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Introduction

La Bolivie, comme d'autres pays d'Amérique latine, est entrée progressivement dans l'ère numérique, principalement par l’entremise de la téléphonie mobile et d’Internet. Cependant, la population autochtone de la Bolivie accuse des retards en matière d'accès à ces services (Ortuño 2016). Dans un contexte de mondialisation, cette fracture numérique[1] signifie une autre forme d'exclusion dont souffrent les peuples autochtones. Si la radio a d'abord imprégné tous les espaces sociaux urbains et ruraux au sein des communautés autochtones et, plus tard, dans une moindre mesure, la télévision, ces deux médias ont renforcé le colonialisme culturel et la disparition des langues autochtones au profit de l'espagnol. Actuellement, les ordinateurs et les téléphones intelligents connectés à Internet font de même, ce qui modifie les formes d'interaction et instaure une nouvelle forme de sociabilité, différente de celle des peuples autochtones.

L'accès aux appareils de communication électronique et à la connectivité Internet est asymétrique en Bolivie. Les capitales qui se démarquent sur le plan économique disposent des services Internet les plus efficaces, tandis que les centres de population intermédiaires et, en particulier, les communautés rurales plus éloignées n'ont aucun service Internet. Cependant, les services Internet sont coûteux et déficients. En d'autres termes, les populations autochtones vivant à la périphérie des villes et dans les communautés rurales, en plus d'avoir un accès embryonnaire et coûteux aux technologies de l'information et de la communication et à Internet (AGETIC et UNFA 2019), sont confrontées à la dure réalité de la préservation de leur langue et de leur culture (FILAC 2020).

En outre, les médias numériques ne contribuent pas en eux-mêmes au développement social, économique et démocratique, car les conditions socio-économiques, les infrastructures de communication et l'analphabétisme persistent. Néanmoins, les peuples autochtones exigent leur inclusion et leur participation au cyberespace sur la base de leurs droits collectifs, qui doivent être connus et reconnus dans le contexte national et international. À cette fin, les technologies de l'information et de la communication pourraient faciliter la documentation, la conservation et le développement linguistiques et culturels, comme en témoigne l'augmentation systématique de l'apparition de sites Web (Nathan 2000), de blogues, de vidéos YouTube doublées en langues autochtones, de pages Facebook et de vidéos TikTok qui constituent des espaces de connaissances et d'expériences mises en commun par les peuples autochtones et non autochtones du monde entier (Sandoval-Forero 2013).

Remettant en cause l'hypothèse de Kornai (2013) quant à la mort numérique des langues minoritaires dans le cyberespace, en l'occurrence, les langues autochtones, cet article présente, sur la base d'une étude de cas, les facilités offertes par les réseaux socionumériques en vue de la revalorisation d'une langue et d'une culture autochtones. Dans le contexte de l'invasion des téléphones intelligents dans la vie quotidienne, et ce, sans nier la situation d'exclusion du scénario numérique vécue par les peuples autochtones, nous soulignons le potentiel des réseaux socionumériques en matière de communication interpersonnelle à distance, de commerce, d'éducation, de connaissance et de divertissement et, surtout, de revalorisation de la diversité linguistique et culturelle en tant que patrimoine de l'humanité. Par conséquent, nous visons par une étude à déterminer les potentialités des réseaux socionumériques en vue de la revalorisation d'une langue et d'une culture autochtones.

Cet article présente une étude menée en ce sens portant sur l'utilisation de la langue quechua, une langue autochtone minorisée, sur les réseaux Facebook et WhatsApp. Ce sont deux des réseaux sociaux et numériques les plus utilisés par des jeunes locuteurs d'origine autochtone, dits bilingues, qui s’expriment en quechua et en espagnol.

Dans l’élaboration de l'étude, nous sommes partis du principe que la compréhension de l'utilisation d'une langue nécessite la prise en compte de certaines dimensions inhérentes à la langue, comme proposées par la perspective de l’écolinguistique. D'une part, nous considérons les contributions de Bastardas-Boada (Bastardas-Boada 1996, 2011, 2016), qui met en évidence l'interaction entre la langue et la vie sociale, en supposant que l'environnement socioculturel est un entrelacement complexe, dynamique et changeant où le comportement linguistique des individus est influencé et codéterminé par l'interrelation de cinq dimensions : cerveau / esprit, interaction, groupalité, technologies de communication de masse et pouvoir politique (Bastardas 2011). Selon cette perspective, nous envisageons d'aborder, dans des contextes de diversité linguistique, le phénomène sociolinguistique de manière holistique et multidimensionnelle et de rendre visibles les différentes réalités de changement, d'expansion et de disparition dans lesquelles se trouvent les langues, leurs interrelations ainsi que leur existence même dans le temps (Bastardas 1996).

Dans cette étude, nous soulignons la dimension de l'interaction cerveau / esprit que nous pouvons comprendre en examinant l'utilisation d'une ou de plusieurs langues et variétés de langues au sein d’une communauté de locuteurs, sur la base d'une compréhension des normes sociales d'interaction et d'interprétation qui sous-tendent les interactions entre locuteurs. C'est pourquoi nous avons analysé les interactions bilingues des jeunes en espagnol et en quechua, lors desquelles ils mettent en pratique des stratégies de communication comme le choix de la langue, la substitution, l'alternance et le mélange.

Nous sommes donc partis du principe que l'étude et la compréhension de la situation des langues autochtones, tant dans le monde présentiel que dans le monde numérique, demandent la compréhension de la situation de contact et de conflit dans laquelle elles se trouvent avec d'autres langues ayant un statut différent, en l'occurrence, le quechua avec l'espagnol. Il était nécessaire d'envisager l'environnement ou le scénario des interactions et des autorégulations des forces démographiques, économiques et politiques qui conditionnent l'utilisation d'une langue autochtone dans le territoire numérique. Comme l’indique Terborg, dans les cas des langues autochtones, il convient de noter que ces dernières sont minorisées en raison des rapports de forces politiques et économiques entre les personnes et groupes sociaux qui les utilisent. En d'autres termes, ce scénario répond aux processus relationnels et aux pressions sociales (Terborg & García Landa 2011) émanant de locuteurs et de non-locuteurs de la langue en question.

