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Introduction

En partant du principe que les manuels donnent forme aux disciplines en les ancrant dans l’histoire et que « la tâche […] de l’historien des disciplines scolaires est d’étudier les contenus explicites de l’enseignement disciplinaire » (Chervel, 1998 : 36), je prends pour objet, dans cet article, les manuels de géographie québécois produits depuis la Révolution tranquille[1] en tant qu’il s’agit de traces tangibles d’une histoire disciplinaire à excaver. À cet effet, les recherches menées par Marc Brosseau à partir des années 1980 ont su reconstituer l’histoire des manuels de géographie québécois produits entre 1804 et 1957 (Brosseau, 2011). De l’analyse des pratiques de production à l’étude des discours régionalistes, en passant par l’examen de l’héritage d’acteurs-clés et l’exposé de l’influence de l’école française de géographie, Brosseau a ainsi mis à profit une série de textes pionniers ayant assuré l’émergence d’un programme de recherche. Mentionnons d’emblée les réflexions de Gérard Aumont (1950) et de Louis-Edmond Hamelin (1954, 1956, 1960 et 1962), qui ont cerné les insuffisances des manuels importés et la nécessité de développer un marché adapté aux réalités géographiques québécoises. Parallèlement, l’historien Pierre Savard (1968 et 1982) a procédé à une contextualisation de l’enseignement de la géographie dans les collèges classiques, ainsi qu’à une problématisation du discours sur l’altérité.

Bâtissant principalement sur les acquis informés que constituent les travaux de Brosseau (2011), sur ceux entrepris dans ce sillon (Pelletier, 2020, 2021 a et b) et sur les études menées par Suzanne Laurin (1999), j’aborde l’évolution des manuels de géographie produits au Québec depuis 1957. Longtemps laissée en friche par l’historiographie des manuels et de la discipline, cette période revêt un intérêt particulier en cela qu’elle s’enclenche au seuil de la Révolution tranquille, moment charnière de l’histoire du Québec contemporain. C’est en effet au tournant des années 1960 que le Québec, réformant la structure de son appareil étatique, devient le théâtre de grands projets d’aménagement, réactualisant l’entièreté de son territoire administratif et politique (Savard, 2016). Des travaux récents ont d’ailleurs illustré les effets de ces mutations sur les représentations territoriales et, ultimement, sur la façon de penser le rapport au collectif, tant par l’inclusion que l’exclusion (Desbiens, 2015). Sur le plan des politiques éducatives, la création du ministère de l’Éducation en 1964, dans la foulée de la commission Parent, constitue également un moment déterminant de la construction de l’État québécois.

Ainsi, comment les manuels accompagnent-ils cette période riche en bouleversements ? Dans cette optique, je cherche 1) à qualifier l’évolution de la structure des manuels et des définitions de la géographie, 2) à évaluer l’importance relative des différentes branches de la discipline mobilisées dans les contenus, et 3) à problématiser les régimes de représentations sociogéographiques que déploient ces manuels. Effectuée dans une perspective synthétique, cette démarche a comme objectif d’illustrer la richesse de l’histoire de la géographie scolaire au Québec. S’agissant d’une tentative de reconstitution du champ de la géographie scolaire québécoise combinant l’analyse de contenu à l’analyse de discours, l’histoire des manuels contemporains proposée sera structurée suivant une périodisation en trois temps, construite à partir d’une interprétation des travaux de Laurin (1999), prolongée dans le cadre d’études ultérieures (Pelletier, 2020, 2021 a et b) et consolidée par la présente analyse.

En me référant au concept de système manuel (Niclot, 1999 et 2001), je conçois le manuel comme le produit de dynamiques sociales, politiques et économiques (Niclot, 1999 et 2001 ; Rocher, 2007 ; Louichon, 2015). Bien qu’il s’agisse d’un appareil théorique développé en France, sa transposition au contexte québécois permet la mise en lumière de trajectoires historiques locales. Contextuel, ce cadre rejoint l’approche développée par Vincent Berdoulay (1981 et 2008) en repositionnant les manuels et leurs contenus dans le contexte ayant présidé à leur production. Conséquemment, la grille de lecture se situe aux croisements d’analyses de systèmes (éducatif, institutionnel, scientifique, sociétal), actualisant l’idée d’un système ouvert en permanente relation avec son environnement social. Sur le plan méthodologique, j’ai mis à profit une diversité d’approches afin de cerner l’objet sous différents angles. Plus précisément, il est question de combiner l’analyse des contenus explicites à l’analyse de discours, et ce, de manière à dégager un portrait d’ensemble de la trajectoire empruntée par la géographie scolaire, tant dans ses énoncés que dans sa structure et son inscription sociale. Mettant à profit des résultats empiriques de première main, ce travail s’appuie également sur des études déjà menées traitant, notamment, de l’analyse des définitions et des représentations (Pelletier, 2020 et 2021 a et b).

Trois sections distinctes structurent cet article. D’abord, je procéderai à une conceptualisation de l’idée de système manuel. Suivra une présentation des assises méthodologiques de la démarche. Puis, je présenterai les résultats du croisement d’analyses servant à cerner l’évolution de la géographie scolaire, telle que mise en forme dans les manuels québécois, pour les trois périodes historiques suggérées.

Le manuel comme système

Bien entendu, le manuel scolaire peut être abordé d’un point de vue historique (Aubin, 2007 ; Choppin, 2008) ou sociologique (Rocher, 2007). De nombreux géographes se sont également penchés sur ce matériau (Aumont, 1950 ; Hamelin, 1962 et 1974 ; Deshaies, 1999 ; Niclot, 1999 et 2001 ; Clerc, 2002 ; Brosseau, 2011 ; Déry et Mottet, 2017). Conçu comme la matérialisation d’un ensemble de connaissances transposées se prêtant à des interrogations scientifiques et pédagogiques variées, le manuel constitue un carrefour épistémologique, trace tangible des configurations disciplinaires ou d’une forme disciplinaire normalisée. Ainsi est-il pertinent de s’interroger sur le manuel en tant que système pour comprendre la façon dont il s’inscrit dans l’espace social à titre de produit socioculturel.

Dans les recherches traitant des questions sociologiques liées aux manuels, le concept de système permet « d’envisager le manuel comme un tout formé d’éléments interdépendants et repose sur l’idée que le fonctionnement des manuels scolaires peut être pensé, compris et expliqué selon une perspective systémique » (Niclot et Aroq, 2006 : 70). Si ce champ de préoccupations s’impose dans les années 1990 (Choppin, 1992), le terme comme tel est apparu au tournant des années 2000 dans les travaux du géographe et didacticien Daniel Niclot (Niclot, 1999 et 2001 ; Niclot et Aroq, 2006) et a été réutilisé depuis (Lenoir, 2006 ; Rocher, 2007 ; Louichon, 2015). Schématiquement, ce cadre invite à réfléchir aux aspects sociaux, politiques et économiques sous-jacents à la production des manuels, aspects qui, en définitive, en influencent la structure, l’organisation et le contenu.

