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Introduction

Le Petit Robert (2021) définit la réconciliation d’abord comme : l’« [a]ction de réconcilier », c’est-à-dire de « [r]emettre en accord, en harmonie » des parties opposées. Il peut s’agir aussi de « [c]oncilier (des opinions [ou] des doctrines foncièrement différentes) ». Dans cette perspective, sera-t-il possible de voir un jour se concrétiser une réelle réconciliation entre les peuples autochtones et non autochtones du Canada ? Et cette réconciliation pourrait-elle passer par la nourriture, qui répond à un besoin fondamental de tous les êtres humains ? Afin de répondre à ces questions, nous tenterons dans ce texte de montrer que des projets structurants en agriculture pourraient faciliter cette réconciliation. Ces projets permettraient de rétablir des ponts entre les peuples autochtones et non autochtones. Ils permettraient aussi de trouver des solutions à la problématique de l’insécurité alimentaire vécue par les communautés autochtones au Québec et au Canada. 

L’insécurité alimentaire est « un état dans lequel se trouve une personne, ou un groupe de personnes, lorsque la disponibilité d’aliments sains et nutritifs, ou la capacité d’acquérir des aliments personnellement satisfaisants […] est limitée ou incertaine » (Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Capitale-Nationale 2020). Les adultes dans les ménages en situation d’insécurité alimentaire sont plus susceptibles de souffrir de maladies chroniques telles que le diabète, l’hypertension artérielle et les troubles de l’humeur et de l’anxiété (Proof 2020). Les communautés autochtones seraient les plus touchées par cette problématique. Par exemple, au début des années 2000, un peu plus du quart (27 %) de la population adulte crie de la baie James vivait, selon Bertrand Nolin, Carole Blanchet et Elena Kuzmina (2008), une telle situation.

Afin de trouver une solution à la problématique de l’insécurité alimentaire, le Chisasibi Business Service Centre (CBSC) lançait en 2015 une recherche-action participative (RAP) en collaboration avec le Centre d’innovation sociale en agriculture du Cégep de Victoriaville (CISA). L’objectif général du projet Innovation du bioalimentaire nordique dans la communauté Crie de Chisasibi était d’identifier et d’implanter une solution novatrice afin de favoriser la sécurité alimentaire dans la communauté. Les objectifs précis étaient :

  1. de recenser tous les documents disponibles témoignant des activités agricoles qui ont été pratiquées à Fort-George[1]. Cette recherche a été complétée par des entrevues avec les aînés qui ont vécu durant cette période ;

  2. de décrire le système alimentaire actuel dans la communauté de Chisasibi, incluant l’approvisionnement alimentaire par le mode de vie traditionnel afin de statuer sur l’apport de la culture traditionnelle à la sécurité alimentaire ;

  3. d’identifier et d’implanter des solutions porteuses de changements positifs pour le développement local, de la sécurité alimentaire et des saines habitudes alimentaires.

Dans le cadre de cet article, nous présenterons les résultats de la recherche effectuée à Chisasibi de 2017 à 2020 et les solutions trouvées pour favoriser la sécurité alimentaire dans la communauté. Dans la première partie, nous exposerons d’abord la méthodologie. Pour répondre à l’objectif du projet, nous dresserons ensuite un portrait des activités agricoles qui ont été pratiquées à Fort-Georges et nous présenterons brièvement les résultats de la collecte de données du Photovoice[2] afin de décrire le système alimentaire actuel. Les enjeux entourant l’agriculture ainsi que les solutions porteuses telles que l’implantation de jardins et de parcelles à Fort-Georges seront présentés dans la dernière partie du texte.

Méthodologie

Afin d’atteindre nos objectifs, nous avons utilisé une méthode de recherche-action participative (RAP) avec la communauté. Cette méthode a fait ses preuves dans plusieurs milieux sociaux différents (Chevalier et Buckles 2013). La RAP favorise un changement social puisque la communauté hôte détermine elle-même les enjeux et la méthode de recherche avec les chercheurs et propose des solutions à implanter (Marois et Gumuchian 2000). Grâce à cette méthode, les Cris ont contribué et partagé activement leurs savoirs traditionnels à toutes les étapes de la recherche. Ensemble, nous avons défini la problématique et la démarche requise pour relever les défis de la sécurité alimentaire à Chisasibi. Nous avons choisi de réaliser, pour atteindre les deux premiers objectifs, une recherche qualitative consistant en une recherche documentaire, des entrevues avec les aînés et un Photovoice au sujet de leur alimentation.

Dans la première partie de la recherche, tous les documents disponibles témoignant des activités agricoles passées dans la communauté ont été recensés. Ces documents ont été trouvés lors d’une visite aux archives Deschâtelets, à Richelieu (Québec). Ces archives contiennent les mémoires et les rapports de terrain des missions oblates de partout dans la province. Elles se situent à même le centre pour les retraités oblats. En visitant les archives, on peut donc croiser les missionnaires qui ont passé leur vie auprès de communautés autochtones. Nous avons pu recueillir le témoignage d’un prêtre qui a travaillé à la mission de Fort-George. D’autres documents d’archives ont été consultés à Bibliothèque et Archives Canada, à Ottawa. Des entretiens semi-dirigés ont été réalisés avec dix aînés de la communauté, qui ont témoigné de l’agriculture et de la présence des fermes gérées par les Pères Oblats sur l’île de Fort-George de 1920 à 1970 ainsi que de l’histoire de l’alimentation dans la communauté.