D'autre part, nous adhérons aux apports de l'approche écolinguistique proposée par Couto, qui met en évidence l’importance de l'interaction entre la langue et l'environnement social, naturel et mental (Couto & Couto 2016), ce dernier étant fondamental pour l'existence d'un peuple et d'une langue. Dans cet ordre d’idées, notre étude porte sur les interactions linguistiques qui ont lieu entre les écosystèmes sociaux, mentaux et naturels (Couto 2019). Par conséquent, nous partons du principe que l'utilisation d'une langue dépend à la fois de la connaissance qu'en ont les utilisateurs potentiels, de leurs perceptions et attitudes à son égard ainsi que de l'environnement. En d’autres termes, la mise en scène d'une langue est le résultat de réciprocités entre le sujet parlant, la société et l'environnement naturel, où les manifestations de la langue en action renvoient aux dimensions cognitive, affective, sociale et environnementale.

Compte tenu des dimensions susmentionnées, nous prêtons attention aux éléments suivants dans cette étude : la connaissance des langues; les perceptions et les attitudes des locuteurs à l'égard des langues; la situation des langues en matière de contact ou de conflit et les pressions sociales existantes sur l'utilisation des langues; ainsi que le territoire (numérique) où la langue à l’étude est utilisée. Pour ce faire, nous avons été guidés méthodologiquement par l'ethnographie numérique de la parole; cette dernière demande une complémentarité méthodologique entre l'ethnographie de la parole (Hymes 1986; Golluscio 2002) et l'ethnographie numérique (Hine 2004; Pink et al. 2019), car le scénario numérique nous oblige à repenser certaines des lignes directrices que nous connaissons et appliquons à partir de l'ethnographie traditionnelle.

La population cible était composée de jeunes garçons et filles, bilingues en espagnol et en quechua, inscrits en 3e, 4e, 5e et 6e année à une école secondaire rattachée à sept écoles individuelles situées dans quatre communautés rurales (Machaq Marka, Aramasi, Caviloma et Melga) et dans trois villages intermédiaires (Colomi, Cliza et Capinota). Les jeunes étaient âgés de 13 à 17 ans[2]. Ayant obtenu l'autorisation des autorités scolaires, nous menons les activités suivantes : une enquête sociolinguistique conduite auprès de 1 262 élèves (671 filles et 591 garçons), qui nous a aidé à déterminer, entre autres aspects, leur première et deuxième langue, leur connaissance du quechua et de l'espagnol, leur utilisation de ces langues dans les réseaux socionumériques ainsi que leurs perceptions de la langue autochtone. Nous avons également tenu des conversations spontanées (30) et des entretiens semi-structurés (20); Une autobiographie sociolinguistique administrée aux jeunes des groupes et des écoles qui le souhaitaient, portant sur les aspects relatifs à l'acquisition des langues qu'ils parlent et leurs expériences positives et négatives avec celles-ci, tant à l'oral qu'à l'écrit; enfin, étant donné que notre intérêt central était l'utilisation de la langue autochtone dans les réseaux socionumériques, une observation, avec la permission des jeunes, de leurs interactions dans leurs communautés de parole numériques et l’obtention des captures d'écran comme preuves empiriques. Le tout, comprenant les entretiens, les autobiographies et l'enquête sociolinguistique, a été organisé et analysé sur la base d'un codage libre et axial.

Ainsi, dans le cours de l'étude, les médias numériques ont fait partie de l'ethnographie et le contact avec les sujets de recherche a été médiatisé par eux-mêmes, dans notre cas, par téléphone mobile connecté à Internet et aux réseaux socionumériques. L'analyse des données a compris une lecture attentive des entretiens retranscrits, ligne par ligne, en soulignant de différentes couleurs ce qui était le plus important et ce qui se référait principalement aux objectifs et aux sujets de la recherche. En suivant les lignes directrices de la théorie ancrée et en utilisant le logiciel numérique Atlas.ti, trois types de catégories ont été pris en compte dans le processus : théoriques, émergentes et vivantes. Selon les récurrences des constats dans les données empiriques, pour le premier cas, nous avons eu recours aux catégories que nous proposait la théorie; pour le deuxième cas, c'est le chercheur qui a proposé les catégories, sur la base de ce que les données montraient explicitement ou implicitement, catégories émergentes; enfin, pour le troisième cas, nous nous sommes limités textuellement aux mots ou aux phrases que les sujets de l'étude ont exprimés.

Résultats

Parallèlement aux transformations politiques, économiques et socioculturelles, les pays d'Amérique latine éprouvent actuellement des changements dans les systèmes de communication, dans les dynamiques socioculturelles et sociolinguistiques et, en général, dans le mode de vie de sa population, comme au sein de toute société de l'information interconnectée (Castells 1999), à la suite de l'assaut des technologies de l'information et de la communication dans les foyers, dans les institutions et dans les communautés. Les transformations des formes de communication entre les personnes ont une incidence sur l'utilisation, la vitalité et la validité des langues et des cultures autochtones, car la transition d'une société d'interaction sociale en face à face à une société colonisée par la technologie numérique et l'interaction médiatisée est évidente.

Malgré l'entrée tardive de la Bolivie dans l'ère numérique, l'accès à Internet grâce aux téléphones mobiles a été rapidement facilité. Pour les familles d'origine autochtone, les moyens de communication offerts par les médias numériques et les réseaux socionumériques ont ouvert des possibilités inestimables pour l'utilisation, l'apprentissage, le renforcement et la revalorisation des langues autochtones et de leurs cultures. Ainsi, afin de faire toute la lumière sur les objets de notre étude quant aux significations des réseaux sociaux pour les langues autochtones, nous présentons les résultats de notre recherche en soulignant la plasticité du territoire (Rengifo 1996) de la langue autochtone, les perceptions envers la langue autochtone, les facilités communicatives des réseaux socionumériques et la fonctionnalité de la langue autochtone présentée ci-dessous.

