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Introduction

Depuis le début des années 2000, les réseaux sociaux ont contribué à augmenter considérablement les possibilités de s’exprimer et de véhiculer de l’information (Gautier et Siouffi 2016). L’arrivée des nouveaux médias à Sápmi[2], caractérisée par la multiplication d’échanges de récits et d’idées, a donné la possibilité à tous les membres des démocraties libérales de participer à cet échange, qui auparavant était dans une large mesure monopolisé par les élites (ibid.). Internet a ainsi procuré des moyens importants de communication et de maîtrise sur les représentations aux minorités ethniques ou culturelles vivant dans des démocraties libérales (Jérôme et Veilleux 2014). Dans le cadre d’un doctorat en anthropologie sociale et culturelle préparé à l’UCLouvain (Belgique), un terrain ethnographique de quatorze mois a été réalisé à Jåhkåmåhkke, dans la partie suédoise du Sápmi, entre 2020 et 2024. Une ethnographie numérique a d’ailleurs été menée en parallèle de cette immersion sensible au sein de ce village du Sápmi suédois. Sur plusieurs pages et comptes Instagram qu’utilisent les Samis, des images, des vidéos et des paroles ont été récoltées et éclairées à partir de fils de conversation et d’entretiens semi-directifs. Ces données ont ensuite été croisées entre elles, afin d’élucider le rôle que tiennent les nouveaux médias dans la construction et la reconnaissance des identités samies en Europe. Dans cet article, certaines publications Instagram[3] de plusieurs interlocuteurs samis rencontrés à Jåhkåmåhkke seront prises en compte dans le but de mieux comprendre le sens qu’ils donnent à l’utilisation de ces nouveaux médias.

L’importance des nouveaux médias en contexte sami ne m’est pas apparue d’emblée sur le terrain. Après quelques mois d’observation participante, j’ai pris conscience que j’avais omis jusqu’alors une dimension importante de mon terrain, à savoir sa dimension numérique. Cette prise de conscience découlait de plusieurs rencontres avec des interlocuteurs qui, lorsqu’ils entendaient que je souhaitais mieux comprendre les modes de vie des Samis, sortaient leur smartphone de leur poche. Ils prenaient leur téléphone pour me montrer, la plupart du temps sur Instagram, des photos d’oeuvres artisanales qu’ils avaient réalisées. Ils étaient fiers de me faire voir leurs réalisations artisanales et prestations artistiques et de me dire le nom sami d’un objet en particulier ainsi que son matériau et sa fonctionnalité. Des photos et des vidéos édités sur Internet appuyaient et documentaient leurs propos. Pour me présenter ses photos, l’un de ces interlocuteurs me montra la page Instagram Mitt Sápmi (@mittsapmi). Sur ce compte collectif, il est possible aux Samis de publier pendant une semaine du contenu sur leur vie, sous forme de photos, de vidéos, d’audios et de textes. Les abonnés de la page, qui compte plus de 20 000 personnes aujourd’hui, principalement des Samis et des Suédois, ont la possibilité de découvrir, grâce à plus de 1 600 publications, des façons singulières et contemporaines de vivre une identité samie et d’actualiser des savoirs ancestraux. Une conversation portant sur des manifestations locales avec une interlocutrice samie m’a également dirigé vers cette extension numérique de mon terrain. Elle évoqua des pages Instagram samies qui publiaient régulièrement des mèmes[4]. Un mème, ou mème Internet, est un montage photo humoristique accompagné d’un contenu textuel. Les messages véhiculés ont souvent une teneur politique. Cette interlocutrice me disait qu’à chaque manifestation samie, des mèmes Internet apparaissaient sur ces pages pour illustrer l’événement. Elle m’indiqua deux comptes Instagram qui accueillaient ce genre de page à mèmes : Sámi Resilience Memes (@saamiresiliencememes) (1 827 abonnés en date du 03 septembre 2024) et notanothersaemiememer (658 abonnés en date du 03 septembre 2024). Quelles sont donc les significations sociales et politiques de ces expressions ironiques sur la toile qui témoignent du rôle du rire et de l’humour dans la résilience des Samis (Fredriksen 2004; Beyaert 2023)?

Sur le plan théorique, cet article souhaite contribuer aux débats qui entourent les politiques de la culture et de l’identité autochtones au sein des démocraties libérales. Des recherches canadiennes et étatsuniennes en contexte autochtone soulignaient il y a peu l’augmentation du nombre d’abstentions dans les processus électoraux, la diminution du taux d’adhésion au sein des partis politiques ainsi que la baisse de l’intérêt et des connaissances en matière de politique chez de nombreux jeunes (Bennett 2008). Bennett critique d’ailleurs la façon dont la citoyenneté est enseignée dans les écoles canadiennes, dans la mesure où celle-ci marginaliserait l’histoire coloniale du pays et les oppressions contemporaines qui en découlent. Ce faisant, l’éducation à la citoyenneté offerte par le système scolaire canadien serait en décalage avec les attentes et exigences des méthodologies autochtones (Kuokkonen 2000). Selon Bennett (2008), une démocratie doit permettre une éducation à la citoyenneté qui favorise la confrontation des valeurs et des opinions, plutôt que d’imposer une perspective hégémonique sur l’histoire du pays et de ses institutions. D’après Stitzlein, l’éducation à la citoyenneté va de pair avec l’éveil d’une positionnalité politique et l’apprentissage de la contestation sociale (Stitzlein 2012). Dans la même veine, Jennifer Tupper a analysé comment des populations autochtones du Canada mobilisaient les réseaux sociaux, notamment grâce au mouvement Idle No More, afin de construire ce qu’elle conçoit comme une citoyenneté critique et d’améliorer la démocratie canadienne (Tupper 2014). Beaucoup d’autres travaux ont également attiré l’attention sur des discriminations structurelles envers des peuples minoritaires vivant dans un système politique libéral pourtant censé préserver de la domination de la majorité (Pateman 1989; Philips 1998; Pearce et Hallgarten 2000).

En Suède, les Samis, reconnus officiellement dans la constitution nationale en tant que peuple autochtone depuis 2011, ont également dénoncé des discriminations structurelles à leur encontre (Persson et al. 2017). La Suède a en effet été critiquée pour l’insuffisance de droits collectifs autochtones dans sa constitution ainsi que pour la marginalisation des enjeux samis dans les médias du pays (Persson et al. 2017; Litzell 2018). Dans ce contexte, comment comprendre le sens attribué par les Samis aux publications Instagram concernant leurs modes de vie et pratiques ancestrales? La visibilité et l’interaction que facilitent ces nouveaux médias appuient-elles leurs aspirations à une inclusion plus accrue dans l’espace public démocratique? Par quelles stratégies les Samis peuvent-ils se réapproprier leur histoire et la transmettre tout en communiquant leurs points de vue à la société majoritaire? Les réseaux sociaux investis par les Samis sont-ils en mesure d’admettre des échanges constructifs et de la confrontation fructueuse, en vue de construire une citoyenneté suédoise susceptible d’être plus critique? En Suède, au Canada et ailleurs dans le monde, les perspectives autochtones véhiculées notamment par les réseaux sociaux semblent ainsi questionner les notions officielles de reconnaissance, de dialogue interculturel et d’inclusion politique.

