Article body

Dans une ère marquée par l’hyperconnectivité et le renouvellement constant des pratiques info-communicationnelles, il semble que nous soyons tou·te·s amené·e·s, à un moment ou à un autre, à (ré)actualiser les liens enracinés avec nos relations par le processus de (ré)appropriation des différentes technologies. En effet, l’expérience interactive déployée par l’objet médiatique nous aide à naviguer au quotidien les frontières de l’isolement et de l’éloignement, en établissant un lien avec soi-même, avec l’autre et avec le monde. L’équipe des Cahiers du CIÉRA y tire ainsi un intérêt renouvelé à mettre de l’avant les technologies de l'information et de la communication (TIC)[1] pour réfléchir, cette fois-ci, aux réseaux de solidarité, d’action culturelle et de mobilisation s’articulant autour d’enjeux politiques et identitaires. À partir d’une recherche documentaire portant sur le potentiel des nouveaux médias, nous avons choisi de mettre l’accent sur les solutions répondant aux aspirations et aux besoins en matière de revendication, de revitalisation, de connexion et partage. Cette introduction a ainsi pour objet d’exposer des actions basées sur l'accès et la transmission des savoirs, savoir-être et savoir-faire autochtones, en plus de mettre de l’avant certaines de nos réflexions et de celles de nos collaborateur·trices. En ce sens, nous souhaitons présenter diverses perspectives riches et variées, issues de contextes multiples, qui laissent entrevoir en quoi ces nouveaux médias contribuent à pallier les défis des communautés autochtones et à y répondre (Ginsburg 2008).

Depuis l’arrivée des TIC au cours de l’après-guerre[2] (Levant 2008; Graham 2014; MacDonald 2019), l’usage des médias ne cesse de revêtir une importance croissante dans les maisonnées. Cette tendance est aussi constatée chez les Premiers Peuples, au Canada et ailleurs dans le monde[3] (Alia 2022 [2010]). En revanche, les facteurs d’adoption et d’utilisation de ces nouvelles technologies peuvent varier en matière d’influences tant socioculturelles que politico-économiques, à la fois sur les plans macro- et microsociologiques (Bronfenbrenner 1979). En ce sens, l’expérimentation des modalités d’appropriation du paysage médiatique (Tiedje 2005; Aubin et George 2009; Latzko-Toth et Proulx 2015) est influencée par des déterminants multiples et interdépendants, comme les conditions socioéconomiques et matérielles ainsi que l’expression créative et la connaissance des utilisateurs. Par exemple, plusieurs initiatives et actions ont été entreprises pour faire face au colonialisme numérique (digital colonialism) (Adas 1997; Rodríguez‐Alegría 2008) et à l'essentialisation coloniale des différenciations culturelles, afin d’utiliser les TIC pour contrecarrer la domination sociale, politique et économique par une autre nation (Murphy et Kraidy 2003; Chen 2017). Ce constat est présent dans plusieurs ouvrages, et ce, particulièrement dans le présent numéro des Cahiers du CIÉRA, grâce aux contributions de Léopold Beyaert, de Vicente Limachi Pérez, de Paul Bézénet, de Dave Jenniss et de Louis-Karl Picard-Sioui. Ces démarches ont notamment contribué à ce que les Autochtones soient autrement informés ainsi que plus politiquement actifs et socialement engagés auprès de différents organismes, à l’aide, entres autres, des radios communautaires et des mouvements sociaux de mobilisation comme Idle No More ou Standing Rock. Dans ce numéro, Léopold Bayaert traite d’ailleurs d’un usage des TIC similaire par la communauté samie par l’entremise du Mitt Sápmi, un compte Instagram administré par le Sami Information Centre.

Dès lors, la continuité d’usage à la pratique des (nouveaux) médias exerce un ascendant dans la visibilité, l’autodétermination ainsi que les modes de production culturelle et d’échange des savoirs[4] locaux (Wolf 1982 [2010]; Tiedje 2005; Levant 2008; Alia 2022; Cocullo 2022) et des éléments qui existaient déjà avant l’entremêlement de l’expansion européenne et de son apport technologique à l’histoire des Autochtones (Laugrand 2002; Rodríguez‐Alegría 2008, 2014; Alia 2022). Ces changements interpellent, entre autres, une rupture avec l’idée de la passivité des sociétés autochtones (Laugrand 2002). En examinant comment les technologies de communication sont adoptées, adaptées et intégrées dans une variété de contextes autochtones, on peut mettre en lumière leurs rôles centraux dans la manière dont elles influencent les relations sociales et culturelles (Silverstone et Hirsch 1992; Silverstone et Haddon 1996). Sous-tendant cet enchevêtrement complexe aux effets difficiles à évaluer[5] se posent des questions qui touchent la reterritorialisation du cyberespace[6] par les Premiers Peuples (Poirier 2017). On voit là se dessiner un monde de relations (a world of relationships)[7]; ainsi, ce qui émerge sont les différentes visions comment être connecté et de se (re)connecter avec soi et avec sa communauté. En ce sens, l’interprétation de la production culturelle en interaction médiatique est toujours ouverte et jamais définitive, particulièrement parce que tout un chacun possède des savoirs et des vérités partiels ainsi qu’une compréhension partiale du monde.

On peut alors émettre l’hypothèse à savoir que les potentialités créatives, construites au sein de logiques culturelles et d’une multiplicité de réalités selon les acceptions qu'on lui prête, varient sensiblement en fonction de la technologie utilisée (Cooston et Haag 2002; Tiedje 2005; Johnston 2008; Dupré et Lasserre 2011; Cocullo 2022; Sward 2023). Il faut alors entendre la propagation de l’usage des TIC chez les Premiers Peuples au sens de rencontre entre les mondes, non seulement en fait de (re)penser le changement social ainsi que la frontière contact entre l'individu et l'environnement, mais également du point de vue de l’articulation de leur agentivité / « agencéité » (agency)[8], de la résilience, de l’empowerment[9] et de leur propre narration (Alia et Bull 2005; Kral 2011; Carlson 2013; Alia 2022). Ces concepts sont tous présentés de façon directe ou indirecte dans ce numéro, au fil des textes de Léopold Beyaert, de Roxanne Blanchard-Gagné, de James Temte et Karli Tyance Hassel ainsi que de Vicente Limachi Pérez.

