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Sur les Bancs du paysage. Enjeux didactiques, démarches et outils est un ouvrage collectif réalisé sous la direction d’Anne Sgard et Sylvie Paradis. Il paraît à la suite d’un programme de recherche mondial de trois ans intitulé Didactique du paysage, mutualisation des expériences et perspectives didactiques à propos des controverses paysagères. L’ouvrage exploite également les résultats du colloque tenu à Genève en octobre 2017 sur les mêmes questions. Sur 272 pages, le volume rassemble 27 contributeurs aux profils variés : écologues, géographes, historiens, sociologues, architectes, urbanistes, forestiers, didacticiens, consultants, agronomes, ingénieurs paysagistes, photographes. Les contributions abordent les controverses environnementales, l’aménagement paysager, la gouvernance territoriale et la mobilisation du paysage dans les discours d’habitants et politiques publiques, enfin, la didactique en éducation au paysage et la médiation paysagère, le tout à travers le prisme du développement durable des territoires. Autour des finalités citoyennes de ces formations paysagères, l’émancipation des individus (apprenants et autres parties prenantes) et leur engagement critique dans la vie sociale et politique de leur milieu seraient la voie pour y parvenir. L’ouvrage se nourrit des postures et des expériences in situ vécues dans leur double dimension ontologique et politique dans six pays (Belgique, Suisse romande, Italie, France, Écosse et le Québec) sur deux continents, et ce, dans une grande diversité de milieux : montagnes, plateaux, plaines, littoraux, zones humides, milieux urbain, portuaire, rural, industriel ou postindustriel, etc.

Arrivés à point nommé pour faire évoluer le débat sur les questions de paysage, les textes proposés révèlent la fécondité d’un concept qui a donné lieu à une abondante littérature scientifique depuis les premiers géographes naturalistes des XVIIIe et XIXe siècles (Levy, 2006) jusqu’aux récents développements biogéographiques (Berque, 1996 ; Bertrand et Bertrand, 2002 et 2014), écologiques (Burel et Baudry, 1999 ; Marty et al., 2006), culturels et hodologiques (Jackson, 1984 ; Cosgrove, 1998). Ces contributions montrent à quel point le débat sur le paysage a évolué, sur fond dichotomique (rural/urbain, culturel/moderne, patrimoine/esthétique) et à travers différents prismes : écologie, éthique paysagère (Sgard, 2010), perspectives paysagères (Poullaouec-Gonidec et al., 2005), médiation paysagère (Paradis et Lelli, 2010), politique paysagère, (Terrasson, 2006).

Le paysage, palimpseste et objet de tout territoire, est porteur d’homogénéité et d’identité d’une région. Sa lecture, son interprétation et sa caractérisation se sont émancipés du primat du visuel pour devenir multisensoriels (Candau et Le Gonidec, 2013). La pétrification du paysage tient d’une réelle obsession qui nous interpelle avec pertinence : « Que reste-t-il sur terre quand la sensibilité s’absente ? Manifeste pour un paysage jubilatoire ! » Collet (2018). L’ouvrage explique que, quel que soit l’acteur ou le mode d’utilisation, le paysage doit faire l’objet d’appropriation, de débats, et devenir une transdiscipline à part entière. Dans une posture constructiviste, une telle vision permet d’envisager le paysage comme une « perspective d’engagement dans le monde » (Ingold, 1993), sinon de mobilisation.

En se servant de l’interdisciplinarité, les auteurs présentent l’activité de formation au paysage au moyen de la perception et de la sensibilité paysagère. Des outils, des démarches et des analyses, ainsi que des dispositifs pédagogiques y sont en outre présentés dans une version numérique de 38 fiches interactives. À la lecture des onze chapitres et de la postface, quatre idées maîtresses ressortent de l’ouvrage analogique, notamment des enjeux d’éducation (didactiques), de politique, de participation et de médiations paysagères, toutes relatives aux controverses publiques. Nous les présentons en deux grandes séquences.

Les enjeux didactiques constituent la raison d’être de ce manuel, guide de formation des étudiants en paysage. Les auteurs ont construit le questionnement sur les mises en contact des apprenants avec le terrain, la problématisation par le paysage et les dispositifs de mise en débat. La réflexion prend parfois une tournure à la fois introductive, explicative et conclusive qui situe le lecteur dans la compréhension de la posture épistémologique et didactique adoptée dans l’ouvrage. En effet, la dimension paysagère doit être fortement prise en considération dans toute idée d’aménagement du territoire (schéma directeur d’urbanisme, plan communal de développement, schéma de cohérence territoriale, etc.) pour sortir du paternalisme ambiant en politique.