Plasticité territoriale de la langue autochtone

La migration de la population rurale vers les centres urbains affaiblit la vitalité de la langue autochtone. En outre, la migration des familles des communautés rurales de langue autochtone vers les petites villes où l'espagnol prédomine accroît la vulnérabilité des langues autochtones, dont les raisons sont illustrées ci-dessous : elles ne sont plus utilisées et ne sont plus transmises aux nouvelles générations. Les jeunes et leurs familles vivant dans les communautés à l’étude proviennent de diverses provinces du département de Cochabamba et d'autres départements boliviens : La Paz, Potosí et Santa Cruz. Et certaines familles reviennent d'autres pays comme l'Argentine, le Brésil, l'Espagne et les États-Unis, où elles ont migré pour le travail et où l'espagnol ou une autre est la langue de communication prédominante.

Les migrations susmentionnées sont souvent motivées par des raisons économiques pour les parents et par la nécessité de poursuivre les études de leurs enfants. Les possibilités d'emploi pour les parents dans les centres urbains motivent les familles à déménager vers les villes ou les petites villes. De plus, la population rurale considère que vivre en ville peut leur donner accès à une vie meilleure, comme le dit l'une des élèves de l’étude : « Je m'appelle NF; je suis née à Chapare, mais aujourd'hui je vis à Capinota. Je suis venue quand j'avais huit ans, parce que ma maman disait que c'était pour avoir une meilleure vie [traduction de l’auteur] » (NF Capinota 2018). La population rurale pense que les villes leur offrent de meilleures conditions de vie; au contraire, ces contextes sont hostiles à ses pratiques culturelles ainsi qu'à ses modes de penser et d'être et à l'utilisation de leurs langues autochtones, car l'espagnol a l'exclusivité de l'usage.

D'après les entretiens et les conversations recueillis au sein des familles, les parents qui trouvent des occasions d'emploi dans ces centres urbains travaillent dans les secteurs des transports, de la construction et des services domestiques. D'une certaine manière, ils peuvent ainsi soutenir leur famille et contribuer à l’éducation de leurs enfants : « Je vis avec mes parents; ma mère a 52 ans et mon père, 50 ans, et ils travaillent. Mon père est chauffeur et ma mère fait le ménage; nous, nous étudions [traduction de l’auteur] » (EP Colomi 2018). Ainsi, les parents d'origine locale, à la recherche de meilleures conditions de vie, connaissent une mobilité migratoire multidirectionnelle entre les communautés rurales, les petites villes, les plus grandes villes et les pays. En d'autres termes, la dynamique migratoire est flexible et complexe et elle nuit sans aucun doute la culture et à l'utilisation de la langue d'origine des familles, car plus elles s'éloignent de leurs communautés d'origine, moins elles ont de possibilités de parler leur langue autochtone, les possibilités d'utiliser une langue autochtone dans les centres urbains étant rares.

Ainsi, le passage d'une communauté rurale à une communauté urbaine signifie souvent l’abandon de sa tradition agricole et, par conséquent, de l'utilisation de sa langue autochtone. La langue joue un rôle de communication essentiel dans les activités agricoles; l’abandon de ces activités représente donc également l’abandon de la langue. Par exemple, à Colomi, la désertification des terres et la migration ont entraîné une baisse de la production de pommes de terre, bien que la migration soit également une conséquence de la désertification. Dans d'autres cas, certaines familles cherchent d'autres territoires pour continuer le travail agricole productif, laissant dans les villes leurs enfants, dont la langue de communication est uniquement l’espagnol, poursuivre leurs études dans l’espoir d’obtenir, de meilleures possibilités de vie dans le futur, comme l'illustre l'Instituto Nacional de Estadísticas à la zone tropicale de Cochabamba (INE 2018). Cependant, ces gens s'éloignent de plus en plus de leurs pratiques productives d'origine et adoptent celles des contextes dans lesquels ils ont migré, dont la construction, les services domestiques et le commerce, où l'espagnol est la langue dominante.

La migration des familles rurales hors de leur communauté d'origine entraîne une plasticité du territoire de la langue autochtone. L'omniprésence des appareils numériques connectés à Internet et aux réseaux socionumériques favorise les liens de communication entre les membres de la famille qui restent dans les communautés rurales et ceux qui ont migré vers d'autres contextes, où la langue véhiculaire tend toutefois à demeurer la langue autochtone. En d'autres termes, les destinations migratoires de la population autochtone sont des marchés linguistiques asymétriques et défavorables (Bourdieu 2002) à l'utilisation et à la transmission des langues autochtones. Cependant, dans ces territoires, les téléphones portables connectés à Internet et les réseaux socionumériques étendent le territoire de la langue minoritaire. Ceux-ci transcendent les frontières physiques grâce à l'entrée de la langue et de la culture autochtones dans le territoire numérique. Dans le cas des jeunes, les perceptions qu'ils ont de leur langue et leur culture autochtones conditionnent l'usage qu'ils en font dans le territoire numérique.

La langue autochtone, une langue du passé et de l'intimité

Les tensions constantes qui façonnent ou influencent la perception qu’ont les jeunes de la langue autochtone entraînent des répercussions sur son utilisation dans les réseaux socionumériques. Pour ces jeunes, cette langue, d'une part, appartient à leurs ancêtres et aux communautés rurales et est donc éloignée de leur génération et des centres urbains et, d'autre part, elle est destinée à la communication familiale et intime. Ainsi, les jeunes associent la langue autochtone à l'histoire et à l'origine du peuple autochtone ainsi qu’à leurs grands-parents et la perçoivent comme une représentation de leurs origines et un héritage culturel transmis de génération en génération : « Le quechua est une langue ancienne, de nos ancêtres, c'est notre culture ... [traduction de l’auteur] » (AM Caviloma 2018). En d’autres mots, cet héritage de leurs ancêtres qu’est la langue autochtone constitue leur capital linguistique et culturel dont leur répertoire linguistique fait partie inhérente, répertoire qu'ils utilisent dans certains espaces comme la maison pour interagir avec leur famille et garder leur histoire vivante : « [Le quechua est] la culture de nos ancêtres, que nous ne devons pas oublier et [que nous devons] continuer à parler, pour ne pas perdre notre langue [traduction de l’auteur] » (CV Melga 2018). Pour les jeunes, leur langue et leur culture représentent le passé et leurs ancêtres; ils manifestent d’ailleurs des discours coïncidents, qui reflètent des attitudes positives et proactives à l'égard du maintien et de l'utilisation de la langue en vue d'éviter son extinction, bien qu'ils soient conscients que le cyberespace est encore un contexte défavorable à cet égard.

