherche se situe à la croisée des notions d’écologie urbaine, de care[3], au sens du « souci des autres » et de bien-être. Une approche pluridisciplinaire entre géographes et psychologues[4] nous a permis d’articuler les notions de genre, de care et de bien-être dans un objectif conjoint : celui d’observer et de comprendre les formes d’agencement produites par les jardinières (femmes-bénévoles du jardin). In fine, nous avons voulu déterminer si les usages et les dynamiques sociales qui ont cours dans les jardins partagés constituent, pour les femmes, un moyen de prendre place dans l’espace de la ville, ces jardins pouvant potentiellement s’avérer un objet de médiation facilitant la relation à l’espace. Deux métropoles nous ont servi de comparaison : Grenoble, en France, et Rotterdam, aux Pays-Bas. Ces deux métropoles ont été retenues, car elles sont toutes deux signataires du Milan Urban Food Policy Pact (MUFPP, 2020) ; leurs politiques urbaines contiennent des dispositifs en faveur du développement des jardins partagés. En outre, elles ont une histoire sociale urbaine commune, ayant toutes deux été en partenariat dans le cadre du programme de l’Union européenne Urban-Urbact, de 2005 à 2015. En effet, les personnes qui habitent ces métropoles sont impliquées dans des dynamiques de participation à la fois dans le tissu associatif local et dans les lieux de la participation urbaine institutionnelle (conseil de concertation). La circulation de normes, la production de référentiels et leurs circulations d’actions locale et urbaine n’ont pas été sans effet sur la manière de concevoir les relations des habitant(e)s à la fabrique d’une écologie urbaine en actes.

Dans cet article, nous proposons trois clés de lecture pour présenter la place des femmes dans les jardins partagés de Grenoble et Rotterdam. En premier lieu, l’analyse des profils, des usages, des pratiques, des bénévoles et des professionnelles des associations nous a servi à déceler et à rendre visibles les formes d’appropriation et de relations genrées à l’espace. En deuxième lieu, nous avons analysé la place occupée par les femmes (Lussault, 2009), afin de connaître leur implication individuelle dans le jardin, dans les dynamiques collectives, dans leur participation à l’écoresponsabilité, ainsi qu’aux soins à la nature et aux autres personnes. Enfin, nous avons posé la question de l’existence d’un « effet jardin partagé » participant à la reproduction des normes de genre ou, a contrario, au renforcement du pouvoir d’agir des femmes-bénévoles-jardinières.

Genre, jardins partagés et ville: une place revisitée

Relations à la ville, à la nature et aux autres

Notre article repose sur une approche théorique croisant le care, le genre et le bien-être en ville, en prenant appui sur les travaux dans le champ de l’écoféminisme (d’Eaubonne, 1978 ; Mies et Shiva, 1993 ; Larrère, 2015 ; Louargant, 2015, Pruvost, 2019) et de l’éthique du care (Paperman et Laugier, 2005). En nous attachant aux besoins des autres, à la reconnaissance d’une voix différente portée par les femmes (Gilligan, 1982), il s’agit de déterminer les relations à la nature, à l’alimentaire et à la ressource qu’entretiennent les jardiniers et les jardinières. En ce sens, nous accordons une attention particulière à la manière dont les jardinières entrent en relation, en discussion avec les autres, en engageant de nouvelles conversations grâce aux activités de jardinage. Les jardins partagés sont un lieu, un espace, un arrangement, rendant possible la mise en relation avec un écosystème. La réalisation d’une activité précise (bêchage, plantation) procure des effets positifs sur la santé physique et mentale (Wakefield et al., 2007). Cette activité favorise un sentiment de développement personnel et la confiance en soi. Elle donne également un accès accru à des fruits et légumes frais (Beaudoin et Levasseur, 2017, Tharrey et al., 2019). À partir de ces constats, nous avons retenu l’hypothèse principale[5] suivante : « les jardins partagés répondent à des besoins pour les femmes bénévoles (accès à l’alimentaire, relations sociales, bien-être) ; ils participent de manière individuelle à leur bonheur, ils contribuent à permettre de manière collective de choisir leur place dans la ville. Ce bien-être est souvent associé au fait que des gens s’occupent d’autres, s’en soucient et ainsi veillent au fonctionnement du monde » (Laugier, 2015 : 120). Les jardins partagés en sont l’une des expressions possibles : « L’aménagement écologique de l’espace (urbanisme, architecture, paysagisme…) relève d’une forme de care, suggérant dans le care environnemental une attention différenciée à l’espace proche — le jardin — comme lointain, et comme au macrocosme planétaire » (Laugier, 2015 : 133). Ils sont également le lieu de croisement de trajectoires individuelles et collectives en lien avec les associations, la mobilisation sociale citoyenne et communautaire. Ils sont, à ce titre, potentiellement un espace répondant à l’épanouissement des jardiniers et jardinières, des personnes demeurant dans un quartier, favorisant l’accueil des nouveaux résidents et des populations de passage. Ils possèdent également une fonction essentielle d’alimentation, de préservation de la biodiversité et de maîtrise des emprises foncières, mais sont aussi un lieu de création de lien social (Terrin, 2013 ; Schwartz et Consalès, 2016 ; Giacchè et El Moualy, 2017).