Le manuel est un objet dynamique. Il véhicule un discours modulé en fonction de son environnement social, politique et économique. Il s’agit d’un prisme à partir duquel il est possible d’appréhender l’évolution d’un environnement où se croisent tensions, injonctions et attentes, soulignant l’existence des liens entre cursus prescrit, savoirs scientifiques, culture populaire et pratiques effectives. On peut ainsi recourir à plusieurs catégories analytiques, ce que Niclot (1999 et 2001) nomme « métasystèmes » (scolaire, scientifique, économique et médiatique). Inégal, le rapport entre ces éléments permet aussi d’envisager le poids des cursus qui, bien que conditionnés par les savoirs scientifiques, influencent de façon significative l’ensemble du processus (Louichon, 2015). Entre autres choses, les options méthodologiques rendant opérationnelle l’idée de système manuel permettent de concevoir le manuel comme 1) une mise en forme de connaissances, 2) une application des programmes d’enseignement et 3) un espace de production/reproduction des représentations sociales (Ibid.) et, dans ce cas-ci, géographiques.

En aval de cette conceptualisation, subsiste la question de la périodisation qui, comme j’entends le montrer, permet de faire état de l’intersection des différentes facettes de l’inscription du manuel. À cet effet, il importe de préciser que cette périodisation n’émerge pas stricto sensu du croisement des analyses. Bâti notamment sur les travaux de Laurin (1999) et sur des études ultérieures, cet article vient en quelque sorte la consolider à partir des manuels, lui ajoutant une épaisseur historique qui, par moments, m’amène à suggérer certaines nuances et à effectuer quelques précisions.

Dans un texte portant sur l’histoire de l’enseignement de la géographie au Québec entre les années 1960 et 1990, Laurin (1999) identifiait, entre autres choses, deux points de bascule importants, à savoir : 1) la tenue de la commission Parent (1964), et 2) la mise sur pied des programmes par objectifs au tournant des années 1970-1980. Pensée à partir du manuel, la périodisation proposée par Laurin en fonction de ces ruptures se voit, d’une part, consolidée, mais également nuancée, voire enrichie, d’autre part. S’enclenchant avec la publication des premiers manuels de la collection « Dagenais » en 1957, la période sur laquelle se penche la présente étude m’amène à devancer le seuil lié à la commission Parent, fait qui s’est avéré cohérent au terme des différentes analyses. De plus, le fait de déborder au-delà des années 1990 pousse à considérer le renouveau pédagogique des années 2000, effectif dans les manuels de géographie à partir de 2005, comme un point rupture ouvrant sur nouvelle période.

En outre, rappelons que la notion de périodisation, en tant que mode d’identification des éléments de continuité et de rupture, demeure une construction qui « rend pensable le chaos des chroniques, ordonne le fil du temps » (Louichon, 2015 : 27). En cela, les différentes périodes identifiées, s’étendant de 1957 à 1980, de 1980 à 2005 et de 2005 à nos jours, ne doivent pas être considérées comme des blocs monolithiques, malgré leur cohérence à plusieurs égards.

Orientations méthodologiques

L’approche synthétique adoptée dans le cadre de cette étude permet le croisement des analyses quantitatives et qualitatives. De l’analyse de contenu à l’analyse de discours, différentes manières de procéder ont été considérées et balisées. Dans cette section, j’établirai les tenants et aboutissants des diverses orientations méthodologiques, ainsi que les critères de délimitation du corpus.

Analyse(s) de contenu

L’analyse de contenu constitue une option utile pour cerner la mise en forme de la discipline et l’évolution des couvertures géographiques offertes dans les manuels, et ce, à partir de catégories préétablies. C’est d’ailleurs là que se situe l’originalité de la présente étude en ce qu’elle met à profit des données inédites assurant le croisement des autres approches utilisées subséquemment, notamment dans l’analyse de discours.

Plus précisément, j’ai effectué en deux temps l’analyse du contenu explicite des manuels, en m’attardant tour à tour à la variable disciplinaire et à la variable géographique. Les catégories disciplinaires s’appuient sur le modèle de classification élaboré par Pierre Dagenais, tel que révisé par André Cailleux (1973). Ayant servi de base à l’analyse de la mise en forme de la discipline dans les manuels, ce modèle fait état de la prégnance de quatre grandes branches (physique, humaine, mathématique et biogéographie), qui, étant nourries par quinze sciences connexes, se décomposent en quinze sous-branches et s’articulent en différents domaines synthétiques (géographies régionale, rurale et urbaine). Dans certains cas, il aura été utile de combiner certaines catégories (géographie physique et biogéographie, par exemple) et d’écarter les sous-catégories ne s’inscrivant pas dans l’enseignement de la géographie (la géodésie, par exemple). En définitive, quatre catégories (géographies humaine, physique, mathématique et régionale) et onze sous-catégories[2] ont été retenues. Lorsqu’applicable, l’analyse de la couverture géographique se déclinait, quant à elle, en trois catégories se référant à des échelles de localisation (pays, région, lieu).

Misant sur l’observation systématique et la description objective du contenu manifeste (Leray, 2008), cette démarche passe, par voie de quantification, par l’analyse fine de l’espace occupé par les différentes catégories préétablies, et ce, proportionnellement à l’ensemble du manuel. Pour ce faire, un logiciel permettant la production et la manipulation de feuilles de calcul (Excel, par exemple) est utilisé lors de l’encodage et de la visualisation du contenu des tables des matières des différents manuels. Chaque section et chaque sous-section d’ouvrage correspondent à une entrée à laquelle sont associés une catégorie et une sous-catégorie disciplinaires, des espaces géographiques de référence lorsqu’applicable et un nombre de pages ramené sur l’ensemble du manuel. L’intérêt de cette démarche réside ainsi dans le fait qu’elle permet de scruter un corpus de manuels et d’appréhender leur structure et leurs contenus par l’entremise de catégorisations disciplinaires et géographiques (Le Roux, 2005).

D’emblée, précisons que cette manière de procéder, misant sur la quantification des contenus, s’applique difficilement aux manuels produits après 2005, en raison du caractère « classique », voire inadapté, du système de classification de Dagenais et Cailleux. De ce fait, elle sera mise parallèle avec une approche thématique, permettant ainsi la mise en perspective des contenus sur le plan historique.

Analyse(s) de discours

Se déclinant en deux volets, la portion de l’analyse qui traite des différentes formes du discours s’appuie principalement sur les résultats obtenus dans le cadre de trois études, mais dont l’utilisation pour cet article vient nourrir l’angle synthétique. D’abord, il est question de s’attarder aux différentes manières de définir explicitement la géographie dans les manuels produits au cours de la période qui nous occupe (Pelletier, 2020). Il est à noter que, jusqu’en 2005, ce sont les manuels de géographie générale qui, à toutes fins utiles, avaient pour objectif de définir les traits généraux de l’identité disciplinaire de la géographie en contexte scolaire. Conséquemment, l’analyse se concentre sur cette portion précise du corpus, à laquelle on peut ajouter une série de manuels produits après 2005 qui, pour des raisons structurelles, ne pouvaient être appréhendés à partir d’une catégorisation binaire opposant la géographie générale à la géographie régionale.

Le second volet de l’analyse de discours porte sur les représentations sociogéographiques véhiculées dans les manuels. Basée sur une série d’hypothèses (Pelletier, 2020, 2021 a et b), la démarche proposée vise, dans ce cas-ci, à cerner l’inscription de l’enseignement de la géographie dans la société qui en assure l’intégration dans les cursus scolaires, et ce, en se concentrant notamment sur le traitement et la place accordée aux espaces canadiens et québécois dans le temps. En conséquence, l’analyse est centrée sur les manuels dont l’objectif était de fournir une description de ces espaces géographiques, à savoir les manuels de géographie régionale portant sur le Québec et le Canada et, après 2005, sur les différentes séries de manuels qui répartissent les exemples de réalités géographiques québécoises sur les deux années d’enseignement de la géographie (1re et 2e année du secondaire). Cette façon de faire prend comme indicateurs le vocabulaire, les thèmes abordés et l’organisation du discours cherchant à qualifier le Canada et le Québec dans une perspective diachronique.