Fort de toutes ces réflexions et de l’intérêt grandissant des Autochtones à utiliser les TIC et le Web (1.0, 2.0 et 3.0)[10], le regard de ce numéro se tourne particulièrement sur la négociation suscitée par l'expression de leur agentivité / « agencéité » dans l’espace numérique et sur la manière dont les Premiers Peuples l’ont rendu culturellement pertinent (Coston et Haag 2003; Kral 2010; Dupré et Lasserre 2011; Cocullo 2022). Par exemple, on voit naître une certaine (re)construction identitaire chez les internautes et les usagers ères des TIC autochtones ainsi qu’une (ré)imagination du soi par la reproduction ou le renouvellement de codes (inter)culturels et sociaux (Lumby 2010; Carlson 2013; Sward 2023), notamment en mettant de l’avant une approche narrative influencée par différents degrés de prouesse plurilingue, bilingue ou encore multilingue. À cet effet, Léopold Beyaert et Vicente Limachi Pérez mettent en lumière dans ce numéro l’importance des communications structurées avec une syntaxe complexe, c’est-à-dire qui entremêle les langues autochtones et coloniales.

Internet : les enjeux et défis du numérique

Afin de mieux saisir comment se déploie ce phénomène d’adoption des TIC et de l’autochtonisation de l’espace numérique, il importe d’ores et déjà de souligner que les expériences vécues des Premiers Peuples ne consistent pas uniquement en l’entrelacement des différents moyens de création, de production, de diffusion et de consommation culturelles, mais également en les inégalités sociales générées par la fracture numérique[11] (Byrne 2003; Dyson 2004). En l’examinant de plus près, la diffusion inégale d’Internet manifeste parmi les différents individus, groupes ou territoires est concomitante avec la précarité financière et l’absence d'un réseau à grande vitesse. D’ailleurs, si l’effet frontière de la fracture numérique est en partie la conséquence de ces barrières, il faut reconnaître que le manque de connaissances ou de compétences informatiques nécessaires pour participer à la société (numérique) empêche également certaines personnes de profiter des avantages des TIC et des (nouveaux) médias, que ce soit dans les régions éloignées (du Nord canadien et autres) ou dans les grands centres urbains du monde entier (Aubin et George 2009; Howard, Busch et Sheets 2010; RVGC 2023).

Comme certain·e·s auteur·trice·s l’ont soulevé, les questions et enjeux économiques, politiques et culturels (régulation, autodétermination, égalité d'accès aux données et à l’éducation, etc.) accentuent le fossé numérique, et ce, particulièrement en régions dites rurales et éloignées des grands centres urbains au Canada et ailleurs dans le monde (Gearheard 2005; Levant 2008; Aubin et George 2009; McMahon 2013, 2014). En effet, les difficultés d’accès à Internet et certaines lacunes toujours existantes constatées (l’écart de couverture, les tarifs, l’investissement dans les infrastructures, par exemple), notamment dans le Nitaskinan, l’Inuit Nunangat et la Sierra Nevada de Santa Marta (territoire Kogi, ou Kágaba) mettent l'accent sur une autodétermination qui est mise au défi par l’émergence de nouvelles exclusions d’un cyberespace conçu comme sans frontières.

Bien que de plus en plus de projets d’infrastructure soient déployés en lien avec les nouveaux médias et les TIC en vue de combler la fracture numérique, il existe toujours un important fossé en ce qui a trait à l’accès à Internet dans les communautés autochtones. À cet égard, le Bureau du vérificateur général du Canada (2023) a indiqué qu’à la fin de 2021, 99,3 % des ménages non-autochtones dans les régions urbaines[12] avaient accès à Internet à des vitesses cibles de 50 Mbit/s en téléchargement et 10 Mbit/s en téléversement. En contrepartie, dans les régions rurales et éloignées[13], seulement 59,5 % des ménages (non) autochtones avaient accès à Internet à des vitesses de 50 / 10 Mbit/s. En outre, 42,9 % des ménages au sein des communautés des Premières Nations avaient une couverture Internet de 50/10 Mbit/s. D’ailleurs, aucune personne n’avait accès à cette vitesse dans les territoires, c’est-à-dire le Yukon, les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut, où habitent une forte majorité d'Autochtones (Rapports de la vérificatrice générale du Canada au Parlement du Canada [RVGC] 2023 : 7-9).

Figure 1

Les pourcentages des régions rurales et éloignées et des réserves des Premières Nations ayant accès à des vitesses Internet minimales de 50/10 Mbit/s* étaient inférieurs aux pourcentages des régions urbaines (2018-2021).

Source : Rapports de la vérificatrice générale du Canada au Parlement du Canada [RVGC], 2023

-> See the list of figures

Il est également à noter que l’accès à la couverture mobile LTE ou 4G est aussi un enjeu pour les régions éloignées. En 2021, 99,2 % des zones urbaines au Canada avaient accès à ces services, contrairement à 96,3 % pour les régions rurales et éloignées ainsi qu’à 87,6 % pour les communautés des Premières Nations (RVGC 2023 : 7-9).

Figure 2

Les pourcentages des régions rurales et éloignées et des réserves des Premières Nations ayant accès à la couverture* mobile cellulaire étaient inférieurs aux pourcentages des régions urbaines (2018-2021).