Dans la deuxième partie, la description du système alimentaire actuel de Chisasibi a été documentée grâce à la méthode du Photovoice. Les participants identifient, en premier lieu, une problématique présente dans leur communauté. Ensuite, ils photographient ce qui, pour eux, illustre le problème ou la solution possible. Les répondants ont de cette manière photographié les aliments et les repas ayant une signification particulière pour eux. Une fois la prise de photos terminée, les répondants se réunissent et échangent en groupe sur la signification des images. Cette méthode permet aux chercheurs de mieux comprendre et d’analyser ce que vivent les répondants (Nowell, Berkowitz, Deacon et Foster-Fishman 2006 ; Palibroda, Krieg, Murdock et Havelock 2009 ; Wang 2006). Il s’agit d’une façon enrichissante et exhaustive de toucher à des sujets délicats et de mobiliser les participants plus activement dans la recherche. Nos contacts avec des personnes connues et le bouche-à-oreille ont servi de techniques de recrutement de répondants. Afin d’encourager la participation et de remercier les répondants pour leur temps, nous leur avons offert un chèque-cadeau à utiliser dans les magasins d’alimentation de la communauté. Nous avons recruté onze participants âgés de 18 à 65 ans. Il s’agissait de huit femmes et de trois hommes, de diverses situations socioéconomiques. Au cours de ce projet, nous avons aussi utilisé la photographie, la vidéo ainsi que Facebook pour la collecte de données. Les photos de repas sont publiées sur la page d’un groupe Facebook privé. Les participants ont ensuite pris part à des entrevues semi-dirigées filmées de cinq à dix minutes. Ces entrevues ont finalement fait l’objet d’un montage vidéo sous forme de capsules diffusées avec l’autorisation des participants sur des plateformes en ligne telles que YouTube.

À la suite de l’analyse des résultats des deux premières étapes de la recherche, l’équipe du projet a convenu d’une démarche afin d’atteindre l’objectif 3 : implanter des solutions porteuses de changements positifs pour le développement local, la sécurité alimentaire et les saines habitudes alimentaires. Cette démarche consistait à mettre en branle ou soutenir des projets agricoles existants afin d’accompagner la nation de Chisasibi dans la production de légumes frais à distribuer gratuitement ou à bas coûts aux citoyens. Nous avons soutenu la remise en fonction du jardin et de la serre scolaires, animé des ateliers de jardinage et effectué l’implantation de parcelles de pommes de terre sur l’île de Fort-George. Cet objectif fut atteint en quatre phases, de l’été 2018 à l’été 2020.

Histoire et alimentation à Chisasibi

Illustration 1

Emplacement de la nation Crie de Chisasibi

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Le commerce des fourrures et le maintien des activités cynégétiques

Cette recherche nous a d’abord permis de comprendre comment les peuples autochtones ont pu perdre leur souveraineté alimentaire au cours de la colonisation et quels processus sont actuellement mis en place pour retrouver leur autonomie. Historiquement, les Cris étaient un peuple semi-nomade, vivant de la chasse de subsistance, de la pêche et du piégeage. Ils ont cependant été des acteurs clés dans le commerce des fourrures (Bibeau, Denton et Burroughs 2015). Le commerce des fourrures était profitable tant pour la Compagnie de la Baie d’Hudson (HBC) que pour les Cris, et leur relation en était une de dépendance mutuelle (Lemieux 2007). La Compagnie de la Baie d’Hudson (HBC) encourageait ses employés à aménager des jardins afin d’avoir accès à des légumes frais. Ceux-ci étaient cependant uniquement consommés par les Européens vivant dans les postes de traite et ne pouvaient combler la totalité des besoins alimentaires du personnel des comptoirs commerciaux. La chasse et la pêche pratiquées par les Autochtones fournissaient beaucoup plus de nourriture à ce personnel que les jardins (Leechman 2016). Les bernaches et les autres viandes apportées par les Cris étaient donc d’une importance vitale. Par exemple, en 1786, les Autochtones ont offert aux employés du poste d’Eastmain 1599 oies, 318 canards, 1414 livres de poisson, 368 lièvres, la chair de 20 castors, 11 porcs-épics, 2 phoques, etc. (Compagnie de la Baie d'Hudson 1781-1837 : 50 ; Morantz 1983 : 50). Les Cris restaient des chasseurs de subsistance, se procurant leur propre nourriture. Ils jouissaient encore d’un accès relativement paisible à leurs territoires de chasse traditionnels (Morantz 2002 : 24). Les Autochtones pratiquaient la chasse (dont la trappe), la pêche et la cueillette de fruits sauvages et de plantes médicinales. Les aliments issus de la pêche, de la chasse et de la trappe comprenaient l’ours, l’orignal, le caribou, le lièvre, l’oie, le poisson, les baies, le thé du Labrador, etc. La disponibilité des aliments variait selon les saisons et les cycles des espèces animales ; par exemple, la bernache était chassée à l’automne et au printemps, lorsque son trajet migratoire la mène vers la baie James (Delormier 1993 ; Laberge Gaudin 2012). L’agriculture pratiquée à Baie-James à cette époque était très limitée et n’était un besoin que pour les marchands non autochtones.