Corpus

Portons maintenant notre attention sur le choix du corpus et sur les critères ayant déterminé les contours des échantillons de manuels étudiés pour chacune des étapes de la recherche. Comme nous le verrons, la sélection de manuels devant être utilisés est amenée à s’ajuster en fonction de l’angle d’approche, c’est-à-dire selon qu’on se penche sur les contenus explicites (formes disciplinaires et couverture géographique), les définitions disciplinaires ou les représentations sociogéographiques.

De 1957 à 2014, quelque 145 manuels, incluant les rééditions, ont été répertoriés (tableau 1). De ces documents, seuls ceux ayant été originalement produits en français et pour le marché québécois ont été retenus, ce qui a ramené le compte à 127 unités, résultat du travail de 19 maisons d’édition. Ce corpus plus exhaustif permet de brosser un tableau général du paysage de la production de manuels, notamment en fonction du profil professionnel de leurs auteurs.

TABLEAU 1

Le nombre de manuels identifiés par période en fonction des critères de constitution du corpus

Le nombre de manuels identifiés par période en fonction des critères de constitution du corpus
Conception : Pelletier, 2020

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En ne tenant compte que des manuels unidisciplinaires – c’est-à-dire ceux qui sont exclusivement consacrés à la géographie – on obtient un total de 96 documents. La majorité de ces manuels sont destinés à l’enseignement de la géographie au secondaire. Au demeurant, cet enseignement était optionnel sur l’ensemble du cheminement secondaire (12-17 ans) de 1969 à 1979, obligatoire de 1980 à 2004 pour les élèves de 1re et 3e secondaire (12-13 ans et 14-15 ans), puis obligatoire depuis 2005 pour les élèves des 1re et 2e secondaire (12-14 ans).

Certains des manuels retenus ont cependant été conçus pour soutenir l’enseignement de la géographie au niveau primaire, c’est-à-dire de la 1re à la 6e – voire la 7e année pour les manuels produits avant 1964 – et donc pour des élèves de 6 à 12-13 ans. L’utilisation de ces manuels aura été notable notamment avant la réforme des programmes par objectifs de 1980, coïncidant avec la création du programme de sciences humaines au primaire. Pensons ici aux manuels des Frères maristes (FM), des Frères de l’instruction chrétienne (FIC) ou de la collection dirigée par Pierre Dagenais, publiés durant les années 1950 et 1960.

Entre 1980 et 2005, l’organisation de l’enseignement de la géographie se construit autour des pôles « général » et « régional ». Ainsi, pour cette période, on recense 26 manuels dédiés à l’enseignement de la géographie générale et 44 à l’enseignement de la géographie régionale. Comme je l’ai souligné précédemment, la refonte du programme au tournant des années 2000, effective dans les manuels de géographie à partir de 2005, nécessite le développement d’une grille d’analyse quelque peu différente. Pour cette période, certains ouvrages sont structurés en fascicules couvrant l’équivalent d’un chapitre dans les manuels conventionnels. Dans ces cas, chaque fascicule a été comptabilisé indépendamment.

Ce corpus rationalisé en fonction des objectifs de recherche est utilisé pour les différentes analyses. L’analyse de contenu ayant comme objet la prépondérance des catégories disciplinaires embrasse l’ensemble des ouvrages retenus, dans la mesure où il s’agit d’une grille de lecture appropriée pour penser l’évolution des manuels, que ceux-ci traitent de géographie générale ou régionale ou, à partir de 2005, d’un mélange de différentes préoccupations à l’aune d’une approche territoriale. Notons que les manuels produits lors de la dernière période ont dû être écartés de l’analyse quantitative à proprement parler en raison de leur organisation moins segmentée, misant davantage sur la connexité des phénomènes[3]. Se prêtant difficilement à des catégorisations disciplinaires, ces manuels font l’objet d’une analyse thématique complémentaire assurant leur mise en perspective sur le plan historique. En ce qui a trait à l’analyse de contenu traitant de l’évolution de la couverture géographique des manuels, j’ai retenu les 44 manuels de géographie régionale produits entre 1957 et 2004, ainsi que les manuels produits après 2005, la géographie générale étant, par sa nature, moins propice à une telle évaluation.

Subséquemment, l’analyse de discours portant sur les définitions disciplinaires met à profit les 26 manuels de géographie générale retenus, dans la mesure où il s’agit d’une ressource didactique ayant comme objectif de baliser les contours de la discipline. À cela s’ajoutent les manuels produits depuis 2005 qui, bien que structurés différemment, intègrent parfois des sections introductives donnant forme à une certaine représentation de la discipline. À cet effet, la série dirigée par Suzanne Laurin[4], intitulée Territoires (manuels 1 et 2) et publiée chez ERPI en 2005, s’avère particulièrement riche.

Finalement, en cernant les différentes représentations sociogéographiques mobilisées pour qualifier l’espace québécois, l’analyse de discours, quant à elle, porte sur un échantillon plus restreint de manuels dont la production s’étale sur les trois périodes déterminées[5]. Effectuée avec un souci de représentativité historique et sociale, la sélection des manuels tient compte des différents groupes sociaux s’étant investis dans leur production, ainsi que de différents programmes guidant la formulation des prescriptions pédagogiques et des différentes décennies qui, plus largement, ponctuent le fil de l’histoire récente de l’éducation au Québec. Ce faisant, je m’intéresse aux représentations sociogéographiques du Québec véhiculées dans les manuels et, de ce fait, à la teneur idéologique des questions et des problèmes jugés légitimes (Cox, 2014).

Les manuels de géographie québécois produits depuis 1957 : une histoire en trois temps

En tentant de mettre ce système en récit, de l’historiciser en l’appliquant à une situation ancrée dans le temps et l’espace, j’ai mis en relation un certain nombre de variables : les profil types et les profils disciplinaires et géographiques des auteurs de manuels, leurs prescriptions pédagogiques, les définitions disciplinaires qu’ils proposent, ainsi que les discours sociogéographiques qu’ils véhiculent, des éléments qui, bien souvent, découlent des programmes d’enseignement. En jetant un regard neuf sur la trajectoire de la géographie scolaire au Québec depuis la Révolution tranquille, on voit que ce cadre de réflexion fait le pont avec les différents éléments de contexte ayant présidé à la production des manuels. Pour comprendre l’évolution des programmes et l’inscription des manuels dans le système éducatif, j’ai mis à contribution les travaux de Maurice Saint-Yves (1970, 1975 et 1976) et de Suzanne Laurin[6] (1999), auxquels s’ajoute une documentation officielle plus récente (MELS, 2006).