Source : Rapports de la vérificatrice générale du Canada au Parlement du Canada [RVGC], 2023

-> See the list of figures

Il faut ajouter à cela le coût élevé des services ainsi que la faible capacité de la bande passante, qui empêchent l’accès de certaines communautés aux contenus vidéo (Delaunay 2021 : 47). Par exemple, dans l’Inuit Nunangat, le manque d'accès à Internet au Nunavut est un obstacle aux échanges culturels en matière d’éducation, de transfert des savoirs, savoir-être et savoir-faire, de partage d’expériences et de dialogue intra- et interculturels inuit et peut signifier des conséquences néfastes sur le renouvellement des cultures inuit. Ce ne serait donc pas l’utilisation d’Internet en soi qui menacerait ces cultures, mais plutôt le manque d'accès équitable. Plus encore, la faible capacité de connexion dans l’Arctique canadien limite l’accès des Inuit à du contenu écrit sur les réseaux sociaux, plutôt qu'à des vidéos en inuktut (cf. inuktitut, inuvialuktun et inuinnaqtun). Ces constats rejoignent les propos formulés par Michaël Delauney, selon lesquels l'absence de connectivité semble être une menace plus grande pour les cultures inuit que l'accès à Internet lui-même (Delaunay 2021 : 47).

Or, cette dénonciation fait écho à plusieurs auteur·trice·s dont les travaux ont démontré l’iniquité qui existe entre les régions éloignées et les centres urbains, particulièrement dans les communautés autochtones au Canada et à l’international (Howard, Busch et Sheets 2010; Bennett, Uink et Cross 2020; Chiou et Tucker 2020; Robinson et al 2020; RVGC 2023 : 7-9). Enfin, en ce qui concerne l'intégration des TIC au quotidien, Rob McMahon, Michael Gurstein, Brian Beaton, Susan O'Donnell et Tim Whiteduck ont souligné l'importance des Autochtones dans le cyberespace et le besoin d’inclure les communautés dans les stratégies de développement d’infrastructures à large bande, afin de répondre aux exigences évolutives modernes (McMahon 2013, 2014; McMahon et al. 2014). À cet égard, les entreprises adoptent souvent une approche héritée des structures développées dans le Sud et essentiellement axée sur l’implantation de services dans les endroits les plus habités. Cependant, cette approche n’est pas toujours à même de répondre aux réalités complexes des régions éloignées qui sont généralement les dernières à être desservies. En oeuvrant à l’inverse, l’industrie répondrait davantage aux besoins des communautés autochtones. Selon Rob McMahon, spécialisé dans l’étude des médias numériques et de leurs enjeux sociaux, la « [d]igital self-determination describes how indigenous peoples are shaping and using newly developing technologies to meet their needs as self-determined collectives » (McMahon 2013 : 303). À cet égard, la radio et les autres technologies font partie d’une stratégie de facto. C’est le cas, par exemple, de la nouvelle territorialité [cf. rappelant le concept de réception avancé par Sylvie Poirier (2017)], voire un processus de « déterritorialisation » et de « reterritorialisation »[14] évoquant le concept de Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980 [1997]), axé sur la présence, l’intrusion et la superposition de nouveaux usages des TIC comme un moyen d’intégration sociale et qui contribuent à reconstruire la cohésion sociale, qu'elle soit en ligne ou hors ligne.

Dans l’ensemble, les Autochtones se réinventent notamment par l’entremise des technologies et du cyberespace, tout en naviguant parmi les spécificités intra- et interculturelles. À cette fin, nous affirmons que, depuis les dernières décennies, les efforts de (re)valorisation et de (ré)appropriation des langues autochtones et de diverses pratiques culturelles ont été soutenus par une résistance culturelle. Cette perpétuation de plusieurs traditions ainsi que les liens avec leurs relations et leur culture se sont encastrés et entrelacés avec les (nouvelles) technologies d’une part, afin répondre à la violence ontologique, structurelle et politique (notamment issue des flux culturels globaux) et, d’autre part, afin d’appliquer habilement des solutions technologiques créatives à la transmission de leurs savoirs, savoir-faire et savoir-être (Coston et Haag 2002; Dyson 2003; Gearheard 2005; Tiedje 2005; Dyson & Underwood 2006; Kaleimamoowahinekapu Galla 2016).

La vie à l'ère numérique : (ré)appropriation des médias, du cyberespace et des réseaux sociaux

D’entrée de jeu, l’entrelacement des structures relationnelles comprend désormais à la fois l’interaction humaine et les dimensions spatiales et temporelles des médias (Lumby 2010; Carlson 2013; Lindgren et Cocq 2017). Cette nouvelle approche de l’oralité se fonde sur un espace partagé, selon une évolution de l'analogique au numérique et prend forme au fil du temps, au fur et à mesure que de nouveaux médias et réseaux sociaux s’ajoutent aux contemporanéités autochtones (Kral 2011; Sward 2023). Citons, à titre d’exemples, l’« orature »[15] et les dialogues interactifs qui sont mis en valeur par la relation radiophonique (inter-)communautaire servant de canal d’expression au service de la vie sociale, en donnant notamment la parole aux auditeurs·trices. Grâce à ce média, les Autochtones prennent la parole, que ce soit pour animer la vie communautaire [bingo-radio, messages d’intérêt public, activités de recherche et de sauvetage (SAR), etc.], pour saluer quelqu’un en ou hors communauté ou encore pour faire rayonner les savoirs et la culture sous toutes ses formes (enseignement de langues, musique, etc.). Ces (inter-)actions communautaires ont contribué, entre autres, à estomper les limites entre la vie privée et la vie publique en ce qui a trait à la représentation du soi et des structures relationnelles dans l’espace analogique puis numérique. À cet égard, les communautés nordiques recourent depuis des décennies aux nouveaux médias pour diffuser de l’information (Gitelman et Geoff 2005). On peut prendre le cas de la radio en exemple. Ce mode de communication se développe par l’entremise de chaînes radiophoniques destinées au public nordique[16] (Inuit, T'atsaot'ine, Tlicho, Deh Gah Got'ine, Sahtú, Northerners[17], etc.) à la fin des années 1940. Puis en 1958, CBC/Radio-Canada fait l’acquisition de stations dans la région et commence à offrir des programmes en inuktitut, parmi d'autres langues autochtones. Le même développement s’opère pour la télédiffusion. En 1972, le lancement du satellite Anik[18] (« petit frère », en inuktitut) marque le début de la télévision dans le Nord canadien (Roth 1999 : 86; Levant 2008). Ainsi, les années 1970 sont le théâtre de programmes télévisuels conçus par et pour les communautés autochtones des régions nordiques. Ces initiatives culminent, entre autres, vers la création en 1991 du Television Northern Canada (TVNC). En 1999 est ensuite mis sur pied un réseau accessible à l’échelle nationale grâce à la création du Aboriginal Peoples Television Network (APTN) (Roth 1999; Alia 2010 : 97-101).