Ces qualités écologiques et socialisantes ont été repérées par les acteurs urbains depuis une dizaine d’années, d’où leur présence dans les politiques urbaines[6] en Europe. Les dispositifs proposés ont été incitatifs pour renforcer les créations de jardins portées exclusivement par les associations. Ils ont également pris en compte la dimension d’accueil et d’insertion sociale présente dans les jardins : femmes en situation de précarité, en insertion ou victimes de violence conjugale, mais également les populations en demande du droit d’asile. Ces dispositifs font ainsi la démonstration d’un investissement des personnes dans les questions de sécurité alimentaire, de la biodiversité et, en creux, montrent que tous et toutes, dans les métropoles, n’ont pas cette sécurité alimentaire quotidienne, aujourd’hui.

Les jardins partagés : usages et normalisation des rôles de genre

Les recherches sur la répartition des rôles et des usages de genre (Faure et al., 2018) dans les jardins partagés ont mis en évidence la production et la reproduction des normes de genre dans les activités réalisées dans ces espaces. Examiner ces pratiques permet de voir si des normes sexuées sont présentes dans les jardins partagés, participant ainsi à une essentialisation des rôles au féminin ou au masculin, comme la gestion de la cueillette et de l’alimentation (Mead, 1945 ; Tabet, 1979) ou si, a contrario, ces lieux de partage conduisent à une émancipation, à une reprise spatiale des femmes sur la ville et à un renforcement de leur pouvoir d’agir (Vallerie, 2018).

Pour réaliser cet examen, nous avons choisi un croisement méthodologique entre récits d’expériences des femmes, carnets de bord, moments d’observation directe et cartographique. Nous avons eu recours à des enquêtes qualitatives par récits, des carnets d’usages et des enquêtes de type « échelle de satisfaction des besoins fondamentaux » (Deci et Ryan, 2000 ; Shankland, 2012). Les enquêtes et les carnets de bord (morphologie, matériaux, présence d’équipements, activités quotidiennes, etc.) ont fait l’objet d’une analyse géographique, sociologique et psychologique, ainsi que d’une valorisation cartographique (visualisation des parcours et appropriation de l’espace-temps). Les entretiens visaient à recueillir l’expérience des femmes dans leurs pratiques, usages, perceptions et vécus du jardin. Certains de ces entretiens ont été filmés.

Cinquante jardiniers et jardinières ont été interviewés à Grenoble et à Rotterdam dans des jardins partagés regroupant de 5 à 12 personnes chacun, ce qui constitue un échantillon représentatif (tableau 1). Les entretiens ont été réalisés au printemps 2018 et au mois de janvier 2019 (15 entretiens). Dans le cas de Grenoble, les jardins ont pu être suivis pendant plusieurs saisons sur deux années. Les jardinières sont restées mobilisées durant ces saisons, comme ce fut le cas aux jardins Happy Hoch et Incroyable Mistral. À Rotterdam, les jardins ont perduré grâce à la fondation StichtingGroenGoed, dont les membres participants sont deux hommes et deux femmes. Les deux temps d’observation (automne 2017 et fin d’été 2018) ont permis de réaliser des carnets de bord (au sens de rythme d’activités et d’emploi du temps au quotidien) en vue de spatialiser les mobilités des jardinières. Il est important de rappeler que les jardins sont dépendants de la saison et de la météo. La pluie, un vent froid ou l’ensoleillement peuvent influencer la présence des personnes. Les relevés de terrain ont donc été effectués à des moments stratégiques du rythme de fonctionnement des jardins (mai 2017-octobre 2017 ; mai 2018-septembre 2018). Ces enquêtes et le terrain ont permis de connaître les usages et les temporalités des jardinières, et de découvrir la morphologie des jardins partagés.

Les jardins partagés : usages et sociabilité urbaine/métropolitaine

Les jardins partagés étudiés ont une superficie (empreinte au sol) allant de quelques mètres carrés à 2 500 m². Leur particularité est d’avoir une parcelle collective pour la production et le partage de la récolte entre les membres. Ils sont souvent composés de plusieurs lots d’une cinquantaine de mètres carrés ou de microparcelles inférieures à 10 m². Ils se situent à proximité d’infrastructures de transport, proches de logements et près d’une source d’eau.

TABLEAU 1

Collecte de données

Collecte de données
Source : Programme Jardinières, 2019 | Conception : Louargant, 2019

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Ils sont souvent installés dans des espaces verts existants (parc Bachelard, parc Paul Mistral, Hondenspeelplaats) ou proximité d’équipements publics. Habituellement, les municipalités ont mis à leur disposition du foncier disponible (parcelle) ainsi qu’un accès à l’eau, et ce, dans deux objectifs : soutenir l’activité des associations et favoriser les îlots de verdure dans la densité urbaine.

