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Introduction

En Océanie, l’adoption coutumière est une pratique largement répandue (Beaglehole 1940 ; Bowie 2004 ; Brady 1976 ; Carroll 1970 ; Charles 1995 ; Collard et Zonabend 2015 ; Demian 2004 ; Firth 1936 ; Howell 2009 ; Leblic 2004 ; Levy 1973 ; Marshall 2008 ; Saura 1998 ; Schachter 2008). Elle consiste à confier pour un temps indéterminé ou à donner son enfant à des parents (grands-parents, frère, soeur, oncle, tante, cousin, cousine, etc.) ou plus largement à des proches (amis, voisins, etc.). De façon générale, l’adoption coutumière relève d’une entente entre adultes, établie pendant la grossesse, à la naissance ou encore lorsque l’enfant est plus âgé. Les parents adoptifs et les parents biologiques gardent en général des liens, entre eux et avec l’enfant, puisque, la plupart du temps, ces dons s’effectuent dans le réseau élargi de la famille. Les motivations pour confier son enfant à un proche varient. Chez les Māori d’Aotearoa-Nouvelle-Zélande, par exemple, l’adoption coutumière whangai – terme qui signifie « faire manger » et « élever » (Metge 1995 : 211) – est pratiquée afin de renforcer des liens entre familles ainsi que pour des raisons sociales et économiques. La pratique demeure informelle, mais bénéficie d’une certaine reconnaissance puisque, depuis 2011, elle a une valeur légale en matière d’héritage foncier (Keane 2011).

Chez les Mā’ohi[57] de la Polynésie française, un territoire français d’Océanie, le mot fa’a’amu est le nom commun employé pour désigner la pratique du don d’enfant. Ce mot signifie « élever des animaux, nourrir, donner à manger ». Il se traduit ainsi littéralement en français par « élevage ». Le terme est pourtant généralement traduit en français par « adoption » selon sa définition coutumière (Académie tahitienne 2017). Dans la pratique, pour ne pas la confondre avec l’adoption au sens légal, qui est prévue comme telle dans le Code civil français, la population fait référence au don d’enfant par les expressions « fa’a’amu », « fa’a’amura’a », ou par l’expression francophone « adoption à la polynésienne ». En Polynésie française, l’adoption à la polynésienne est toujours pratiquée, mais n’a aucune valeur sur le plan légal. En 2007, sur les 8000 enfants de moins de 18 ans ne vivant pas avec leurs parents biologiques – soit 10 % de la population mineure –, 48 % étaient des enfants fa’a’amu, selon les données[58] de l’Institut de la statistique de la Polynésie française (Ministère en charge de la Famille et ISPF 2009). Ces données n’indiquent évidemment que les cas connus d’enfants fa’a’amu. Le caractère informel de la pratique laisse penser que cette proportion peut être, dans les faits, plus importante que celle suggérée par l’ISPF. De fait, dans certaines îles, comme à Rangiroa, l’ethnologue Paul Ottino (1972 : 344) estimait que 73 % des familles avaient confié ou reçu un enfant. L’anthropologue Robert Levy (1973) avançait, quant à lui, dans son étude sur l’île de Huahine, que 25 % des enfants du village de Piri ne vivaient pas avec leurs parents biologiques et ajoutait que 25 % des 54 maisonnées constituant ce village avaient reçu un enfant fa’a’amu. Enfin, selon une enquête publiée en 2018 par l’ISPF, 20 % des femmes de 55 ans et plus et 24 % des femmes âgées de 70 à 74 ans déclaraient, en 2012, avoir reçu des enfants fa’a’amu (ISPF 2018).

Dans cet article, je m’intéresse à quelques continuités et ruptures de la pratique d’adoption dans la société polynésienne actuelle depuis un moment historique particulier, soit l’industrialisation massive de la Polynésie française. J’aborde d’abord les importants changements de nature économique provoqués par l’implantation du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) en Polynésie française et ses effets sur l’organisation familiale polynésienne. Je me penche, dans un deuxième temps, sur les stratégies employées par les Polynésiens afin de continuer à exercer le fa’a’amu dans un contexte légal qui ne reconnaît pas en propre cette pratique. En particulier, deux types d’adoption à la polynésienne seront abordés : le fa’a’amu intrafamilial (entre Polynésiens) et l’adoption d’enfants polynésiens par des Français métropolitains. L’enjeu du silence du Code civil et des protocoles de protection de l’enfance concernant cette pratique d’adoption est en particulier examiné à l’aulne des différentes avenues explorées par les Polynésiens afin de continuer à exercer le fa’a’amu.

Quelques aspects méthodologiques et théoriques de la recherche

Les données présentées ici ont été recueillies lors d’un premier séjour sur le terrain[59] réalisé dans le cadre de mes études de maîtrise. J’ai résidé sur l’île de Tahiti[60], à Pape’ete, capitale de la Polynésie française, du 18 mars au 7 mai 2018. Cet article propose une analyse des données recueillies dans le cadre de cette enquête, dans laquelle je cherchais à mieux saisir comment les acteurs institutionnels (psychologues et travailleurs sociaux, notamment) composent avec le double statut du fa’a’amu, c’est-à-dire à la fois en tant que pratique ancestrale, mais actuelle, et en tant que pratique non reconnue en propre par le Code civil français. Mon but était de comprendre, entre autres, la pratique du fa’a’amu à l’intérieur du cadre administratif relatif à la protection de l’enfance en Polynésie française. Je me suis donc rendue à la Direction des solidarités, de la famille et de l’égalité (DSFE[61]) basée à Pape’ete – anciennement connue comme la Direction des affaires sociales (DAS) – afin de rencontrer les professionnels travaillant auprès des familles d’enfants fa’a’amu.

Avant d’examiner le contexte historique et social de la Polynésie française, quelques concepts méritent une attention particulière. Il importe, en effet, d’établir certaines nuances et distinctions entre les notions de « fa’a’amu » et d’« adoption », qui sous-tendent d’autres concepts comme le « don », le « confiage », l’« échange », l’« alliance » et l’« entraide ».