Colonialisme suédois et imaginaire de l’authenticité

La colonisation est un processus de domination d’un peuple sur un autre qui se réalise de manière physique et pratique, là où le colonialisme désigne une « philosophie — avec une idéologie et un imaginaire — avec une série d’impératifs à partir desquels la colonisation est justifiée » [traduction de l’auteur] (Browning 2018 : 117). La frontière qui sépare la Suède et la Norvège a vu le jour en 1751 par un traité signé sans considération des intérêts samis (Kuoljok et Utsi 1993). Un amendement a toutefois été apporté à cet accord frontalier, autorisant les Samis à franchir la frontière si leurs routes de pâturage l’exigeaient (ibid.). Cet amendement, désigné comme le « codicille lapon », sera par la suite mis à mal par les pouvoirs colonisateurs (ibid.). De plus, cet accord limitait la taxation des Samis, qui ne devaient alors rendre des comptes qu’à un seul pays (ibid.). De manière générale, chaque nouveau découpage du Sápmi entraîna des migrations forcées et des troubles économiques pour les communautés samies (ibid.).

Au cours du XIXe siècle, les droits des Samis protégés par le « codicille lapon » furent restreints par l’arrivée de nombreux fermiers non-samis dans les zones de pâturage des éleveurs samis (Aamold 2017). Cette immigration engendra une poussée de nationalisme du côté suédois, ce qui expliquerait en partie la transformation progressive du codicille (ibid.). « Ces tendances concordent aussi potentiellement avec l’idéologie d’État-nation, basée sur une unité culturelle, ethnique et linguistique, existante ou potentielle, au sein du peuple dominant. Pour être membres de l’État-nation, les Samis devaient, c’était entendu, être assimilés aux langues et modes de vie norvégiens et suédois » (Aamold 2017 : 78). Une autre tendance idéologique qui façonnait l’imaginaire colonial de l’époque était le darwinisme social (op. cit.). Selon cette doctrine, tous les peuples se situent dans une même lutte pour le « développement » et la « civilisation » et pourraient dès lors être considérés les uns par rapport aux autres sur cette échelle unique (op. cit.). Le colonialisme suédois s’est ainsi basé sur une doctrine raciale qui mettait en avant des questions de pureté, d’authenticité et de sang (op. cit.).

Pendant le XIXe et le XXe siècles, en Suède comme ailleurs en Europe du Nord, le darwinisme social a influencé des politiques gouvernementales d’assimilation imposées aux Samis (Hautala-Hirvioja 2017). Malgré les importantes résistances locales, ces politiques eurent un effet profond et durable sur la signification que les Samis donnaient à leurs origines et modes de vie ancestraux (ibid.). Pour beaucoup, être sami était vécu comme honteux et déshonorant et il s’agissait de se distancier de cette identité pour s’intégrer dans la société majoritaire, être reconnu comme citoyen légitime et bénéficier de droits (ibid.). Selon la professeure d’histoire de l’art Tuija Hautala-Hirvioja, dont les recherches montrent l’invisibilisation des Samis dans l’historiographie des arts en Scandinavie :

Beaucoup de bandes dessinées, de publicités [...] représentaient le Sami comme exotique, naïf et primitif, habillé en costume coloré traditionnel et existant par et appartenant à la nature et au [monde] sauvage. Ces facteurs ont entraîné la colonisation mentale, ont appris aux Samis les valeurs de la société majoritaire ainsi que la manière dont elle les percevait et ont exhorté les Samis à adopter des idées souvent stéréotypées et des valeurs occidentales [traduction de l’auteur].

Hautala-Hirvioja 2017 : 99

À de nombreuses reprises sur le terrain, des jeunes samis m’ont parlé avec émotion de cette période marquée par les politiques d’assimilation forcées qu’ont connu leurs familles :

[…] J’ai mon grand héritage sami du côté de mon père. Quand sa grand-mère était jeune, elle n’était pas autorisée à être Samie. C’était cette époque où tu n’étais pas autorisé […] à parler sami […] et sûrement pas à « yoiker » [traduction de l’auteur].

Extrait d’entretien, septembre 2020, Jåhkåmåhkke

Avant c’était moche d’être Sami, donc ma famille du côté de mon père n’a simplement jamais parlé de nos origines samies ou de nos relations [traduction de l’auteur].

Propos d’un interlocuteur, notes de terrain, septembre 2020, Jåhkåmåhkke

Au cours du XXe siècle en Suède, l’une des ramifications du darwinisme social fut l’idéologie dénommée « les Lapons doivent être Lapons » (Lapp ska vara Lapp ideologin, en suédois). En évoquant un souci de préservation du peuple sami, des politiciens suédois ségrégationnistes associèrent tous les Samis à des éleveurs de rennes nomades. Selon cette conception réifiante et passéiste de la culture samie imaginée à tort en train de s’éteindre, la préservation des modes de vie samis signifiait la mise à distance d’une partie des Samis du monde moderne scandinave. En conséquence, les Samis quittant le milieu de l’élevage pour faire des études supérieures n’étaient pas autorisés à y revenir ensuite et devenir éleveurs de rennes, comme m’a raconté un interlocuteur de terrain. Ce rapport primitiviste et ethnocentré à l’altérité associée à un lointain et un ailleurs et à la stricte séparation entre un « nous » et un « eux », fait partie d’un esprit colonial plus global hérité notamment de l’histoire des impérialismes européens (Grégoire et Mazzochetti 2013). L’idéologie les Lapons doivent être Lapons niait ainsi le droit aux Samis de s’autodéfinir en tant que peuple et marginalisait une partie d’entre eux par rapport à la société majoritaire. L’essentialisation colonialiste de l’identité samie a divisé durablement la société samie en Suède. Tous les Samis non éleveurs de rennes se sont vu nier le droit d’être officiellement reconnu comme Sami en Suède, ce qui a soulevé et continue de soulever des questions d’accès au territoire et de reconnaissance sociale, et ce, y compris au sein des communautés samies. L’utilisation des ressources d’une terre d’élevage, (cearru, en sami ou sameby, en suédois), le vote au parlement sami, la formation à l’artisanat sami en haute école samie ou l’exclusivité de l’étiquette Sami Duodji (marque certifiant l’origine et la qualité samies d’une oeuvre artisanale) sont autant d’exemples de droits contemporains associés à l’appartenance culturelle samie.