1957-1980 : géographes universitaires, géographie classique et mutations représentationnelles

La période qui s’étend de 1957 à 1980 se révèle cohérente à plusieurs égards. Comme le souligne Brosseau (2011), l’année 1957 constitue un moment charnière dans l’évolution du profil des acteurs s’investissant dans le milieu de l’édition de manuels de géographie. Jusqu’alors dominé par les maisons d’édition religieuses (des Frères maristes, des Frères de l’Instruction chrétienne ou des Frères des écoles chrétiennes), ce milieu entre alors dans une phase de laïcisation, un processus qui s’était graduellement enclenché à partir de la fin des années 1930 (Idem). D’une implication d’abord discrète des géographes universitaires, à compter de 1938 avec la participation de Benoît Brouillette, à l’élaboration d’un manuel mariste, puis de la mise sur pied des ABC de la géographie (1947-1948) en collaboration avec Pierre Dagenais, c’est toute une génération de géographes universitaires qui prend d’assaut le milieu de l’édition scolaire au Québec. Consolidée avec le lancement en 1956 des Cahiers de géographie du Québec sous une forme renouvelée, comprenant notamment des chroniques pédagogiques régulières (Grenier, 1956), cette génération de géographes éditeurs voit sa position encore renforcée en 1957 avec la publication des premiers manuels de la collection « Dagenais », aux éditions du Centre de psychologie et de pédagogie de Montréal. Pour l’enseignement de la géographie au Québec, il s’agit là d’un moment annonciateur de la Révolution tranquille et d’une systématisation disciplinaire (Grenier, 1957 ; Brosseau, 2011).

Le début des années 1970 correspond à la fin de course des Frères maristes qui, à partir de 1969, confient l’élaboration des manuels à des géographes universitaires laïcs (Jean-Bernard Racine 1970a et 1970b ; avec André Poulin, 1970). Au même moment, Louis-Edmond Hamelin et Fernand Grenier, deux géographes de l’Université Laval ayant par ailleurs pris part au comité de rédaction des manuels de la collection « Dagenais », comme plusieurs de leurs collègues[7], mettent sur pied la collection « Géographie contemporaine », publiée chez ERPI, qui sera utilisée dans les salles de cours jusqu’à la fin des années 1970 (Grenier, 1996). Force est ainsi de reconnaître l’importance de l’implication des géographes universitaires québécois, mais également français, dans la production de manuels, au Québec.

La présence marquée du type universitaire dans le paysage de l’édition scolaire ne constitue toutefois pas une spécificité québécoise. On observe en effet l’implication des géographes universitaires dans l’élaboration du matériel pédagogique à partir de l’après-guerre, et ce, à l’échelle du Canada, la géographie scolaire étant perçue comme garante des succès effectifs de la discipline dans les institutions postsecondaires (Warkentin et Simpson-Housley, 2001).

Entre 1957 et 1980, on observe une continuité en ce qui a trait aux lignes directrices des programmes d’enseignement de la géographie. La simple comparaison des derniers programmes d’études des écoles secondaires, documents émanant du Comité catholique du Conseil de l’instruction publique jusqu’à sa dissolution en 1964, et des programmes-cadres (1969-1980) suffit pour illustrer ce fait. Peu de changements surviennent au cours de ces décennies, sinon que la géographie devient matière optionnelle. C’est ainsi que les élèves pouvaient d’abord être initiés à la géographie et à ses préoccupations générales (8e année, 13-14 ans) avant de se tourner vers les différentes régions du monde : le Monde moins les Amériques en 9e année (13-14 ans), le continent américain moins le Canada en 10e (14-15 ans), puis le Canada en 11e (15-16 ans). C’est en sens que Maurice Saint-Yves, géographe de l’Institut de géographie de l’Université Laval ayant occupé un poste au ministère de l’Éducation, précisait qu’au début des années 1970, « la réforme du niveau secondaire accus[ait] des retards, particulièrement dans la rénovation des programmes » et que « sauf erreur, les contenus nouveaux du programme-cadre correspondant [aux] objectifs n’[avaient] pas été édités » (1970 : 8-9).

Au tournant des années 1960, les manuels et les programmes reflétaient tous une conception classique de la discipline, c’est-à-dire une matrice disciplinaire se construisant à partir du concept de région (Pelletier, 2020). La géographie y est présentée comme une science de la synthèse qui, par la description explicative, est en mesure d’appréhender l’évolution des paysages, des délimitations régionales et des rapports verticaux qu’entretiennent les êtres humains avec leurs milieux (Idem). Un lien peut être établi entre le profil des auteurs de manuels et la mise en forme de la discipline qu’ils proposaient. La majorité des universitaires impliqués dans l’élaboration du matériel était issue d’une tradition disciplinaire française. Pensons à Brouillette, qui reçut les enseignements d’Albert Demangeon et Emmanuel de Martonne à Paris, ou encore à Dagenais qui, après avoir fait le voyage vers Paris, prit la direction de Grenoble pour évoluer auprès de Raoul Blanchard, précédant ainsi Louis-Emond Hamelin de plus d’une décennie (Pumain, 1974 ; Deshaies, 2010). À cela s’ajoute une implication directe des géographes universitaires dans les débats sur l’enseignement de la discipline, au-delà des années 1960 (Saint-Yves, 1975 ; Laurin, 1999). Ainsi, l’espace qui séparait les géographies savante et scolaire ne constituait pas un hiatus synonyme d’oppositions irréductibles, les manuels matérialisant une certaine idée de la structure de la discipline et de son enseignement.

Si les programmes proposaient une couverture géographique exhaustive du monde, précédée d’une brève introduction à la géographie générale, leur transposition dans les manuels pouvait différer d’un ouvrage à l’autre. L’analyse des contenus et des thèmes de 1957 à 1980 révèle une image diversifiée de la discipline se reflétant d’une manière ou d’une autre dans les programmes. Dans les manuels de géographie générale (figure 1A), ces variations en termes de catégories disciplinaires sont importantes. La géographie physique, qui intègre la géomorphologie, la climatologie, l’hydrographie et la biogéographie, connaît des fluctuations considérables, oscillant entre 10 et 80 % du contenu des manuels. Il en va de même pour l’importance des géographies humaine et mathématique, dont les proportions oscillent tout autant (entre 7 et 100 % pour la première et entre 5 et 45 % pour la seconde).

À l’image du profil général de la discipline, on remarque que la géographie humaine est, elle aussi, des plus hétérogènes, entre 1957 et 1980 (figure 2A). On semble ainsi s’intéresser à des enjeux relevant de préoccupations diverses. La géographie des transports, la géographie économique et la géographie politique – s’intéressant à la question des frontières et des configurations géographiques des États – sont abordées comme des champs de préoccupation distincts.

Les manuels de géographie générale proposent ainsi de survoler les cadres de la discipline en tant que « démarche d’exploration et d’observation du domaine de la géographie » (Saint-Yves, 1970 : 10). Cela prend forme notamment lorsqu’il est question d’intégration explicite d’outils (concepts, indicateurs, définitions, etc.) et des processus ou caractéristiques régionales qui les révèlent au monde. Cela s’avère d’autant plus prégnant qu’il subsiste des traces, certes minimales, de cette géographie nomenclature dans les manuels québécois (Brosseau, 2011), mais également français (Roumegous, 2002), produits avant le tournant des années 1960. Cependant, ce rapport observé entre les manuels et les programmes tend à se transformer, à partir des années 1980.

Pour la même période, les manuels de géographie régionale présentent des caractéristiques analogues à ce qui est observé du côté de la géographie générale. On remarque en effet d’importantes fluctuations dans les proportions de différentes catégories disciplinaires (figure 1B). Toutefois, le faible degré de résolution qui caractérise les descriptions régionales rend difficile toute tentative de compartimentation des contenus en fonction des différentes branches[8]. Cette tendance, propre aux manuels produits entre 1957 et 1970, coïncide avec une période où la géographie régionale présentait un profil géographique couvrant l’ensemble du globe, multipliant les unités géographiques à décrire (figure 3).