L’adoption, en Occident, est une pratique légale et qui implique le transfert complet des droits parentaux des parents biologiques aux parents sociaux qui sont ainsi reconnus « comme » les parents biologiques de l’enfant (Bowie 2004 : 5). En France, deux types d’adoption sont possibles : l’adoption plénière – laquelle coupe le lien de l’enfant avec la famille biologique puisqu’elle crée un lien de filiation substitutif – et l’adoption simple – qui implique, quant à elle, un transfert complet des droits parentaux aux parents adoptifs, tout en conservant la filiation biologique sur le certificat de naissance, incluant des droits relatifs à l’héritage des deux couples de parents (article 365 du Code civil français). En Occident, toutefois, il est généralement considéré dans l’intérêt de l’enfant d’être élevé dans sa famille biologique (HCCH 1993 ; Levy 1973 : 483). De ce fait, la conception dominante veut que si l’enfant doit être placé en adoption, c’est que les parents biologiques ont failli à la tâche de subvenir à ses besoins (Sheriff 2000 : 96). Non seulement l’adoption est-elle perçue comme un dernier recours (après la procréation médicalement assistée, par exemple) pour des parents désirant avoir un enfant, mais les parents qui font adopter leurs enfants sont souvent taxés d’avoir abandonné leur enfant. C’est pourquoi la question de l’anonymat des donneurs d’enfants est si précieuse dans les sociétés occidentales.

Bien qu’il soit difficile de peindre un portrait clair de la pratique d’adoption à la polynésienne avant l’arrivée des Européens, on retrouve dans les écrits historiques des récits concernant le fa’a’amu. Historiquement, ces échanges d’enfants, parfois entre familles de chefs, permettaient de consolider les alliances entre groupes (au même titre que les mariages unissent deux familles qui n’ont en principe aucun lien) et de prévenir les guerres et ainsi maintenir la paix (AFAREP 2007 ; Saura 1998). L’anthropologue Bruno Saura rapporte, par exemple, qu’au début du XIXe siècle, le roi « Pomare II, désireux de renforcer ses liens avec les chefs des Îles-sous-le-Vent, adopt[a] […] le jeune Tapoa II de Taha’a, alors âgé de quelques années […] [et que] Pomare IV perpétua cette politique d’alliances passant par des mariages et des adoptions afin de donner un trône à ses enfants dans chacune des Îles-sous-le-Vent » (1998 : 28).

Selon Saura, le fa’a’amu était davantage une « affaire » d’adultes – c’est-à-dire d’alliances entre adultes – qu’une affaire concernant en propre les enfants. Les deux extraits de journaux de bord qui suivent, faisant état de l’adoption à la polynésienne entre 1790 et 1850, l’illustrent. En 1792, le marin anglais James Morrison, qui fit partie de l’équipage du Bounty, écrit sur le fa’a’amu en disant que « [l]orsqu’un homme adopte un ami pour son fils […] le garçon et l’ami échangent leurs noms et dès lors, ce dernier est considéré comme faisant partie de la famille, devenant le fils adoptif du père du garçon » (Morrison 1966 : 156). Pour sa part, le pasteur Orsmond (1784-1856) (arrivé à Tahiti en 1817, grand-père de Teuira Henry, qui publia ses journaux sous le titre Tahiti aux temps anciens [1928]), raconte que « [l]es Tahitiens ont toujours adoré les enfants. Ceux qui n’en avaient pas en adoptaient et ceux qui en avaient beaucoup faisaient des échanges avec d’autres familles. L’adoption était un geste d’amitié qui se faisait couramment entre parents et amis. Ces enfants partageaient heureusement le temps entre leur famille réelle et leur famille adoptive » (Henry 2004 [1928] : 261-262). Si ces deux extraits de journaux indiquent que le fa’a’amu avait bel et bien lieu en Polynésie française, ils en disent peu sur le sens de cette pratique dans l’organisation sociale et culturelle des Polynésiens, sinon qu’il s’agissait de nouer des amitiés.

Aujourd’hui, le fa’a’amu implique, tout comme l’adoption à l’occidentale, l’action de confier un enfant à des parents dits « sociaux ». Toutefois, l’adoption à la polynésienne n’implique pas, de manière générale, l’abandon d’un enfant. Il s’agit plutôt d’une adoption ouverte dans le cadre de laquelle les enfants connaissent généralement leurs parents biologiques et entretiennent parfois des liens et contacts fréquents avec eux. En effet, bien que les ententes entre les parents biologiques et fa’a’amu varient d’un cas à l’autre, il arrive même que les enfants fa’a’amu séjournent chez leurs parents biologiques pour des périodes plus ou moins prolongées, notamment pour permettre à l’enfant d’aller étudier sur une autre île. En dépit du dynamisme inhérent à la pratique du fa’a’amu, et bien que les parents adoptifs aient, dans les faits, la garde de l’enfant, ce sont les parents biologiques qui en demeurent les gardiens légaux. En effet, le Code civil français[62], en vigueur sur le territoire depuis les années 1860 (Charles 1995), ne reconnaît pas l’adoption à la polynésienne.

