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Introduction

En France, jusque dans les années 1980-1990, les aménagements forestiers étaient essentiellement orientés vers la production de bois (Arnould, 2002 ; Boutefeu, 2005). Cette activité sociale dominante attachée à la forêt est depuis le XIXe siècle favorisée par les politiques forestières nationales et sanctionnée par une économie forestière centrée sur le marché du bois, en particulier du bois d’oeuvre (Larrère et Nougarède, 1993 ; Chalvet, 2011). C’est selon une approche utilitariste orientée vers l’optimisation de la production de bois et le renouvellement de la ressource qu’étaient en grande partie pensés la sylviculture et les itinéraires de gestion forestière (Laroussinie et Bergonzini, 1999).

À compter des années 1980-1990, cette vocation principale à produire du bois est remise en cause par des revendications en termes de paysages et de cadre de vie, par la démocratisation de la fréquentation des forêts pour des activités de loisir et par la montée des mouvements de protection de la nature réclamant un droit de regard sur la façon dont les espaces forestiers sont pris en charge (Arnould, 2002 ; Sergent, 2010). Puis la programmation, au sein de politiques nationales, des objectifs de lutte contre le changement climatique, contre l’érosion de la biodiversité et en faveur d’une transition énergétique, où les forêts et le bois peuvent jouer un rôle, viennent renouveler les débats autour de la place et de la fonction des espaces forestiers au sein de la société française[1] (Deuffic, 2010 ; Sergent, 2013 et 2014). Plus récemment encore, des ouvrages, des films documentaires et des articles (Dordel et Tölke, 2017 ; Wohlleben, 2017 ; Hallé, 2020) ayant pu susciter des débats au sein du monde forestier (Teyssèdre et al., 2018) illustrent le dynamisme de l’actualité autour des modes de gestion forestière au cours des trois dernières décennies. Ces débats mettent en question la diversité des conceptions en présence, que ce soit en termes de valorisation ou de protection des espaces sylvestres.

C’est par une analyse des valeurs accordées à la nature (Parès, 2018) que nous nous pencherons sur ces débats et leurs transformations. Plusieurs auteurs ont en effet montré l’intérêt d’étudier les systèmes de valeurs sous-jacents aux débats autour de la gestion forestière et, plus globalement, autour des rapports à la nature et à la forêt (Brown et Reed, 2000 ; Abrams et al., 2005 ; Huybens, 2011 ; Aspe et Jacqué, 2012a ; Vucetich et al., 2015). En France, pourtant, ce type de travaux est peu développé. En analysant les argumentations au sein des débats, nous étudierons les transformations des valeurs sociales accordées à la forêt et à la nature. Notre étude portera plus spécifiquement sur les forêts méditerranéennes françaises, à partir d’un corpus documentaire et d’une enquête auprès d’acteurs variés concernés par leur gestion.

Nous montrerons que les discussions actuelles autour de la gestion forestière procèdent d’un débat sur les valeurs sociales en transformation sous l’effet du discours de l’écologie scientifique et, en partie, de sa grille d’analyse du réel (Aspe et Jacqué, 2012b) : d’une part, ce que nous avons appelé « l’écologisation des valeurs instrumentales », à savoir le développement d’arguments soutenant l’exploitation et la protection des forêts au nom des besoins des sociétés tout en s’appuyant sur un discours écologique; et, d’autre part, le développement de la « valeur intrinsèque »[2], sensibilité en émergence à l’égard des choses de la nature et pour laquelle les milieux naturels sont perçus indépendamment de leur utilité ou des bienfaits qu’ils peuvent apporter aux activités sociales et économiques. Nous analyserons enfin la façon dont ces transformations des valeurs accordées à la nature peuvent remettre en question l’articulation et les modes de régulation des usages des espaces forestiers.