L’idéologie les Lapons doivent être Lapons nourrit toujours un certain nombre de stéréotypes et de préjugés sur les Samis. Plusieurs de mes interlocuteurs de terrain liaient explicitement leurs difficultés à se reconnaître en tant que Sami au colonialisme suédois. Par exemple, un interlocuteur m’expliqua que ses grands-parents samis se sont vu nier leur identité samie, « car ils possédaient une vache et non un renne ». En établissant de l’extérieur et de façon complétement arbitraire des critères officiels d’appartenance ethnique, le colonialisme suédois a produit les catégories de Samis « authentiques » et de Samis « inauthentiques ». Ces catégories réifiantes entraînent souvent des mécompréhensions et des violences autant verbales que physiques envers les Samis (Hällgren 2017). Selon une interlocutrice de terrain, ces images stéréotypées rappellent de manière caricaturale d’anciens éleveurs de rennes venant du nord du Sápmi. Ces stéréotypes diffusent l’ignorance et ont des effets discriminatoires violents, en excluant d’une certaine « authenticité » les Samis ne correspondant pas à ces représentations. Sur le terrain, à Jåhkåmåhkke, j’ai entendu à plusieurs reprises des jeunes samis se poser la question : « Am I Sami enough? ».

Beaucoup de stéréotypes véhiculés par la société majoritaire suédoise à l’égard des Samis convergent vers une image romantique et exotique de ce peuple autochtone. Ces images tendent à exclure les Samis de la construction contemporaine de la société. En effet, ces clichés ont pour effet de les infantiliser ou de les placer dans une sorte d’ailleurs terrestre, diabolique ou angélique. En représentant à outrance les Samis comme des étrangers sur leur propres terres ou en les identifiant à des victimes impuissantes de la modernité, ces représentations les excluent de la catégorie d’interlocuteur légitime, c’est-à-dire, en fin de compte, de la citoyenneté (Fraser 2005). Les stéréotypes peuvent être ainsi interprétés comme des « objets de pouvoirs » (Machillot 2012 : 92), qui rempliraient une fonction idéologique en valorisant la position d’un groupe dominant tout en dévalorisant celle d’un autre groupe dominé (Machillot 2012). Ainsi, « le stéréotype peut servir à expliquer et justifier des opinions, des attitudes, des comportements, mais aussi des systèmes et des hiérarchies sociales. Il légitimise enfin tout autant qu’il dénote » (op. cit. : 92). La fabrication d’un imaginaire colonial apparaît donc consubstantielle à la colonisation matérielle. Le pouvoir physique et spatial appelle constamment le pouvoir des idées et des sentiments pour le nourrir. Il s’agit d’un rapport de force face auquel de nombreux Samis ont protesté au cours des années 1960-1970. L’utilisation des nouveaux médias par les Samis contemporains s’inscrit en partie dans la mouvance de ces luttes sociales caractérisées par une résurgence autochtone (Jones-Bamman 1993; Hilder 2012).

Autour des années 1970 apparut une dynamique d’affirmation identitaire et de revendication des droits portée par des leaders politiques et des artistes samis (Jones-Bamman 1993). Cette période de résurgence samie fut caractérisée par un refus collectif des catégories coloniales, une intensification de la mobilisation politique et une transformation profonde de la perception des Samis sur leur propre existence en tant que groupe autochtone colonisé. Les processus d’institutionnalisation des luttes sociales samies joints à l’effervescence artistique et intellectuelle de ces années amenèrent à Sápmi un questionnement identitaire profond et complexe (Hilder 2012). Comment ne pas retomber dans les pièges essentialisants et réifiants du colonialisme lorsque des peuples autochtones se définissent au sein des institutions qui, historiquement, ont servi la colonisation (Coulthard 2014; Magnani et Magnani 2022) ? Comment décoloniser les identités autochtones tout en devant les faire reconnaître dans les catégories de l’État pour obtenir des droits territoriaux et pour faire valoir une différence culturelle (Coulthard 2014) ?  Comment concilier préservation des héritages ancestraux et ouverture pragmatique aux circonstances actuelles, sans reproduire des critères contraignants d’authenticité ou des logiques culturelles essentialisantes (Hilder 2012; Beyaert 2021-2022)? L’une des manières dont les Samis de Jåhkåmåhkke se réapproprient leurs identités et décolonisent la façon dont ils sont perçus par la société suédoise consiste à déconstruire des stéréotypes sur l’identité samie. Les nouveaux médias comme Instagram jouent un rôle important dans ces processus de reconnaissance passant d’une identité samie essentialisée à des identités samies vivantes et mobiles.

La recherche d’espaces de visibilité et de sensibilisation

Lorsqu’on accède à la page Instagram Mitt Sápmi (@mittsapmi), quelques phrases de présentation apparaissent : « Un compte relais sami. Ici, on se confie, parce qu’il faut que vous sachiez que nous existons. Un peuple autochtone parmi vous. Même et différent à la fois. Bienvenue! www.samer.se [traduction de l’auteur] ». Cette présentation renvoie à cette page du centre d’information sami en Suède : https://www.samer.se/. La présentation de la page, traduite du suédois, semble s’adresser d’abord aux non-Samis et en particulier aux Suédois : « Nous existons », proclament des Samis dans cet espace de médiation numérique situé entre eux et leurs voisins scandinaves. De plus, ils s’affirment en tant que peuple « même et différent à la fois ». La différence dans cette phrase d’autoreprésentation (Magnani et Magnani 2022) réside dans le statut d’Autochtone qui les distingue des Suédois, statut reconnu par le Parlement suédois depuis 1977. Ce statut justifie aux Samis, selon leur compréhension et selon la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, des droits spéciaux comme le maintien d’une utilisation historique du territoire, notamment par l’élevage de rennes, la chasse et la pêche et le droit collectif de vivre et de prospérer selon leurs valeurs culturelles (Persson et al. 2017). La ressemblance, soit le côté « même » en commun avec les Suédois et les autres Européens, peut signifier, d’une part, le refus de l’exotisme contraignant et, d’autre part, la citoyenneté suédoise et européenne qui laisse entendre le droit de participer à construire ces sociétés sur un même pied d’égalité que les autres citoyens (Fraser 2005). Une deuxième lecture peut être adoptée, complémentaire à la première, de l’expression « même et différent à la fois », cette fois-ci orientée vers la diversité interne de la communauté samie en Suède. Considéré sous ce nouvel angle, le côté « même » correspondrait à l’appartenance sociale et territoriale de tous les Samis, tandis que le côté « différent » viendrait marquer la trajectoire personnelle que chaque Sami suit en s’appropriant, de manière singulière et circonstanciée, son héritage culturel. Ainsi, la page Mitt Sápmi (@mittsapmi) semble appuyer la revendication d’une double citoyenneté pour les Samis, soit une citoyenneté spécifique et une citoyenneté universelle, revendication commune à d’autres minorités ailleurs en Europe (Grégoire et Mazzocchetti 2013).