Il s'ensuit que les contextes familiaux et privés sont les plus favorables à l'usage et au maintien des langues et cultures autochtones; ils sont les plus propices à des interactions fluides et agréables, ce qui motive leur transmission et leur acquisition. La confiance mutuelle existant parmi les membres de la famille ou les amis dans la communauté et à l'école favorise ce fait et, par conséquent, la façon dont les jeunes pensent à l'utilisation de leur langue. Cependant, tant à l’égard de leur éducation que de leur pratique professionnelle, les jeunes ont des idées contradictoires en ce qui concerne la projection de l'usage et de l'utilité de la langue autochtone dans le futur. Environ la moitié des personnes interrogées considèrent que, plus récemment, la connaissance d'une langue autochtone est valorisée dans certaines sources d'emploi, tandis que l'autre moitié estime qu'elle n'a aucune valeur dans ces milieux. Malgré ces contradictions, les jeunes espèrent, en tant que locuteurs d'une langue autochtone, qu’ils pourront avoir des possibilités d'emploi à l'avenir.

Ainsi, le flux de la langue maternelle dans les interactions face à face et virtuelles est favorisé par le degré de confiance entre les interlocuteurs. Comme le dit une jeune femme : « [Je préfère parler quechua] à la maison, et avec mes amis, avec les gens que je connais [traduction de l’auteur] » (CV Melga 2018). La certitude qu’il n'y aura aucune censure de l'utilisation de la langue autochtone durant leurs interactions au sein de leur famille et avec leurs amis invite ces jeunes à l'utiliser sans autre souci avec ces interlocuteurs. Par conséquent, le foyer devient un espace sécuritaire pour l'utilisation de la langue autochtone, surtout dans les contextes urbains, assurant ainsi aux locuteurs une atmosphère favorable et le plaisir de l'utilisation de leur langue. Voici comment AF le comprend : « Je me sens bien quand je parle quechua [à la maison], parce que toute ma famille parle quechua; tu ne peux pas parler quechua à l'extérieur, parce qu'ils te jettent des regards désobligeants ou rient [traduction de l’auteur] » (AF Aramasi 2018). Cela signifie que les jeunes utilisent leur langue autochtone lorsqu'ils interagissent avec leurs proches, lorsqu'ils leur font confiance, surtout en sachant qu'ils parlent la langue autochtone et lorsqu'ils ont en commun les normes sociales relatives à son usage et à son interprétation (Hymes 1986; Golluscio 2022) ainsi que des attitudes favorables à son égard. Dans l’ensemble, ces constats découlent principalement du fait que le cadre familial est un espace où plus de la moitié des jeunes, soit les sujets de l'étude, ont acquis le quechua comme langue maternelle.

Les perceptions et les discours des jeunes font en sorte de revendiquer l'historicité (Fishman 1995; Fasold 1996) de la langue autochtone et le lien avec les ancêtres et le territoire. Cependant, ils montrent également une tension permanente en ce qui concerne l'association de la langue en tant que langue du passé à son utilisation par leur génération, au présent et à son utilisation dans leur futur. Or, même si les jeunes estiment que la langue quechua, la langue de leurs grands-parents, doit rester valide comme langue de communication au sein de la famille et de la communauté, ils s'en éloignent inévitablement, car ils considèrent que le quechua n'est pas une langue de leur génération, soit une génération de plus en plus mondialisée (Jasso-Peña et al. 2019) et interconnectée grâce aux médias numériques (Castells 2006), où sont employées d'autres langues associées à un prestige social et à un pouvoir économique évident qui sont des véhicules facilitant les interactions numériques. Néanmoins, peu à peu, les langues autochtones, dans le cadre de leur résistance à l'extinction, ouvrent des brèches porteuses d'espoir pour leur survie et leur vitalité.

Incursion du quechua dans les communautés socionumériques

Les communautés vocales numériques dont ces jeunes reflètent l'utilisation asymétrique des deux langues qui font partie de leur répertoire linguistique : l'espagnol et le quechua. Contrairement aux publications sur les murs Facebook et aux interactions sur Messenger, où la présence du quechua est plutôt rare par rapport à l'espagnol, qui exerce le poids de son statut et de sa facilité d'utilisation au détriment de la langue autochtone, les groupes WhatsApp reflètent une plus grande présence et utilisation de la langue autochtone. Cette utilisation asymétrique des deux langues est le reflet des réelles interactions en face à face virtuel.

L'incursion de la langue autochtone dans les interactions du groupe WhatsApp est motivée par les perceptions et attitudes favorables de ses locuteurs à son égard et par leur conviction de l'utiliser, même lorsqu’un interlocuteur utilise l'espagnol, comme nous le verrons plus loin. Les captures d'écran ci-dessous sont des exemples de dialogues bilingues, où deux ou plusieurs interlocuteurs utilisent une langue à la fois, c'est-à-dire que certains membres du groupe participent à la même conversation en espagnol et d'autres, en quechua, configurant ainsi un dialogue en deux langues comme l'illustrent les extraits de la figure 1 :

Figure 1

Dialogues bilingues quechua-espagnol sur WhatsApp.