Quand Internet fait son arrivée dans le Nord, les communautés se l’approprient, non seulement afin de transmettre de l’information, mais plus encore, afin de briser l’isolement et de renforcer leur identité (Gearheard 2005; Christensen 2003 : 19; Levant 2008). À la fin des années 1990, Lorna Roth, professeure en communication de l'Université Concordia, entrevoyait déjà le potentiel du Web comme outil culturel et identitaire :

To what extent will First Peoples be able to “indigenize” the Internet in the North? The answer to this question will depend on the degree to which they are able to use the Net for purposes of cultural persistence, to be present on the net visually, socially, technically, locally, discursively — to make their presence felt.

Roth 1999 : 93

Plus de 20 ans plus tard, c’est effectivement dans cet esprit que plusieurs communautés utilisent les nombreuses plateformes disponibles en ligne. Ces dernières années, une augmentation sans précédent a été observée au Canada en matière d'utilisation d'Internet et, en particulier, les sites de réseaux sociaux (Delaunay 2021). Des gens des communautés autochtones de tout âge utilisent des outils technologiques comme des téléphones mobiles et des tablettes électroniques avec accès à Internet à des fins de connectivité, rehaussée par sa finalité tridimensionnelle, à savoir 1) la transmission de l’information, 2) le divertissement et surtout 3) la communication [médias sociaux comme Facebook, WhatsApp et X (Twitter[19]) ou des plateformes de diffusion de contenus comme Instagram, TikTok et YouTube]. Les recherches sur l’usage des réseaux sociaux de Bronwyn L. Lumby abondent en ce sens : « [...] Facebook is becoming a popular vehicle amongst Aboriginal people, to build, display, and perform Aboriginal identities » (Lumby 2010 : 70). À titre d’exemple, chez les Inuit, l’utilisation de réseaux sociaux comme Facebook ou Bebo[20] n’est pas seulement un moyen d’exprimer en ligne des réalités qui existent hors ligne, mais aussi « [...] de véritables milieux d’exercice des parentés et de l’organisation sociale » (Dupré 2011 : 106). Grâce à ces outils de communication et de mobilisation des connaissances, les utilisateurs peuvent pallier le décalage horaire ainsi que les distances géographique, temporelle ou ontologique instaurées dans le cadre d’un réseau structurel et structurant qui influence les liens de parenté. Ces pratiques font en sorte de mettre de l’avant une identité et un discours relationnel axé sur la transmission de l’histoire et des savoirs familiaux à la fois personnels, communautaires et culturels (Levant 2008; Dupré 2011 : 106; Lévy et Lasserre 2011). Dans la communauté inuinnait[21] de Iqaluktuuttiaq (Cambridge Bay) située au Nunavut, entre autres, on utilise des groupes de discussion sur Facebook pour partager et distribuer de la nourriture traditionnelle (Dunn 2015; Dunn et Gross 2019). Or, cet aspect de la cohésion communautaire et du balancier en ligne et hors ligne nous rappelle l’importance d’un monde (numérique) construit pour et autour des relations. Il s'agit, au moins en théorie, d'un état d’esprit qui n’est pas étranger aux utilisateurs des autres réseaux sociaux, dont : Instagram, Twitter, TikTok, YouTube et WhatsApp.

Au sujet du réseau Twitter et de l’utilisation de mots-dièse comme symboles de mobilisations sociales et identitaires, les propos de Jeffrey Ansloos, psychologue et professeur à l’Université de Toronto, sont ainsi éloquents :

#NativeTwitter is repurposing the platform to not only revitalize Indigenous cultures, but to mobilize politically and to assert sovereignty. [...] [Ansloos’] research into language revitalization on the site found that “the [Twitter or X] ecology is producing an opportunity where there is language learning, but not in the way we have understood it — not merely to indigenize, but also to speak politically [...] and to strategically engage systems of the settler state.”.

Gaertner et Haberl 2020

Les médias numériques permettent également aux Autochtones de s’adresser directement au grand public afin non seulement d’expliquer leurs points de vue sur divers enjeux, mais aussi de contrer des discours paternalistes et (néo)coloniaux notamment en démontrant leur identité en ligne (Lumby 2010; Carlson 2013; Delaunay 2021 : 52). Par exemple, la création d’icônes et de mots-dièse au sein du paysage culturel du Web a contribué à mettre de l’avant des contestations face à des projets d’extraction minière à Qamani’tuaq (Baker Lake) et à Mittimatalik (Pond Inlet), au Nunavut (Scobie et Rodgers 2013). On peut également souligner l’importance des réseaux sociaux dans le mouvement Idle No More, qui s’est organisé en 2012 pour contester l’adoption par le gouvernement conservateur de Stephen Harper d'une loi omnibus comportant plusieurs changements législatifs touchant les droits des Autochtones au Canada, soit la Loi C-45 (Wood 2015). En 2014, les Inuit sont parvenus à faire valoir leurs points de vue sur les enjeux entourant la chasse aux phoques (Hawking et Silver 2017; Battistini 2018) entre autres grâce à la campagne #sealfie. En 2016, le mouvement #NoDAPL, en opposition à la construction de l'oléoduc Dakota Access Pipeline dans le Dakota du Nord (États-Unis d'Amérique), a offert la possibilité aux Sioux de Standing Rock de faire entendre leurs revendications dans le monde entier (Johnson 2017; Steinman 2017). En 2019, le peuple Waorani a lancé une campagne numérique #WaoraniResistance en vue d’obtenir des appuis pour leur poursuite relativement à des contrats de concessions pétrolières attribués par l’État équatorien sur leur territoire traditionnel (High 2020), l’objectif étant de protéger la forêt amazonienne et leurs droits à l’autodétermination (Severns 2020).