Transition alimentaire : de chasseurs à salariés

Les commerçants européens ont été suivis par des organisations religieuses ayant comme mission de « civiliser » les peuples autochtones, entre autres par le biais de l’agriculture. Les missionnaires avaient une vision différente de leurs besoins alimentaires. Par exemple, à leur arrivée à Fort-George, les missionnaires oblats créèrent des jardins qui leur permettraient de manger à leur goût, été comme hiver. Le principal légume cultivé était la pomme de terre, mais on faisait aussi pousser du navet, des carottes, du chou, du chou-fleur, etc. Les légumes et les fruits les plus fragiles tels que les tomates, la laitue, les concombres et les radis étaient cultivés uniquement dans des serres. Des animaux de ferme, comme des porcs, des poules et des vaches, étaient aussi élevés sur place (Brochu 1968 : 427). Malgré leur importance dans les souvenirs des aînés participant à la recherche du CBSC et du CISA, les missions religieuses auraient très peu contribué à la transition alimentaire chez les Cris. D’autres facteurs sociopolitiques ont plutôt concouru à la lente érosion de leur souveraineté alimentaire. L’effondrement de la population de castors au début du 20e siècle entraîna l’intervention administrative du gouvernement fédéral et la formalisation du système de trappe. Des quotas furent imposés aux trappeurs cris, qui furent maintenus jusqu’à la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) en 1975 (Nasr 2007 : 29).

Les entrevues ont révélé qu’en s’établissant près des missions religieuses pour de plus longues périodes, les Cris auraient été exposés à un mode de vie agricole qui leur était jusqu’alors étranger. Les Oblats y ont fait travailler les hommes en tant que manoeuvres et les femmes comme cuisinières. Ces fonctions leur auraient permis de découvrir les traditions agroalimentaires eurocanadiennes. Dans un premier temps, l’exposition à ces nouvelles traditions aurait très peu modifié leurs habitudes alimentaires. En effet, puisque les travailleurs retournaient chez eux, au village, à la fin de la journée, ils continuaient à manger de la nourriture traditionnelle crie. Les aînés ayant fréquenté le pensionnat se sont cependant familiarisés avec les aliments eurocanadiens, comme le mentionne une aînée :

Ils appelaient ces biscuits, « des biscuits pour chiens ». Ils étaient un peu durs, mais c'était bon avec de la confiture. On mettait de la confiture dessus. Ils n'avaient pas si bon goût que ça. Et on buvait du lait, du lait en poudre je crois, et ce n'était pas bon.

Parfois, cette découverte de la nourriture eurocanadienne se transformait cependant en expérience positive, comme le démontre l’extrait d’entrevue suivant :

Juste ici, c'était un poste de soins infirmiers ; je connaissais le fils du médecin ; j'y allais pour manger. Il me donnait des légumes... Des légumes crus. Il me donnait un sandwich... Surtout des carottes, des choux, ou de la laitue, quelque chose comme ça... Je ne savais pas quoi faire ; il les faisait chauffer et me montrait...

Lors de leur passage au pensionnat, les enfants mangeaient des aliments qui leur étaient jusqu’alors inconnus. Ils se sont habitués à consommer de la viande d’élevage et des légumes, ainsi que des aliments en conserve. Ce brusque changement alimentaire n’était pas facile pour tous les enfants, comme l’ont mentionné certains répondants. Il faut se rappeler que, durant la période des pensionnats indiens, la nourriture était souvent utilisée comme arme pour favoriser l’assimilation des peuples autochtones (Mosby 2013). De plus, les aliments étaient parfois rares et de mauvaise qualité. Dans certains pensionnats à travers le Canada, la viande, le lait, les fruits et les légumes étaient servis en quantité insuffisante. Les écoles manquaient souvent de personnel de cuisine qualifié et d’appareils de réfrigération. Les normes sanitaires de base n’étaient pas suivies par les institutions. La nourriture fournie ne répondait généralement pas aux besoins nutritionnels déclarés par le gouvernement pour les enfants (ibid.). Nous pouvons penser que cette pénurie d’aliments a eu cours à Chisasibi, car cette situation a été partiellement confirmée par les participants dans le cas de Fort-George. Les aînés ont mentionné avoir volé des légumes dans les jardins des missionnaires pour assouvir leur faim. Certains ont indiqué que la nourriture n’était pas toujours de bonne qualité. Mais les Cris auraient moins souffert que d’autres communautés de sous-alimentation, car les répondants ont semblé plutôt satisfaits de ce qu’ils mangeaient dans les pensionnats de Fort-George. Nous pouvons émettre l’hypothèse que la proximité du village de Fort-George aurait assuré une certaine surveillance du bien-être des enfants par la communauté ainsi qu’un constant approvisionnement en aliments traditionnels.

Les Oblats auraient contribué à l’introduction des Cris à l’économie de marché en leur offrant un salaire en plus de les initier à leur culture européenne par l’éducation. Les Oblats se sont même substitués à la structure familiale crie par moments, en prenant en charge des enfants qui auraient dû être adoptés par la famille élargie. Lors de la première moitié du 20e siècle, une partie de la population entra volontairement dans l’économie de marché en ouvrant des entreprises et des magasins d’alimentation. Une autre partie de la population conserva cependant un mode de vie presque entièrement traditionnel, centré sur la chasse, la pêche et la cueillette. Les résidents avec des emplois salariés auraient été avantagés. Les autres ne pouvaient avoir le même niveau de vie. La nourriture traditionnelle demeurait vitale pour la survie de la communauté qui continuait à s’approvisionner surtout dans le territoire.