À mesure que le profil géographique des manuels de géographie régionale se recentre sur le Québec et le Canada – processus qui s’enclenche au début des années 1970 –, le degré de résolution augmente, facilitant la compartimentation des éléments de description. Dès lors, des sections, voire des chapitres entiers, se rapportent à des branches et sous-branches précises, qu’il s’agisse de géographie économique ou encore de géomorphologie. Cela devient particulièrement apparent au tournant des années 1970 avec les collections « Géographie contemporaine » (Hamelin et Grenier, chez ERPI) et  « Je fais ma géographie » (Racine et Poulin, chez les Frères maristes).

Au-delà d’une mutation du profil géographique, la période d’hétérogénéité disciplinaire générale qui prend forme de 1957 à 1970 est suivie d’une phase d’homogénéisation (figure 2B), à l’instar de ce qui a pu être observé pour les manuels de géographie générale. Les éléments de géographie humaine, qui s’effaçaient dans les manuels généraux, reviennent pour ainsi dire en force dans les manuels de géographie régionale, occupant plus de 50 % de leur contenu. Pour leur part, les éléments de géographie physique s’y maintiennent suivant une proportion de 5 à 40 % du contenu total.

Si l’on examine plus en détail cette géographie humaine qui gagne en importance dans les manuels de géographie régionale au tournant des années 1960-1970, atteignant parfois 90 % des contenus totaux (figure 2B), on est d’abord amené à confirmer le caractère hétérogène du profil disciplinaire. Même si la forme que prennent ces « variétés » de géographie humaine durant les années 1970 rend difficile de déceler des tendances, on remarque que certains manuels traitent exclusivement de questions urbaines ou régionales, d’enjeux économiques ou encore de géographie générale à proprement parler.

FIGURE 1

Profils disciplinaires de manuels de géographie générale (A) et régionale (B) produits au Québec (1957-2004)

Profils disciplinaires de manuels de géographie générale (A) et régionale (B) produits au Québec (1957-2004)
Conception : Pelletier, 2020

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Du point de vue du discours et des représentations, on constate la prégnance de certains lieux communs rattachés à la culture canadienne-française. Comme cela a été illustré ailleurs (Savard, 1982 ; Brosseau, 2011 ; Pelletier, 2020, 2021 a et b), les manuels maristes ont été porteurs d’un discours social et moral imprégné de ce que l’historien nationaliste Michel Brunet (1958) appelait « les dominantes de la pensée canadienne-française », à savoir, entre autres, l’agriculturisme et le messianisme (discours qui aura été traduit par « importance du fait religieux »). À cela s’ajoute une conception de l’Amérique française, instituant la présence canadienne-française d’un océan à l’autre, tout en la ramenant à la Laurentie. Parallèlement, et cela est vrai à la fois chez Dagenais et chez les Frères maristes, on ancre le Québec et ses régions dans un rapport à la terre qui relève de l’histoire, celle des établissements humains (canadiens-français, puis québécois) et de leurs relations au milieu physique (le Québec et ses régions). Ainsi les régions historiques se font permanence plutôt que processus tournés vers l’avenir  ; elles se conçoivent comme uniformes et imprégnées d’une fixité temporelle, plutôt que polarisées, organisées suivant des logiques d’attraction.

FIGURE 2

Profil disciplinaire des portions de manuels de géographie générale (A) et régionale (B) produits au Québec traitant de géographie humaine (1957-2004)

Profil disciplinaire des portions de manuels de géographie générale (A) et régionale (B) produits au Québec traitant de géographie humaine (1957-2004)
Conception : Pelletier, 2020

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Au tournant des années 1970, dans un contexte de mutations référentielles sur les plans politique et social, les représentations géographiques, notamment dans les manuels Hamelin-Grenier, tendent à produire une image totalisante du Québec, un ensemble géographique possédant sa légitimité et sa cohérence géographique, voire politique, propre et dont l’essence peut se comprendre dans la tradition européenne de l’État-nation (Pelletier, 2021). Il s’agirait, suivant la métaphore « organiciste » employée par Grenier (1971 : 4), d’un État « qui naît, s’accroît, atteint la maturité, et éventuellement, manifeste des signes de vieillesse ». Le Québec se présente ainsi comme une entité opposable au Canada ou à d’autres États, sans pour autant en faire totalement abstraction. Cela s’illustre notamment par la juxtaposition du Québec et du reste du Canada dans les manuels (figure 3). Ce changement notable en termes de représentation du Québec vient nuancer la périodisation proposée, dans la mesure où cet élément de rupture survient à l’intérieur de la période en question.

FIGURE 3

Profil géographique des manuels de géographie régionale produits au Québec (1957-2014)

Profil géographique des manuels de géographie régionale produits au Québec (1957-2014)
Conception : Pelletier, 2020

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Une proximité cognitive s’installe donc entre le discours sur le Québec et la pensée territoriale qui émane, durant les années 1960 et 1970, du contexte sociopolitique (Sénécal, 1992), mais aussi de travaux menés par des géographes universitaires, traitant de la question de l’intégrité territoriale du Québec. On peut penser à la Commission d’études sur l’intégrité du territoire du Québec, présidée par Henri Dorion et chapeautée par le gouvernement provincial, de 1966 à 1972 (Dorion et Lacasse, 2011). À certains égards, cette situation est annonciatrice de l’orientation qui se dessine au tournant des années 1980.

Compte tenu de l’hétérogénéité des structures, des rapports aux programmes, de l’image de la discipline que nous suggère l’analyse de contenu et des schèmes référentiels qui ressortent de l’analyse de discours, force est d’admettre que le paysage de l’édition scolaire constitue, entre 1957 et 1980, un espace de relative liberté pour les auteurs en ce qui a trait aux paramètres d’élaboration du matériel pédagogique. Cette liberté est révélatrice de l’effritement de la mainmise d’une poignée d’acteurs sur le marché de l’édition – en l’occurrence les Frères maristes et les géographes de la collection « Dagenais » – et du Comité catholique du Conseil de l’Instruction publique, dissout avec la création du ministère de l’Éducation en 1964. Avec la réforme des programmes-cadres de 1969, la vague de manuels dans laquelle s’inscrivent la collection « Géographie contemporaine », le renouveau laïque des Éditions des frères maristes et, marginalement, les fascicules des Éditions HRW présente des variations notables. Il est également intéressant de noter qu’il s’agit de la période qui précède la création du Bureau d’approbation du matériel didactique (BAMD).

Il semblerait donc que le ministère ait tardé à mettre en place des balises claires et des mécanismes de contrôle conséquents, qui auraient permis la normalisation et l’uniformisation des manuels. Si l’adéquation variable de la structure des manuels et des programmes est révélatrice d’une relative autonomie (institutionnelle ou pédagogique), on constate la prégnance d’un principe organisateur, soit l’idée de connaissance objective. Le monde serait chose matérielle, observable empiriquement. En d’autres termes, la structure descriptive de programmes constitue en quelque sorte un calque des découpages régionaux, notamment illustré par l’attention accordée aux différentes portions de l’espace terrestre. Dans un esprit de synthèse, le manuel cherche, par la description explicative, à faire état des réalités géographiques. On vise ainsi à « initier l’élève à la compréhension de la carte du monde, à la connaissance des pays et des relations qu’ils entretiennent » (Saint-Yves, 1970 : 10), matérialisant une approche globale et descriptive.