L'expression de l'identité par la diffusion de contenus comme des photos, des vidéos et des opinions politiques se manifeste désormais de manière rapide et étendue, grâce aux plateformes de médias sociaux alternatives. Celles-ci servent de tribune de résistance pour les peuples autochtones et sont de plus en plus utilisées à des fins variées (Alexander et al. 2009; Lumby 2010; Carlson 2013; Beyaert, dans ce numéro; Limachi Pérez, dans ce numéro). Cela englobe la transmission des savoirs, le renforcement des relations sociales et familiales, l'émission d'invitations à des repas, à des rituels ou à des cérémonies communautaires ainsi que la diffusion d'information sur des événements artistiques, culturels et de loisirs, comme des festivals de musique, des pow-wow et des soirées de bingo, etc. (Nepton Hotte et Jérôme 2021 : 253). Les réseaux sociaux facilitent les processus actuels de transmission, de patrimonialisation et d'affirmation liés aux connaissances cosmologiques autochtones et à leur renouvellement. En outre, les jeux vidéo et les environnements sociaux sur le Web encouragent le développement d'une nouvelle culture visuelle (op. cit. : 255). Or, nous insistons sur ce point, surtout sur les effets positifs des jeux vidéo, car les interfaces de jeu contribuent à mettre en valeur des héros propres à certaines cultures autochtones, comme c’est le cas pour : Skahiòn:hati | Rise of the Kanien’kehá:ka Legends (2012) (kanien’kehá:ka); Never Alone (2014) (iñupiaq), également appelé Kisima Inŋitchuŋa; et Tshakapesh et l'aventure des quartz roses (2017) (innu).

Or, plusieurs auteur·trice·s, provenant d’horizons et de disciplines divers manifestent depuis plusieurs années une certaine méfiance en ce qui a trait à l’arrivée des nouvelles technologies au Nunavut (Riggins 1992; Valaskis 1992). Bien que celle-ci offre la possibilité d’une meilleure communication entre les communautés inuit et la diffusion de la culture, ces technologies augmentent les risques d’acculturation (Riggins 1992; Valaskis 1992; Delaunay 2021 : 44). Quoique ce débat ait été mis de côté depuis quelques années, certain·e·s se demandent toujours si Internet ne serait pas à la fois un outil d’empowerment et d’assimilation (Young 2016; Delaunay 2021 : 52-53). En revanche, les Inuit, comme d’autres peuples autochtones, sont connus pour s’approprier ces outils en vue de faire valoir leur identité et leur culture dans plusieurs sphères, comme la politique, le social, l’économique et le culturel (Savard 1998 : 90; Delaunay 2021 : 44). L’utilisation des nouvelles technologies par les Inuit rendra donc possible « a continuous (re)shaping and integration of old and new elements in the lives of the Inuit » et n’est ainsi pas une « corruption » de leur culture (Christensen 2003 : 21). Certain·e·s auteur·trice·s vont même jusqu’à conclure qu’Internet « has become one of the tools that will ensure the survival of Inuit young people in the 21st century » (Wachowich & Scobie 2010 : 99). Étant donné la fluidité du trialogue culturel (cf. l’identité, la langue et la culture) et le fait que les cultures ne sont pas rigides, fixistes ou figées dans le temps, nous pouvons supposer que les nouveaux médias ne sont pas nécessairement en contradiction avec les traditions et les savoirs autochtones. Ceci évoque, entre autres choses, les différentes productions cinématographiques du collectif d'artistes inuit[22] Isuma Production (1990 - à ce jour), qui reposent essentiellement sur la nécessité de trouver

[…] a way through wireless broadband for Inuit artists to return to a thoroughly contemporary nomadism that does not seek to throw Inuit back into the Stone Age, but instead marries tradition with the modern: remaining out on the land, living a traditional life of hunting and gathering, all while being in contact with the rest of the twenty-first century through the Internet.

Soukup 2006 : 243

Leurs ambitions, avant d'être politiques, sont d’abord et avant tout culturelles et visent à donner l’orientation nécessaire à une (ré)appropriation de sa culture, de son image et de son histoire et, au final, à pouvoir flipping the narrative[23] (Mahey 2023; Blanchard-Gagné, dans ce numéro; Beyaert, dans ce numéro; Blanchard-Gagné, Temte et Tyance Hassel, dans ce numéro; Limachi Pérez, dans ce numéro). Cet exemple, parmi d'autres[24], montre bien qu’une large place a été accordée à la (ré)appropriation des (nouveaux) médias par les Premiers Peuples. Le tout a pris un nouveau tournant en raison de la décolonisation technologique, en créant et en recréant dans les récits et, plus encore, dans les relations narratives, des signes, des symboles et des pratiques autochtones qui s'établissent selon un large patrimoine audiovisuel et cinématographique.