Les méthodes et outils d’enseignement du paysage en situation d’apprentissage cognitif, sensitif et interdisciplinaire représentent la seconde idée forte de cet ouvrage. Inscrites dans une démarche abductive, les méthodes issues de champs disciplinaires variés sont utilisées pour décrypter, analyser et interpréter le paysage sensible. Au-delà de l’aspect caricatural et pictural de cette réalité mouvante, comment former les apprenants à l’invention du paysage ? Comment en finir avec sa pétrification pour le reconstruire en ce siècle dédié ? La pédagogie utilisée par les enseignants, praticiens et acteurs de terrain a consisté, dans un premier temps, à « désenvoûter » et délivrer les étudiants du socle physique et matériel paysager (relief, géomorphologie, végétation et climax) autant que du paysage traditionnel ou historique connu, voire enseigné dans les manuels. Ensuite, les formateurs ont su conduire les apprenants à intégrer les dichotomies notionnelles classiques, découvrir les transformations et les marqueurs du paysage, réaliser une cartition (Christmann et al., 2018), examiner attentivement, dans une démarche participative, les controverses paysagères pour déboucher sur une reconstruction culturelle du paysage. Les outils mobilisés sont innovants : voyage d’automne (p. 43), jeu de rôle (p. 129), hodologie paysagère (p. 149), paysages virtuels (p. 209), participation citoyenne (p. 209), écopaysage (p. 211) et hyperpaysage (p. 217).

Ces outils aident à comprendre et désamorcer les conflits et les controverses environnementales ou paysagères. Ils privilégient le vécu d’une expérience sensible, ludique et cognitive par la rencontre intergénérationnelle en vue de l’immersion paysagère. Outre le décentrement et le dépaysement de soi, porteurs d’émotivité, de créativité et d’humanisme, l’accent est mis sur la responsabilité (individuelle ou collective), l’éthique et la réflexivité, voire la liberté de chacun. On les utilise pour infléchir les nouvelles dimensions politiques et économiques du paysage (postface, p. 229) et pour une « recosmisation » (Berque, 2008) de l’existence humaine. Dès lors, au moyen de ces méthodes pédagogiques et didactiques éprouvées, le paysage quitte la sphère de l’expertise pour devenir un objet de politique publique à part entière, où chaque acteur est appelé à jouer son rôle. Il évolue d’une fonction passéiste, luxueuse ou esthétisante vers un outil préventif, adaptatif, anticipatif, voire prospectif et futuriste (qui admet la controverse et la complexité) pour des actions qui bousculent les approches habituelles (normatives, corporatistes ou technocratiques) souvent cloisonnées.

Bien évidemment, les débats et les consultations effectués par les étudiants permettent d’engager leur responsabilité au nom de l’éthique environnementale, en coconstruisant un savoir-faire et savoir-être du paysage, intégrant la perception des parties prenantes locales et leur propre sentir du paysage. Perçu et appréhendé à la fois comme miroir et matrice, le paysage constitue un système au quadruple plan de sa perception, de sa visualisation, de sa production et de son utilisation.

Muni de ces dispositifs expérimentaux européocentrés, l’ouvrage décrypte le paysage dans toutes ses dimensions, car les questions de participation et les écoles de terrain illustratives universalisent la démarche des auteurs et rendent responsable chaque acteur ou groupe d’acteurs (États, organisations non gouvernementales [ONG], collectivités, etc.). Toutefois, il existe d’autres dispositifs complémentaires à cette approche et dans lesquels l’accent est mis sur les représentations locales et la résilience paysagère dans une approche essentiellement participative par et pour les populations locales et parties prenantes, avec des expériences issues d’Afrique (UNU-IAS et IR3S/UTIAS, 2016). En outre, la notion de désacralisation du paysage (p. 50) en contexte traditionnel tropical (Afrique, Asie, Amérique latine) peut prêter à confusion ou susciter des résistances, les symboles et temporalités naturels ou paysagers étant sacrés. Enfin, les questions de risque environnemental à l’épreuve des usages du paysage (Bretesché, 2018) ne semblent pas avoir été abordées, du moins de façon explicite (p. 129-132) ; car elles gardent un lien étroit avec les évaluations environnementales.

L’ouvrage a le mérite d’embrasser presque toutes les situations paysagères et toutes les formes d’aménagement des territoires y compris ceux en reconversion. Tel que rédigé, il amène le lecteur à découvrir en lui l’envie d’apprendre, de comprendre, de décider, de participer et de se mettre à l’école du paysage. L’ensemble éducation-pédagogie-didactique constituant une donne universelle, tout le mérite revient aux directrices de l’ouvrage d’avoir su rassembler ces expériences diverses issues de tous les horizons scientifiques, disciplinaires et professionnels pour en faire un dispositif de formation prêt à l’emploi et dont le contenu multiscalaire partagé est reproduisible. Ainsi, le décloisonnement disciplinaire réalisé à l’égard du paysage a mis divers acteurs sur les mêmes bancs et accroît en chaque apprenant les compétences communicationnelles et décisionnelles, le leadership et la flexibilité, la gestion du temps et du travail, des aptitudes et compétences pour la présentation, la négociation et la résolution de problème. Il invite à sortir de la fatalité prégnante dans certaines situations paysagères où la décision est hésitante. La prolixité scientifique, pratique et didactique du livre contribue autant que possible à amener les lecteurs à développer une sensibilité perdue ou en voie de disparition à l’égard du paysage, comme l’a défendu le volume 18 de la revue électronique VertigO. Toutefois, bien avant, ces préoccupations interpellaient déjà la géographie allemande (RGI, 1997) qui relevait suffisamment ce caractère multisensoriel du paysage.