Juhán Niila Stålka, un interlocuteur sami, me demanda, un après-midi, si je voulais faire une « story » Mitt Sápmi (@mittsapmi) avec lui. Cette semaine-là, c’est lui qui dirigeait le compte Instagram et qui se racontait. Spontanément, dans un couloir, il démarra une vidéo avec son téléphone et expliqua, d’un air ludique, qu’il se trouvait avec un nouvel ami — je saluai le public invisible — et que nous étions sur le point de nettoyer l’appartement qu’il venait d’acquérir. Il planifiait déjà d’aborder, le lendemain, le sujet de son plat préféré et le jour d’après, celui du yoik, pour lequel il avait déjà reçu beaucoup de questions, me dit-il. Juhán Niila m’expliqua qu’il était soucieux de répondre autant que possible aux différentes questions qu’il recevait dans l’espace des commentaires associé aux photos qu’il publiait. Sa première publication de la semaine fut une photo-portrait de lui, joyeux et fier, dans son gábdde, l’habit traditionnel sami. Juhán Niila ajouta un commentaire, où il se présentait et racontait comment se déroulerait sa semaine en tant qu’administrateur de Mitt Sápmi (@mittsapmi). En quelques jours, 1 300 personnes likeront sa photo, et en moins de 24 heures, 500 personnes visionneront sa première story[5]. Pour sa deuxième publication, il donna un aperçu de son emménagement dans son nouvel appartement en raillant au passage l’image romantique projetée sur les Samis : « Aujourd’hui j’ai reçu les clefs de mon nouvel appartement. C’est aussi ça que font les Samis. Déménager. Nettoyer. Réparer […]. » Hannes Suopanki Lakso, un autre interlocuteur sami, publia également sur mittsapmi son expérience en tant qu’apprenti boucher à Sápmi Ren Och Vilt, un magasin local de rennes et autres viandes de la région. Il évoqua aussi son emménagement dans la nouvelle collocation qui venait de s’inaugurer à l’appartement de Juhán Niila et exprima sa grande passion pour le jazz et le yoik en chantant et en jouant de la musique dans ses stories. Liv Aira, une autre interlocutrice samie, publia également des contenus lors de sa semaine comme administratrice de Mitt Sápmi (@mittsapmi). Chaque journée de la semaine reçut un thème : Qui est-elle? Quel est son quotidien? Quelles sont ses formations? Quelles sont ses sources d’inspiration? Quel type de danse pratique-t-elle et pourquoi? Les abonnés, Samis comme non-Samis, peuvent ainsi s’identifier aux personnes qui publient là, imaginer leurs ressentis et trajectoire de vie, leur poser des questions ou essayer de comprendre leurs points de vue.

Pour Juhán Niila, l’enjeu principal de ces publications et de ces stories sur Instagram est de « conscientiser » les Samis et les Suédois quant aux réalités et aux problèmes sociétaux de la population samie. Selon Hannes, Mitt Sápmi (@mittsapmi) a pour but de « montrer que nous sommes tous différents et pas comme ceci ou comme cela » et de déconstruire des stéréotypes et d’autres idées reçues sur les Samis. Il s’agit de contrer créativement la violence des définitions extérieures de l’appartenance culturelle samie. De telles définitions sont en effet souvent vécues comme stigmatisantes et essentialisantes, reproduisant des schèmes de pensée colonialistes. Liv me donna une réponse similaire à celles de Juhán Niila et Hannes concernant la raison d’être de cette page Instagram : « Montrer qu’être Sami, ce n’est pas juste être éleveur de rennes, mais que les Samis peuvent devenir ce qu’ils veulent. » Et selon une autre interlocutrice samie qui s’exprimait au sujet de cette page : « L’idée est de montrer qui nous sommes, ce que nous faisons et toutes les différences de façons de faire. Il n’y a aucun Sami typique, mais tous ont leur propre histoire. ».

En évoquant un quotidien aussi singulier que concret, ces interlocuteurs samis montraient et faisaient entendre la richesse et la diversité interne des modes de vie contemporains dans lesquels ils étaient engagés. Ils mettaient en avant, en représentant leur vie quotidienne à Jåhkåmåhkke, leur créativité et leur pragmatisme au sein d’une culture samie fière et vivante. Contre l’exotisme contraignant, ils rappelaient que les Samis sont des personnes ordinaires manifestant des préoccupations et des aspirations similaires à celles des Scandinaves tout en revendiquant une différence culturelle. Ainsi, Juhán Niila, par exemple, racontait, non sans humour, qu’un Sami contemporain vit dans un appartement ou dans une maison, roule en voiture, aime faire la fête et, surtout, est un interlocuteur politique légitime. Contre l’assimilation suédoise, mes interlocuteurs faisaient valoir des pratiques ancestrales et des rapports au territoire particuliers qui orientent la construction des identités samies contemporaines. A travers leurs récits en ligne, ils rendaient visible et audible sur cette page Instagram diverses façons de vivre en tant que Sami dans le Sápmi suédois d’aujourd’hui. Ce faisant, ils répondaient de manière critique et créative à l’idéologie historique les Lapons doivent être Lapons.