En ce qui concerne les motifs pour confier ou recevoir un enfant, Anthony Hooper (1970) suggère qu’en Polynésie française les enfants sont perçus comme des ressources très valorisées, sentimentalement comme économiquement. Si la pratique de l’adoption à la polynésienne s’effectue principalement dans une logique d’alliance entre familles, l’enfant est également vu comme une « assurance-vie », la relation parent-enfant impliquant un équilibre entre plusieurs obligations dont celles de prendre soin de son enfant, de l’aider, de lui rendre service et de l’aimer comme son parent (ibid. : 69). L’analyse de Hooper renvoie notamment à la théorie de Marcel Mauss (1923-1924) sur le don, laquelle prend d’ailleurs appui sur des descriptions ethnographiques de sociétés polynésiennes. Le don constitue, selon Mauss, un « système de prestation totale » qui s’exprime sous forme d’échanges de « politesses, festins, rites, services militaires, femmes, enfants, danses, fêtes, foires dont le marché n’est qu’un des termes d’un contrat beaucoup plus général et permanent » (1923 : 69). Ces dons et les contre-dons qu’ils impliquent, ont en pratique un caractère obligatoire et cela, même s’ils présentent un caractère en apparence volontaire, puisque d’eux dépend le maintien de la relation entre celui qui donne et celui qui reçoit, sous peine de « guerre privée ou publique » (ibid.). On trouve notamment une illustration de ce phénomène, en ce qui concerne le don d’enfant, dans les travaux d’Ottino qui soulignait « la corrélation entre les personnes qui ont échangé des enfants et les groupements d’activité économique » et « la solidarité qui souvent unit les parents adoptifs et biologiques [et qui est] d’autant plus forte évidemment qu’ils résident dans le même village » (Ottino 1972 : 361).

Les chercheurs s’accordent encore aujourd’hui sur le fait que la pratique du don d’enfant relève toujours d’un contrat de fait entre deux parties qui se connaissent préalablement (Brillaux 2007 : 77 ; Charles 1995 : 446 ; Leblic 2014 : 449 ; de Monléon 2002 : 2, 2004 : 75 ; Saura 1998 : 28). Saura avance toutefois que le fa’a’amu est aujourd’hui passée de la sphère publique à la sphère privée (Saura 1998 : 27). La dimension sociale d’alliance qui plaçait les adultes au coeur de l’adoption ‒ et qui gouvernait autrefois cette pratique ‒ laisse aujourd’hui de plus en plus place à une dimension individuelle qui amène les parents polynésiens à confier leurs enfants à une autre famille en raison de contraintes économiques. Le fa’a’amu serait alors passé d’une logique d’alliance à une logique d’entraide (entre proches, amis, familles, etc.).

Portrait des transformations sociales de la Polynésie française

Les pratiques liées à l’adoption à la polynésienne ont cours aujourd’hui dans une société ayant subi des transformations majeures depuis les années 1960, à la suite des changements drastiques provoqués par l’implantation du CEP (Al Wardi 2008 : 101). Ce centre permit à la France d’effectuer, durant trente ans, des tests nucléaires en Polynésie française. Son implantation engendra notamment une intense migration humaine vers le centre urbain de Pape’ete, la dispersion des familles – ce qui participa entre autres à l’éclatement du ‘utuafare[63] –, la généralisation du salariat et l’afflux de métropolitains vers l’île de Tahiti. De plus, l’abandon des activités de pêche et d’agriculture vivrière par les hommes et les femmes polynésiens entraîna « subrepticement un recul des savoirs traditionnels et de profondes mutations socioculturelles » (Saura 2015 : 304).

Gros plan sur l’industrialisation de la Polynésie française

Après la Seconde Guerre mondiale, et dans un contexte de guerre froide, la France se lança dans l’industrie nucléaire. Sous la présidence du général de Gaulle, connu comme le parrain des essais nucléaires (Danielsson 1988 : 264), elle le fit d’abord en Algérie dans les régions désertiques de Reggane et d’In Ecker. L’indépendance de ce pays en 1962 l’obligea cependant à chercher un nouveau site d’expérimentation (Chesneaux 1995 : 58 ; Danielsson 1988 : 261). Suivant l’exemple des essais nucléaires américains en Océanie, la France regarda du côté de ses colonies dans le Pacifique et y trouva des terrains d’expérimentation encore plus « sécuritaires » que ceux des Américains. L’emplacement de la Polynésie française était propice à la poursuite des essais nucléaires par la France puisqu’il abritait des atolls inhabités et situés dans des zones peu fréquentées par les lignes maritimes et aériennes. Ces espaces pouvaient, par ailleurs, accueillir des équipements importants tout en étant accessibles depuis Tahiti (Toullelan 1991 : 104). Les atolls de Moruroa et de Fangataufa, dans l’archipel des Tuamotu, furent donc retenus pour l’implantation du CEP. Ils furent offerts gratuitement à l’État français par la Commission permanente de l’Assemblée territoriale polynésienne le 6 février 1964, bien que les chantiers à Tahiti eussent débuté dès 1962 (ibid. : 107). Au total, 193 tirs furent effectués à Moruroa et Fangataufa entre 1966 et 1996 (Saura 2015 : 298-299).

Selon l’économiste Bernard Poirine, « une évolution qui ailleurs a demandé 300 ans s’est produite en Polynésie française en vingt ans seulement » (2011 : 11). Le territoire est alors passé d’une économie préindustrielle à une économie postindustrielle en « équilibrant ses importations de produits manufacturés par ses exportations de produits de base (huile de coprah, nacre, phosphate, vanille, café) » (ibid.). Ce boom économique fantastique – qui représente un investissement de 18 milliards de francs pacifiques (XPF) par an (228 600 000 CAD) dans l’activité militaire de la part de l’État français – a entraîné la création de milliers d’emplois autour des chantiers du CEP (ibid. : 13). Ces chantiers ont notamment mené à la construction de l’aéroport international de Fa’a’ā en 1961. L’arrivée de l’aéroport a permis, en 1962, la venue sur le territoire de plus de dix mille touristes, lesquels ne se recensaient qu’au nombre de sept cent cinq ans plus tôt (Toullelan 1991 : 102-103).

L’industrie nucléaire a occasionné la migration vers Pape’ete d’une importante main-d’oeuvre polynésienne qui commençait à sentir la lourdeur d’une agriculture traditionnelle en crise[64]. À ce tableau s’ajouta l’immigration d’un nombre important de travailleurs et de militaires venus de France (Fages 1975 : 14). Historiquement, si la mobilité transinsulaire des Polynésiens, rendue possible grâce à leurs compétences en navigation, s’inscrit dans la structure sociale polynésienne (logique d’alliance, mobilisation de la parentèle, stratégies résidentielles [Ghasarian 2014 : 23-24]), l’importante mobilité géographique engendrée par l’implantation du CEP a contribué, de manière générale, à l’éclatement de la famille élargie organisée autour de la subsistance du ‘utuafare, au profit de la nouvelle économie de marché. Pour les Polynésiens et en particulier pour les hommes, qui travaillaient traditionnellement aux champs, être salarié et aller travailler en ville pouvaient répondre au désir de quitter une société traditionnelle avec ses limites et contraintes, au souhait d’un avenir meilleur ou à la volonté d’aider financièrement les siens restés dans les îles ou les atolls (APRIF 1993 : 67).