Méthodologie

Le choix d’étudier les forêts méditerranéennes s’explique par leur position de marge par rapport au marché du bois et des représentations dominantes de la forêt en France (Fesquet, 2006 ; Fourault-Cauët, 2010). De ce fait, elles constituent potentiellement des lieux où peuvent s’exprimer et se développer des modes de penser et d’agir innovants vis-à-vis des représentations et des normes établies. En région Provence-Alpes-Côte d’Azur, par exemple, si les forêts représentent 10 % de la surface forestière nationale, elles ne contribuent qu’à hauteur de 2 % à la récolte commercialisée annuelle (Agreste, 2015). Cette faible productivité au regard d’un marché orienté vers le bois d’oeuvre se double d’une dévalorisation sur le plan des représentations collectives : dans les documents qui servent à l’élaboration des politiques forestières, elles sont décrites comme des forêts ayant peu de valeur, qualifiées d’« accrus forestiers » ou de « mauvaises landes » (Ballu et al., 2007 : 21) et, lorsque les forêts des régions méditerranéennes françaises sont mentionnées explicitement par les auteurs des rapports ministériels et dans les programmes politiques, c’est le plus souvent en lien avec les incendies forestiers.

Si elles se situent en marge de l’économie forestière contemporaine, en revanche, elles sont particulièrement concernées par les mesures de préservation de la biodiversité. En effet, les écologues définissent la région méditerranéenne comme l’un des « points chauds » de la biodiversité, une zone où la biodiversité est considérée particulièrement en danger (Diadema et Médail, 2006). Cette région concentre d’ailleurs une bonne part des espaces naturels protégés, à l’échelle nationale : la seule région Provence-Alpes-Côte d’Azur inclut le quart des parcs naturels régionaux et la moitié des parcs nationaux de France. Enfin, les forêts méditerranéennes sont considérées particulièrement vulnérables au changement climatique, aggravant des phénomènes déjà bien connus des gestionnaires et propriétaires forestiers méditerranéens, notamment les risques de sécheresse et d’incendie de forêts. L’ensemble de ces caractéristiques peut faire d’elles un terrain tout à fait pertinent pour analyser les transformations actuelles des rapports à la nature : le regain d’intérêt pour le bois, ainsi que les problèmes liés aux modifications du climat et à la préservation de la biodiversité peuvent s’y poser avec davantage d’acuité.

Notre analyse des argumentations porte sur un corpus de données permettant de recueillir les discours des différents acteurs concernés par la gestion des forêts méditerranéennes : propriétaires, gestionnaires, décideurs politiques, scientifiques et associatifs, usagers des forêts pour le loisir.

En France, la gestion forestière est influencée par deux politiques majeures : la politique forestière, portée par le ministère de l’Agriculture, et, de façon plus transversale, la politique de préservation de la biodiversité, portée par le ministère de l’Environnement. Nous avons donc intégré à notre corpus les programmes forestiers et de préservation de la biodiversité forestière adoptés entre 1990 et 2018, ainsi que des documents ayant servi à l’élaboration de ces politiques nationales. Ont ainsi été inclus les rapports rédigés par des députés, des sénateurs ou des ingénieurs forestiers du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux. Ces rapports étaient commandés par le gouvernement en amont d’un projet de loi forestière et, étant donné leur rôle dans l’élaboration des politiques environnementales (Mauz, 2008 ; Deuffic et Bouget, 2010), par des associations de protection de la nature impliquées dans les débats concernant les forêts méditerranéennes et leur gestion.

Nous nous sommes également intéressés aux documents de mise en oeuvre de ces politiques à l’échelle régionale ou locale : plans et directives d’aménagement de forêts domaniales et communales rédigés par des ingénieurs de l’Office national des forêts ; orientations de gestion rédigées par des ingénieurs du Centre régional de la propriété forestière ; plan simple de gestion concernant une association de propriétaires forestiers privés ; chartes forestières de territoire portées par des collectivités territoriales ; chartes de parcs naturels régionaux et de parcs nationaux. Ces documents de gestion ont été choisis de façon à toucher des forêts aux situations contrastées : forêts situées sur des espaces protégés (parcs naturels régionaux, parcs nationaux, réserves biologiques), ou non, mais soumis à des mesures de protection. Ce corpus documentaire a été complété par plusieurs entretiens réalisés avec des élus et des ingénieurs et techniciens forestiers de l’Office national des forêts, du Centre régional de la propriété forestière et de parcs naturels régionaux.

Ce matériel utilisé pour l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques nationales a été mis en perspective avec des discours d’acteurs n’ayant pas participé à l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques : association régionale, propriétaires forestiers privés et usagers pour des activités de loisir.