1980-2005 : géographes-enseignants, géographie «expérimentale» et prisme étatiste / économiciste

À partir de 1980, le profil type des auteurs de manuels se transforme, matérialisant un idéal formulé par Maurice Saint-Yves (1976) quelques années auparavant en se référant à la nécessité de former à la fois des géographes, des pédagogues et des éducateurs. Le manuel se conçoit désormais comme un objet technique, un prêt-à-enseigner, produit par des acteurs d’abord formés à la géographie, puis à son enseignement, demeurant ainsi rattachés aux institutions de la géographie tout en étant actifs dans les établissements scolaires. Cela fait d’ailleurs écho aux nouvelles visées des programmes, qui mettent davantage l’accent sur les « objectifs pédagogiques » que sur l’idée de connaissances objectives du monde à transmettre (MEQ, 1979).

À la lumière de la comparaison entre la structure des manuels et celles des programmes par objectifs, un constat s’impose : l’État, par l’intermédiaire du ministère de l’Éducation, occupe une place grandissante au sein du système social du manuel. L’analyse comparative des structures et de leurs principes organisateurs met en relief deux tendances. Premièrement, l’État accroît sa présence à titre d’entité gestionnaire, ce qui, à l’échelle du manuel, se traduit par un rôle croissant des appareils officiels dans l’articulation de la géographie scolaire, comme en témoigne la création du BAMD en 1980 (Lebrun et al., 2004). Deuxièmement, on constate l’entrée en scène et l’influence grandissante des sciences de l’éducation dans l’élaboration des programmes et du matériel didactique (Laurin, 1999), influence observable par l’entremise de la caractérisation de la structure des manuels.

L’analyse diachronique de la définition de la géographie dans les manuels révèle une continuité évidente, de 1957 à 2004 (Pelletier, 2020). Malgré cette stabilité, certaines nuances permettent de différencier ce qu’on dit de la géographie scolaire avant et après la réforme des programmes par objectifs. Ainsi, on observe un affermissement empiriste par la formulation d’une démarche expérimentale et, de ce fait, l’acceptation d’une certaine idée de la science. L’effacement graduel du type universitaire parmi les auteurs de manuels coïncide avec la sédimentation de la définition disciplinaire. Ainsi, la géographie scolaire québécoise n’intègre pas les grandes tendances que connaît la géographie savante à pareille époque, que l’on pense au courant humaniste, au courant radical, à l’affirmation de la géographie sociale ou encore à la « nouvelle » géographie culturelle (Claval, 1996 ; Rose et Gilbert, 2005 ; Bédard, 2007 ; Deshaies, 2010 ; Johnston et Sidaway, 2016). On parle alors d’une uniformisation marquée de la discipline dans les manuels, corrélative d’une distanciation entre ses formes scolaire et savante, elle-même révélatrice d’une autonomisation relative des espaces sociaux leur étant associés (Laurin, 1999). Il s’agit là d’un hiatus symptomatique de l’empreinte de plus en plus marquée des sciences de l’éducation dans l’élaboration des programmes à partir de la réforme des programmes par objectifs (Idem). Ce hiatus met au jour le processus de transposition didactique sous-jacent à la production des cursus, c’est-à-dire le processus complexe de réélaboration de connaissances disciplinaires misant sur les expériences de formations actualisant les valeurs et les compétences à assimiler (Paun, 2006).

Sur le plan du contenu, les rapports entre les différentes branches de la discipline se stabilisent, tant dans les manuels de géographie générale que régionale, et ce, à l’image de ce qui pouvait être observé au cours des années 1970. Cela illustre la concordance grandissante entre les manuels et les programmes, ainsi que la place de plus en plus importante qu’occupent l’État et la sphère pédagogique, induisant une uniformisation des manuels sous une considération croissante des prescriptions pédagogiques.

Comme le montre la figure 1A, les proportions entre les trois grandes branches disciplinaires dans les manuels de géographie générale expriment une uniformisation croissante du contenu. On observe également une diminution concomitante du poids de la géographie humaine à l’échelle de cette catégorie de manuel, un fait d’autant plus curieux que la discipline devait être une partie intégrante de l’enseignement des sciences humaines au secondaire, au côté de l’histoire. Les éléments de géographie humaine perdent en importance par rapport à la géographie physique et à la géographie mathématique, du moins lorsque vient le temps d’exposer les cadres « généraux » de la discipline.

La marginalisation de la géographie humaine n’est pas sans effet sur la prépondérance des différentes branches qu’elle recoupe (figure 2A) : que l’on pense à la géographie économique, à la géographie des transports ou à la géographie politique, certains champs géographiques disparaissent ou, du moins, s’amalgament. La géographie humaine générale, dont des traces subsistent dans les définitions explicites de la discipline proposées dans les manuels, correspond, dans les contenus effectifs, à une géographie de la population, à laquelle se joint brièvement une géographie classique s’intéressant aux rapports qui unissent les humains et la nature, aux facteurs climatiques de l’évolution des établissements humains et des genres de vie, ainsi qu’aux géographies urbaines et rurales (Claval et Sanguin, 1996).

Du côté de la géographie régionale, alors enseignée en 3e année du secondaire, on observe la présence accrue d’approches permettant d’aborder les activités humaines en relation à la région et à l’espace en termes économiques (figure 2B). On assiste ainsi à la délimitation d’une géographie résolument économique, à laquelle s’ajoute une préoccupation non négligeable pour la démographie. En marge, subsistent des traces de géographie urbaine, rurale, politique et des transports, sans toutefois nous donner les moyens d’y observer une tendance. Une analyse plus fine des thèmes et des concepts utilisés permet par ailleurs de comprendre que ce qui relevait de ces sous-disciplines, au cours des années 1960 et 1970, se retrouve intégré à la géographie économique. À titre d’exemples, les questions urbaines sont abordées sous l’angle des secteurs d’activités économiques, les transports sont incorporés à la circulation commerciale et aux technologies de communication et les activités agricoles, autrefois pensées comme partie prenante des milieux et des genres de vie, deviennent une activité productive parmi d’autres.

La surreprésentation de la géographie économique dans les manuels de géographie régionale après 1980 surprend d’autant plus qu’elle est, au même moment, quasi absente de l’enseignement de la géographie générale dispensée en 1re année du secondaire. À y regarder de plus près, cette tendance correspond aux nouvelles orientations prescrites par les programmes d’enseignement, notamment le caractère central de l’étude des ressources humaines et naturelles du territoire (Robert, 1983).

De l’omniprésence des concepts propres à une géographie classique entre 1957 et 1980, on passe à une géographie qui fait siennes les préoccupations se rapportant au concept d’espace, un fait que certains acteurs du milieu de l’enseignement de la géographie espéraient depuis déjà une décennie (Robert, 1970). Mobilisant ainsi les enjeux de distances, de réseaux ou encore de rapports entre les êtres humains dans l’espace, et ce, malgré une définition disciplinaire qui ne coïncide pas avec ce que proposent les manuels de géographie générale, on passe d’une lecture verticale des rapports qui unissent les êtres humains et la nature à une lecture horizontale et spatiale des réalités géographiques.