En 1971, le premier ministre du Québec, Robert Bourassa, annonça la construction du barrage de la rivière La Grande sur le territoire cri. La bataille judiciaire et la publicité négative qui suivirent amenèrent le gouvernement à négocier la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (Desbiens 2004 : 104). Cette entente accordait des compensations financières et de nouveaux droits sur le territoire aux communautés autochtones de la baie James. Avec les indemnités reçues, les Cris purent développer des structures et des services administratifs (Chagny 1998 : 40). Cependant, leur mode de vie fut profondément marqué par les projets hydroélectriques ainsi que par les développements miniers, pétroliers et gaziers (Torrie, Bobet, Kishchuk et Webster 2005). À Chisasibi, en raison du réacheminement des réseaux hydrographiques et de l’érosion des berges qui s’ensuivrait, on craignait la disparition de l’île de Fort-George. On planifia donc le déménagement de la communauté sur le continent. En 1980, deux mille Cris furent relocalisés à Chisasibi. Les maisons et les églises furent déplacées vers le nouveau village (McSween 2006). Cependant, le déménagement de la communauté sur le continent à Chisasibi à la fin des années 1970 a créé une rupture plus marquée entre la vie semi-nomade du passé et l’existence sédentaire d’aujourd’hui.

Illustration 2

Emplacement de la nation Crie de Chisasibi

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Depuis la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois de 1975 et le déménagement de la communauté, les établissements voués au transport et à la vente au détail de produits tels que les restaurants, les épiceries et les entreprises de transport se sont multipliés (Aanischaaukamikw Cree Cultural Institute 2018). Cela a entraîné une dépendance croissante à l’alimentation de marché[3] ainsi qu’une réduction de l’importance des aliments traditionnels (Kuhnlein, Receveur, Soueida et Berti 2008 : 349). Cependant, chez les Cris, la nourriture traditionnelle occupe encore aujourd’hui une place de choix parmi les marqueurs culturels (Parent 2018). Les changements alimentaires chez les Cris ont donc été progressifs, mais se sont surtout accentués au cours du dernier siècle. Ils ont conduit à un abandon partiel de la diète traditionnelle au profit d’une consommation parfois exclusive d’aliments de marché à faible valeur nutritionnelle.

L’histoire coloniale de Fort-George donne aussi une valeur symbolique à cette l’île. En effet, les aînés y ont passé une bonne partie de leur jeunesse. Ils y ont grandi et y ont vécu pendant plusieurs années. Les jardins et les fermes ont une connotation positive aux yeux des aînés qui y ont passé leur vie professionnelle ou une partie de celle-ci. Leurs souvenirs concernant les fermes sont racontés avec bonne humeur et humour et on peut en conclure qu’ils sont positifs. Notre hypothèse est que le fait de travailler la terre ou d’être en contact avec les fruits de cette dernière les rapprochait du territoire. Ils ont développé une connexion presque aussi forte avec les espaces agricoles de Fort-George. Cette connexion s’est transmise à travers les générations : même les plus jeunes connaissent l’histoire des pommes de terre de Fort-George. La nourriture traditionnelle constitue encore aujourd’hui le choix privilégié par les aînés. L’un d’eux a expliqué pourquoi la nourriture traditionnelle est si importante :

Je sais que les légumes aident. Mais on a besoin de quelque chose pour s’aider... pour rester en bonne santé. Je vois beaucoup de personnes âgées, plus jeunes que moi, elles sont en béquilles. Elles ne travaillent plus aussi dur qu'avant. Elles ont peut-être mal à la hanche, ou à la jambe, elles ne veulent pas faire d'efforts. Elles préfèrent être en béquilles. C'est presque comme le problème avec la nourriture. Je préfère manger ça. Comme, par exemple, quelqu'un qui veut arrêter de fumer ; si vous voulez arrêter de fumer, ils disent que je vais manger davantage si j'arrête de fumer.

Lorsqu’ils sont sur le territoire, les aînés ne consomment généralement rien d’autre. L’accès au territoire demeure facile pour certains aînés puisqu’ils disposent de beaucoup de temps et des connaissances nécessaires pour s’y rendre et y survivre. En une génération, cependant, les Cris de Chisasibi sont passés d’un système alimentaire basé presque exclusivement sur des aliments traditionnels à une diète occidentalisée centrée sur des produits alimentaires transformés. Les jeunes adultes consomment moins de nourriture traditionnelle que les aînés et certains trouvent qu’elle manque de saveurs et préfèrent la nourriture de marché. Malgré ce gouffre intergénérationnel, les aînés continuent à insister pour transmettre les connaissances sur la nourriture traditionnelle et sur sa préparation aux jeunes générations. La génération née à Fort-George ou sur le territoire est la gardienne des traditions cries. Les évènements culturels et les séjours réguliers sur le territoire contribuent à la transmission aux plus jeunes. Ainsi, que ce soit par des activités traditionnelles comme la chasse et la pêche ou par le partage lors des festins, la nourriture traditionnelle reste au centre de la continuation et de la transmission des pratiques millénaires des Cris. Les festins permettent aux personnes plus démunies de manger à leur faim, comme le raconte l’un des répondants : « Quand il y a un festin, il y a des gens qui donne de la nourriture. Elle est distribuée au public, aux gens ».