Par exemple, notre corpus comprenait l’ensemble des numéros du bulletin d’actualité et d’information forestière publiés par l’association Forêt Méditerranéenne, entre 1990 et 2015. Cette association regroupe des acteurs variés de la gestion des forêts méditerranéennes en France et défend l’élaboration d’un modèle de gestion adapté aux spécificités de ces forêts. Ce corpus documentaire a été complété par des entretiens avec plusieurs membres de l’association, ainsi que des observations de participants à des journées d’échanges et de débats organisées par Forêt Méditerranéenne.

Enfin, se sont aussi prêtés à des entretiens des propriétaires forestiers et des pratiquants d’activités de loisir. Ces derniers ont été interrogés directement en forêt, dans des massifs choisis selon des situations contrastées, en fonction de leur degré de protection visible et bien identifié (réserve biologique dirigée, forêt située au coeur d’un parc national) deux forêts ne bénéficiant pas de mesures de protection. Un entretien a été proposé à toutes les personnes rencontrées dans ces massifs. En tout, 56 personnes ont participé à 30 entretiens, le plus souvent par groupes de deux. Concernant les enquêtes auprès des propriétaires forestiers, pour l’échantillonnage, nous avons appliqué le même principe de choix de situations contrastées. Une partie des propriétaires résidaient dans un parc naturel régional, l’autre partie dans une forêt périurbaine, dans les Bouches-du-Rhône et dans le massif des Maures (département du Var). De la même façon que pour les usagers de loisirs, les entretiens ont été le plus souvent collectifs (généralement le couple). Ainsi, 24 propriétaires forestiers ont participé à 16 entretiens, à leur domicile. L’entretien se terminait généralement par une visite de leur propriété boisée. Toutes ces enquêtes ont eu lieu entre 2014 et 2017.

Nous nous sommes enfin intéressés au discours des scientifiques (notamment écologues) sur les forêts méditerranéennes et leur gestion. Un corpus textuel a été constitué à partir de l’ensemble des articles d’écologie forestière parus entre 1990 et 2014 dans la revue Forêt Méditerranéenne, et complété par des observations de participants à des séminaires pluridisciplinaires et en écologie.

Nous avons analysé les argumentations trouvées dans l’ensemble de ces données.

Transformations des valeurs sociales accordées à la forêt

Entre écologisation des valeurs instrumentales…

La production de bois au service du climat

Une première forme d’écologisation des valeurs instrumentales peut être illustrée par la stratégie argumentative des élites forestières (grands propriétaires, industriels de la transformation du bois, une partie du Corps d’ingénieurs forestiers participant de façon privilégiée à l’élaboration des politiques forestières nationales) requalifiant la forêt et la production de bois comme des outils de stockage de carbone, pour contourner les critiques formulées par certaines associations de protection de la nature et une partie des écologues[3] à l’égard des pratiques sylvicoles et institutionnalisées au sein du Plan d’action forêt[4], au début des années 2000.

Dès la fin des années 1990, dans les rapports rédigés par des députés, sénateurs et ingénieurs forestiers du Conseil général de l’agriculture, de l’alimentation et des espaces ruraux et destinés au ministère de l’Agriculture, la forêt et la production de bois sont présentées comme des instruments de lutte contre le changement climatique, rejoignant en cela les recommandations formulées par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC, 1995). L’argument est structuré autour de l’idée que la production de bois, en particulier, permet de stocker de façon prolongée le carbone dans les produits en bois, ou encore de réduire les émissions de carbone en remplaçant par la ressource ligneuse des ressources énergétiques et des matériaux considérés plus polluants.

Cette stratégie argumentative permet à ses auteurs de relégitimer le modèle sylvicole hérité du XIXe siècle, en présentant la production de bois, et en particulier du bois d’oeuvre, comme l’instrument optimal à adopter pour lutter contre le changement climatique. Cela rejoint l’analyse réalisée par Sergent (2014) concernant ce qu’il a nommé le « tournant productif » des politiques forestières à partir du Grenelle de l’Environnement (2007-2009), donnant la priorité à la biomasse forestière au détriment d’autres dimensions, sociales et environnementales, qu’avait à l’inverse renforcées la loi d’orientation forestière de 2001.