Dans un contexte où les enjeux sociétaux des Samis sont sousreprésentés dans les médias suédois (Persson et al. 2017; Litzell 2018), Instagram est perçu et utilisé par de nombreux jeunes Samis comme une plateforme politique accessible et convenable pour enclencher un dialogue culturel entre les Samis et la population majoritaire. En effet, la possibilité de créer et de publier des contenus audiovisuels, le nombre de personnes en ligne et la vitesse avec laquelle ces dernières reçoivent cette information placent les nouveaux médias au premier plan de l’autoreprésentation samie (Magnani et Magnani 2022). Les mèmes Internet constituent d’ailleurs des ressources mobilisées dans ces enjeux de visibilité et reconnaissance. Les mèmes se caractérisent par de « courts messages comiques gagnant rapidement une forte popularité sur Internet en étant [publiés], modifiés et commentés » (Renaud 2016 : 27). L’analyse des mèmes que je propose ici prend en compte l’importance de la forme et du message véhiculé ainsi que de sa visée perlocutoire, c’est-à-dire son intention d’influence sur la vie pratique du public (Gautier et Siouffi 2016). L’étude de ces mèmes pourrait toutefois bénéficier de la considération d’autres espaces numériques dans lesquels ils apparaissent ainsi que d’une attention particulière aux transformations du mème lors de ses réplications (ibid.). Les mèmes repris de cet article ont été sélectionnés sur la base de deux critères principaux : leur message socialement engagé (Frazer et Carlson 2017) et le nombre de commentaires qu’ils ont suscités. La force des mèmes résiderait dans leur simplicité de signification, leur humour imagé et la haute transmissibilité de leur message. « Les mèmes Internet utilisent les formes classiques de la rhétorique adaptées au langage médiatique moderne : l’humour sous toutes ses formes (blague, sarcasme, ironie, etc.) et le pathos qui se dégagent des images. » (Renaud 2016 : 30) Le mème en tant que « fait de communication » peut remplir différentes fonctions sur la toile (publicité, information, propagande, divertissement, protestation, cohésion sociale, etc.) (Gautier et Siouffi 2016 : 13).

Figure 1

"Could you share your personal trauma so that I, a non-indigenous person, can benefit from it academically?" That's another one for Colonizer Bingo!

Source : Instagram, Sámi Resilience Memes (@saamiresiliencememes), consulté le 18 mars 2021

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« Pourrais-tu me faire part de ton trauma personnel, comme ça moi, une personne non autochtone, je pourrai en tirer profit à l’université? Et hop, en voici encore un pour le Bingo des colonisateurs! [traduction de l’auteur] » peut-on lire sur le mème de la figure 1, accompagné de cette description :

La saison des recherches est arrivée. S’il vous plaît, ignorez vos courriels, ne répondez pas à votre téléphone et rappelez-vous de ceci : vous n’êtes pas obligé de participer à quelque chose qui vous place dans une situation inconfortable. Quand vous participez à une enquête, connaissez vos droits – vous pouvez l’abandonner à n’importe quel moment. Le soin des Autochtones importe plus que le succès académique des blancs [traduction de l’auteur].

Instagram, Sámi Resilience Memes (@saamiresiliencememes), consulté le 18 mars 2021

Le célèbre jeu du Bingo se retrouverait régulièrement en contexte numérique autochtone (IJA 2024). Il sert notamment à relever les stéréotypes et les autres représentations extérieures sur les personnes autochtones et à les collectionner ironiquement en guise de critique social (ibid.). Les cases du « Bingo des colonisateurs » se remplissent alors des discours et des pratiques jugés colonialistes et dénoncés comme tel par des membres de nations autochtones, qui continuent de nos jours à en ressentir les effets néfastes (ibid.) Le mème de la figure 1 critique ainsi la participation historique de la science institutionnelle aux processus de colonisation. Il met également en garde contre les dérives de pratiques académiques (extractivisme intellectuel, absence de restitution, manque d’empathie, etc.), qui pourraient reproduire des asymétries de pouvoir historiques et ainsi continuer à nuire à la santé des peuples autochtones. Des questions d’enjeux éthiques et décoloniaux liées au « soin des Autochtones » sont ainsi suggérées, accompagnées d’un rappel concernant les droits des participants à une recherche. Une posture critique vis-à-vis des chercheurs non-samis dans les études samies et du « succès académique des Blancs » en contexte autochtone est également exprimée dans la description du mème (Smith 2012). Ces messages s’adressent avant tout aux Samis et aux autres Autochtones, l’auteur du mème souhaitant conscientiser les abonnés autochtones de cette page Instagram sur le droit qu’ils ont de refuser une recherche universitaire dans laquelle ils participeraient ou d’arrêter leur participation à tout moment.

Figure 2

Davvi Wind Farm. Destroying Saami lands and holy sites. Is this sustainable development?

Source : Instagram, Sámi Resilience Memes (@saamiresiliencememes), consulté le 18 mars 2021

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Le mème de la figure 2 porte sur ce que certains Samis dénoncent comme étant du « colonialisme vert ». « Parc éolien Davvi. Détruire les terres samies et les sites sacrés. Est-ce cela le développement durable? [traduction de l’auteur] », peut-on lire sur l’image. Et l’administrateur de Sámi Resilience Memes (@saamiresiliencememes) d’ajouter : « Les personnes samies ne sont pas votre papier d’emballage que vous pouvez déchirer comme cela vous chante au nom de la durabilité. [traduction de l’auteur] » Le mème sami éclaire là une face évincée et silencieuse de la production d’énergie dite verte : il attire l’attention sur l’effet socio-environnemental de la construction de champs éoliens à Sápmi[6], effet jugé négatif et contraire à la justice environnementale (Martinez-Alier 2009) par certains groupes autochtones et écologistes. Si la production d’énergie dite décarbonée apparaît officiellement comme marque du développement durable et réponse à l’ « effondrement climatique »[7], la prise en considération des droits samis vient complexifier la question. En effet, l’installation de champs éoliens et d’autres infrastructures industrielles à Sápmi comporte l’utilisation de terres revendiquées par les Samis pour des raisons historiques de subsistance et de mode d’existence. Selon des interlocuteurs samis, les conditions matérielles réelles de ces infrastructures d’énergie « verte » perturbent durablement les écosystèmes locaux en les polluant, en y affaiblissant la biodiversité et en nuisant à la migration et au pâturage des rennes. De plus, lors des processus de décision concernant le territoire, les représentations des terres samies en tant que « nature vide et sauvage » constituent des contraintes très concrètes pour la revendication de droits collectifs pour les Samis (Lopez 2021). Enfin, la réticence des États nordiques à respecter le principe onusien de droits autochtones de consentement libre, préalable et éclairé, explique également l’indignation présente dans le mème de la figure 2 qui demande : « Est-cela, le développement durable? ».

Juhán Niila Stålka publia une vidéo sur Mitt Sápmi (@mittsapmi) dans laquelle il invitait les Samis à voter aux élections parlementaires samies qui se tenaient la semaine suivante. Dans cette vidéo de cinq minutes, il expliqua notamment le fonctionnement du parlement sami : qui avait le droit de voter, quand auront lieu les élections, comment et pourquoi voter. Liv Aira, quant à elle, célébra la fête nationale samie du 6 février 2021[8] durant la semaine où elle avait le compte Mitt Sápmi (@mittsapmi) et commenta avec ces mots : « Aujourd’hui, c’est la fête nationale samie. J’ai l’habitude de la célébrer en gákti, en dansant et en voyant des amis et de la famille à Jåhkåmåhkke. » Il s’agit d’un événement important pour les Samis, qui eut évidemment son mème sur la page notanothersaemiememer (@notanothersaemiememer) (cf. infra : figure 3); l’administrateur de la page commenta : « Joyeuse fête samie! Je vais célébrer notre résilience. Je vais célébrer notre diversité. Je vais honorer nos grands-pères et nos grands-mères. Je vais chanter des chansons joyeuses aujourd’hui même si les médias et la plupart des gens restent silencieux; nous remplirons tous les espaces de nos fêtes et de nos voix! » [traduction de l’auteur].