Cette diminution du travail vu comme traditionnel, à l’époque, engendra une diminution des exportations de biens primaires (phosphate, coprah, vanille, café vert, nacre) produits sur le territoire et une augmentation de la demande pour des biens de consommation importés (Fages 1975 : 14). Le secteur économique primaire de la Polynésie française s’affaiblit ainsi au profit des secteurs secondaire (bâtiment, travaux publics) et tertiaire (services, commerces, administration et transports) (ibid.). Cette intense migration de main-d’oeuvre provoqua une densification du milieu urbain sur l’île de Tahiti. La capitale, Pape’ete, comptait 28 000 habitants en 1956 et 78 000 vingt ans plus tard (Tetiarahi 1983 : 344). Les villages voisins connurent une multiplication par cinq (Pīra’e) et par dix (Fa’a’ā) de leur nombre de résidents dans la seule décennie 1960 (Fages 1975 : 19 ; Saura 2015 : 304). La migration de milliers de personnes vers Tahiti et l’urbanisation massive de Pape’ete et des communes environnantes se heurtèrent aux limites d’expansion de l’île. La pression démographique, couplée à l’insuffisance des infrastructures, entraîna l’apparition de bidonvilles en périphérie de la capitale (Fages 1975 : 19). Cette densification de l’île de Tahiti affecta, notamment, l’attachement à une terre familiale, laquelle se heurtait au besoin de propriété privée.

Ainsi, au moment de l’arrêt des essais nucléaires, en 1996, l’économie de la Polynésie française, qui s’était appuyée pendant trente ans sur l’expansion massive de l’industrie nucléaire, se retrouva – et dans une très large mesure – dépendante des transferts de l’État (Al Wardi 2008 : 105). Pour pallier l’explosion du chômage provoqué par la chute de l’industrie nucléaire, le gouvernement polynésien réaffirma son attachement à la République française pour garantir d’importants transferts de fonds de la part de l’État, appelés « rente nucléaire » (Poirine 2011). En effet, cette industrie qui avait été pendant 30 ans la seule qui fut réellement investie par le gouvernement laissa le secteur des biens primaires fragile.

Poirine avance que jusqu’en 1996 régnait en Polynésie française une économie de garnison qui reposait sur les dépenses civiles et militaires de l’État et sur le recours à une politique protectionniste (2011 : 12). Ceci eut pour effet de hausser le taux moyen des taxes sur les importations de 17 % à 42 % de 1974 à 1996. Selon l’économiste, la Polynésie française est alors passée à une économie sous serre : « les prix y sont maintenus artificiellement élevés à l’intérieur grâce à l’éloignement et à la politique protectionniste, qui isole complètement l’économie du système de prix mondial » (ibid. : 13-14). Jusqu’à aujourd’hui, la Polynésie française est en situation économique de « micromarché insulaire[65] », qui est maintenue par une bulle de prix élevés et une fermeture à la concurrence extérieure qui favorise les monopoles[66] (ibid. : 189).

Ces transformations d’origine économique ont engendré des mutations sur le plan de la famille polynésienne. Le développement économique radical qui s’est opéré en Polynésie française ainsi que l’impact des inégalités socioéconomiques et de l’importante migration interîle et internationale favorisèrent, en effet, l’éclatement des familles élargies, élément autrefois essentiel dans l’organisation sociale de la subsistance (Serra Mallol 2013 : 141). L’adoption à la polynésienne a donc elle aussi été sujette à des transformations.

Le ‘utuafare dans la Polynésie contemporaine

L’industrialisation massive et rapide de la Polynésie française a provoqué un certain nombre de ruptures dans l’organisation traditionnelle de la société, de la culture ainsi que du travail polynésien. Ce sont plus précisément les bases de l’organisation familiale polynésienne, le ‘utuafare, qui ont été ébranlées : c’est-à-dire le rapport à une terre familiale et à la famille élargie (APRIF 1993). Abordant ces transformations, Jean-Marius Raapoto, ancien ministre de l’Éducation de la Polynésie française, suggère qu’il existe certains contrastes entre le modèle familial polynésien et le modèle nucléaire occidental. Il le montre en s’appuyant notamment sur la notion de « subsistance » qui se situe au coeur du ‘utuafare.

La première dimension du ‘utuafare, l’attachement à la terre, relève d’une conception économique de la vie en groupe, reposant essentiellement sur la notion de « subsistance » (ibid. : 47). Il est généralement accepté que le ‘utuafare ou le ‘ati (clan) est composé de cinq à vingt membres d’une même lignée, pouvant être liés soit par la consanguinité, le mariage ou encore l’adoption à la polynésienne. Les membres du ‘utuafare habitent généralement une même terre familiale ancestrale. D’ailleurs, conformément au modèle de parenté malayo-polynésien, leur filiation est indifférenciée[67] : les familles sont organisées de façon élargie et un couple marié a le choix de s’établir de l’un ou l’autre côté de la famille (Ghasarian 1996 : 72). Chaque bâtiment qui relève du ‘utuafare correspond à une station différente. Il y a :

une ou plusieurs demeures (fare taoto, maison pour dormir), un édifice pour faire la cuisine (fare tutu), un édifice pour prendre les repas (fare tarnaara’a) et le four dit tahitien ou polynésien (hima’a ou ahima’a, destiné à cuire les aliments à la mode tahitienne ou polynésienne, c’est-à-dire, à l’étouffée). La maisonnée correspond donc en réalité à une cour, une enceinte résidentielle (‘aua fare) qui abrite différents types de formes familiales : familles élémentaires ou nucléaires, familles étendues, groupes de frères et soeurs.