Cette vision de la discipline aura des effets sur la façon de représenter le Québec en tant qu’ensemble géographique. On note ainsi l’insertion d’un discours se focalisant davantage sur les composantes économiques du territoire et sur son quadrillage administratif, ou étatique. Reflet conséquent des mutations du profil disciplinaire sur la conception du territoire, l’État du Québec devient ainsi un espace pouvant se penser, presque de façon exclusive, par son développement économique et l’efficacité de sa gouvernance. Pour faire un lien avec l’analyse de la mise en forme de la discipline, ce schème de représentations coïncide avec la montée de l’importance de la géographie économique, la réduction de l’horizon qu’offre la définition de la discipline et l’adéquation formelle entre la structure du manuel et celle des programmes.

S’il a fallu attendre les années 1970 avant que la Révolution tranquille ne vienne imprégner le profil géographique proposé par les manuels, ce profil ne s’est figé qu’à partir de 1980. La légitimité géographique et politique consacrée à partir de 1970 dans les manuels Hamelin-Grenier perdurant, on observe, suivant l’élaboration de programmes ciblés, l’apparition d’une nouvelle catégorie permettant de traiter simultanément du Québec et du Canada, leur accordant ainsi un statut géographique équivalent et les faisant dialoguer comme deux unités géographiques dont les réalités sont « comparables » sur le plan scalaire. À titre d’exemples, on parlera de l’évolution de la population « au Québec et au Canada », ainsi que de l’économie « du Québec et du Canada ». Si cela laisse penser que le Québec, comme le Canada, sont considérés comme des unités géographiques légitimes, comparables, opposables, cela sous-tend également que parler de l’un implique de faire référence à l’autre. Ces ensembles territoriaux seraient donc distincts, mais liés, l’un ne pouvant faire abstraction de l’autre.

Depuis 2005 : didacticiens, approche territoriale, fragments et diversité

Le renouveau pédagogique, effectif en géographie depuis 2005, constitue un moment charnière dans l’histoire de l’enseignement de la discipline et de ses manuels. Il s’agit en effet de l’année à partir de laquelle l’application de la réforme prévue par le ministère de l’Éducation devient obligatoire à l’échelle du système scolaire québécois (MELS, 2006). Les tendances caractéristiques de la période 1980-2005 s’étiolent et on constate une transformation du profil type des auteurs avec l’entrée en scène plus franche de didacticiens qui, sans être nécessairement formés en géographie, font également de la didactique de l’histoire leur spécialité. Formés en science de l’éducation (par exemple Nathalie Boudrias, Mélanie Langlais, Alain Dalongeville, Suzanne Laurin), mais souvent appuyés par des géographes oeuvrant, dans ce contexte, au sein d’un groupe de travail dont les orientations relèvent davantage de préoccupations pédagogiques générales (par exemple Danielle Marcheterre, Yann Roche et Éric Mottet, tous géographes), ces nouveaux acteurs vont transformer la forme et le fond du manuel, suivant en cela les prescriptions pédagogiques fournies par les nouveaux programmes. À cela s’ajoutent des équipes diversifiées de consultants comprenant des experts de contenus dont les tâches peuvent varier, à l’instar de ce qu’on observe dans le cadre de l’élaboration des programmes (Laurin, 2003). Ce constat observé à l’échelle des manuels se manifeste aussi dans la formation des praticiens de l’enseignement, où la géographie occupe une place de plus en plus marginale (Gwyn-Paquette, 2009a).

La suppression des cadres formels de la discipline (incarnés par le cours de géographie générale) et des cadres géographiques (bien représentés par le cours de géographie régionale du Québec et du Canada) est normalisée avec la réforme de 2005. D’une définition formelle de la discipline qui s’accompagnait systématiquement, depuis 1980, d’une démarche expérimentale annoncée, on passe, à partir de 2005, à l’énonciation d’une démarche axée sur les compétences et la problématisation d’enjeux, par l’entremise de leurs manifestations à l’échelle d’organisations territoriales définies (tableau 2).

Ce repositionnement de la géographie scolaire éloigne cette dernière d’une conception proprement disciplinaire. Les cadres disciplinaires (géographie générale/régionale) et géographiques (Québec/Canada) cessant de fournir le matériel autrefois nécessaire à l’élaboration des manuels, il apparaît difficile de concevoir quels seraient les critères de sélection des enjeux qui forment le coeur des ouvrages produits, autrement que par leur pertinence sociale. Participant d’un idéal de conscience territoriale, cette orientation donne forme aux contours d’une démarche didactique réaffirmant la place du contexte social, dans la mesure où aucun autre facteur (disciplinaire ou géographique) ne peut expliquer la prégnance des enjeux sélectionnés.

De plus, cette réorientation révèle l’émergence d’une approche résolument territoriale, évacuant la région et l’espace comme concepts structurants. Sans pour autant faire l’objet d’un consensus parmi les praticiens, notamment en raison de l’évacuation concomitante de la géographie physique (Gwyn-Paquette, 2009b), ce virage territorial participe d’un ancrage plus assumé de la géographie parmi les disciplines qui composent le domaine de l’univers social (Laurin, 2003). Cela peut-il nous amener à penser qu’il s’agit d’un réalignement de la géographie scolaire avec la géographie universitaire, s’étant elle-même distancée du prisme régionaliste ? S’agit-il de la réinsertion d’une certaine vision de la discipline qui avait droit de cité depuis déjà un certain temps dans la sphère universitaire québécoise et, plus largement, francophone (Gilbert, 2007) ? En bref, on peut s’interroger à savoir si cela ne constituerait pas un écho de l’état de la discipline dans sa sphère savante ; le territoire, en tant que levier herméneutique, ayant depuis longtemps intégré la pratique de la géographie, au Québec (Hamelin, 1996 ; Bédard, 2007 ; Deshaies, 2010) comme ailleurs (Claval, 1996 ; Johnston et Sidaway, 2016).

À cet égard, la réorganisation des contenus à partir de 2005, notamment avec l’intégration de thèmes nouveaux illustrant une orientation plus critique s’intéressant davantage aux inégalités, aux relations de pouvoirs et aux questions environnementales, fait figure de changement important. De plus, la réouverture du manuel sur le monde (figure 3), en plus de révéler un nouveau rapport aux réalités géographiques, incite à penser que le besoin de production et de « circulation » d’un savoir géographique plus global s’impose dans un contexte de réarticulation des compétences plaçant la construction d’une conscience géographique au-delà des frontières du Québec et du Canada.

Les organisations territoriales, en tant que nouveaux espaces de référence, prennent place dans un discours multiforme, intégrant des éléments qui relèvent de champs de préoccupation variés : du social au politique, de l’historique à l’environnemental, sans oublier le champ économique, encore bien présent. L’impossibilité d’une reconstitution de l’espace du Québec dans son ensemble coïncide avec l’intégration des organisations territoriales élargissant le cadre géographique et repensant son régime de géographicité. Servant à illustrer les enjeux territoriaux qui structurent le discours du manuel, les exemples québécois, canadiens et internationaux sont placés sur un pied d’égalité aux plans cognitif et épistémologique. Ce constat rejoint celui de Déry et Mottet (2017), qui observent que le matériel pédagogique contemporain ne produit pas d’images cohérentes du territoire québécois, tout particulièrement le Nord, au sens d’un « Québec total » (Hamelin, 1998).