La lutte contre le changement climatique étant ainsi adossée aux objectifs de production de bois, les forêts méditerranéennes – dont l’exploitation est peu rentable dans le cadre d’un marché orienté vers le bois d’oeuvre – sont évaluées comme un outil moins performant dans le stockage de carbone que les sylves situées plus au nord de la France (Dupouey et al., 2000). En revanche, le développement de la filière bois-énergie a pu fournir des occasions de valorisation pour les propriétaires et gestionnaires de forêts méditerranéennes. En témoigne notamment l’analyse de la récolte de bois effectuée en 2018 dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur : la production de bois-énergie y a doublé depuis 2015 et représente désormais 57 % du volume récolté (ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, 2019).

Une forêt rendant de multiples « services » sur la base de son fonctionnement écologique

La construction de la notion de « services écosystémiques », au début des années 2000 avec l’évaluation des écosystèmes pour le millénaire (EM) deviendra, à partir du Grenelle de l’Environnement (2007-2009) en France, le cadre de référence des politiques publiques en matière de gestion et de préservation de la biodiversité et de l’environnement. Ce cadre relève d’une seconde forme d’écologisation des valeurs instrumentales, notamment soutenue par le mouvement dominant de protection de la nature à l’échelle internationale et une partie des écologues (Serpantié et al., 2012 ; Castro-Larrañaga et Arnauld de Sartre, 2014). Dans le domaine de la gestion forestière, l’élaboration de cette grille de lecture a permis de rendre visible la diversité des usages des milieux forestiers, usages que l’approche par le seul marché du bois tendait à mettre de côté. En évaluant en des termes monétaires la contribution des espaces forestiers aux différentes activités sociales et économiques, des économistes ont pu relativiser, dans certains cas et sur certains territoires, l’importance économique de l’exploitation et de la commercialisation du bois, notamment dans les forêts méditerranéennes (Montagné et al., 2005). En se diffusant au sein des milieux forestiers méditerranéens, la notion a par ailleurs pu contribuer à leur revalorisation, les faisant passer de « la relégation au rang de forêt peu productive » à « une accession au droit d’émerger sur une position économique honorable, celle de rendre des services, sous-entendus qui pourraient et qui devraient être monétarisables » (Aspe, 2015 : 2).

Cette requalification des forêts comme milieux fournissant de multiples « services » aux sociétés humaines sur la base de leur fonctionnement écologique a soutenu des opérations de sensibilisation (Méral, 2012 ; Castro-Larrañaga et Arnauld de Sartre, 2014) de la part d’économistes, mais surtout d’écologues et de biologistes de la conservation pour convaincre les décideurs de l’importance de préserver la biodiversité et les écosystèmes. L’évaluation des services écosystémiques a par la suite fourni une grille d’analyse aux politiques publiques pour évaluer les effets des aménagements sur les milieux et servir de base au calcul de la compensation, dans le cadre du principe pollueur-payeur, mais aussi pour orienter les investissements publics, comme l’illustre notamment la publication du rapport du Conseil d’analyse stratégique (CAS) commandé par le gouvernement français en 2008 (Chevassus-au-Louis et al., 2009).

Cette conception d’une forêt protectrice et nourricière nécessitant protection en raison des multiples services qu’elle rend aux sociétés fait plus globalement écho à une partie des arguments utilisés par les personnes interrogées fréquentant les forêts méditerranéennes pour des activités de loisir. Pour une part, ces personnes justifient leurs réponses par des arguments de type instrumental, le plus souvent écologisés, c’est-à-dire s’appuyant sur un discours plus ou moins vulgarisé de l’écologie scientifique. La forêt et les espèces vivantes qu’elle recèle ne sont pas pensées pour elles-mêmes, mais selon un mode de pensée systémique, en tant qu’elles permettent de maintenir et de préserver toute forme de vie sur terre, notamment l’espèce humaine. L’argumentaire s’articule autour de l’idée qu’il est dans l’intérêt des êtres humains de préserver cet équilibre pour maintenir le système et, de façon plus ou moins implicite, pour préserver l’espèce humaine : « Il est important de respecter toutes les espèces. Tout est utile » (E54).