Dans notre enquête, le taux de participation des femmes aux jardins partagés est de 70 %. Ces jardinières présentent sociologiquement trois profils distincts, lesquels peuvent se recouper avec d’autres observations faites par des collègues francophones (Mestdagh, 2015 ; Scheromm, 2015).

  • Le premier profil, très présent à Grenoble, regroupe des jardinières issues des catégories intellectuelles supérieures (universitaire, cadre supérieur des collectivités territoriales, cadre des associations), appartenant à la classe d’âge des 30-45 ans et ayant un emploi stable. Elles ont en commun d’habiter l’hypercentre métropolitain, de se déplacer à pied, à vélo et en transport en commun. La majorité des femmes de ce profil défendent des valeurs d’écologie urbaine, d’alimentation raisonnée et d’inclusion sociale, par leur pratique du jardin. Elles peuvent être considérées comme des jardinières « militantes ». Elles sont membres d’associations ou de collectifs et participent à la dynamique des jardins partagés du centre-ville;

  • Le second profil, présent à Rotterdam et à Grenoble, concerne des personnes en situation d’instabilité face à l’emploi. Ce sont des résidentes du centre-ville en logement social à Rotterdam (Tuin Op Hofbogen) ou dans les villes de la première couronne de Grenoble touchées par des problèmes sociaux (Fontaine, Échirolles). Pour elles, la pratique du jardinage est tout autant liée à la possibilité de se nourrir de produits locaux de qualité que de réduire leur précarité alimentaire et celle de leur entourage. Ces femmes ont entre 25 et 55 ans.

  • Enfin, le troisième profil concerne davantage les jardinières retraitées ou proches de la retraite. Celles-ci sont souvent engagées dans les dynamiques de participation locale. Elles décident de jardiner pour avoir leur propre production, prendre du temps pour elles ou s’investir pour les autres.

La compréhension de la sociologie des jardins est déterminante pour éviter de distinguer un care « émotionnel » (attribué aux femmes blanches bourgeoises, attentif aux besoins des autres) d’un care de service (attribué aux femmes qui prennent en charge) (Paperman et Laugier, 2005). Ainsi, il est intéressant de regarder si les activités de jardinage amènent à dépasser cette dualité. L’un des moyens de le saisir est de comprendre la manière dont les jardinières accèdent à l’espace du jardin, selon quels rythmes, à quelle fréquence ; en somme, observer leur utilisation de l’espace et du temps.

L’analyse des déplacements et des itinéraires des jardinières, à Grenoble et à Rotterdam, montre des routines. En effet, à Rotterdam, les jardinières sans emploi ont tendance à demeurer dans le périmètre proche du jardin. Plus les jardins sont situés à proximité de chez elles et faciles d’accès à vélo ou à pied, plus ils sont fréquentés : « Il est à cinq minutes à pied » (Isabelle, Grenoble). Il en est de même pour la proximité sociale : « À 10 minutes à vélo, et ça fait parler avec les gens, c’est agréable » (Hélène, Rotterdam)

Dans le cas de Grenoble, même si les personnes interviewées sont en chômage ou retraitées, elles se déplacent davantage à travers la ville. Elles n’hésitent pas à faire de longs parcours (parfois supérieurs à 20 km) dans la métropole pour participer aux activités de jardinage. Le jardin tient ainsi lieu de « centralité » par rapport à leur domicile et à leur déplacement. La présence hebdomadaire régulière et la participation aux activités de jardinage sont directement liées à une accessibilité fluide et simple. Le jardin partagé devient ainsi un lieu, un marqueur territorial de leur appropriation quotidienne de la ville. Il est aussi un lieu proche qui facilite une relation directe à la nature. Cette nature est aménagée et organisée en fonction des besoins des personnes qui l’aménagent ; elle répond également à l’inscription dans des valeurs : « C’est pour l’écologie ; c’est important d’être en contact avec les plantes » (Hélène, Rotterdam).

Les pratiques, en particulier celles des jardinières, sont aussi guidées par des valeurs liées à l’alimentation qui génèrent des actions éducatives. En effet, que cela concerne les usages ou les besoins, les jardins situés en hypercentre urbain sont considérés comme des bulles de confort et de sociabilité, mais également comme des lieux de militance, et ce, sur l’alimentaire plus que sur la nature et l’écologie, ou que sur le lien interculturel et intergénérationnel. Ce sont des lieux où les conversations sont centrées sur l’activité de jardinage, sur les besoins inhérents et sur les tâches à réaliser. C’est aussi un moment de vie dans la trajectoire des femmes pour s’investir dans une activité inscrite dans des valeurs de solidarité et de création de lien social de proximité, comme le précise Marie-Claude[7], lors de son passage d’une activité salariée vers la retraite. Par ailleurs, les personnes interrogées présentent un degré élevé de sentiment de proximité sociale dans le jardin (29,22/35), avec un écart de presque deux points entre Rotterdam et Grenoble (plus élevé à Grenoble).

