Je propose illico un titre alternatif pour le brillant livre de Livio Belloï : L’Écran qui nous regarde. Si d’autres ont écrit sur l’entrée du spectateur dans la fiction, voici un essai révélant comment la subjectivité a été introduite dans le cinéma des premiers temps, et ce à quoi pensaient les trains de La Ciotat en fonçant sur les premiers spectateurs de cinéma . L’auteur nous dit en concluant qu’une histoire du regard de (et du) cinéma n’est possible qu’en examinant les transformations des pratiques de représentation et les mises en jeu du regard qui leur répondent. Ce livre est une des premières et certainement une des plus fécondes tentatives en ce sens . L’entrée en matière, malheureusement très courte, nous annonce un travail de « transversalisation » (p. 20) qui consisterait en une analyse formelle fondée sur une généalogie. Son objectif est de mettre à jour « ce qui nous regarde » au-delà des simples formes, par l’examen de quatre sortes d’images-attractions : la scène de rue, la vue attentatoire, la vue panoramique et le plan emblématique. Heureusement, les quatre chapitres consacrés à chacune de ces formes développent abondamment le court programme exposé au début. Première station. Reposant sur une « pensée de l’espace d’interaction » (p. 72), la scène de rue Lumière serait la représentation d’une rencontre entre un opérateur-flâneur et un badaud qui devient le premier spectateur de cinéma par envie de se voir sur l’écran. Belloï n’avance pas en terrain miné et base ses hypothèses sur de minutieuses et perspicaces analyses des vues Lumière. Il y débusque surtout les traces des intentions des opérateurs et des badauds, les uns voulant voir et filmer sans être vus filmant, et les autres voulant surtout voir s’ils seront vus filmés. Cette formule me semble résumer assez adéquatement le phénomène et l’étude sur les vues Lumière et autres. L’irruption du Cinématographe dans l’histoire et de son opérateur dans la rue suppose une nouvelle opération cognitive. Il faut désormais concevoir la possibilité d’un espace de représentation intégrant le mouvement et, au-delà, la subjectivité. Le deuxième chapitre s’attaque à ce qui agressa le spectateur : la vue attentatoire. C’est à toute vitesse que viennent vers le public les premiers personnages et les premiers paysages. Aux premiers regards des spectateurs vers l’écran répondent des machines qui foncent sur eux, si ce n’est l’espace lui-même comme dans les « Phantom Rides ». C’est d’ailleurs dans ce deuxième chapitre que Belloï lui-même charge le plus audacieusement. Il relativise la notion faisant le plus consensus chez les historiens des premiers temps du cinéma, celle de cinéma des attractions, et propose en lieu et place celle d’image-attraction (p. 86), qu’il pense plus appropriée parce que moins générale et moins homogène. Une des formes de ce type de cinéma serait la vue attentatoire parce qu’il est un cinéma de l’effet et du réflexe. L’auteur nous amène à nouveau près des voies, vers les trains Lumière et Biograph, les premiers à leur arrivée, les autres de passage (p. 120). Il y regarde les locomotives comme autant de projectiles lancés vers les spectateurs-cibles, qu’il croit plus éberlués par la disparition des locomotives que par leur irruption (p. 154). Ici aussi les analyses sont minutieuses et pertinentes, montrant la vue attentatoire comme fiction révélant la réalité de l’image en tant qu’interlocutrice du regard. Belloï fait apparaître le spectateur à l’écran par couches successives, comme imprimées par les regards des spectateurs de la salle vers les figures qui se répètent sous de nouvelles formes. Après l’attaque rapide du regard par le train, le lecteur glisse au chapitre trois vers la vue …
BELLOÏ, Livio, Le Regard retourné. Aspects du cinéma des premiers temps, Québec/Paris, Nota Bene/Méridiens Klincksieck, 2001, 408 p.[Record]
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Germain Lacasse
Université de Montréal