Source : Captures d'écran WhatsApp d’Aramasi et de Caviloma

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La première capture d'écran montre que certaines personnes participent à la conversation en utilisant l'espagnol tandis que d'autres, le quechua. L'une des membres, en réponse aux commentaires de certains de ses interlocuteurs, sur un ton d'avertissement quoique de plaisanterie, dit : « Ama raviachiuaychu, ‘‘Ne me mettez pas en colère’’ [traduction de l’auteur] ». Les autres participants commentent en espagnol, en guise d’encouragement à une éventuelle bagarre, tandis qu’une autre participante, par solidarité avec son compagnon, intervient sur un ton menaçant, mais aussi pour plaisanter, en exprimant « Noga ganta li gopusaiki, ‘‘Je vais plutôt te frapper’’ [traduction de l’auteur] ». Dans la deuxième capture, de la même manière, deux élèves se saluent en quechua : « Imaynalla runa masis, ‘‘Comment allez-vous mes frères?’’ [traduction de l’auteur]; « imata ruwachkankichik, ‘‘Que faites-vous?’’ [traduction de l’auteur] », de répondre l’autre; suit une autre demande également, mais cette fois-ci, en espagnol. Dans ce cas, comme les jeunes font partie d'une communauté de parole numérique bilingue, ils ont en commun non seulement leurs propres normes d'utilisation de deux langues dans leurs interactions, mais aussi les normes sociales d'interaction et d'interprétation. En d'autres termes, les membres de ce groupe savent qu'ils peuvent utiliser à la fois l'espagnol et le quechua. Ils savent également que l'utilisation du quechua peut avoir des fonctions précises, par exemple : a) phatiques, c’est-à-dire chaque fois qu'ils utilisent le quechua principalement pour saluer et qu'après la salutation en quechua, ils poursuivent la conversation en espagnol; b) appellatives ou conatives, c’est-à-dire chaque fois qu'ils passent au quechua pour attirer l'attention de quelqu'un (réprimande) et cherchent à obtenir une réponse verbale ou une action déterminée de la part de l'interlocuteur; et c) émotives ou symptomatiques, c’est-à-dire lorsqu'ils expriment leurs sentiments, leur colère ou leur humeur en quechua. Tout comme sur Facebook, les jeunes sur WhatsApp utilisent la langue quechua à des fins de communication précises.

De même, la figure 2 montre que les jeunes interagissent en quechua et en espagnol, le même interlocuteur pouvant utiliser les deux langues alternativement ou chaque interlocuteur utilisant une langue à la fois.

Figure 2

Alternance entre le quechua et l'espagnol sur WhatsApp.

Source : Captures d'écran WhatsApp de Capinota et de Colomi

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Ces deux captures d'écran, provenant d’interactions de deux autres groupes de jeunes de deux unités éducatives différentes, reflètent également l'utilisation des deux langues, et ce, chacune par des participants différents. La première capture illustre une conversation entre deux étudiants, où l’interlocuteur « B » utilise l'espagnol et le quechua. « B » salue en espagnol et son interlocutrice « R » répond en quechua, avec certains mots, comme la salutation, en espagnol. En quechua, elle demande : « Imata ruwachkanki? » ‘‘Qu'est-ce que tu fais?’’ [traduction de l’auteur] » et conseille ensuite à son interlocuteur de se couvrir : « Kay chiripi sumaktachu p’ achallikuchkanki unquyquwaktaq », ‘‘Dans ce froid, couvre-toi bien, fais attention à ne pas t'enrhumer’’ [traduction de l’auteur] ». Les jeunes produisent des énoncés en quechua avec des caractéristiques structurelles typiques de l'espagnol. C'est le cas de la dernière énonciation, où l'ordre des constituants est clairement de l'espagnol : sujet (noqapis) — verbe (munayman) — objet (intichaw cananta), par opposition au quechua, où l'ordre est sujet — objet — verbe. Cet exemple montre que la langue autochtone écrite dans les réseaux socionumériques par les jeunes de même que celle qu’ils utilisent à l’oral est fortement influencée par la structure de l'espagnol. Or, les jeunes ne sont pas les seuls à employer cette variante de la langue quechua, mais aussi les adultes; il s'agit d'une variante régionale qui fait partie de l'identité linguistique des locuteurs bilingues de l'espagnol et du quechua.

Dans les conversations numériques présentées ci-dessus, on observe une tendance à garder les deux langues plus ou moins séparées dans les énoncés. En général, cependant, les jeunes sont bilingues dans leur utilisation des deux langues, grâce à leurs compétences communicatives. Les preuves présentées montrent que les jeunes qui sont encouragés à écrire en quechua sur WhatsApp le font systématiquement, du simple mot au texte composé complexe, et ce, même si leurs interlocuteurs répondent en espagnol. Ces interactions numériques bilingues sont favorables à la langue autochtone, car elle commence à gagner du terrain dans ces scénarios numériques où, comme l'affirme Crystal (2002), les langues à fort prestige social et à portée mondiale sont prédominantes, voire exclusives.

Les interactions bilingues dans les médias numériques sont, en partie, le reflet de l'utilisation des deux langues en face à face réel par les jeunes dans leurs communautés d'origine et dans les centres urbains intermédiaires où ils vivent temporairement ou en permanence. Les jeunes qui ont un contact physique permanent avec leurs grands-parents, leurs parents et d'autres locuteurs quechuas plus âgés ainsi qu'avec d'autres hispanophones interagissent constamment en utilisant ces deux langues de manière dynamique et interchangeable. Dans les interactions en face à face à l'école ou à la maison, les jeunes participent à des dialogues où certains des interlocuteurs parlent en quechua et d'autres, en espagnol. La même situation est évidente lors des interactions dans les réseaux socionumériques, où les jeunes, en tant que membres d'une communauté de parole, adaptent leur façon de parler et les langues qu'ils utilisent en fonction des interlocuteurs avec lesquels ils se reconnaissent, en vertu de la convergence ou de la divergence de leurs pratiques discursives et du besoin d'interaction sociale et d'identification à l'autre.

Enfin, nous mettons en évidence l'interaction en deux langues comme une stratégie communicationnelle que les bilingues développent notamment sur les réseaux socionumériques. Bien que les locuteurs des deux langues lorsqu’en contact entretiennent des relations asymétriques dans le contexte socioculturel où elles coexistent, les membres des communautés de parole numériques dont la majorité est bilingue parlent espagnol et, au moins, comprennent le quechua. Ainsi, ils parviennent à une intelligibilité mutuelle, même s'ils communiquent dans les deux langues séparément, car, en tant que membres des mêmes communautés de parole, ils ont en commun, comme le disent Fishman (1995) et Moreno Fernández (1998), les normes sociales d'utilisation et d'interprétation de la langue ainsi que des attitudes linguistiques positives envers la langue autochtone et son utilisation dans ces médias numériques.