Rôle social prioritaire attribué aux forêts, dans les politiques forestières, la production de bois est loin d’être condamnée, dans ces discours. Elle apparaît relativisée par rapport à la diversité des fonctions et des rôles attribués à la forêt au sein de la biosphère et au regard des activités humaines, voire de « la vie » en général. Mais la diffusion du discours de l’écologie scientifique permet également l’émergence d’une autre sensibilité à l’égard de la nature, non réductible à ses bienfaits et à son utilité pour les activités sociales et économiques.

… et émergence de la valeur intrinsèque

Des entités naturelles pensées indépendamment de leur utilité et de leurs bienfaits

En contrepoint ou en articulation avec les argumentaires de type instrumental, des arguments de type « valeur intrinsèque » peuvent être formulés, à savoir des arguments qui ne font pas directement référence à l’utilité ou aux bienfaits que la forêt et la nature rendent aux sociétés humaines. Cette approche, absente des documents servant à l’élaboration et à la mise en oeuvre des politiques publiques, peut se rencontrer chez certains usagers de la forêt pour des activités de loisir, ou chez des membres de milieux associatifs forestiers.

Ici, l’argumentaire s’appuie sur une requalification des entités naturelles comme « êtres vivants » au sens de sujets dotés d’une intériorité et d’une logique propres. À l’analyse des discours des personnes interviewées, c’est à cette figure des espèces animales et végétales qu’est associée la notion de « vivant » ou d’« être vivant ». Cette requalification s’accompagne d’un registre sémantique de l’ordre de l’émotionnel, animaux et végétaux tendant à être considérés pour eux-mêmes, en tant que sujets vivants et sensibles, et pour lesquels sont développées empathie et affection. C’est aussi au nom de cette caractéristique du vivant animal ou végétal que peuvent être critiqués ou évalués les comportements et les attitudes à leur égard : « Il n’y a pas cette notion de respect, ni de compréhension de la vie d’un arbre. […] Et les bûcherons, ils ont rarement ce ressenti de la vie de l’arbre – en tout cas, pas tous. Ils savent rarement si un arbre est vraiment en bonne santé ou s’il ne l’est pas ; et s’il ne l’est pas, est-ce qu’on peut y faire quelque chose, plutôt que de l’abattre ? Ils n’ont pas ce ressenti » (E52).

En suivant l’analyse de Micoud (2010) concernant l’évolution des modes de penser les animaux au sein de la société française, mentionnons que les entités vivantes de la forêt renvoient ici à ce qu’il a nommé des « vivants-personnes », « objets d’investissements affectifs et d’attentions gratuites » davantage qu’à des « vivants-matière » supports d’une production industrielle (Idem : 105) et, plus globalement, objets d’un mode d’appréhension utilitariste. Investies affectivement, les entités naturelles n’apparaissent pas réductibles à leur utilité ou aux bienfaits qu’elles peuvent apporter, quand bien même cette utilité ou ces bienfaits peuvent être reconnus par les personnes que nous avons interviewées. En effet, dans la plupart des entretiens, arguments de type instrumental et de type intrinsèque peuvent être mêlés[5]. Valeurs instrumentales et valeur intrinsèque peuvent en effet ne pas être nécessairement considérées exclusives, les valeurs instrumentales étant associées aux fonctions d’un objet, tandis que la valeur intrinsèque est attachée à l’« objet » lui-même, indépendamment de ses fonctions (Fabiani 2000 ; Vucetich et al. 2015).

Dans les entretiens réalisés, c’est moins toute approche productive qui est remise en cause que d’une part, une aproche utilitariste (visant la maximisation des intérêts personnels) des ressources réduisant les rapports humains-nature à une dimension strictement instrumentale et d’autre part, la logique de profit sous-jacente à l’exploitation forestière dans un contexte de système économique libéral et capitaliste. C’est notamment le point commun des arguments formulés à l’encontre de certaines pratiques telles que la coupe à blanc. « La gestion privée… ils sont plus intéressés par les bénéfices qu’autre chose. Nous, on voit à Saint-André, ils font des coupes rases sur des kilomètres carrés. C’est rageant, parce qu’on sait tous que c’est pas bien, et ils le font quand même ! » (E43) Mais cette critique concerne tout aussi bien d’autres pratiques productives, comme l’agriculture mais aussi la protection de la nature : « C’est affreux, c’est vraiment terrible de voir ça. Et quand les gens en prennent conscience, c’est uniquement pour l’argent. C’est surtout ça qui est terrible. Pour les animaux, pour la nature. C’est vraiment désolant de voir ça » (E36).