Robineau 1989 : 384

Dans cette organisation dynamique, chaque individu se situe par rapport au groupe, selon sa fonction dans la satisfaction des besoins relatifs à la subsistance (APRIF 1993 : 47 ; Oliver 2002 : 35). Les tâches accomplies par les femmes consistaient essentiellement à s’occuper des affaires de famille, dont l’éducation des enfants et la subsistance, comme le ramassage de coquillages et de crustacés, la pêche aux petits poissons et aux mollusques, la fabrication de tapa (vêtements fabriqués à partir de matière végétale), ainsi que le tressage en tout genre (ceintures, paniers, tapis, voiles, etc. [Cerf 2007 : 124]). Les hommes, quant à eux,

construisaient les maisons, les temples, les pirogues, allaient chercher les régimes de bananes plantains sur les pentes des reliefs, chassaient les cochons sauvages, partaient en pirogue pêcher en haute mer. Ils s’occupaient des marae [cours cérémonielles] et de tout ce qui concernait les dieux et la religion, et avaient en charge la décision de l’exécution des guerres. […] Il semble cependant que la séparation entre hommes et femmes était souvent aménagée (Howard et Kirkpatrick [1989] : 82-83) et que la règle était la flexibilité selon les capacités de chacun et selon les circonstances.

Fuller 1993, dans Cerf 2007 : 125

Les enfants étaient, et sont toujours, des êtres très prisés et respectés (Oliver 2002). Ils jouissaient d’une grande liberté, mais apprenaient tout en intégrant leur rôle dans la société par mimétisme. Chacun des membres du ‘utuafare avait donc sa place dans un système de règles et de tapu (tabous) qui régissait l’organisation et la vie sociale.

La deuxième dimension du ‘utuafare renvoie à la composition même de la famille, divisée en trois pôles. Le premier est constitué des parents congénitaux : le père et la mère. Raapoto décrit la relation parent-enfant comme étant vécue, dans un premier temps, de manière viscérale, avec ses moments de tendresse qui, dans un deuxième temps, laissent parfois place à une certaine rudesse, pouvant mener à des punitions corporelles (APRIF 1993 : 48). Le deuxième pôle est celui des oncles et des tantes qui contribuaient de façon importante à l’éducation des enfants. En effet, dans le modèle de parenté malayo-polynésien, l’accent est mis sur la séparation entre les générations (système générationnel) (Ghasarian 1996 : 210) : « [L]es Polynésiens des îles de la Société privilégient, non la filiation, mais la génération ; la descendance d’un même ventre ‘opu constitue le groupe élémentaire de parenté de frères et soeurs ‘opu ho’e (un ventre), et la relation de filiation s’établit, moins entre parents et enfants, qu’entre ‘opu ho’e des parents et ‘opu ho’e des enfants, c’est-à-dire entre groupes de siblings en relation de filiation » (Robineau 1989 : 384). C’est la raison pour laquelle les parents en ligne directe ainsi que leurs frères et soeurs (collatéraux) sont ordonnés en générations (enfants, parents, grands-parents, arrière-grands-parents, etc.) (Ghasarian 1996 : 210). Comme mentionné plus haut, les rôles attribués aux oncles et aux tantes sont d’ordre éducatif[68] et de soutien (APRIF 1993 : 48). De la sorte, l’éducation n’incombe pas qu’aux parents en ligne directe avec l’enfant. Le troisième pôle est enfin celui des frères, soeurs, cousins et cousines, qui ont un rôle de socialisation et d’initiation (ibid.).

Ainsi, pour Raapoto, si la famille polynésienne est basée sur l’interaction de ces deux dimensions (subsistance et ‘opu ho’e), son drame actuel est d’être coupée du réseau de soutien constitué par la famille élargie, notamment dans le cas de familles polynésiennes fracturées par la migration provoquée par l’implantation d’une économie de marché. Dans ce contexte, l’enfant n’a plus accès aussi facilement à ce réseau de soutien vital (ibid. : 48). Le sociologue Jean-Claude Rau, du Service territorial des Affaires sociales de la Polynésie française, constate que depuis l’éclatement du modèle familial étendu au profit du modèle nucléaire, les relations familiales « deviennent plus facultatives qu’obligatoires » et que « le nombre de situations où elles sont de mise, décroît » (ibid. : 67). Les propos de l’une des participantes à ma recherche expliquant son choix de prendre ses distances avec sa famille élargie illustrent bien ce phénomène :

Ils [ses frères et soeurs] sont toujours là, dans cette coquille ; moi, non, je suis partie. J’ai fait ma vie, ça n’a pas fonctionné, mais je continue. Puis, je vais leur rendre visite de temps en temps. Quand je sens que je dois y aller, j’y vais. Quand j’ai besoin de me ressourcer, j’y vais. Mais autrement, je n’y vais pas. Après, quand nous avons nos grandes fêtes, l’anniversaire de mon père, de ma mère ou nos enfants ou nos réunions familiales, oui, j’y vais ; après, je reviens. J’aime bien mon indépendance. J’ai perdu cette habitude d’être dans une famille nombreuse. Parce qu’on est nombreux. Ma maman, elle a tant d’enfants ! Sa soeur, elle [n’en] a que deux ; ses frères [en] ont sept. Ce ne sont que des familles nombreuses. Alors, moi, j’ai perdu ce goût. Bon, bien, après, j’aime bien, mais pas pour rester longtemps comme avant : j’y vais juste ce qu’il faut et après je repars

Meleana[69], personne fa’a’amu, 45 ans, avril 2018

En particulier sur l’île de Tahiti, où l’industrialisation s’est opérée de façon plus marquée que sur les autres îles éloignées, les familles polynésiennes tendent de plus en plus à adhérer au modèle de la famille nucléaire occidentale. En effet, celui-ci correspond davantage au système socioéconomique récemment implanté en Polynésie française, ainsi qu’aux principes du Code civil français pour ce qui est, notamment, des matières relatives à l’autorité parentale, à l’enfance et à l’adoption. Toutefois, si ces changements sociaux et économiques ont entraîné certaines ruptures dans la société polynésienne, notamment au sein du ‘utuafare, la pratique ancestrale du don d’enfant, pour sa part, demeure très vivante, et cela en dépit de la compétence de l’État en matière de « nationalité ; droits civiques ; droit électoral ; droits civils ; état et capacité des personnes, notamment actes de l’état civil, absence, mariage, divorce, filiation ; autorité parentale ; régimes matrimoniaux, successions et libéralités » (Haut-commissariat de la République en Polynésie française 2018).