Adaptation de la langue autochtone dans les réseaux socionumériques

La vie quotidienne des peuples autochtones connaît des processus de transformation impulsés par l'assaut des technologies de l'information et de la communication, qui façonnent un monde numérique hyperconnecté de communication ubiquitaire d’où émergent de nouvelles formes de sociabilités numériques (Cáceres et al. 2017). Grâce à la médiation de la technologie numérique, les jeunes peuvent expérimenter et construire des identités flexibles et multiples selon les relations entre les membres des communautés numériques (Aguilar 2015).

De nos jours, les gens interagissent quotidiennement avec des appareils numériques, notamment des ordinateurs et des téléphones portables. Par leur intermédiaire avec d'autres personnes, les locuteurs d’une langue autochtone minorisée font en sorte qu’elle imprègne les réseaux socionumériques comme Facebook et WhatsApp, où elle remplit des fonctions importantes et précises. L'une des plus récurrentes est relationnelle ou factuelle (Jakobson 1985); elle se manifeste principalement dans les salutations et les adieux des jeunes qui utilisent majoritairement l'espagnol, y incorporant la langue autochtone pour établir les premiers contacts et les clôtures des situations de discours numériques. Les jeunes bilingues quechua-espagnol utilisent le quechua pour faciliter le contact social avec les membres de leurs communautés numériques, généralement par des salutations comme : « allinp’unchay, ‘‘Bonjour’’ [traduction de l’auteur]; imaynalla, ‘‘Comment allez-vous?’’ [traduction de l’auteur] » et des adieux comme : « k'ayakama, ‘‘À demain’’ [traduction de l’auteur]; tinkunakama, ‘‘À bientôt’’ [traduction de l’auteur] », puis poursuivent leur interaction en partageant avec eux divers renseignements en quechua ou en espagnol.

Parmi les fonctions récurrentes dont ont généralement recours les interlocuteurs des réseaux sociaux numériques, ces derniers mettent à profit leur compétence communicative en utilisant la langue autochtone dans leurs échanges interactifs et personnels (Halliday 1994). Grâce à son caractère expressif et conatif, cette langue les aide notamment à exprimer leur préoccupation et leur intérêt pour le bien-être des autres, auxquels ils adressent également des encouragements, des suggestions ou des conseils en quechua, comme : « Kay chiripi sumaktachu p'achallikuchkanki unquyquwaktaq, ‘‘Dans ce froid, tiens-toi chaud, fais attention à ne pas t'enrhumer’’ [traduction de l’auteur] ». En d'autres termes, l'utilisation de la langue quechua par les jeunes a des connotations socio-affectives importantes dans leurs interactions sociales au sein de leurs communautés numériques.

De même, parce que le divertissement linguistique est inhérent aux interactions technosociales dans la vie quotidienne des jeunes sur le territoire numérique, le caractère ludique et émotif s'exprime dans la langue quechua. Les actes de parole exprimés dans cette langue dans WhatsApp reflètent la récurrence des fonctions émotives (Jakobson 1985) et interpersonnelles (Halliday 1982) dans les activités scolaires, familiales, sportives et récréatives que les jeunes développent sur les réseaux socionumériques. On constate que chaque fois que les jeunes veulent plaisanter avec leurs interlocuteurs ou se moquer de l'un d'entre eux, ils incorporent la langue quechua dans leurs discours. Bien qu'ils puissent également le faire en espagnol, ils préfèrent le faire en langue quechua, car ils considèrent être mieux à même d’exprimer leurs plaisanteries, en utilisant une variété d'adjectifs comme : « takauma, ‘‘ébouriffé’’ [traduction de l’auteur] »; « sapan wisa, ‘‘égoïste’’ [traduction de l’auteur] »; « yana toqchi, ‘‘personne à la tête noire’’ [traduction de l’auteur] »; « yana anku, ‘‘personne à la peau brune, brûlée par le soleil ou le froid’’ [traduction de l’auteur] »; ou « katarijina laduwisa, ‘‘personne qui a le ventre tordu comme celui d'un serpent’’ [traduction de l’auteur] ». Dans ces actes de langage, la créativité linguistique des jeunes se déploie. Ils souhaitent mettre en valeur les caractéristiques physiques, positives (flatteries) ou négatives (insultes) et comportementales d'autrui ainsi que, dans une certaine mesure, réguler le comportement des autres selon les valeurs culturelles de coexistence pratiquées au sein de leur famille et de leur communauté.

De ce fait, les blagues exprimées en langue quechua remplissent une fonction sociale importante qui aide les jeunes à atteindre la cohésion dans leurs communautés de parole numériques. Par exemple, ils rient ensemble de la même chose à laquelle la blague fait référence; cela crée ainsi des liens, principalement lorsque les jeunes font des blagues référentielles, car ils peuvent comprendre la blague et l'apprécier grâce aux connaissances et aux expériences communes, en particulier propres à leur contexte socioculturel quechua. Cependant, ce sont les normes d'interaction et d'interprétation communes chez les communautés de parole des jeunes bilingues qui constituent la valeur sociopragmatique commune de la langue quechua. Elle favorise une bonne compréhension et distinction entre une plaisanterie et une insulte exprimée dans la langue autochtone, éliminant ainsi toute possibilité d'agression, d'attaque, d'humiliation ou de menace envers l'image positive des interlocuteurs.

Par conséquent, l'utilisation de la langue autochtone chez les jeunes, en plus de remplir des fonctions sociales importantes dans leurs communautés de parole, signifie l’emploi de contenus culturels liés au quechua, et ce, non seulement par des textes écrits dans cette langue, mais également par des images, des photos, des vidéos et de la musique. Les jeunes communiquent ainsi en vue de s'identifier à leur culture, de se réapproprier la mémoire collective, les coutumes et les valeurs de leur peuple et, surtout, de faire prendre conscience à la société en général de la valeur des populations rurales. L'une des façons dont les jeunes expriment la fierté qu’ils ressentent à l'égard de leur origine, de leur culture et de leur langue consiste à faire circuler des messages dont le contenu culturel est proche de leur réalité, et ce, dans l'intention d'influencer les attitudes des interlocuteurs; autrement dit, la langue autochtone et le langage multimodal remplissent tous deux une fonction de régulation (Halliday 1994).