TABLEAU 2

Les territoires types : sous-catégories et définitions

Les territoires types : sous-catégories et définitions
Conception : Pelletier, 2020 | Source : MELS, 2006

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D’un point de vue épistémologique, cette réorganisation de l’usage des cadres géographiques met en lumière la systématisation (dans les programmes et les manuels) d’un renversement de l’ordre discursif : d’une séquence idiographique (d’une région particulière émanent des enjeux particuliers), on passe à une démarche inverse (des enjeux généraux émanent une série d’exemplifications)[9]. Peu à peu, la géographie scolaire s’éloigne de l’idée de « tableau géographique » chère à la géographie régionale classique. Ce constat se reflète également dans l’ambition avouée de l’enseignement de la géographie à partir de 2005, à savoir, entre autres, de permettre la construction d’une conscience citoyenne à l’échelle planétaire. Cela rejoint néanmoins l’idée que se faisait Hamelin (1954 et 1956), à l’aube de la Révolution tranquille, du rôle de l’enseignement de la géographie, lui qui, malgré un ton patriotique, suggérait que de maîtriser la connaissance géographique du pays permettait de faire sens des différences à l’échelle mondiale et, d’une certaine façon, de les célébrer. La pertinence sociale du manuel semble ainsi prendre le dessus face à la pertinence disciplinaire du discours véhiculé.

Dans cette optique, il serait aisé d’imaginer que la réarticulation de la discipline dans le temps permette une restructuration du discours social et politique. L’analyse des représentations aborde cette question de front, prenant le Québec, en tant que réalité géographique, comme cas de figure. En problématisant la question des modèles de citoyenneté portés par le manuel québécois à partir de 2005, on constate que cette nouvelle génération de manuels présente des contenus dans lesquels la place du Québec est réorganisée. D’une conception totalisante du Québec, pensé comme territorialement cohérent, tant par la géographie que par l’économie ou l’État, on passe à une formule préconisant des unités territoriales dont l’échelle diffère par son caractère plus restreint. Cela pousse à qualifier cette nouvelle catégorie cognitive de fragments territoriaux – rejoignant le vocabulaire d’un Jacques Beauchemin (2007) – qu’on est à même de situer à l’intérieur des frontières de la province, mais qui provoquent une désarticulation de son « tableau » synthétique. Suivant les prescriptions du programme de 2005, ces organisations territoriales constituent les leviers premiers de l’actualisation des compétences à assimiler[10] et d’un régime de géographicité liant à nouveau l’ici (le Québec) et l’ailleurs (le monde).

Si une lecture critique de ces changements est possible – rejoignant en cela les réflexions d’un Beauchemin (2007) quant à la déstructuration du rapport au collectif ou d’un Joseph Yvon Thériault (2019) dans sa critique du cosmopolitisme culturel –, il ne s’agit pas de la seule clé d’interprétation possible. La réinterprétation des réflexions de Jocelyn Létourneau (2010) pousse, quant à elle, à réfléchir sur la tension entourant les mutations discursives associées aux transformations de la géographie scolaire québécoise. Face à ceux qui voient en la décentralisation de l’objet du Québec « une remise en cause, une “délégitimation” de l’expérience nationale québécoise, voire un acte d’“antinationalisme” pur et simple », Létourneau insiste sur le fait que « [q]uestionner le Nous québécois, le sonder dans ses divergences et prendre acte de ce qu’il est au lieu de le présenter comme on voudrait qu’il soit, c’est affirmer que la variable nationale, bien qu’étant une variable importante de l’équation québécoise, ne la résume ni ne la résout à elle seule » (Létourneau, 2010 : 37-38). Si l’évacuation de l’idée de tableau géographique comme principal schème d’ordonnancement de la réalité géographique québécoise demeure, on peut se questionner quant aux implications effectives de cette orientation. Cette nouvelle donne répondrait à une intégration de l’idéal pluraliste ou à l’adoption de la diversité comme mode de pensée (Desbiens, 2015), une préoccupation incarnée par la compétence disciplinaire associée à la construction de sa citoyenneté à l’échelle planétaire. Plutôt qu’une absence de visée identitaire, tel que le décrient Déry et Decelles (2011), on peut y voir la normalisation d’une forme de pluralisme par l’entremise des représentations véhiculées par les manuels.

Cette fragmentation de l’unité d’un Québec territorial et la pluralisation du discours qui l’aborde correspondent à une réorientation des thèmes qui guident la construction de l’image disciplinaire, passant par l’abandon de la région comme levier herméneutique au profit du territoire. En outre, c’est la visée totalisante d’une géographie classique qui est ou bien évacuée ou bien abandonnée dans la foulée d’une perte de confiance dans les vertus universalisantes de la science. Suivant en cela une orientation socioconstructiviste, on cherche à étayer l’horizon géographique de l’élève à partir d’une dialectique plus soutenue entre l’ici (le Québec) et l’ailleurs (le monde), comme en témoigne le décloisonnement du profil géographique des manuels (figure 3).

S’éloignant de l’étiquette formelle associée à la discipline et aux réflexions explicites quant à sa nature intrinsèque, la forme que prend cette géographie amène à considérer que son enseignement, du moins au Québec et à l’aube du XXIe siècle, constitue davantage un projet pédagogique et citoyen que disciplinaire, sans pour autant masquer le fait qu’il s’agisse d’une démarche proprement géographique. Une telle réorientation de la géographie scolaire s’inscrit dans un travail de réflexion plus large quant aux finalités de l’enseignement des sciences humaines et sociales, soit « la mise en oeuvre de la réalité humaine et sociale, fondée sur des processus interactifs, comparatifs, réflexifs et critiques et dirigée vers la compréhension de l’agir social » (Lenoir, 2002 : 160), peut-être au détriment de la reproduction d’une identité sociodisciplinaire.

Conclusion

Le manuel de géographie constitue un témoin révélateur de l’histoire d’une discipline en mutation, de l’évolution de son enseignement et des différentes façons dont les discours sur le Québec et le monde ont pu être articulés. Il convient de reconnaître que ce type d’interrogation nous en apprend sur la collectivité, son rapport à l’éducation, à la discipline, à la culture et au fait territorial. En cela, l’analyse systémique des manuels produits au Québec depuis 1957, faisant appel à une variété d’éléments contextuels, constitue un cadre utile pour prendre acte de ces recoupements. Bien que circonscrites en fonction de la cohérence produite par le croisement des analyses, les périodes déterminées en amont et consolidées par l’analyse ne constituent pas des blocs monolithiques. Ainsi peut-on y percevoir des continuités, comme l’importance de l’empirie (regard géographique, observation et connaissances objectives du monde) ou du cadre dual général/régional (et ses ramifications sur le plan des représentations géographiques) qui se maintient jusqu’en 2005.

Certaines discontinuités sont néanmoins mises en relief ; pensons au profil type des auteurs, au profil disciplinaire, au mode de représentation du territoire, à l’adéquation manuels-programmes ou encore aux paramètres de la démarche géographique. Il n’en demeure pas moins que la complexité des processus dont il faut tenir compte dans l’élaboration du manuel de géographie pousse à la réflexivité. De ce fait, il est essentiel de reconnaître le caractère malléable du projet porté par l’enseignement de la géographie et l’orientation pédagogique, disciplinaire et discursive de ses manuels. En bref, pour comprendre l’inscription du manuel, il faut élargir le regard et dépasser le cadre strictement disciplinaire, de manière à intégrer les objectifs associés à la formation à la citoyenneté, orientation qui se retrouve à l’avant-plan à partir de 2005. On conçoit ainsi que certaines transformations sont plutôt de nature « intradisciplinaire » (par exemple, le passage de la région à l’espace puis au territoire, comme concept structurant) et que d’autres sont également motivées par des visées éducatives. Il s’agit là de nuances que permet la mise en lumière du cadre systémique et de son jeu d’échelles.