Le Web 3.0 au service du rayonnement mondial des réalités locales

Indépendamment de leur situation géographique, les Premiers Peuples ont conceptualisé leur communauté en ligne et hors ligne de manière holistique (Savard 2010; Boellstorff et al. 2012; Hine 2000, 2015; Beyaert, dans ce numéro; Blanchard-Gagné, Temte et Tyance Hassel, dans ce numéro; Limachi Pérez, dans ce numéro), et ce, dans un nouvel agencement de relations interpersonnelles et d’appartenance qui met en valeur une communication multicanale (radio, télévision, réseaux sociaux, etc.). Or, le fait le plus intéressant réside peut-être dans la participation active des Autochtones aux processus de friction créative[25] et dans la manière dont ils se représentent eux-mêmes et leurs visions du monde (Nepton Hotte et Jérôme 2021 : 255). À cet effet, les travaux en ligne de l’artiste multimédia Kanien’kehá:ka Skawennati (Tricia Fragnito) invitent à explorer la contemporanéité des cultures haudenosaunee au fil du temps (passé, présent et futur) par le visionnement de « machinimas » (cf. machine, animation et cinéma) créées à partir d’avatars de Second Life. Puisant à même de la mémoire collective, de la tradition orale et de la science-fiction, les univers parallèles de ces « machinimas » [c’est-à-dire les neuf épisodes de TimeTraveller (2007-2013), The Peacemaker Returns (2017) et She Falls For Ages (2017)] ont contribué à médiatiser positivement la présence des Autochtones dans les environnements interactifs et expérientiels du cyberespace. Or, cet effet de présence laisse miroiter plusieurs enjeux importants : la représentativité[26] et le (re)naming et (re)mapping des territoires[27], qu’ils soient virtuels ou non ainsi que l’enseignement et l'apprentissage relatifs aux Premiers Peuples. À cet égard, la Louis Riel School Division (LRSD) située à Winnipeg (au Manitoba, Canada) a mis de l’avant la culture anishinaabe dans son curriculum, à l’aide du jeu Minecraft (2011)[28]. Plus particulièrement, les étudiant·e·s (non-) autochtones sont invité·e·s à explorer l’univers ludique et éducatif de l’extension Manito Ahbee Aki (2021) durant les heures de classe, afin de s’initier à la vision du monde, à l’histoire et à la culture anishinaabe, et ce, grâce à trois leçons distinctes qui sont dispensées par divers aînés et gardiens du savoir ainsi que par l’équipe de la LRSD.

Les TIC sont aussi au rendez-vous lorsqu’il est question d’élargir la vitrine de l'offre culturelle et de mobiliser les enseignants en langues autochtones, les locuteurs·trices, les apprenant·e·s et les utilisateur·trice·s des nouveaux médias. En effet, les possibilités de participer aux processus d’autodéveloppement[29] sont multiples, grâce aux applications mobiles (c’est-à-dire les plateformes de médias sociaux facilitant la diffusion et la mobilisation des connaissances autochtones[30] – sur les animaux, le territoire, les eaux, les glaces, etc. – ou les dictionnaires contenant notamment des renseignements sur les expressions et les locutions[31]), ou encore aux nombreuses publications numériques des passeurs culturels sur les réseaux sociaux (Facebook[32], TikTok, Instagram, WhatsApp, Twitter, YouTube, Snapchat). La richesse du patrimoine culturel déployé sur Internet évoque des efforts considérables, voire un travail indispensable, visant à effectuer une restitution dans laquelle circulent des savoirs et des connaissances de natures différentes, mais demeurant tout aussi importants. À cet égard, la diffusion des savoirs, savoir-être et savoir-faire par l’utilisation de YouTube, de TikTok ou encore de Snapchat comme outils pédagogiques contribuent à faire rayonner dans le monde entier les différentes luttes d'émancipation anticoloniale des Premiers Peuples, que ce soit par la (re)valorisation des langues ou encore des pratiques culturelles (Beyaert, dans ce numéro; Blanchard-Gagné, Temte et Tyance Hassel, dans ce numéro; Limachi Pérez, dans ce numéro).

Nous estimons alors que les expressions artistiques et culturelles se constituant à l’aide de vidéographies, d’images et de « commentaires » – en écho à la discussion et au débat – d’une communauté doivent être considérées comme des occasions d'en tirer profit, et ce, quant aux utilisateurs autochtones des nouveaux médias. Les chaînes YouTube nous apparaissent ainsi comme une nouvelle forme de médiation culturelle, parmi lesquelles on peut notamment citer celles d’APTN News (@aptnnews), du rappeur et danseur Supaman  – connu sous l’identifiant @greasyface – (apsáalooke), de @NavajoTraditionalTeachings (navajo), de @OsiyoTV (Cherokee) et de @WoLakotaProject (lakota, dakota et nakota). Dans le même esprit et en prenant en considération le Web 3.0, Instagram et Snapchat, pour n’en nommer que deux, illustrent clairement comment la constante et substantielle évolution des paramètres et fonctionnalités des applications mobiles utilisées dans la production culturelle autochtone peut influencer le rayonnement mondial des réalités locales et des savoirs transmis par l'art et la création en milieux (non-) autochtones. Ceci est particulièrement le cas pour les comptes Instagram suivants, dont les administrateurs autochtones profitent de la plateforme pour sensibiliser les gens dont leurs abonnés aux questions relatives à l’activisme écologique et climatique (Samela Awiá, @sam_sateremawe; Txai Suruí, @txaisurui; Xiuhtezcatl Martinez, @xiuhtezcatl), à la promotion des droits et de la qualité de vie des Premiers Peuples (Haatepah Clearbear, @___coyotl___; et Tashka Yawanawá, @tashka_yawanawa) ainsi qu’au storytelling, que cela soit sous forme de danse (James Jones, @notoriouscree), de chant (Shina Novalinga; @shinanova) ou encore de récits (Tomás Karmelo Amaya, @tomaskarmelo). On peut aussi citer l’exemple de Tiktokeur·euse·s comme Marika Sila (Inuk) et Kairyn Potts (Nakota Sioux), créateur·trice·s de contenu qui proposent d’aller au-delà de la « réconciliation » – et de passer à l’« action » et dont l’influence croissante est marquée notamment par le succès de la série Snapchat[33] qu’ils ont coanimée : Reclaim(ed) (2022)[34]. Au cours des onze épisodes de la série du style docu-réalité, cet activisme en ligne plonge l’auditoire dans un temps de réflexions, tandis que plusieurs jeunes autochtones de la génération Z échangent sur certains enjeux sociaux et certaines réalités de leurs communautés [dont la transmission et la reconnaissance des savoirs (scientifiques), la bispiritualité, les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (FFADA)[35]] ainsi que sur la façon dont ils recadrent, voire se réapproprient, leurs traditions et cultures. L’expression citoyenne et la conscience politique de ces Zoomers, tout comme bien d’autres, suscitent de nombreux débats, engendrent une mobilisation axée collectivement sur leurs communautés et suscitent la résistance et la résilience, nourrissant ainsi le processus d'actualisation du potentiel créatif des TIC et la dimension transcendantale de l'interaction entre le patrimoine numérique et le patrimoine culturel des Premiers Peuples. Le tout s'enchevêtre donc, ses composantes se substituant l’une à l’autre : une communication ludique axée sur les loisirs à une énonciation politique, qu'elle soit personnelle ou collective, militante ou encore partisane. À cela se mêle également la restitution des savoirs linguistiques et culturels.