Ainsi, l'utilisation de la langue autochtone dans les réseaux socionumériques est rare dans son extension textuelle, limitée à quelques mots ou phrases courtes et restreinte aux fonctions intimes et informelles que les utilisateurs lui sont attribuent. Cela diffère de l'utilisation sans restriction de l'espagnol. Nonobstant cette constatation, on y trouve des failles dans le territoire numérique, et ce, malgré son statut de langue minoritaire marquée par les mentalités diglossiques de ses propres locuteurs et des locuteurs d'autres langues. Dans le cas des réseaux socionumériques, l'utilisation des langues autochtones est favorisée par le langage multimédia qui promeut, par ses publications informatives, la génération d'une conscience collective en faveur de la diversité linguistique et culturelle. Ce faisant, on cherche également à contribuer à la reconnaissance de sa valeur pour l'humanité ainsi qu'à démontrer la nécessité de changer les attitudes et les mentalités diglossiques à son égard, qui sont des conditions importantes pour la construction de sociétés multilingues, démocratiques et socialement justes.

Ces aspects nous semblent mériter une analyse large et multidimensionnelle à partir de différentes perspectives disciplinaires. Dans le cadre de cet article, nous nous concentrons sur une analyse qui tient compte de la perspective théorique adoptée.

Analyse

Dans le contexte de la société de l'information, la production, le traitement et la transmission de l'information deviennent des sources essentielles de productivité et de pouvoir, en raison des nouvelles conditions technologiques qui apparaissent à cette époque. La révolution technologique réside dans l'utilisation de dispositifs numériques pour le traitement de l'information, la production de connaissances et la communication (Castells 1999). Or, les interfaces intenses entre les personnes et les technologies de la communication génèrent des changements irréversibles dans le paradigme de la vie au sein de la société d'aujourd'hui. La plupart de nos pratiques sociales, entendues comme des manières récurrentes au sein d’une même communauté de réaliser une certaine activité, sont médiatisées par ces dispositifs numériques, parce que, selon bon nombre de gens, ces derniers font partie intégrante du corps des humains et les rendent dépendants d'eux. Parallèlement à l'hétérogénéité des conditions sociales et économiques qui caractérisent les sociétés, la présence et la dépendance à l'égard de ces technologies sont également diverses et hétérogènes. Le contexte géographique, la connectivité et le groupe d'âge sont des variables qui déterminent non seulement l'accessibilité aux technologies, mais aussi leur utilité et leur dépendance.

Malgré les sensibilités et les scepticismes des locuteurs de langues minoritaires et des chercheurs qui ont prédit leur mort numérique (Kornai 2013) provoquée notamment par les téléphones intelligents en ce qui a trait aux langues autochtones (Cuevas 2017), ces dernières font des incursions dans le cyberespace grâce aux facilités communicationnelles (Hutchby 2001) que les dispositifs numériques offrent aux locuteurs selon leur volonté et leurs intentions. Cependant, l'utilisation d'une langue minoritaire dans les réseaux socionumériques se caractérise par sa restriction à des cercles intimes, à des personnes proches, à des sujets limités et à des fonctions précises. La proximité des personnes de même que le degré de confiance et de connaissance chez les membres motivent son utilisation, ce qui montre que plus les gens se connaissent et sont connus pour parler la langue minoritaire, plus l'utilisation de la langue minoritaire devient spontanée, fluide, agréable et amusante. Cette réalité est possible, notamment parce que les jeunes utilisateurs de WhatsApp maîtrisent mieux et davantage l'inclusion et la participation des personnes dans leurs communautés. Par ailleurs, si l'on considère que les langues autochtones sont de plus en plus vulnérables par rapport aux langues de prestige qui circulent dans les réseaux socionumériques et dans le cyberespace en général, la limitation de leur utilisation à des communautés généralement fermées est un inconvénient, car elle étend les conditions sociolinguistiques asymétriques de l'environnement physique à l'environnement numérique.

De ce fait, la langue autochtone ouvre des espaces tant sur Facebook que sur WhatsApp, bien que son utilisation soit limitée, d'une part, à quelques mots et à des phrases courtes et, d'autre part, à des interlocuteurs proches et intimes qui lui attribuent des fonctions précises. Or, la volonté et l'engagement des locuteurs élargissent les sphères d'utilisation de cette langue aux environnements numériques, où, profitant de ses caractéristiques ubiquitaires et multimodales, ils diffusent également des connaissances et des valeurs culturelles propres à leurs communautés d'origine. En d'autres termes, les locuteurs profitent des facilités (Hutchby 2001) que les réseaux sociaux numériques offrent à l'utilisation de toute langue, afin de mettre la langue autochtone en action.

L'utilisation des langues minoritaires dans les réseaux socionumériques est étroitement liée à ce que Moreno Fernández (1998) appelle « les attitudes linguistiques des utilisateurs à leur égard ». Ces attitudes, qui comportent des dimensions cognitives (conceptions et opinions), affectives (sentiments) et comportementales (comportements), sont construites par les locuteurs et les non-locuteurs des langues autochtones sur la base de leur histoire de vie, de celle de leur famille et de celle des autres et en interaction avec les autres. Chez les jeunes, en tant que membres de leur génération, les attitudes envers une langue minoritaire manifestent leurs prédispositions acquises dans le contexte et varient en degré et en direction. Elles reflètent des ambivalences qui ne sont pas héritées, mais des constructions sociales permanentes qui se négocient dans les interactions en face à face et en mode numérique, et ce, en fonction de leurs perceptions positives et négatives à leur égard et de leurs convictions quant aux fonctions symboliques, identitaires et politiques qu'elles leur offrent.