L’alimentation contemporaine des Cris de Chisasibi

Le Photovoice a permis d’atteindre le second objectif de la recherche-action participative, qui consistait à décrire le système alimentaire actuel dans la communauté de Chisasibi. Malgré la grande disponibilité de produits alimentaires dans la communauté, les Cris font face à des obstacles majeurs lorsqu’il s’agit de bien s’alimenter : il manque d’aliments frais à des prix accessibles à leur bourse.

Ce clivage entre le prix des aliments et le niveau de vie d’une partie de la population amène souvent les familles à se contenter d’aliments abordables mais, conséquemment, peu nutritifs. Les aliments traditionnels demeureraient essentiels pour la santé physique des répondants, le maintien de la cohésion sociale et la connexion avec la culture traditionnelle. La nourriture traditionnelle serait meilleure pour la santé des Autochtones, car elle aurait une faible teneur en sucre et en gras trans et saturés. Les aliments achetés en magasin sembleraient, au contraire, avoir un effet délétère sur leur santé en augmentant l’incidence de maladies telles que le diabète, l’obésité ou l’hypercholestérolémie. La nourriture traditionnelle n’étant cependant pas toujours aisément accessible, les répondants doivent souvent se rabattre sur les aliments de marché. Comme l’une des participantes le raconte, elle ne peut avoir accès à certains aliments traditionnels :

C’est quelque chose que je ne peux pas obtenir par moi-même à cette époque de l'année. Et ce genre de poisson, je ne pense pas que je connaisse quelqu'un ici qui pourrait l’attraper. [...] Il faut aller le chercher avec un filet, ce genre de poisson. Et moi, je n'ai personne pour m'emmener, ou je ne connais pas vraiment de gens qui peuvent attraper ce genre de poisson.

Le circuit alimentaire actuel comprend donc à la fois des aliments de marché et la nourriture traditionnelle. Cependant, il y aurait un lien entre le manque de disponibilité des aliments traditionnels et la faible qualité et quantité des aliments de marché. Cette conjonction aggraverait les problématiques de santé des résidents de Chisasibi et, par conséquent, le problème de la sécurité alimentaire.

Illustration 3

Shashditshan, Chisasibi 2017

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Les solutions les plus souvent mentionnées par les participants du Photovoice afin d’améliorer l’alimentation touchent justement à la fois la nourriture de marché et la nourriture traditionnelle. Pour la nourriture de marché, plusieurs ont suggéré de baisser les prix des produits vendus en magasin et d’encourager le jardinage afin de permettre un accès plus facile à des légumes et fruits frais. Les solutions proposées pour améliorer l’accès à la nourriture traditionnelle seraient d’ouvrir un restaurant de cuisine traditionnelle et de soutenir l’Association des trappeurs cris afin que ses membres offrent davantage de produits de la chasse et de la pêche à la communauté. Pour le moment, pour ceux qui ne peuvent s’en procurer directement, les autres façons de recevoir de la nourriture traditionnelle comprennent entre autres le partage et la vente sur les médias sociaux. La nourriture traditionnelle serait disponible grâce à ces médias sociaux. Les Cris de Chisasibi ont une page Facebook sur laquelle chacun peut annoncer des plats préparés à la maison.

Illustration 4

Préparation de la viande d’ours, Chisasibi, 2017

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Illustration 5

Plat d’ailes de bernache, Chisasibi, 2017

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Vers la mise en place d’innovations sociales en agriculture

Lors du Photovoice et des entrevues avec les aînés, nous avons pu constater que deux systèmes alimentaires se chevauchent à Chisasibi : celui des aliments traditionnels et celui basé sur les aliments de marché. Bien que grâce à ces deux systèmes les Cris aient généralement une quantité de nourriture suffisante, les répondants ont identifié plusieurs lacunes du système alimentaire dans la communauté, dont le manque d’accès aux aliments traditionnels ainsi que le prix disproportionné des aliments de marché nutritifs. Les Cris ont une préférence marquée pour les aliments traditionnels, surtout les aînés. Même lorsque ceux-ci se trouvaient à Fort-George et en contact étroit avec la culture eurocanadienne, ils n’ont jamais, comme nous l’avons vu, réellement délaissé leurs pratiques ancestrales. Ils ont mangé de la nourriture eurocanadienne au pensionnat et cultivé la terre aux côtés des pères oblats, mais n’ont jamais abandonné l’alimentation traditionnelle. Cette préférence est encore palpable chez les plus jeunes générations. Cependant, la sédentarisation lors du déménagement à Chisasibi ainsi que les nouvelles obligations du travail salarié ont réduit les possibilités de manger uniquement de la nourriture traditionnelle : aller sur le territoire est beaucoup plus difficile. De plus, une grande partie du territoire a disparu sous les eaux après la construction des barrages hydro-électriques (dont la première phase a été le Complexe La Grande, construit entre mai 1973 et décembre 1985).

Le Photovoice et les entrevues ont révélé que le jumelage des deux systèmes alimentaires créerait des problèmes de santé majeurs dans la communauté. En effet, les aliments choisis pour remplacer les aliments traditionnels sont parfois gras et sucrés. Ils sont aussi peu nutritifs. À la suite de l’analyse des résultats des deux premières étapes de la collecte de données, nous avons choisi – avec le CBSC – de mettre en marche des projets agricoles ou de soutenir des projets déjà démarrés.