S'en tenant à une approche relativement nouvelle de l'apprentissage en ligne, Snapchat offre à ses utilisateur·trice·s l'occasion unique d’explorer certaines possibilités de l’intelligence artificielle (IA) en créant des liens entre langue, communication et culture. Et, peut-être, ceci se révélera la plus grande contribution des filtres et des lentilles offerts par la plateforme mobile, en particulier les filtres créés en collaboration avec la First Languages Australia (voir Figure 3) qui traduisent instantanément de l’anglais en langues autochtones australiennes[36] [c’est-à-dire le yugambeh (voir figure 4), le yawuru, le wiradjuri ou encore le wakka wakka].

Figure 3

Learn Yugambeh Lens. Learn Yawuru Lens. Learn Wiradjuri Lens. Learn Wakka Wakka Lens.

Source : Snapchat, First Languages Australia©, 2022

-> See the list of figures

Figure 4

Learn Yugambeh Lens.

Source : Snapchat, First Languages Australia©, 2022. Image vidéo extraite de : https://www.snapchat.com/lens/9feabdc607464a30a64acb7a824f595c?type=SNAPCODE&metadata=01

-> See the list of figures

Autrement dit, Snapchat s’articule bien au-delà de son statut d’outil singulier de communication[37] et de marketing en décalant ses fonctionnalités sur le long terme. C’est un paradoxe de prime abord, qui est relatif à la transmission des langues et des identités autochtones en contexte d’hyperconnectivité. Dans les faits, l’adhésion à cet espace numérique et l’utilisation des filtres susmentionnés assurent aux utilisateurs l’accès à un enseignement en temps réel dispensé par l’affichage de noms bilingues d'animaux et d’objets, bien que de manière détaillée et en nombre limité ainsi que de leur prononciation en yugambeh ou en d’autres langages.

Compte tenu de cette interaction dynamique où la frontière entre le réel et le virtuel se brouille, l’innovation technologique fournit alors un moyen pour renforcer les possibilités, l’accès, la solidarité et les liens entre les membres d’un réseau ou les humanités numériques. Plus encore, Twitter, YouTube, Instagram et Snapchat semblent se présenter comme des espaces de communication et de dialogue qui offrent une certaine proximité et une excellente visibilité au grand public, le temps du visionnement d’une vidéographie, de la publication d’un commentaire ou encore de l’étude sémiologique d’une publication. Ces plateformes facilitent ainsi l’expression d’idées politiques, anticoloniales et idéologiques, pour n’en nommer que quelques-unes, qui seraient autrement minoritaires ou tenues à l’écart par les grands médias ou encore les institutions éducatives et décisionnelles non autochtones. On peut ainsi conclure qu’en transposant les multiples identités culturelles autochtones dans la vie numérique, d’une part, les réseaux (en ligne et hors ligne) formels et informels se complètent ou se remplacent les uns les autres et, d’autre part, sont exposés à divers processus de revendication, de revitalisation, de connexion et de partage, et ce, par juxtaposition avec les luttes, les conjonctures et les désirs de représentation que connaissent les Autochtones.

Présentation du numéro

Dans le présent numéro des Cahiers du CIÉRA, les contributions réunies font écho, chacune à leur manière, à l’utilisation et à la (ré)appropriation des nouveaux médias par les Premiers Peuples. Par la présentation des voix autochtones dans les sphères médiatiques et numériques, cette publication met en lumière les efforts que déploient des individus et des communautés pour faire face au colonialisme technologique, tout en soulignant la nécessité d'une approche respectueuse de la diversité culturelle dans le développement des médias numériques. La contribution des textes qui suivront réside notamment dans l’exploration des différentes stratégies de revendication, de revitalisation, de connexion et de partage émergentes au sein des communautés en ligne et hors ligne des Premiers Peuples.

L’article de Léopold Beyaert, doctorant à l’Université catholique de Louvain, se penche sur l'utilisation des nouveaux médias dont Instagram par les Samis en Suède et la manière dont ces derniers en tirent avantage, afin de promouvoir la reconnaissance et la représentation de leurs identités. En outre, il souligne l'importance cruciale de ces outils dans la construction d'une narration diversifiée de la culture samie qui facilite l’expression des perspectives souvent ignorées, et ce, en dénonçant les inégalités de pouvoir et en déconstruisant des stéréotypes. Les Samis intègrent donc les nouveaux médias dans leur stratégie d'autoreprésentation, afin de reprendre en main leur propre récit et de préserver leur héritage culturel. En favorisant le dialogue entre les traditions ancestrales et les réalités contemporaines, ces plateformes contribuent substantiellement aux processus de décolonisation et de renforcement de la résilience de ces communautés. Cet article met donc en évidence l'importance des nouveaux médias comme outils de valorisation des identités autochtones dans un monde de plus en plus connecté.