La prochaine section aborde les différents moyens empruntés par les Polynésiens en vue de continuer à pratiquer ce don d’enfant, en marge ou à l’intérieur de l’État.

L’adoption à la polynésienne dans le contexte légal de la République française

Les intervenants rencontrés au cours de mon enquête ont beaucoup insisté sur la grande différence théorique séparant deux pratiques d’affiliation, soit l’adoption et le fa’a’amu, la première étant reconnue officiellement par le Code civil français et l’autre, non. En pratique, toutes deux s’entrecroisent fréquemment en Polynésie française, que ce soit lorsque des démarches sont faites pour obtenir une certaine reconnaissance officielle des dons d’enfant entre Polynésiens – ces dons étant dans la plupart des cas intrafamiliaux – ou lorsque des couples métropolitains faisant le voyage depuis la France tentent d’adopter un enfant. Ces deux cas de figure seront donc maintenant abordés.

Les cas de dons intrafamiliaux entre Polynésiens

Si l’adoption coutumière fa’a’amu n’a pas d’existence officielle aux yeux de l’État français[70] ni à ceux du gouvernement de la Polynésie française, cela n’empêche pas les parents fa’a’amu polynésiens de recourir aux tribunaux afin d’obtenir une certaine reconnaissance légale de leurs liens avec un enfant fa’a’amu. Pour ce faire, ils peuvent adresser une requête au tribunal en recourant à l’un ou l’autre des deux principaux dispositifs prévus par le Code civil : la délégation de l’exercice de l’autorité parentale (DEAP) ‒ qui permet le transfert partiel ou total de l’autorité parentale aux parents fa’a’amu (article 373-3) ‒ ou l’adoption simple ‒ qui crée un lien de filiation additionnel tout en maintenant celui avec la famille d’origine et transfère l’autorité parentale exclusivement et en totalité aux parents adoptifs (article 365). Dans un certain nombre de cas, la requête de DEAP est motivée par le désir de faciliter certaines démarches administratives, comme l’inscription à l’école ou la prise de rendez-vous médicaux. Ceci est particulièrement important dans les situations où les parents biologiques et les parents adoptifs n’habitent pas la même île, étant donné l’immensité du territoire et les difficultés associées au transport interîles et aux communications.

Les professionnels des services sociaux ayant participé à la recherche m’ont confié que l’une des façons de pallier les enjeux de la non-reconnaissance de l’autorité parentale des parents fa’a’amu est de rappeler aux parents biologiques et aux parents fa’a’amu ce qu’impliquait, « traditionnellement », le fa’a’amu ‒ notamment le renforcement des liens familiaux (Ghasarian 1996 : 221). Ils insistent en particulier sur la nécessité de les sensibiliser à l’importance de garder le contact, malgré la distance ou les relations parfois tendues. Ce lien est fondamental afin de faciliter l’exercice de l’autorité parentale, notamment en ce qui a trait aux démarches administratives qui ponctuent le parcours de l’enfant. Selon eux, cette sensibilisation doit être effectuée dès le don de l’enfant pour les dossiers où la DSFE est impliquée et, idéalement, pour toutes les familles qui reçoivent ou confient un enfant fa’a’amu. Marie, une assistante sociale de la DSFE, m’expliquait : « tout dépend de comment, dès le départ du fa’a’amu, justement, on demande à ce que le lien continue […]. On insiste beaucoup sur ça. Moi, ce que je dis aux familles, c’est que, au-delà du don d’enfant […] il faut que les deux familles deviennent amies, en fait, pour qu’il y ait des liens qui se créent, pour le bien-être de l’enfant » (Marie, assistante sociale, 30 ans, avril 2018).

Certains problèmes de reconnaissance d’enfants fa’a’amu peuvent également amener des parents polynésiens d’enfants fa’a’amu, ou encore les enfants fa’a’amu devenus adultes, à recourir à la justice pour officialiser l’adoption. C’est surtout le cas lors de successions sans testament, notamment lorsque des terres toujours placées sous le régime de l’indivision[71] sont en jeu. Il en est ainsi puisque, aujourd’hui, un enfant fa’a’amu n’a pas de droits concernant la terre de sa famille fa’a’amu, mais hérite plutôt de ses parents biologiques. Dans d’autres cas, une requête en adoption simple est déposée afin de permettre la transmission du nom des parents fa’a’amu, pour des questions d’identité et d’appartenance. Il arrive toutefois que cette démarche ne soit pas possible pour les familles fa’a’amu. Cela peut être attribuable à divers facteurs tels que la distance géographique entre les deux familles et le tribunal, les coûts associés à la démarche ou le fait que la famille biologique soit injoignable depuis un certain temps. Ce sont autant de cas où les familles fa’a’amu doivent se débrouiller sans reconnaissance officielle.