Figure 3

Me celebrating the National Day knowing we are still here even through hundreds of years of oppression.

Source : Instagram, notanothersaemiememer (@notanothersaemiememer), consulté le 14 mars 2021

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La visibilité qu’offre la page Instagram Mitt Sápmi (@mittsapmi) répond également à des enjeux économiques à l’endroit des entreprises samies. Après son passage sur Mitt Sápmi (@mittsapmi), plus de 600 personnes s’abonnèrent au profil Instagram de Liv Aira. Des photos et adresses de restaurants et de boutiques apparaissaient dans les publications de Mitt Sápmi (@mittsapmi), et des recommandations et conseils d’achat figuraient dans les forums. Les oeuvres des artistes et des artisans ont sur Instagram leurs propres vitrines numériques ainsi que leur potentielle clientèle. Si l’affichage de leurs idées, motifs et techniques participe de la circulation des connaissances culturelles entre les communautés samies, il ne met cependant pas les auteurs et créateurs à l’abri de récupération intellectuelle en contexte non-sami (Hilder 2012).

Enfin, en tant qu’espace de représentation et de diffusion, les nouveaux médias participent également aux processus de soin psychosocial des Samis; il s’agit d’un enjeu sociétal sami, dont le mème de la figure 1 rappellait l’importance. Sur ces pages virtuelles, certains se confient, racontent des expériences, parfois très douloureuses, ou prennent conscience qu’ils ne sont pas les seuls à les avoir traversées. Ces échanges de paroles peuvent être vécus comme de profonds soulagements émotionnels par différentes personnes et alimenter des sentiments d’unité et de solidarité propices à l’action collective (Simpson 2017). Des Samis ont ainsi la possibilité de se lire dans le témoignage des autres, poser des questions, écouter les conseils et réinterpréter leur propre récit. Les conversations bienveillantes et les signes de soutien participent ainsi à soigner les communautés samies actives dans ces espaces numériques et renouvellent leurs efforts de décolonisation et de résilience (Ragazzi 2012).

[...] si je ne continue pas à maintenir cet héritage, il y a de grands risques que cette activité cesse au sein de ma famille [...]. Je n’ai jamais ressenti de pression de la part de ma famille pour reprendre le flambeau, mais je ressens une profonde tristesse. [...]. Je suis inquiète que l’élevage de rennes disparaisse de plus en plus, que mes futurs enfants n’aient peut-être pas l’occasion de vivre ces expériences-là durant leur éducation, contrairement à moi [...]. Cette pensée m’a beaucoup préoccupée, et j’ai finalement dû reconnaître que l’élevage de rennes n’était pas le chemin de vie qui me correspondait. À la place, j’ai choisi une autre voie, la voie académique, et là, je sens que j’ai trouvé un autre moyen de promouvoir et de préserver la culture samie [traduction de l’auteur].

Instagram, Mitt Sápmi (@mittsapmi), publication, consultée le 02 mars 2021

Cette interlocutrice a choisi de raconter ses expériences d’enfance au sein de l’élevage de rennes et d’exprimer sa gratitude pour cette forme d’éducation ancrée dans la culture samie. Bien qu’elle ait décidé de ne pas continuer l’élevage de rennes, elle se dit préoccupée par la transmission de cette éducation et la pérennité du mode de vie des éleveurs samis. Elle « ressent une profonde tristesse » d’écarter sa famille de l’élevage de rennes, témoignant par là une volonté forte de transmission culturelle. Elle semblait, cependant, s’être saisie d’un autre mode de vie pour faire vivre sa culture dans une voie plus adaptée à elle, à savoir la recherche scientifique. En affirmant librement avoir « trouvé un autre moyen de promouvoir et de préserver la culture samie », cette interlocutrice déjouait une nouvelle fois l’idéologie suédoise, historique, mais persistante, appelée les Lapons doivent être Lapons. À la suite de sa publication, plusieurs personnes racontèrent des expériences similaires liées à un écart entre les attentes familiales et les choix personnels en contexte sami et exprimèrent leur soutien. De nombreux Samis issus de famille d’éleveurs de rennes choisissent d’exercer un autre métier qui leur « corresponde mieux », souvent à cause des conditions rigoureuses du métier d’éleveurs de rennes, y compris les faibles revenus, la compétition croissante quant à l’accès aux terres et le dérèglement climatique. Ces pages Instagram ont montré une multiplicité de voies possibles pour contribuer au renouvellement des façons samies de faire et de penser. Dans la section qui suit, je propose d’examiner le rôle de l’archivage numérique dans ces processus de renouvellement culturel en contexte sami.

Archives virtuelles et répertoires actuels

Sur le terrain en 2020, j’ai été marqué par une conversation avec Juhán Niila Stålka à propos du sens qu’il donnait aux réseaux sociaux. Ce dialogue enclencha chez moi « la mise en résonance de deux imaginaires » (Laurent 2019), soit celui de mon interlocuteur de terrain et du mien. Je réalisai en effet à ce moment-là qu’il existait un écart important (ibid.) entre ma conception d’Instagram et la sienne. Là où je percevais le réseau social comme une simple messagerie, voire comme une vitrine ostentatoire, Juhán Niila y voyait un merveilleux centre d’archivage. Selon lui, si de nos jours il est possible de récolter de l’information sur les Samis du passé grâce à l’archéologie, par exemple, des informations que l’on cherchera sur les Samis d’aujourd’hui seront accessibles dans des bases de données informatiques. Il me montra alors son téléphone portable, m’expliquant que ce petit bijou technologique enregistrait sa vie ; et il me dit cela avec une grande joie ! C’est principalement cette joie qui m’étonna et m’interpella, avec un sourire que je ne compris pas tout de suite et qui enclencha ma réflexivité (ibid.). La conception des nouveaux médias qu’avait Juhán Niila rejoint la manière dont il conçevait l’utilité sociétale des études samies :

Depuis que l’on poursuit le gouvernement pour revendiquer les droits qu’ils nous ont pris, on regarde de vieux textes qui ont été rédigés cent ans auparavant, afin de comprendre le contexte dans lequel ces histoires ont été écrites. Et dans cent ans, quand ils examineront les décisions de la Cour suprême prises à cette époque, ils liront tous les articles scientifiques et autres pour prendre de nouvelles décisions. Si l’on n’a pas de science, si l’on n’a pas de données, si l’on n’a pas de preuves de notre existence, alors bientôt nous n’existerons plus ... [traduction de l’auteur].