Toutefois, les femmes atteignent un score d’anxiété plus élevé que les hommes, un sentiment de proximité avec la nature plus grand et un sentiment de lien social avec les usagers du jardin moins élevé que les hommes. Leur anxiété est en partie due à la gestion et au règlement des conflits, qui se fait majoritairement par les femmes : « Il y avait un problème avec les bancs dans le jardin, avec les jeunes qui ont squatté le banc pour faire leur fête […] ils n’ont pas fait attention aux plantations […] j’ai dû intervenir, car cela se faisait tous les week-ends au mois de mai » (Taous, Échirolles). Cette régulation se fait aussi pour l’organisation des activités collectives (cuisine, pique-niques, récolte des produits, convocation à des activités, etc.), toutes des activités associées à des tâches du domestique, montrant à la fois une capacité à prendre soin des autres et une reproduction des normes de genre en place dans ces espaces. Les jardinières, bien que bénévoles, s’occupent ainsi de la régulation du partage des ressources, dans un souci des autres, mais également à défaut de la présence des jardiniers dans la redistribution de la ressource.

Jardiner, construire, organiser : de la reproduction des normes de genre à l’émancipation dans les villes

Des jardinières « aux petits soins »: prendre soin de soi, du jardin et des autres

Les résultats des enquêtes révèlent des usages de l’espace issus des activités héritées de la sphère privée, en lien avec les tâches domestiques. Les jardinières les plus disponibles (profils 2 et 3) fréquentent les jardins partagés quotidiennement, semaine et week-end (excepté l’hiver). Les salariées sont présentes le mercredi ou la fin de semaine. Elles viennent jardiner, participer à la production et à l’entretien du jardin, mais aussi flâner, se détendre ou organiser des réunions entre militantes écologistes. Ces moments sont rythmés dans la journée ou en soirée comme on le voit dans les observations des activités dans les figures 2 et 3. La répartition des activités (bricolage de bacs, par exemple) est réalisée par les hommes en solo, alors que la gestion des semences et des plants est faite par les femmes et en collectif. Les activités de collectes sont majoritairement réalisées par les femmes, comme on le voit dans la figure 4 et 5 au jardin Tuin op Hofbogen. Cette répartition montre une fixité héritée des rôles de genre classique des activités de genre dans la gestion des activités de la terre, fixit hrite du monde rural.

FIGURE 2

Soirée dans un jardin grenoblois, été 2017

Soirée dans un jardin grenoblois, été 2017
Conception : Barroche, 2019

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Les femmes ont un rôle central de coordination dans l’organisation des jardins, dont elles assurent la pérennité. Elles en prennent soin au quotidien. Le jardin partagé est pour elles un moyen de (re)créer une vie sociale dans le quartier, ou d’embellir les 200 m² de gazon mal entretenus, devenus une zone de déjection canine. Une présence plus assidue des jardinières dépend de l’inclusion de leur famille et de leur entourage dans l’activité, comme le souligne Sylviane, jardinière grenobloise : « En général, on a des familles dont le père et la mère s’investissent et sont là ; des fois il n’y a que la mère, voilà, et il y a des fois que les papas qui sont séparés, tout seuls, et […] il y a des hommes et des femmes, mais c’est vrai, on est majoritairement que des femmes. Souvent, on se retrouve qu’entre femmes » (Sylviane, Grenoble).

Certains jardins grenoblois accueillent des personnes migrantes, et d’autres peuvent être un endroit où planter une tente temporairement. À Rotterdam, le jardinage peut aussi être vu comme bénéfique pour les personnes en rémission d’une dépendance.

Plusieurs hommes étaient présents. L’un des hommes a également passé une grande partie du moment jardinage seul ; d’autres hommes sont restés entre eux et se sont ensuite également rapprochés des femmes par moments. Les femmes n’ont pas été seules et faisaient les activités en groupe.

FIGURE 3

Matinée dans un jardin rotterdamois, automne 2017

Matinée dans un jardin rotterdamois, automne 2017
Conception : Barroche, 2019

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Le jardinier présent au jardin s’est isolé à plusieurs reprises et a occasionnellement jardiné avec les jardinières. Les femmes ont jardiné ensemble et se déplacent ensemble dans le jardin.

FIGURE 4

Visite d’un jardin dans le cadre des «48 heures de l’Agriculture Urbaine», Grenoble, mai 2018

Visite d’un jardin dans le cadre des «48 heures de l’Agriculture Urbaine», Grenoble, mai 2018
Source : Barroche, 2018

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Outre le soin à l’autre pouvant être donné, une vie sociale se crée, dans les jardins. Les bancs et les tables agrémentent les moments-clés de la vie du jardin : discussions, échanges, organisation des récoltes, partage de recettes, pique-nique de printemps. L’organisation spatiale est structurée par la présence du mobilier. Le jardin est vu comme un espace à entretenir, décorer, ornementer, à l’image du domicile des jardinières : « On a des femmes qui viennent, c’est leur petit bijou! […] Leur parcelle c’est comme si on était à la maison, on dirait le salon, la chambre, la cuisine, vous voyez, tout est nettoyé, elles étaient maniaques, mais même dans le jardin » (Assia, Grenoble). Dans ce contexte, les jardinières s’approprient de manière exclusive l’activité décorative, véritable extension de leur domicile. Peu de jardiniers ont un rôle ou une place octroyée dans cette activité.