Au cours des entretiens, différentes stratégies servant à pallier le caractère officieux de l’adoption à la polynésienne ont été révélées. Dans le cas de successions, plusieurs ont insisté sur le respect des dernières volontés, souvent émises de façon orale par les parents. Il s’agit alors d’une entente établie et respectée entre tous les enfants, fa’a’amu et biologiques, afin que chacun reçoive une part égale de l’héritage. C’est notamment ce qu’évoquait Meleana, une participante à ma recherche qui a été enfant fa’a’amu : « mon père adoptif, avant de mourir – jamais je ne vais oublier –, il avait dit à ma mère que pour ses terrains [c’est-à-dire les terres qu’il léguait en héritage à ses enfants], pour sa part, de ne jamais m’oublier » (Meleana, personne fa’a’amu, 45 ans, avril 2018). Cette reconnaissance de l’enfant fa’a’amu dans une famille et des « droits » qu’il possède sur les biens de ses parents, au même titre que ses frères et soeurs fa’a’amu, a aussi été rapportée par une autre participante :

Non, ce sont les enfants qui n’ont pas fait de distinctions, parce qu’il n’y a pas eu de testament qui a été laissé par mon papa. Pour nous, c’était tout à fait naturel qu’il [le frère fa’a’amu] ait sa part aussi, par rapport aux biens que l’on a eus et même si, juridiquement, il n’y a pas de jugement […] qui légalise en fait le fa’a’amu ; pour nous, c’était tout à fait normal qu’il ait sa part d’héritage sur les biens que mon papa a laissés, mais ce n’était pas une disposition qu’il avait laissée, mon père. C’était nous, ce sont les enfants qui ont accepté : on n’a fait aucune distinction. Même celle qui a été adoptée [sa soeur biologique qui a été fa’a’amu par une autre famille], en fait, qui a été fa’a’amu, elle a eu aussi sa part

Ahinui, secrétaire à la DSFE, 40 ans, avril 2018

Dans d’autres cas, quand les contacts entre les parents biologiques et les parents fa’a’amu sont difficiles ou qu’ils ne sont plus assurés, il s’agit alors pour le personnel de la DSFE d’expliquer en quoi consiste l’autorité parentale, ce que suppose son exercice, mais également comment on peut la transférer aux parents fa’a’amu dans le cas où les parents biologiques ne sont pas en mesure de l’exercer. D’ailleurs, le juge des enfants peut déchoir les parents biologiques de leur autorité parentale et la transférer aux parents fa’a’amu si les parents biologiques se sont « abstenus volontairement » de contact avec l’enfant pendant deux ans (ministère des Solidarités et de la Santé 2016 : 41). Toutefois, il semble que pareille action n’ait encore jamais été entreprise, étant donné la facilité avec laquelle les parents biologiques peuvent affirmer avoir contacté l’enfant. Pour les familles d’enfants fa’a’amu, la DEAP, le maintien des liens entre les deux couples de parents, la création de testaments, le respect des tapu (sacré, restriction, interdit) associés au fa’a’amu traditionnel ainsi que l’adoption simple deviennent des stratégies afin de faciliter le parcours tant administratif que social de l’enfant.

Les cas d’adoptions extrafamiliales entre Polynésiens et métropolitains[72]

Étant donné la relative rareté des enfants adoptables en France métropolitaine, depuis les années 1970-1980, plusieurs dizaines de couples venus de Métropole visitent chaque année la Polynésie française dans le but de trouver un enfant polynésien à adopter (du Mesnils 2018). La pratique de l’adoption à la polynésienne est en effet maintenant bien connue dans les réseaux et associations de parents français désirant adopter (Leblic 2014 : 449 ; de Monléon 2002 : 2, 2004 : 49). Ces métropolitains désirant avoir un enfant sont parfois passés par des démarches longues et coûteuses d’adoption internationale, sans succès. Ils se tournent vers l’adoption en Polynésie française, notamment parce qu’il s’agit d’une adoption nationale. Elle apparaît ainsi plus simple sur le plan administratif et peut être perçue comme moins coûteuse, malgré le prix élevé du séjour. La Polynésie française se révèle également attrayante parce qu’elle permet aux parents adoptifs de se voir confier un enfant dès sa naissance. L’entente avec les parents biologiques s’établit en effet, dans la plupart des cas, pendant la grossesse. Cela est rare pour ce qui est des pupilles (peu nombreux) de l’État[73] en métropole et impossible dans le cadre d’une adoption internationale. Les motivations des Polynésiens pour « confier » leur enfant à des métropolitains seraient surtout d’ordre socioéconomique. À Tahiti, la question des enjeux financiers m’a été mentionnée à maintes reprises comme motif pour confier un enfant à d’autres parents lors d’entretiens et d’observation auprès des familles d’enfants fa’a’amu. En effet, une bonne partie d’entre elles se trouve en effet dans une situation économique précaire. En 2009, 27,6 % de la population totale de la Polynésie française avait un revenu situé en deçà du seuil de pauvreté relative établi à 48 692 XPF, soit 347 EUR par mois et par unité de consommation (Herrera et Merceron 2010 : 7), alors que « le niveau général des prix à la consommation en Polynésie française était supérieur de 39 % à celui de la métropole » (Tahiti Infos 2016). Les parents biologiques insistent alors, lorsqu’ils sont appelés à expliquer leur choix, sur la « chance » qu’aura leur enfant d’être éduqué en métropole (Saura 1998 : 28).

Dans le cas d’une adoption à la polynésienne entre métropolitains et Polynésiens, la procédure judiciaire est « bricolée ». Ayant, pour la plupart, préalablement obtenu l’agrément de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) de leur lieu de résidence, les parents adoptifs doivent faire une requête auprès du juge aux affaires familiales du Tribunal de première instance de Pape’ete pour délégation de l’exercice de l’autorité parentale (DEAP) aux fins d’adoption quand un enfant leur est confié. Grâce au bon vouloir du personnel de la justice sont jointes deux procédures qui n’ont, en principe, pas de lien obligé. Ce bricolage est tout d’abord nécessaire pour s’assurer que tous les parents sont bien conscients que l’objectif ultime recherché par les requérants est l’adoption. Il est aussi nécessaire du fait que l’adoption n’est pas autorisée pour un enfant de moins de deux ans. Ainsi, la DEAP permet aux parents adoptifs de rentrer en métropole avec l’enfant dans les jours suivant sa naissance.