Innovation : jardins scolaires, ateliers et remise en marche de la ferme de Fort-George

En juin 2018, des ateliers de jardinage ont été organisés afin de permettre le transfert de connaissances en agriculture vers la communauté de Chisasibi. Cependant, la faible participation (deux personnes allochtones et aucun Cri) nous a poussés à imaginer une nouvelle façon de mobiliser la communauté autour du projet. Fort-George étant un lieu de mémoire important, nous avons eu l’idée de recourir à sa signification collective comme levier pour mobiliser la communauté autour du projet de jardinage et permettre l’atteinte du troisième objectif qui était, rappelons-le, d’identifier et d’implanter des solutions porteuses de changements positifs pour le développement local, la sécurité alimentaire et les saines habitudes alimentaires. Le choix de l’emplacement des jardins à Fort-George a aussi été guidé par les témoignages des aînés. Ces emplacements permettaient de renforcer davantage le lien avec l’histoire des Cris. En alliant agriculture et mémoire, nous espérions stimuler l’intérêt de la communauté et sa mobilisation. À la demande du CBSC, des analyses de sol ont été effectuées afin de vérifier son potentiel agronomique. Les analyses ont révélé que le sol était suffisamment riche pour permettre la culture des légumes. Cependant, un travail important de remise en état fut nécessaire, car les terres étaient restées en friche durant près de 50 ans. La remise en état des terres s’est déroulée en trois phases. La première phase a eu lieu en 2018. Deux espaces d’environ 10 m² furent dégagés. Ceux-ci ont été choisis parce qu’ils nécessitaient moins de travail de défrichage, à savoir un simple débroussaillage. Puisque cette première étape s’est faite tard (vers le 25 juin 2018), la plantation a été retardée jusqu’à la mi-juillet. Des pommes de terre et des oignons verts ont été plantés dans les deux parcelles, en trois rangées. Ces dernières ont été entretenues par deux membres de la communauté, soit un étudiant de l’école secondaire et une adulte. Ils ont planté les semences, arrosé les champs et renchaussé les pommes de terre tout au long de l’été 2018. Le coordonnateur du CBSC a supervisé les activités.

La récolte a été organisée afin de concorder avec le premier festival de la moisson organisé à Chisasibi. La récolte a ainsi eu lieu durant la première semaine d’octobre 2018. Une équipe composée du coordonnateur et de la chargée de projet du CISA, du directeur et du chargé de projet du CBSC, d’un aîné ainsi que de quelques invités s’est rendue à Fort-George afin de procéder à la récolte. Un sac de pommes de terre (86 tubercules au total) et des dizaines d’oignons verts ont été ramassés sur l’un des sites. Le deuxième jardin n’a donné aucune récolte, car il aurait été victime de broutage. Cela nous a amenés à réfléchir à l’installation d’une protection pour la saison 2019[4]. Lors du festival de la moisson organisé pour célébrer les activités agricoles à Chisasibi, les chercheurs et le CBSC ont diffusé de l’information à la communauté à propos du projet de culture de pommes de terre à Fort-George. Au cours des deux journées du festival, plusieurs intervenants de la communauté étaient présents pour expliquer leur projet agricole :

  • Le programme de formation en agriculture de l’école secondaire ;

  • Le programme d’agriculture intérieure soutenu par les nutritionnistes des Services cris de la santé (Cree Healthboard) ;

  • Certains membres de la communauté qui ont des jardins privés ou qui offrent des produits transformés ;

  • Le CBSC, pour son projet de serre commerciale.

Des ateliers de semis ont aussi été organisés, ainsi que des jeux pour les enfants.

À la suite de cette première saison de récolte à Fort-George, il a été convenu d’agrandir l’espace agricole l’année suivante. Puisqu’il s’agit d’un projet à portée commerciale, un plus grand espace était nécessaire afin d’atteindre le seuil de rentabilité. Cela permettrait ensuite de vendre les produits à la communauté. Cet agrandissement a été orchestré par le CBSC en octobre 2018. L’espace cultivable est passé de 10 m² à plus de 340 m². Par la suite, en mai 2019, le CBSC a requis les services d’un agronome spécialisé dans la pomme de terre nordique. En effet, la nouvelle superficie du champ permettait d’envisager une culture rentable. L’agronome a pu donner des formations aux intervenants locaux et prodiguer des conseils à l’équipe du CBSC. En octobre 2019, afin de permettre une véritable exploitation agricole, le CBSC a orchestré la préparation du sol et le dessouchage de l’endroit désigné pour le nouveau jardin de pommes de terre. Les travaux ont été effectués grâce à une compagnie locale spécialisée en aménagement. Les champs ont été préparés pour la saison agricole 2020 seulement.

Progression des parcelles de 2018 à 2020

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Mise en place de deux parcelles de pommes de terre, Fort-George, 2018

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Illustration 7

Progression des parcelles

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Illustration 8

Extension de la parcelle, Fort-George, Chisasibi

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Un déménagement non sans conséquences…

Comme nous l’avons vu, l’agriculture n’est pas un fait nouveau dans le système alimentaire des Cris de Chisasibi. Ils y ont été exposés depuis les débuts de la colonisation et de la traite des fourrures. Ce n’est qu’au commencement du XXe siècle que l’on voit une implantation de l’agriculture. Celle-ci fait donc davantage partie de l’histoire récente de la communauté. Bien que plusieurs aînés âgés de 65 ans et plus aient pratiqué l’agriculture au sein de la mission catholique des Oblats, une importante rupture s’est produite lors du déménagement de Fort-George à Chisasibi à la fin des années 1970. Les activités agricoles ont été complètement abandonnées. Les raisons de cet abandon n’ont pas été abordées par les aînés. Plusieurs explications sont possibles. Il faut premièrement supposer que l’agriculture n’a jamais réellement transformé la culture crie ou l’alimentation. Au moment du déménagement, le mode de vie était toujours centré sur la culture traditionnelle. Les activités agricoles n’auraient constitué qu’une possibilité saisonnière afin de gagner un peu d’argent à dépenser en vivres, en munitions et autres biens de première nécessité. Il ne s’agissait que d’une activité de plus dans un rythme saisonnier millénaire. Le projet agricole appartenait aux Oblats et après leur départ il n’y aurait pas eu d’appropriation par la communauté.