Le partage des produits récoltés est également assuré majoritairement par des jardinières. Cela ne se fait cependant pas de façon systématique dans tous les jardins : « C’est compliqué, on a des fruits et des légumes et tout ; on a du mal avec certains, ils ramassent leurs trucs et ils partent, en cachette, alors que d’autres, ils disent :

tiens regarde, j’ai ramassé ça, j’ai ramassé trois courges, prends-en une » (Kenza, Grenoble).

FIGURE 5

Installation dans un jardin rotterdamois, automne 2018

Installation dans un jardin rotterdamois, automne 2018
Source : Barroche et Louargant, 2018

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Les jardins partagés témoignent ici du fait que les jardinières impliquées dans l’usage, les plantations et la récolte reproduisent des codes et des normes de fonctionnement assignées culturellement aux femmes, à des activités de gestion de l’espace du domestique (ménage, logistique, gestion des activités du groupe, jardinage quotidien). De leur côté, les jardiniers s’en tiennent à une activité principale et sont sollicités pour les tâches jugées plus physiques. Ils ont tendance à venir plus ponctuellement, lorsqu’il y a un besoin de renfort, pour une plantation ou le réaménagement du jardin, par exemple. On constate ainsi une reproduction de la hiérarchisation des normes de genre et d’organisation (« femmes leaders du jardin »). Cependant, le jardin partagé peut aussi être vu comme un levier pour la confiance des femmes dans leurs compétences à pratiquer certaines tâches de bricolage, de bêchage, mais qu’elles ne s’autorisent pas toujours à faire seules ; elles le font quand les jardiniers ne sont pas là.

Les usages, les activités et les relations présentes dans le jardin montrent un lien direct avec l’éthique du care (Gilligan, 1982). Les activités de soin de l’environnement, pas exclusivement dans l’acception de prise en charge d’une vulnérabilité, sont présentes dans le jardin et s’étendent jusqu’aux liens des uns avec les autres. Des activités nécessitant des compétences particulières se concrétisent dans certaines circonstances, comme le troc des plants, le recyclage et la récupération des plantations, l’organisation de pique-niques, ou le compost, etc. Sur les deux territoires, nous avons constaté une dynamique militante importante favorisant une reconnaissance au niveau local. Des associations comme Brind’Grelinette et StichtingGroenGoed peuvent intervenir au niveau local, avec des structures locales comme les maisons de quartier, sur les thèmes de l’alimentaire, de la nature et de la solidarité.

Prendre place dans la ville : le jardin partagé comme lieu de reconnaissance

Jardins partagés et confort spatial : relation à l’espace, à la nature et au bien-être

Les jardinières éprouvent un sentiment d’apaisement et des émotions stables de bien-être : « Venir au jardin est important pour moi, car cela contribue à un meilleur équilibre de vie, rencontrer d’autres personnes, être dehors » (Hélène, Rotterdam). Ou encore : « Je viens le samedi, mon mari garde les enfants, pour être tranquille » (Corinne, Grenoble). Elles disent que la concentration sur une activité, dans les jardins, leur procure du bien-être : « Je vais là-bas, je suis bien, je touche la terre, je sens l’herbe, je sens la terre, ça me fait vraiment... c’est fatiguant, mais c’est une bonne fatigue » (Taous, Échirolles). Ou bien : « […] mais ça détend, moi ça m’apaise, ne serait-ce qu’aller arroser, regarder, contempler, moi ça me détend, après le travail » (Isabelle, Grenoble). « Ça demande pas mal de concentration, ça demande d’être présent sur le moment présent ; donc on n’a pas la tête ailleurs, il faut être concentrée » (Maité, Grenoble).

La majorité indiquent que le jardin devient une nécessité dans leur vie, à partir du printemps. Elles s’autorisent un temps de lâcher-prise et de flânerie. Les jardiniers, eux, se concentrent sur leurs activités de jardinage, tout en restant silencieux dans ces moments ; ils prennent du temps pour eux. Les femmes interrogées disent « être dans une bulle » quand elles jardinent, loin de leurs tâches domestiques quotidiennes et de l’organisation de la famille. Par ailleurs, la satisfaction d’être capables de pratiquer des activités facilite une reprise de confiance en soi et à l’espace. En effet, des compétences spécifiques sont acquises par les femmes qui s’impliquent dans les activités de jardinage : alimentation, santé, techniques de jardinage, connaissance de la biodiversité : « C’est toujours agréable de manger les choses qu’on a fait pousser soi-même » ou « c’est cool de manger ce qui pousse chez soi » ou encore « c’est une reconnaissance, je suis contente de voir quand ça a poussé, je suis fière de moi ». Ces compétences acquises renforcent leur pouvoir d’agir et leur estime de soi.