Depuis février 2017, cependant, les juges aux affaires familiales exigent une enquête sociale avant de se prononcer sur la DEAP afin de s’assurer du consentement libre et éclairé des parents biologiques, mais également de la qualité des liens entretenus par les deux familles tout au long des deux mois accordés pour l’enquête. En effet, puisque les parents métropolitains justifient leur requête par l’intérêt que représente pour eux le fa’a’amu – une forme d’adoption coutumière qui permet le maintien des liens avec les parents et, plus largement, la famille biologique –, c’est une façon, pour les magistrats, de vérifier dans une certaine mesure les intentions des parents et de s’assurer que l’enfant ne sera pas totalement coupé de ses origines, y compris sur le plan culturel. Lorsque l’enfant atteint l’âge de deux ans, ses parents biologiques peuvent signer un consentement à l’adoption (Cussac et Gourdon 2006 : 1). Les parents adoptifs peuvent ensuite saisir un juge aux affaires familiales en France métropolitaine pour procéder à l’adoption simple ou plénière, sans que les deux couples de parents n’aient besoin de se revoir (ibid.). C’est à ce moment que l’enfant peut être repris par les parents biologiques qui peuvent refuser de consentir à l’adoption. Cette situation est néanmoins plutôt rare, compte tenu du fait que les parents s’entendent dès le début sur le fait qu’il s’agit d’une DEAP en vue d’une adoption (Brillaux 2007 : 79 ; de Monléon 2002 : 3). Quand la requête en adoption est déposée en métropole, il s’agit le plus souvent d’une adoption plénière qui fait en sorte que l’adopté acquiert une nouvelle filiation en remplacement de sa filiation d’origine. Dans certains cas, les parents polynésiens ne consentent jamais à l’adoption plénière, sans pour autant reprendre l’enfant. Dans d’autres cas encore, des liens sont maintenus sur le long terme entre les deux familles, mais les 18 000 km qui séparent la métropole de la Polynésie française et les coûts associés au voyage ont souvent pour effet d’atténuer les contacts.

L’adaptation de la procédure, depuis 2017, visait à contrer quelques dérives constatées quant à la conduite de certains métropolitains à la recherche d’un enfant. Il arrivait, en effet, que ces derniers exercent une pression indue sur de jeunes femmes enceintes ou recourent à des démarches jugées douteuses, comme la distribution large de cartes de visite dans les lieux publics en vue d’entrer en contact avec des « confieuses » d’enfants potentielles ou la promesse de sommes d’argent ou de biens de première nécessité comme un réfrigérateur (de Monléon 2002 : 2-3). Témoignant de ce type d’approches, un article montrant une affiche de « recherche de bébé à adopter » sur le babillard d’un supermarché a récemment fait polémique en Polynésie française et en France (Polynésie 1re 2017). Il faut dire qu’il n’existe pas d’institution médiatrice responsable d’établir le contact entre des parents polynésiens qui souhaitent confier leur enfant en vue de son adoption et des couples métropolitains désireux d’adopter. Les familles métropolitaines sont laissées à elles-mêmes, dans les premiers temps du processus d’adoption, afin de trouver une famille polynésienne qui voudrait leur confier leur enfant. Dans la pratique, cependant, elles peuvent souvent compter sur l’aide informelle d’associations ou de personnes travaillant dans le milieu des services de santé et des services sociaux pour faciliter les contacts.

Les deux cas de figure présentés – le fa’a’amu intrafamilial et extrafamilial – illustrent bien l’actualité et la vivacité de la pratique ancestrale du don d’enfant en Polynésie française, malgré les profonds changements sociaux qu’a connus la société polynésienne depuis l’industrialisation massive du territoire.

En ce qui concerne le fa’a’amu intrafamilial (entre Polynésiens), si le Code civil ne reconnaît pas en propre cette forme d’adoption, les personnes concernées peuvent faire appel à certaines dispositions du Code civil afin d’officialiser leur relation à l’enfant. À l’inverse, si un lien est maintenu entre les deux familles, plus souvent entre familles polynésiennes, le transfert de l’autorité parentale n’est pas un passage obligé et elles peuvent travailler conjointement au bien-être de l’enfant.

Dans le cas des métropolitains venus de France en vue d’adopter, la pratique du fa’a’amu semble s’élargir et se redéfinir afin de laisser cours aux changements sociaux vécus en Polynésie française depuis l’implantation du CEP. Ce type d’adoption nationale ne fait toutefois pas l’unanimité au sein de la population polynésienne. Marie, une assistante sociale de la DSFE, m’expliquait d’ailleurs que, dans son travail, ses collègues et elle demandent aux parents biologiques et adoptifs « à ce que le lien continue, en fait. Non pas que une fois que l’enfant franchit les barrières de la douane, ça y est, ce n’est plus un enfant d’ici » (30 ans, avril 2018).

Conclusion

En Polynésie française, l’implantation d’une économie de marché a entraîné une déstabilisation de l’organisation familiale, le ‘utuafare, et, du même coup, du fa’a’amu ou adoption à la polynésienne. Le but de cet article était de montrer, de façon modeste et à partir d’un moment historique particulier, comment une société ayant vécu des changements aussi profonds que ceux provoqués par une industrialisation massive et rapide subit en même temps des ruptures, mais vit aussi des continuités sociales. Si le ‘utuafare a connu de profondes transformations avec l’implantation du salariat et d’une économie de marché, faisant éclater l’organisation traditionnelle de la famille, l’adoption à la polynésienne continue de faire partie intégrante de la vie familiale. Non seulement se pratique-t-elle toujours, mais elle se négocie aussi avec les nouvelles réalités légales de l’organisation familiale française, comme l’illustrent les différentes stratégies légales (ou non) employées par les familles d’enfants fa’a’amu. Il est parfois utile de faire appel aux tribunaux français et à certaines dispositions du Code civil relatives à l’autorité parentale ou à l’adoption pour obtenir la reconnaissance officielle de certains droits. Cela fait en sorte que l’adoption à la polynésienne et les formes d’adoption reconnues en droit civil français se recoupent souvent aujourd’hui, ce qui permet notamment d’élargir la pratique aux métropolitains qui viennent en Polynésie française dans le but d’adopter.