Les jeunes, utilisateurs assidus des réseaux sociaux numériques et de plus en plus globaux, où les interactions communicatives sont véhiculées par plus d'une langue et où ils sont en contact avec plus d'une culture à la fois, vivent dans un monde beaucoup plus pluriel que celui de ceux qui ne les utilisent pas. La vie de cette population est caractérisée à la fois par des espaces de contact physiques et socionumériques; ces derniers sont désignés par Chayko (2008) comme des espaces sociomentaux, car ces personnes circulent entre le monde du face-à-face et le monde numérique. Leurs interactions peuvent parfois être entièrement coprésentielles ou entièrement numériques, mais la complémentarité des deux modes est une constante et la langue autochtone y remplit d'importantes fonctions de communication. Ces espaces sociomentaux reflètent des sentiments d'unité, de cohésion et de proximité, où les jeunes configurent, étendent et soutiennent des communautés numériques bilingues denses et multiples. Cependant, à partir de l'étude menée, nous avons constaté que la dynamique de la vie des jeunes reflète une fluctuation bidirectionnelle et complémentaire permanente entre leurs mondes physique et numérique, facilitant la circulation de la langue quechua dans les deux scénarios également. C'est principalement le cas des activités scolaires et récréatives, car les jeunes poursuivent en ligne les activités qu’ils ont commencées en coprésence. En revanche, les activités des communautés liées à la production agricole ou à l'élevage dont certains font partie ne peuvent être reproduites en ligne, sauf à titre de complément d'information, comme dans les cas où les jeunes recherchent des renseignements les concernant sur Internet ou les diffusent sur leurs réseaux socionumériques.

À l'heure de l'hyperconnectivité globale et de la permanence croissante de la population dans le cyberespace, il s’avère impossible de réfléchir à la situation sociolinguistique des langues autochtones sans prendre en compte leur dynamique sur Internet et les réseaux socionumériques. En communiquant et en exprimant leurs pensées et leurs sentiments sur ces réseaux à l’aide d’un langage multimodal qui combine le texte, les images, la vidéo et l'audio, les jeunes créent des occasions favorables à l'utilisation des langues autochtones dans le territoire numérique, contrairement à ce qu'affirme Kornai (2013), pour qui Internet et les réseaux sociaux sont un danger pour la survie de ces langues.

Enfin, l'utilisation et la vitalité d'une langue autochtone dans le cyberespace dépendent de la réappropriation, de l'activation et du renforcement de sa fonctionnalité par ses locuteurs dans les communautés de parole numériques. Grâce aux liens interterritoriaux facilités entre les locuteurs d'une langue autochtone par les médias numériques et surtout par les réseaux socionumériques, cette langue devient le support d'interactions, et ce, surtout lorsque ces interactions tournent autour des contextes et des pratiques culturels de leurs communautés d'origine, comme l'agriculture, les soins au bétail, les festivals et la musique. Tant dans les communautés rurales que dans les petites villes, les activités productives activent la mémoire linguistique des jeunes et encouragent l'utilisation de la langue comme moyen de communication en interaction avec les personnes âgées. Le téléphone portable et les réseaux socionumériques prolongent le pont culturel et linguistique, qui facilite notamment l'utilisation de la langue quechua et, par son entremise, maintient le lien avec les origines culturelles des jeunes et le renforcement de leur identité.

Conclusions

Ainsi, étant donné que l'étude visait à déterminer les potentialités des réseaux sociaux numériques en vue de la revalorisation d'une langue et d'une culture autochtones, nous présentons ci-dessous les conclusions à cet égard.

Le territoire d'une langue autochtone, en tant qu'espace social dynamique, n'est plus limité aux espaces géographiques ruraux. Il transcende désormais les territoires d'origine physique et s'étend au territoire numérique. Le cyberespace est un nouveau territoire où se configurent des communautés linguistiques potentielles qui favorisent le renforcement et la revalorisation des langues et des cultures minoritaires, grâce au protagonisme de leurs locuteurs, en particulier les jeunes autochtones du numérique. Dans ces communautés, les attitudes linguistiques à l'égard des langues qui font partie de leurs répertoires linguistiques sont modulables et favorables à l'incursion des langues minoritaires dans ce nouveau territoire linguistique.

L'écosystème numérique, dont les réseaux socionumériques, est un nouveau domaine d'utilisation des langues autochtones où les fonctions de la langue minoritaire sont reproduites, en particulier les fonctions socio-affectives propres à la culture autochtone en question. Malgré les limites de l'écriture, les préjugés linguistiques et les conditions asymétriques associés à la langue autochtone, son utilisation ouvre des espaces dans l'écosystème numérique où, en plus d'élargir ses sphères dans les réseaux, elle facilite la diffusion des connaissances et des valeurs culturelles propres aux communautés d'origine des locuteurs. Ces derniers peuvent ainsi profiter des possibilités multimodales offertes par les technologies numériques, en particulier les réseaux socionumériques, au profit de la diffusion, de l'utilisation et de l'apprentissage de la langue et de la culture autochtones. Cependant, il importe de noter que l'utilisation de la langue autochtone dans ces contextes est restreinte à des fins informelles, notamment pour des plaisanteries, des insultes, etc.

Par conséquent, contrairement à l'hypothèse initiale, cette étude montre que les médias numériques sont à la disposition des locuteurs de langues autochtones qui, grâce à des stratégies d'appropriation culturelle, peuvent en tirer parti pour leur documentation, leur diffusion, leur utilisation et leur apprentissage. Dans la mesure où les utilisateurs les recherchent, les réseaux socionumériques peuvent contribuer de manière significative à la revalorisation culturelle des peuples autochtones et à la réaffirmation de l'identité culturelle et linguistique de leur population.

Enfin, il demeure que les chercheurs devront poursuivre les recherches en vue d'élargir et d'approfondir les conséquences des technologies de l'information et de la communication, d’Internet et des réseaux socionumériques sur l'utilisation des langues minoritaires ainsi que sur les systèmes linguistiques. Ces études et les actions futures visant l'aménagement linguistique in situ devraient inclure les locuteurs des langues comme protagonistes des études, et plus encore, comme protagonistes des actions d'appropriation culturelle et d'utilisation des médias numériques en vue du renforcement de l'identité linguistique et culturelle des nouvelles générations et, par conséquent, de la revalorisation des langues et cultures autochtones qui constituent le patrimoine de l'humanité.