Ces récits qualitatifs se retrouvent dans les résultats de l’enquête sur la satisfaction des besoins. Concernant les mesures d’échantillonnage des expériences pendant le jardinage, les personnes se déclarent heureuses/joyeuses (7,48/10), faiblement anxieuses (2,62/10), rapportent un degré moyen de sentiment de proximité avec la nature à Rotterdam (5,47/10) et élevé à Grenoble (7,75/10), de même qu’un degré élevé de sentiment de lien social dans les jardins (7,08/10). Leur niveau de satisfaction sur l’échelle de bien-être est moyen (entre « parfois » et « souvent », 50,44/70), sans différences entre Rotterdam et Grenoble.

Leur sentiment d’autonomie dans les jardins est également au même niveau à Rotterdam et à Grenoble (27,56/35), et on rapporte un degré modéré de sentiment de compétence (25,94/35), avec un écart de deux points en faveur de Rotterdam. Par ailleurs, l’ensemble des personnes interrogées disent se sentir « heureuses » dans le jardin, mais sans pic d’euphorie (aucune note de 10/10). Le jardin permettrait ainsi de maintenir un équilibre émotionnel, notamment en favorisant la satisfaction des besoins psychologiques fondamentaux, en particulier le lien social, ce qui pourrait contribuer à un bien-être stable et durable. Pour les membres de Rotterdam, le sentiment d’autonomie est en corrélation significative et positive avec le niveau de bien-être. On observe, pour l’ensemble des sites, une corrélation tendancielle (p < 0,10) entre les autres besoins psychologiques fondamentaux (sentiments de proximité sociale et de compétence) et le niveau de bien-être. Le lien entre sentiment d’autonomie et bien-être est également tendanciel à Grenoble et Fontaine.

Des jardins partagés ouverts : des jardinières engagées

Les jardins dits ouverts possèdent des caractéristiques communes à Grenoble et à Rotterdam : la production alimentaire de subsistance n’est pas le moteur principal du jardin puisque la cueillette y est ouverte à tous. Ces jardins, de petite taille, ont souvent un but d’interpellation pour faire passer un message politique : il est possible de jardiner en ville. L’objectif principal est donc de (re)sensibiliser et de militer pour la production et le cycle de production des fruits et légumes. La composition sociale des membres de la communauté du jardin n’est pas fixe ; elle fluctue au fur et à mesure des saisons ou des moments. Par ailleurs, dans certains jardins, les collectifs sont soutenus par des associations caritatives engagées dans l’accueil des populations migrantes, en vue de leur permettre de participer aux activités du jardin et de faire un pas avec les autres, dans leur nouvelle vie. Dans le cas de la ville de Grenoble, le jardin partagé est aussi une sorte de quartier général militant. Les jardins militants, s’inscrivent dans des valeurs d’autonomie et d’autogestion, dans des pratiques comme la permaculture ; on y essaie de rester loin des enjeux politiques municipaux.

Des jardins partagés fermés : des jardinières et jardiniers médiateurs

Les jardins « fermés » sont clôturés. Le portail est fermé à clé et les lieux ne sont pas accessibles tout le temps. Ceux situés sur un terrain public doivent avoir des horaires d’ouverture et possèdent un règlement interne de fonctionnement. Les heures d’ouverture sont là pour justifier le caractère public du jardin et favoriser l’intégration de nouvelles jardinières. Le fait que les membres se connaissent et que la présence d’étrangers au jardin soit limitée peut favoriser un côté individualisant des parcelles. Les jardins sont modulables et adaptables puisque, chaque saison, on y fait de nouvelles plantations qu’il est possible de réagencer. Ils comprennent souvent des parcelles pédagogiques à destination d’écoles ou d’associations. La plupart du temps, ce sont les jardinières membres des associations qui s’occupent bénévolement de cette activité pédagogique. A contrario, l’animation peut aussi être assurée par des jardiniers, mais ainsi que l’explique Léna[8], ceux-ci sont salariés, comme dans le cas de Rotterdam ou du jardin de la Poterne, à Grenoble.

Le fait d’abriter ruches, plantes médicinales et compost conduit à la discussion et à l’apprentissage. L’apprenante en plantes médicinales peut devenir l’enseignante sur le compost, la minute suivante. Les rôles sont mouvants, même si un leadership peut s’exercer, ce rôle peut être variable selon les tâches et les saisons. La transmission des savoirs se fait à différentes échelles et auprès de différents publics (à l’intérieur du jardin, entre jardiniers et jardinières et vers l’extérieur, avec des moments d’échange sur les plantes, sur la biodiversité, etc.) (figure 6).