Juhán Niila Stålka, entretien, Jåhkåmåhkke, octobre 2020

Les travaux des chercheurs en études samies, comme les publications des Samis sur les réseaux sociaux, recèlent des données empiriques, des « preuves de notre existence », comme disait Juhán Niila Stålka, potentiellement mobilisables dans les cours de justice d’une démocratie libérale[9]. Les nouveaux médias rendent ainsi possible le stockage et la sauvegarde des traces de l’existence des Samis, c’est-à-dire la production d’archives[10] (Hilder 2012), afin qu’elles servent les droits collectifs et la vie future des Samis. Ces données, désormais facilement accessibles et à portée de main grâce aux téléphones portables et à Internet, aident les jeunes Samis de Jåhkåmåhkke à comprendre leur histoire et le monde contemporain. La construction des identités samies contemporaines passe par la recherche interprétative des histoires familiales et communautaires. Par la production numérique d’archives, un ensemble de connaissances locales samies (signes linguistiques, témoignages, toponymes, descriptions du territoire et de ses habitants, événements historiques, concepts, modèles d’artisanat, yoiks, etc.) complète la mémoire des aînés et appuie le renouvellement de la vie culturelle samie. L’une des utilisations des nouveaux médias par les Samis consiste ainsi à alimenter une source vitale dans laquelle puiser des inspirations précieuses. Ces démarches d’archivage ne possèdent cependant pas leurs fins en elles-mêmes mais visent ultimement à poursuivre la transformation des archives en répertoires actuels, pour reprendre la distinction conceptuelle de Taylor reprise par Hilder (2012). Ainsi, le père de Juhán Niila, Piera Niilá Stålka, a dirigé un projet collectif, terminé en 2007, qui visait à archiver une multitude de yoiks anciens sur une playlist Itunes accessible dans la bibliothèque d’Ájtte de Jåhkåmåhkke (Hilder 2012; Beyaert 2021-2022) :

J’ai travaillé quelques années avec le yoik, un projet au musée Ájtte il y a quelques années. Et le nom de ce projet était : « le projet d’archive[s] de yoik[s] ». Donc j’ai quelques expériences de travail avec des yoiks et des archives et des vieux enregistrements. Et je yoike aussi moi-même depuis quand même beaucoup d’années. J’ai un intérêt [pour le yoik] et parfois je pratique le yoik moi-même [traduction de l’auteur].

Extrait d’entretien, Piera Niilá Stålka, janvier 2021, Jåhkåmåhkke

La transformation de l’héritage ancestral en nouveaux répertoires (Hilder 2012) transparaît dans les publications Instagram de Liv Aira, des publications qui, à leur tour, constituent de nouvelles archives (ibid.). Chez beaucoup d’artistes et d’artisans samis, une dialectique féconde, entre tradition et modernité (Beyaert 2021-2022), entre archive et répertoire, s’instaure plutôt qu’un antagonisme, comme c’était le cas dans le travail de Dania Taylor (Hilder 2012). La deuxième publication de Liv sur @mittsapmi — il y en a eu treize en une semaine — montrait une série de cinq photos issues de son spectacle Ajttega, qui signifie « les ancêtres », en sami de Lule, spectacle mettant en scène un dialogue entre danse et yoik (avec des enregistrements de sons de la région natale de Liv, sons qu’elle a enregistré avec son père). Sa troisième publication, une photo sur laquelle elle et une autre danseuse étaient entourées par des rennes dans une forêt primaire du Sápmi, s’accompagnait de la description d’une autre de ses performances :

Je suis en train de travailler sur [...] ma nouvelle production : #AltiLij, qui signifie « il était une fois », en sami de Lule. Des enfants âgés entre 4 et 10 ans auront la chance de vivre une danse ancrée dans un contexte sami sous la forme de vieux dictons et d’histoires samis. C’est merveilleux de pouvoir créer de l’art pour les enfants [...], venir dans les écoles, les communes et les crèches pour partager cette expérience [traduction de l’auteur].

Liv Aira, publication sur mittsapmi, consulté le 17 mars 2021

L’héritage est incorporé et interprété par Liv Aira dans son spectacle sur les ancêtres et ainsi raconté d’une manière personnelle aux générations suivantes sous la forme d’une danse riche d’histoires locales et d’expériences du territoire. Lors de discussions avec mon interlocutrice de terrain, elle insistait sur cette dimension de reprise vivante et créative des traditions samies. Il ne s’agit pas de reproduire mécaniquement le passé dans le présent (sous une forme purement archivistique et muséale, c’était le sens de l’idéologie les Lapons doivent être Lapons), mais d’actualiser le sens des savoirs transmis des ancêtres dans une « continuité transformatrice » (Laugrand et Crépeau 2015). « Pourquoi sommes-nous ici si nous ne vivons pas la culture? » dit Liv avec éloquence :

Je crois de par mon art que ma culture est vivante et doit être vivante. Certaines personnes ont peur de la supprimer en la transformant d’une certaine façon, car il y a tellement d’oppression de la part de la société envers la culture samie [...]. Je pense que les sociétés samies ont commencé à préserver leur culture, simplement à répéter l’histoire, au lieu de juste la vivre et croire que l’on peut créer de nouvelles choses. Bien sûr des gens le font aussi [...]; et même si personne ne peut prouver que la danse faisait partie de la culture samie, je dirais : Et pourquoi pas la danse? Car je suis samie et je sens que je découvre ma culture en dansant et en créant de nouvelles formes d’art, mais je respecte et j’étudie le passé, l’histoire et la culture [...]. Et je pense que c’est important de devenir une figure exemplaire ou simplement rappeler aux gens que l’on peut vivre sa culture ou montrer à la société qu’il y a quelque chose de beau et de transformable dans la culture aussi. [...] Pourquoi sommes-nous ici si nous ne vivons pas la culture? [traduction de l’auteur].