À bien des égards, ces discours peuvent faire écho à certains ouvrages parus récemment (Wohlleben, 2017 ; Powers, 2018) qui tendent à articuler à la fois une vision des arbres comme ayant une intériorité et une logique propres, une valorisation de modes de relation émotionnels et affectifs à leur égard, et une remise en cause de la logique de profit du modèle productif dominant. Par exemple, dans son livre, l’ingénieur forestier allemand Peter Wohlleben présente des arbres qui développent des formes de communication entre eux, vivent en communauté, nouent des amitiés, éduquent leurs enfants et mettent en oeuvre des stratégies collectives pour se défendre contre leurs prédateurs. C’est notamment par cette vie sociale et émotionnelle des arbres qu’il justifie sa critique des formes dominantes d’exploitation de la forêt.

L’analyse montre ainsi qu’au sein des débats autour des modes de gestion forestière, pourtant souvent réduits à une opposition entre exploitation et protection, intervient une multiplicité de valeurs accordées à la nature et à la forêt. Pour autant, ces différentes valeurs peuvent entrer en tension : entre valeurs instrumentales, d’une part, écologisées ou non, et dont la hiérarchisation peut varier en fonction des acteurs et, d’autre part, entre valeurs instrumentales et valeur intrinsèque, laquelle se construit en contrepoint d’une approche utilitariste des espaces forestiers, institutionnalisée au sein des politiques publiques.

Des modes de régulation des usages en question

Les débats autour des valeurs sociales accordées à la nature remettent en question les modes de régulation des différents usages des espaces forestiers. À l’analyse de ces débats, trois modèles apparaissent se distinguer : l’un plutôt en continuité du modèle historique, mais renouvelé par les problématiques du changement climatique et d’érosion de la biodiversité, et les deux autres plutôt en gestion.

Un modèle étatiste renouvelé par l’urgence de la lutte contre les changements globaux

Dès le début des années 2000 et par un travail politique de hiérarchisation des enjeux environnementaux, les problématiques de lutte contre le changement climatique et d’érosion de la biodiversité ont été définies par les élites forestières et les préservationnistes comme des urgences de dimension planétaire devant être prises en charge par les pouvoir publics. En ce sens, la diversité des conceptions et valeurs mise en lumière précédemment se trouve, dans leurs argumentations, reléguée en périphérie d’un enjeu présenté comme « primordial ».

La lutte contre le changement climatique est ainsi présentée, dans les rapports ministériels, comme une urgence de premier ordre qui justifie l’intervention de l’État. Par exemple, dans son rapport commandé par le premier ministre de l’époque, le député Dominique Juillot souligne que « l’enjeu de réduction des émissions de gaz à effet de serre est un enjeu public majeur pour la collectivité » et qu’il « justifie pleinement une intervention des pouvoirs publics en la matière » (2003 : 12). Les élites environnementales présentent de façon similaire l’urgence de l’érosion de la biodiversité, mesurée notamment à travers les listes rouges de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), afin de justifier les mesures de protection et de hiérarchiser les actions à mener (Mauz, 2008).

Ces rhétoriques s’inscrivent globalement dans la continuité de ce que Kalaora et Savoye (1985) ont nommé la conception « étatiste », dominante au sein de l’administration forestière au XIXe siècle et donnant à l’État le « monopole de la protection ». Dans le secteur forestier, le rôle de l’État et de l’administration forestière semble avoir été d’autant plus prégnant que la gestion forestière est globalement considérée, en France, comme une attribution régalienne de l’État. C’est en termes d’« intérêt général », dont l’État serait le seul garant, qu’ont été définies les politiques de reboisement des terrains de montagne, au XIXe siècle (Ibid.), ou encore les politiques productivistes des années 1960 pour relancer l’économie après la Seconde Guerre mondiale (Sergent, 2013).