FIGURE 6

Activités de collecte, Tuin op Hofbogen, Rotterdam, octobre 2017

Activités de collecte, Tuin op Hofbogen, Rotterdam, octobre 2017
Source : Louargant, 2019

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Les jardins partagés comme « démonstrateurs » de l’écologie urbaine citoyenne

À l’échelle des villes de Grenoble et de Rotterdam, les organisations associatives montrent une institutionnalisation des dynamiques sociales présentes dans les jardins, dans le cadre de politiques municipales ou métropolitaines. Ces jardins relèvent de plus en plus de processus en lien avec l’urbanisme transitoire, puisqu’ils occupent des espaces fonciers interstitiels ou des espaces postindustriels en reconversion, c’est-à-dire en voie d’adaptation à de nouveaux besoins. Les jardins deviennent de plus en plus l’affaire des professionnels (non sans conflits avec les bénévoles) qui viennent aiguiller la mise en place du jardin : paysagistes, architectes, bailleurs sociaux peuvent être sollicités pour structurer ces espaces. Que cela soit à Grenoble ou à Rotterdam, des dispositifs sont mis en place pour les jardins partagés : acquisition de parcelles, incitation à créer des associations : « Il y avait une demande de faire la réunion d’information pour le projet d’association, on avait plein d’informations de la mairie, qu’il y aurait des parcelles à donner aux habitants qui le souhaitent » (Taous, Échirolles).

L’embauche d’un professionnel « animateur-jardin » à Tuin op Hofbogen (Rotterdam) a pour but d’encadrer les dynamiques naissantes en organisant l’intégration environnementale urbaine des jardins et la mise en mouvement des collectifs. À Grenoble, un chargé de projet a été recruté depuis 2019 et coordonne les actions de la population, accompagne les membres des jardins partagés et familiaux en vue de créer de nouveaux espaces de jardinage. Ces animateurs-jardins organisent également la communication entre jardins, les activités comme le troc de graines ou les visites de jardin. Les villes peuvent ainsi encourager la création de jardins (disponibilité du foncier) et faire le démarchage auprès de riverains ou d’associations du quartier qui porteraient un projet. Le jardin partagé est alors inclus dans le plan de masse de projet urbain de la municipalité. Le plan de masse a pour objet de fixer, pour un secteur donné, les règles spéciales applicables aux constructions au moyen d’une représentation graphique volumétrique en trois dimensions. Les plans de masse font donc partie des documents graphiques des plans locaux d’urbanisme. De rares cas de jardins émanant des institutions vont dans le sens des travaux de Kaduna-Ève Demailly (2014b) en pointant la « précarité de la participation » dans l’élaboration de certains d’entre eux.

Dans la majorité des cas, nous avons rencontré des personnes satisfaites de leur projet et heureuses d’avoir pu le mener à terme en étant considérées, reconnues par les institutions. Cette institutionnalisation témoigne de la volonté des élus locaux de professionnaliser ce secteur et d’avoir un « démonstrateur » urbain d’une écologie citoyenne en action dans les jardins partagés. En développant et en renforçant des compétences, les jardinières, plus que les jardiniers, déploient des actions qui agissent sur l’estime de soi. En revanche, cela ne favorise pas automatiquement la capacité d’être plus ou moins autonome. En effet, la présence d’un leardership féminin assuré par une majorité de femmes militantes diplômées originaires de classes sociales privilégiées, ou encore par des professionnelles embauchées pour l’animation des jardins partagés, laisse peu de place aux femmes qui présentent un profil autre que celui-là, ainsi qu’aux jardiniers.

Par rapport à l’enquête de satisfaction des besoins, bien que les résultats se situent au-dessus de la moyenne statistique, on constate qu’il reste de la marge de progression possible, sur les sentiments d’autonomie et de compétence, en particulier. Cela peut être lié au mode de gouvernance pratiqué dans les jardins. Par exemple, on constate une différence sur le sentiment d’autonomie et de compétence entre le jardin de Grenoble et celui de Fontaine (région grenobloise). Le sentiment d’autonomie est plus élevé à Fontaine (29,6 contre 25,4), mais le sentiment de compétence est plus faible (23,8 contre 26,2). Cela peut signifier que, lorsque le mode de gouvernance laisse plus de liberté dans les actions menées au jardin, il peut aussi en résulter un moindre accompagnement vers le développement de compétences de jardinage. Le mode de gouvernance laissant moins de place à l’autonomie peut en revanche favoriser un accompagnement au développement de compétences de jardinage. Il serait donc intéressant de réfléchir, avec les personnes coordonnant des jardins, sur des modes de gouvernance permettant de stimuler simultanément le sentiment d’autonomie (choix des tâches à réaliser) et celui de compétence (accompagnement au développement de compétences, partage de compétences, etc.). Ce mode de gouvernance viserait ainsi à accroître le pouvoir d’agir des usagers.