Le déménagement de Fort-George à Chisasibi aurait cependant profondément transformé le mode de vie de la communauté. Il coïnciderait avec l’adoption d’une économie de marché (dont le salariat), qui aurait fait en sorte que les Cris ont cessé de vivre une partie de l’année sur le territoire. La construction de la route et l’arrivée de produits alimentaires transformés ont mené à une transformation radicale de l’alimentation de la population. Les conséquences de ces changements se perçoivent davantage chez les jeunes générations. Le taux de diabète et de maladies liées au mode de vie chez les jeunes générations est important selon les témoignages des répondants de la communauté. Les Cris ont reconnu que, afin de rectifier la situation et de permettre aux jeunes adultes de vivre en bonne santé physique et mentale, des changements dans l’alimentation étaient nécessaires. Bien que les Cris aient accès à de la nourriture en quantité suffisante, et donc à la sécurité alimentaire, ils ont présentement peu de contrôle sur l’approvisionnement en aliments, leur prix et leur qualité puisque la majorité des aliments proviennent du sud. Notre projet de jardin à Chisasibi et à Fort-George s’inscrivait dans une démarche de réappropriation de l’approvisionnement, des prix et de la qualité des aliments, en soutien à la communauté.

Un pas vers un système alimentaire territorialisé ?

Le CISA et le CBSC, en tant que partenaires, ont réorienté le projet afin de favoriser l’émergence d’un système alimentaire territorialisé (SAT), premier jalon de la souveraineté alimentaire. Un « système alimentaire est la façon dont les femmes et les hommes s’organisent dans le temps et dans l’espace pour produire, distribuer et consommer leur nourriture » (Malassis 2002). Le SAT favorise la souveraineté alimentaire, car il s’agit d’un système alimentaire dont les composantes sont localement ancrées dans un espace géographique défini, ici la communauté de Chisasibi (Vivre en ville 2020). Le jardin et la ferme nordique deviennent le moyen d’instaurer un SAT dans la communauté, puisque ces activités redonneraient le pouvoir aux Cris de prendre localement les décisions concernant leur nourriture. Ils pourraient jumeler ces produits locaux avec la nourriture traditionnelle afin de créer des amalgames alimentaires bénéfiques pour leur santé. Les Cris seraient doublement souverains au point de vue alimentaire puisque la chasse et la pêche sont aussi des activités favorisant la souveraineté alimentaire.

Afin de favoriser l’émergence d’un tel système dans la communauté de Chisasibi, des entreprises agroalimentaires seraient créées pour offrir des emplois à une main-d’oeuvre qualifiée. La production des entreprises agricoles serait intégrée dans toute la chaîne de valeurs par les citoyens, les institutions locales et les entreprises de services alimentaires. Un système de compostage permettrait à long terme de fournir un amendement de qualité au sol des jardins. Le système de recyclage éviterait l’envoi au dépotoir des matières excédentaires.

Réconciliation et nourriture

Au cours de notre projet, nous avons pu constater que la nourriture pourrait devenir une alliée dans le processus de réconciliation entre les descendants des colons[5] et les Autochtones. Les résultats de la recherche nous poussent à reconsidérer la place de la nourriture dans la réconciliation. Pour les Autochtones, l’accès au territoire est essentiel afin de pallier les aléas de l’insécurité alimentaire. Le rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada appelle les Canadiens à adopter et à mettre en oeuvre la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (Commission de vérité et réconciliation du Canada 2016). Celle-ci établit entre autres le droit des peuples autochtones « aux terres, territoires et ressources qu’ils possèdent, occupent ou utilisent ou acquièrent traditionnellement » (Assemblée Générale des Nations Unies 2008). La terre est un aspect essentiel et indissociable des systèmes alimentaires, qu’ils soient autochtones ou non. La colonisation aurait bouleversé le système alimentaire des Cris, entraînant un déclin radical de la santé et de la vitalité des systèmes sociaux, écologiques et culturels autochtones (People's Food Policy Project 2011 : 10). Leur mode de vie et leur culture étaient centrés sur le territoire ainsi que sur la spiritualité et la langue. Le sens de la culture crie était construite à partir du territoire. Tout émanait du territoire : la langue, la spiritualité, le système alimentaire, les valeurs, la signification des choses. Pour plusieurs, déposséder les Cris de leur territoire équivaudrait à voler leur identité.