De façon similaire à la manière dont cette rhétorique développée au XIXe siècle par le Corps d’ingénieurs forestiers avait contribué à disqualifier les pratiques des propriétaires privés et les usages des communautés rurales (Blache, 1937 ; Larrère et Nougarède, 1993), la hiérarchisation des enjeux environnementaux des élites forestières et environnementales peut participer d’une marginalisation et d’une exclusion d’autres pratiques et usages des milieux forestiers. Dans les rapports ministériels, par exemple, la production de bois est réaffirmée comme prioritaire, les autres usages étant traités à la marge. Les titres de la plupart des rapports analysés peuvent illustrer cette centralité donnée à la production de bois, au sein des politiques forestières nationales, par exemple : « Mise en valeur de la forêt française et développement de la filière bois » (Puech, 2009). Quant aux chartes d’espaces naturels protégés en région méditerranéenne, les pratiques productives (forestières, agricoles et pastorales) ou récréatives tendent à être réévaluées par les auteurs des chartes en fonction de leur contribution à la préservation ou à la restauration de la biodiversité. Par exemple, concernant la gestion forestière : « Le Parc se positionne en coordinateur des actions engagées pour développer une sylviculture rentable et patrimoniale, respectant la diversité biologique, en collaboration avec les propriétaires, les gestionnaires et les usagers de la forêt » (PNRL, 2004 : 2).

Perspectives ouvertes d’une régulation des usages par les mécanismes du marché

La grille de lecture utilitariste inspirée du courant de l’économie libérale qui se développe et se diffuse à travers la notion de « services écosystémiques » a ouvert la perspective de la construction d’un deuxième modèle de régulation des usages, reposant sur un traitement par les mécanismes du marché. Dans ce cadre, les différents usages qui ne donnent actuellement pas lieu à des échanges marchands sont requalifiés comme autant de « demandes » économiques pouvant ou devant être intégrées au marché et régulées par lui. C’est par leur évaluation monétaire que ces usages acquièrent visibilité, reconnaissance et légitimité.

L’élaboration de la notion de « paiement pour service environnemental », opérationnalisation de la notion de « services écosystémiques », notamment expérimentée en Provence-Alpes-Côte d’Azur et Languedoc-Roussillon par les centres régionaux de propriété forestière dans le cadre d’un important programme européen, Sylvamed (Forêt privée, 2013), repose sur ce type d’approche. Fonctionnant comme une inversion du principe pollueur-payeur, le paiement pour service environnemental, tel qu’il a été expérimenté dans ce cadre, a consisté à évaluer les externalités « positives » d’une pratique sylvicole sur l’activité d’autres agents économiques pour convaincre ces derniers d’apporter leur contribution au financement de la gestion forestière.

Dans le cadre de l’expérimentation d’un paiement pour service environnemental entre une agence de l’eau et une association syndicale libre de gestion forestière, deux élèves ingénieurs ont été mandatés, au cours d’un stage, pour construire un modèle permettant de définir l’effet du couvert forestier sur l’érosion et la qualité des eaux ainsi que l’effet d’un aménagement de pratiques pour optimiser ce rôle joué par la forêt (Duhen, 2012). En modélisant ce qui pourrait se passer en cas de changement de pratiques de gestion ou de destruction par un incendie, par exemple, les ingénieurs peuvent argumenter en faveur des bénéfices apportés par les itinéraires techniques adoptés ou à adopter vis-à-vis du rôle des forêts dans les cycles hydrologiques. C’est sous la forme d’un contrat de gré à gré, garantissant la fourniture d’un service rendu, que le paiement pour service environnemental est ensuite proposé aux bénéficiaires.

Cette approche apparaît cependant assez éloignée de l’émergence de la valeur intrinsèque, qui s’inscrit en contrepoint d’un mode d’appréhension strictement utilitariste des espaces forestiers. L’émergence ou la prise en compte de la valeur intrinsèque et d’une conception systémique des sylves, en particulier au sein de milieux associatifs forestiers, peut permettre de soutenir l’idée de la nécessité de participation de l’ensemble des acteurs intéressés par la gestion des forêts méditerranéennes, pour prendre en compte la diversité des valeurs et des usages relatifs aux espaces sylvestres.