À l’issue de ces enquêtes pluridisciplinaires, on constate un indéniable bienfait du jardin sur le bien-être des jardinières dans leur relation au quotidien et dans leur participation sociale à la métropole. « L’effet jardin » s’exprime et se concrétise dans trois agencements singuliers :

  • un agencement « genre, jardins partagés et care ». De par leurs usages, pratiques et relations aux jardins partagés, les jardinières créent, dans un contexte de métropole nature, une relation de genre individuelle de confort, de bien-être, de soins aux autres et à la nature. À travers leurs organisations associatives et leurs actions de médiation (sur la pédagogie de l’alimentaire, la gestion des conflits…), les jardinières mobilisent des ressources et participent à un collectif d’énonciation « faire communauté » sur et pour la métropole nature ;

  • un agencement spatiotemporel « genre, proximité et care ». Le déploiement des jardins partagés dans les métropoles se concrétise par la création d’espaces à microéchelle, insérés dans les formes urbaines ;

  • un agencement politique « genre, écologie urbaine et care ». Les jardinières sont le lien entre des actions militantes locales concrètes sur le jardin et des engagements à l’échelle métropolitaine, dans le cadre des débats sur la transition écologique.

Ces agencements confirment, pour les villes de Grenoble et de Rotterdam, l’observation du genre et de la ville dans les métropoles contemporaines. Ici, les jardinières prennent soin et s’occupent des jardins dans un souci des autres et dans une extension des rôles de genre présents dans la sphère domestique. Si ces pratiques de jardinage réitèrent et ancrent la normalisation des rôles en les inscrivant dans l’espace de manière sexuée, elles assurent par ailleurs du confort, du bien-être. Elles facilitent une mise en visibilité et une capacité à prendre place dans un espace de médiation à la fois fermé et ouvert sur la ville. Les performances des corps sur cet espace montrent un indéniable « effet jardin » sur la manière de créer de la coprésence et de l’engagement, pour les femmes, en vue de s’occuper du jardin et des autres.

Conclusion

Genre, jardins et métropole : un objet pour lire le care

À l’issue de cette recherche, les jardins partagés en Europe, illustrés par les deux métropoles de Grenoble et Rotterdam, révèlent un espace organisé par des collectifs ou des institutions, dans lequel les jardinières trouvent une place, une reconnaissance (Fraser, 2004), une voix, en somme un droit à la ville des femmes (Fenster, 2005). Les intérêts mis en commun par les jardinières passent par la réalisation concrète d’activités pour prendre soin du jardin, de soi et des autres en vue d’une quête de bien-être en ville.

Cette place prise par les collectifs montre aussi en quoi les femmes jardinières, quelles que soient leur catégorie sociale et leurs valeurs, profitent de cet espace transitoire d’interstice social et écologique, semi-ouvert. Les jardins sont des espaces où, après un parcours de déprise ou d’évincement, se réapproprier la ville, grâce à la qualité de ses relations, est possible. Les jardins partagés sont donc un lieu dans lequel l’entre-soi s’ouvre sur les autres, devenant ainsi un espace de publicisation de l’écologie et du partage. Si ce lieu fait figure de microcosme, chacune peut y trouver sa place, apprendre et transmettre ses savoirs et ses connaissances. Il est l’objet d’une conversation, d’un dialogue renouvelé (Ricoeur, 1990) présent entre soi, la nature et les autres.

L’observation des relations de genre à la métropole, dans les jardins partagés, montre ainsi l’existence d’un « effet jardin » dans la construction des normes de genre dans les urbanités contemporaines. Dans cet ordre d’idées, le paradoxe sous-jacent présent dans les métropoles contemporaines entre écologie urbaine et justice sociale s’exprime de manière prépondérante dans l’analyse du care et du genre. De plus, l’introduction de ces aspects dans les lignes d’action politique et la création d’un « design de la transition » portées par les politiques urbaines métropolitaines montrent que le sujet de l’inclusion sociale est peu saisi à ce jour et reste un enjeu de justice sociale. En effet, les jardins partagés s’inscrivent davantage dans les logiques de l’urbanisme transitoire répondant à des usages temporaires de l’espace urbain. Or, les jardins en ville peuvent constituer un outil de prospective urbaine sur le plus long terme, du moins si des appuis pérennes aux collectifs locaux sont déployés (attribution foncière, aide à la gouvernance des jardins) (Consalès et al., 2018).

Voir les jardins partagés par les prismes du genre, du care et du bien-être incite les observateurs à regarder de plus près la santé urbaine. Les jardins partagés contribuent à cette santé en agissant sur la nature en ville, sur la qualité de la biodiversité et sur la santé mentale immédiate des personnes qui jardinent. Les jardins partagés sont des objets dont la recherche s’empare actuellement et dont il est possible d’analyser beaucoup d’aspects : bien-être, domestication de l’espace public, biodiversité, capacités collectives et bien d’autres. Les métropoles en transition se construisent grâce aux jardins partagés et aux enjeux que ceux-ci portent avec eux.