L'article de Vicente Limachi Pérez, professeur et chercheur au Centre Interdisciplinaire PROEIB Andes de l’Université Mayor de San Simón, explore le potentiel des réseaux socionumériques envers la revalorisation des langues et des cultures autochtones, contredisant ainsi l'hypothèse de la disparition des langues minoritaires dans le cyberespace. En se basant sur une étude de cas portant sur l'utilisation du quechua sur les réseaux sociaux Facebook et WhatsApp par de jeunes autochtones bilingues en Bolivie, l'auteur démontre comment ces plateformes offrent des possibilités de documentation, de diffusion, d’utilisation et d’apprentissage des langues autochtones. En outre, l'étude révèle que le cyberespace devient un territoire dynamique qui transcende les limites géographiques conventionnelles et favorise la formation de communautés linguistiques et culturelles. Ainsi, les réseaux socionumériques peuvent jouer un rôle important dans la revalorisation culturelle des peuples autochtones et dans la préservation de leur identité linguistique et culturelle.

Quant aux entrevues individuelles réalisées avec le metteur en scène Dave Jenniss de la nation Wolastoqiyik Wahsipekuk et le créateur pluridisciplinaire Louis-Karl Picard-Sioui de la nation athinye’nonnyahak du peuple wendat, chacun y discute de l’adaptation de son univers pour le théâtre dans la pièce L'Enclos de Wabush. Dans cette oeuvre originale entremêlant l'onirique et la science-fiction, on souligne le rôle essentiel du trickster, soit le personnage de Noé Saint-Ours, comme un élément important du tissu narratif de la pièce. L’oeuvre s'inscrit dans la science-fiction, en explorant des univers parallèles, des visions du temps et des perceptions différentes et en offrant une expérience multidimensionnelle aux spectateurs. Picard-Sioui souligne également l'importance du storytelling, afin de représenter les réalités des réserves autochtones du Sud souvent négligées au profit d'une vision nordique et de déconstruire les stéréotypes médiatiques sur les Premières Nations. Il critique ainsi comment les Autochtones sont mal représentés et marginalisés par les médias. Il décrit également son processus d'écriture, expliquant comment il crée ses personnages et explore divers axes de conflits et de points de vue, notamment en mettant en lumière les expériences féminines et en confrontant différentes croyances. En ce sens, il exprime son désir de déconstruire les stéréotypes sur les Autochtones et de montrer leur diversité, tout en s'inspirant de leurs traditions.

Pour leur part, James Temte, membre de la Northern Cheyenne Tribe et Karli Tyance Hassell, Anishinaabe de Kiashke Zaaging Anishinaabek, tous deux ayant contribué au Arctic Together Podcast, soulèvent, le temps d’un entretien, l'importance de changer la trame narrative, en particulier en ce qui concerne les perspectives autochtones en prenant l'eau comme exemple. Les intervenants soulignent la nécessité d'intégrer les savoirs autochtones avec les approches scientifiques occidentales, prônant des partenariats collaboratifs et la cocréation de connaissances. C’est dans cet esprit que l’Arctic Together Podcast a été créé en juin 2022, afin de favoriser la collaboration entre différents systèmes de connaissances et de relever les défis présents dans les communautés arctiques. La conversation aborde également des thèmes plus larges comme la pensée holistique, l'engagement communautaire et le besoin de changement institutionnel pour promouvoir l'autodétermination autochtone et la souveraineté des données.

Les écrits de Robert Dokis, Ojibway de la Dokis First Nation, reflètent, quant à eux, son parcours de vie profondément enraciné dans sa culture et marqué par la résilience face à l'adversité. Par le truchement de ses poèmes, il explore des thèmes comme la purification spirituelle, la transmission des savoirs ancestraux et la quête de paix intérieure. Il fait également part de son expérience de la solitude et de la lutte contre l'isolement ainsi que de son amour et son deuil pour sa mère, symbolisant à la fois l'attachement familial et la perte de moments précieux. En outre, son désir d'aider les autres et sa vision optimiste de la vie transparaissent dans ses écrits, où la musique et l'art deviennent des sources de réconfort et d'inspiration pour lui-même et pour autrui. Ses créations comprennent également la mise en valeur du transfert des savoirs et du savoir-faire grâce aux technologies du numérique en collaboration avec l’artiste hip-hop Quentin Condo, de la Gesgapegiag First Nation et Maude Darsigny-Trépanier, doctorante en histoire de l'art à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Le numéro se conclut par une recension de Paul Bénézet, doctorant au Département d’anthropologie de l’Université Laval, de la traduction de l'oeuvre de Thomas C. Patterson : L’invention de la civilisation occidentale (2021). Dans son compte rendu, il examine comment l’idée de civilisation a été construite et utilisée pour légitimer le pouvoir et la domination des Occidentaux au cours des siècles. En portant son attention sur la civilisation occidentale, l'auteur remonte aux civilisations antiques pour explorer les origines de cette notion. Il montre comment cette idéologie a été utilisée pour créer une identité en opposant les « civilisés » aux « incivilisés » et comment elle a été critiquée dès ses débuts au XVIe siècle par des intellectuels. Depuis sa publication initiale en 1997, l'ouvrage conserve sa pertinence en abordant des thèmes anthropologiques essentiels, tout en offrant à la francophonie une critique constructive de l'impérialisme et du colonialisme.

C’est au regard de ces perspectives que ce numéro enrichit notre compréhension des enjeux complexes entourant la (ré)appropriation des médias par les Autochtones, un processus qui englobe la revendication de leurs droits, la revitalisation de leurs cultures, la création ou le maintien de connexions et de partage de connaissances.