La réconciliation par la nourriture ? Discussion et réflexion : un pas vers l’avenir

Redéfinir les notions de « terre » et « propriété privée »

Nous suggérons de réfléchir à la signification de la terre pour les descendants des colons. Cette réflexion permettrait de comparer les perspectives non autochtones et autochtones. Elle permettrait également de comprendre comment les différences de perception à propos de la terre ont pu mener à une réduction importante des territoires autochtones. Les peuples autochtones auraient été fragilisés par le processus de colonisation. Exploités par les politiques coloniales, leurs ancêtres ont subi l’amenuisement important de leurs terres et de leurs cultures (Coté 2016 : 7). Redéfinir la notion de « propriété de la terre » serait difficile au Canada, car le droit canadien ne permet qu’une seule définition généralement acceptée. Les peuples autochtones ont reconnu les dangers de cette définition unique de la propriété privée. Cela représente un défi important pour ceux qui chercheraient à promouvoir des relations alternatives à la terre (Kepkiewicz et Dale 2018 : 3). Les colons considéraient que les peuples autochtones gaspillaient la terre en ne la cultivant pas. (Matties 2016). Il y a donc urgence pour les allochtones de réviser le type de relation à entretenir avec le territoire et la terre ainsi qu’avec l’environnement. Cela leur permettrait de se mettre au diapason avec les Autochtones. Par exemple, de nombreuses nations autochtones envisagent la terre comme faisant partie de relations sacrées et collectives plutôt que comme une ressource à posséder (Coté 2016). Il faudrait donc, pour les descendants des colons, redéfinir ce que représente la terre pour ces nations afin de remettre en question la valeur purement économique de celle-ci.

Décolonisation de la diète (l’exemple de Chisasibi)

La décolonisation implique une diminution de la dépendance vis-à-vis du système alimentaire mondialisé et la revitalisation des systèmes alimentaires autochtones à travers la réaffirmation des relations spirituelles, émotionnelles et physiques à la terre, à l’eau et à tous les êtres vivants qui ont soutenu les cultures autochtones à travers les millénaires (Coté 2016 : 2). Les ressources alimentaires des peuples autochtones ont été fragilisées, par exemple par le biais de l’extermination de certains gibiers. Il est donc urgent pour ces communautés de renouer avec des systèmes alimentaires locaux, grâce à des initiatives de souveraineté alimentaire portées par les Premières Nations elles-mêmes. Par la récupération de la production alimentaire, les peuples autochtones s’engageraient dans des stratégies de décolonisation (Blinick 2013 : 26). À la lumière de nos données, nous pensons comme Zoe Matties (2016) que la souveraineté alimentaire est une étape essentielle de la décolonisation.

Nous constatons, à l’instar de Nancy J. Turner et Katherine L. Turner (2008 :113), que la transmission de la connaissance des systèmes alimentaires aux jeunes générations est une priorité absolue pour assurer la survie et l’épanouissement des communautés autochtones. La transmission des connaissances traditionnelles aux enfants est considérée comme la clé de la préservation des savoirs culturels dans les communautés autochtones, comme l’ont mentionné plusieurs répondants. La responsabilité de la transmission des connaissances traditionnelles est perçue comme intergénérationnelle (principalement partagée entre les aînés et les enfants travaillant en tandem) (Bagelman 2018 : 223). Cette transmission des connaissances permettrait une revitalisation contemporaine des systèmes alimentaires traditionnels. En effet, le retour des jeunes sur le territoire leur donnerait la chance de consommer des aliments traditionnels et d’acquérir le savoir nécessaire pour s’en procurer. Cela ouvrirait la voie à une reconnexion avec leur culture. Ce processus contribuerait à l’inversion des effets néfastes de l’alimentation actuelle sur la santé des Cris de Chisasibi (Blinick 2013 : 26).

Conclusion : nourriture et alimentation à la baie James

Notre projet a montré l’importance de la nourriture traditionnelle pour les Cris de Chisasibi. Cependant, ils ne peuvent en vivre exclusivement. En la jumelant aux pratiques liées à la nourriture traditionnelle, l’agriculture permettrait le développement de meilleures habitudes de vie et favoriserait une meilleure santé de la population. Ainsi, cette production locale s’insérerait dans l’alimentation, au côté des aliments traditionnels, car ceux-ci seraient vitaux pour la culture crie. En effet, leur absence créerait un vide nutritionnel et culturel. La nourriture traditionnelle fait le pont entre le passé, le présent et le futur dans un contexte de changements socioéconomiques rapides. Elle permet de maintenir un lien privilégié avec le territoire, même pour ceux y ayant moins accès. Il s’agit plutôt de remplacer les produits de faible valeur nutritionnelle par des aliments frais. Les fruits et les légumes produits dans les différents jardins et serres et sur l’île de Fort-George pourraient à long terme se substituer à de nombreux aliments de marché et s’insérer dans l’alimentation des Cris de Chisasibi. Cela permettrait de créer un système alimentaire sain, ancré à la fois dans les traditions et le besoin énoncé par la communauté de consommer des légumes et des fruits frais à des prix qui les rendent accessibles.

Notre processus de réconciliation doit inclure des activités qui permettent de réparer les torts historiques causés par la colonisation. En ce sens, l’appui au développement de l’autonomie alimentaire des communautés autochtones est primordial. Il faut continuer à soutenir la communauté dans le développement de ses activités agricoles afin que celles-ci prennent réellement leur envol et deviennent des activités de la vie quotidienne et un moteur économique et social pour les Cris de Chisasibi. Les Québécois et les Canadiens doivent trouver des façons de continuer à appuyer les peuples autochtones dans leur lutte pour la reconnaissance. Autant pour la nourriture que pour d’autres aspects de leur vie et de leur culture, cette lutte vers l’autonomie et la reconnaissance doit se faire main dans la main avec les Cris de Chisasibi.