Résurgence d’une conception sociale de la gestion des forêts méditerranéennes

Au sein de l’association Forêt Méditerranéenne, la diversité des usages est considérée comme une caractéristique fondant en partie l’identité des espaces boisés méditerranéens, faisant référence à la longue histoire du système agro-sylvo-pastoral en forêts méditerranéennes (Rinaudo, 1988 ; Chalvet, 2001). Lors de la publication du Manifeste des Aulnes sur la forêt méditerranéenne[6], les auteurs font de la « multifonctionnalité », comprise comme la multiplicité d’usages, productifs et non productifs, concomitants et interdépendants, un trait caractéristique et fondamental de la définition des forêts méditerranéennes.

En ce sens, la reconnaissance et la légitimation des différents usages ne passent pas par leur requalification en des demandes qui seraient ou devraient être à réguler par les mécanismes du marché, mais d’emblée par une caractéristique identitaire des forêts méditerranéennes. De façon à prendre en compte l’ensemble de ces usages et d’autres valeurs que celles relatives à la production de bois, certains membres prônent, dès lors, une prise en charge définie collectivement et localement, faisant participer l’ensemble des acteurs intéressés par la gestion des forêts méditerranéennes.

C’est notamment la forme prise par les journées d’échanges et de débats organisées par Forêt Méditerranéenne, auxquelles sont invités et participent aussi bien des propriétaires, des ingénieurs forestiers, des acteurs de la filière de transformation du bois, des représentants des services de l’État, des universitaires qu’ils soient chercheurs en sciences sociales ou en sciences de la nature, des environnementalistes, des artistes, etc. L’objectif est de « faire dialoguer » les points de vue, les conceptions et les valeurs autour de la gestion forestière et, plus globalement, de l’aménagement de l’espace rural.

À bien des égards, ce mode d’appréhension de la gestion forestière peut relever d’une approche sociale de la protection et de la valorisation des forêts, une conception qu’ont opposée certains forestiers à la conception étatiste dominante au sein de l’administration forestière, au XIXe siècle (Kalaora et Savoye, 1985) : il s’agit de penser la gestion et la protection des espaces forestiers de façon territorialisée, en tenant compte du contexte social et économique local, et ce, en lien avec les populations qui y vivent et en vivent. Le soutien de certains membres de l’association Forêt Méditerranéenne à la mise en oeuvre des « Chartes forestières de territoire », lors de leur institutionnalisation avec la loi d’orientation forestière de 2001, permet d’illustrer cette approche. En effet, dans leur principe, à tout le moins, les Chartes forestières de territoire renvoient à la « démocratie participative » (Candau et Deuffic, 2009 : 2) pour définir, par concertation entre de multiples acteurs, un « bien commun localisé » (Idem : 1), même si, dans les faits, cet idéal démocratique semble devoir être relativisé, les participants à l’élaboration des Chartes forestières de territoire étant surtout issus de la filière forêt-bois. Cette approche d’une gestion forestière dont la décision ne serait plus l’apanage d’un seul acteur ou d’une catégorie d’acteurs, mais un processus collectif et territorialisé, peut amener à privilégier un modèle de régulation des usages qui permettrait la reconnaissance et la prise en compte de la diversité des valeurs accordées aux espaces forestiers.

Conclusion

Notre analyse des argumentations des différents acteurs concernés par la gestion des forêts méditerranéennes françaises met en lumière une transformation des valeurs accordées à la nature, entre écologisation des valeurs instrumentales et émergence d’une conception selon laquelle le vivant ne peut être réduit à sa seule valeur utilitaire pour les activités sociales et économiques. Ces transformations remettent en question les modes de régulation des usages des espaces forestiers et leurs évolutions possibles.

Notre analyse met ainsi au jour la diversité des valeurs sous-jacentes aux conceptions de la protection et de la valorisation des espaces sylvestres. Les incertitudes liées aux changements globaux et à leurs effets, de même que l’émergence de la valeur intrinsèque qui « questionne » un mode d’appréhension strictement utilitariste des espaces boisés, de leur gestion et de leur protection, pourraient ouvrir la voie à une approche plus collective et locale de la gestion forestière et, plus globalement, de l’espace rural.