Extrait d’entretien, Liv Aira, novembre 2020, Jåhkåmåhkke

En février 2021, pour la première fois depuis 415 ans, le marché d’hiver de Jåhkåmåhkke s’est déroulé intégralement de manière numérique, en raison de la crise sanitaire du COVID-19. Pendant l’une des activités virtuelles du marché, des artisans samis ont présenté leurs oeuvres artisanales (duodje). Chaque oeuvre était contextualisée par l’artisan ou l’artisane, qui expliquait le matériau utilisé, le processus de fabrication, l’utilisation de l’outil, ses sources d’inspiration et le mode de pensée sous-jacent à cette activité : De quelle tradition provenait une oeuvre? Quelle était l’histoire de l’objet? Quelle technique était utilisée? Quel ancêtre avait précédé la réalisation de l’oeuvre en question? Quel type de territorialité y était incarnée et mise en pratique? Afin de répondre à ces questions, l’artisan sortait presque systématiquement son téléphone portable pour illustrer ses explications et appuyer sa transmission de savoirs. Des images d’archives, en plus de servir de sources d’inspiration, soutenaient les sentiments de continuité intergénérationnelle et culturelle. Les artisans samis montraient fièrement leurs façons de porter l’héritage traditionnel de leur famille et de leur communauté. Les données culturelles, archivées dans les nouveaux médias, joueaient un rôle significatif de liaison entre la mémoire et les projets présents en facilitant l’établissement de liens entre les Samis contemporains et leurs ancêtres. En contexte sami, la circulation d’histoires, d’images, d’audios, de vidéos et de textes que permet les réseaux sociaux soutient ainsi le dialogue culturel et la résilience collective des Samis (Ragazzi 2012; Magnani et Magnani 2022).

Une figure historique inspirante dans la constitution des identités samies contemporaines est celle d’Elsa Laula Renberg. Née en 1877, en Suède, cette femme samie fut la fondatrice de plusieurs associations samies, comme l’association centrale samie ou la ligue des femmes samies[11]. Elle participa à l’unification de différentes communautés de Sápmi autour de revendications sociopolitiques communes (Solbakk 2006). En tant que figure historique de la résistance samie contre la colonisation suédoise, Elsa Laula Renberg trône sur la toile :

Figure 4

Elsa Laula “seeing” NRK Sápmi’s sexist videos and the program director mansplaining the content itself being criticism to sexism: - Pathetic.

Source : Instagram, Sámi Resilience Memes (@saamiresiliencememes), consulté le 26 mars 2021

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Dans le mème de la figure 4, on peut voir l’héroïne Elsa Laula Renberg triomphante sur la scène de Sámi Resilience Memes (@saamiresiliencememes), le visage de marbre, et presque l’entendre prononcer le terme « pathétique » à la vue de propos sexistes. Et en commentaire de l’image, on peut lire : « Qu’avez-vous fait pour rendre Elsa Laula fière aujourd’hui? [traduction de l’auteur] » Cette question rhétorique, qui s’apparente à un défi éthique, illustre la présence significative de figures exemplaires samies au sein des nouveaux médias. Ce mème dévoile de toute évidence une intention perlocutoire, une intention d’influencer les pratiques quotidiennes de l’auditoire sami (Gautier et Siouffi 2016). Elsa Laula Renberg semble donner l’exemple dans ce mème : son regard constant, qui apparait sur l’écran du téléphone, rappelle aux Samis l’honorabilité de ses actions passées qui continuent d’émouvoir d’autres générations de Samis. Ainsi se joue sur Instagram une reconnaissance des ancêtres, dont certains sont devenus des modèles et des symboles de force culturelle. Et cette mise en valeur des récits des ancêtres remplit une fonction identitaire importante chez les jeunes Samis, suscitant de nouvelles identifications génératrices de sens et d’estime de soi.

Conclusion : l’utilisation des nouveaux médias dans la construction des identités samies contemporaines

Les nouveaux médias servent aux Samis qui les fréquentent à partager des histoires, à poser des paroles, à produire des audios et à porter des images et des vidéos au sein d’un espace public qui ne les marginalise pas, contrairement aux médias classiques en Suède (Persson et al. 2017; Litzell 2018). Instagram, par exemple, peut constituer un tel espace où s’expriment des perspectives sous-représentées dans la société majoritaire et au sein des arènes politiques de démocraties libérales (Frazer et Carlson 2017). Des partages de récits et des échanges de parole qui ont lieu sur les pages Instagram analysées dans cet article « cartographient l’évolution des justifications idéologiques et des pratiques matérielles du colonialisme, démontrant ainsi comment ce dernier a à la fois varié au fil du temps et finalement persisté dans son essence [traduction de l’auteur] » (op. cit. : 2). En investissant ces espaces médiatiques, les Samis conscientisent sur leurs problématiques sociétales, dénoncent la continuité d’abus de pouvoir et déconstruisent des stéréotypes. Cette visibilité médiatique appuie donc les mouvements autochtones, suscite l’engagement civique (Bennett 2008; Stitzlein 2012) et contribue à combler la sous-représentation des points de vue samis dans l’éducation à la citoyenneté (Tupper 2014). Les espaces numériques où évoluent les Samis leur donnent ainsi une stratégie supplémentaire d’autoreprésentation (Magnani et Magnani 2022), en octroyant « du contrôle et une certaine cohérence sur l’identité vécue et véhiculée » (Jérôme et Veilleux 2014 : 18). Ces plateformes virtuelles peuvent, de fait, servir à mieux maîtriser l’information transmise sur les Samis à destination des membres de leur communauté et aussi des Suédois et constituent finalement des instruments d’autoreconnaissance (Coulthard 2014) et de construction des identités samies contemporaines.

Par le biais de l’indigenization of modernity (Sahlins 2007), y compris par l’utilisation d’Instagram, les Samis composent de nouvelles entrées menant à leur culture grâce à la production et à la circulation d’archives numériques (audios, images, vidéos, textes, etc.). Les réseaux sociaux ouvrent ainsi des possibilités d’échanges multiples et de liens entre les Samis sur la base de ces faits du passé et de ces données empiriques relatives aux modes de vie anciens et actuels de leur peuple. Le rapport des Samis aux archives, associé à leur résilience culturelle, diffère fondamentalement des politiques culturelles de l’État suédois qui se basaient sur l’idéologie les Lapons doivent être Lapons. D’un point de vue samie, il ne s’agit pas de vouloir capturer une soi-disant authenticité samie et de l’isoler romantiquement de la modernité, mais de préserver des savoirs ancestraux dans le but de les réinterpréter au sein de contextes actuels, afin d’animer les modes de vie samis contemporains (Hilder 2012; Ragazzi 2012). Ce faisant, les Samis renouvellent leurs manières ancestrales de vivre et de penser au sein de leur territoire, tout en s’efforçant de trouver une juste place en tant que Sami au sein de la modernité. Ainsi, la seule « authenticité samie » qu’altèrent les nouveaux médias est celle tout droit sortie des idées chimériques et réifiantes du colonialisme européen. Au contraire, en facilitant cette dialectique culturelle, féconde d’un point de vue sami, entre archives et répertoires (Hilder 2012), les nouveaux médias constituent des leviers d’action essentiels dans les processus de décolonisation et de résurgence des communautés samies.