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La psychanalyse de Sigmund Freud est une grande base cinégraphique.

Ramain 1926a

Aussi lapidaire qu’énigmatique par son excès de concision, cette formule du Dr Paul Ramain, médecin initié à la psychanalyse freudienne, critique musical et cinéphile, auteur de plusieurs articles sur la « psycho-physiologie de l’art cinématique », reflète l’essentiel de l’opinion répandue à son époque sur la nature des liens unissant psychanalyse et cinéma. En effet, suffisamment tôt dans l’historiographie du cinéma, les rapports entre ces deux sphères (prétendument) « jumelles », car émergeant simultanément au tournant du xxe siècle, ont été essentiellement envisagés sous l’angle d’une « subordination » du cinéma aux acquis psychanalytiques. Probablement encouragés par la diffusion, dans les années 1920, de la psychanalyse appliquée pratiquée par des émules de Freud [1], certains acteurs du discours critique et théorique sur le cinéma épouseront également cette tendance qui vise à concevoir le film comme espace d’expérimentation permettant d’éprouver la pertinence des thèses freudiennes. En appelant de ses voeux la création d’« une symphonie onirique visuelle », Ramain (1926) propose une idée qui se répandra avec succès dans les milieux cinéphiliques : la réalisation de films obéissant aux mécanismes qui régissent notre inconscient, l’onirisme se présente comme critère absolu dans l’évaluation qualitative d’une oeuvre d’art et comme finalité suprême du cinéma. Bien qu’il admette la possibilité d’une réciprocité d’influences — à parts égales — entre le rêve et le film, il accorde toutefois toujours une certaine préséance aux processus inconscients auxquels il attribue les fonctions primordiales de source d’inspiration et d’étalon de mesure pour le film.

D’une manière générale, le développement ultérieur du débat consacré à ces deux histoires « parallèles » (Bergstrom 1999) semble avoir donné raison à Paul Ramain, puisque, dans la majorité des cas, les mariages entre psychanalyse et cinéma célébrés par l’historiographie du cinéma témoignent d’une relative fidélité au principe de fonctionnement unilatéral, la doctrine freudienne bénéficiant presque toujours du privilège d’« enseigner » quelque chose au cinéma. Fondée, la plupart du temps, sur le principe de l’analyse textuelle des films à l’aune des processus psychiques tels qu’ils sont décrits par la psychanalyse, la littérature apparue depuis sur ce sujet est dominée par deux tendances voisines, mais néanmoins distinctes. La première s’attache, dans le sillon tracé par Ramain, à démontrer la complicité existant entre les mécanismes du film et les mécanismes inconscients, en ayant recours, par exemple, à l’interprétation de certains procédés filmiques, comme le fondu enchaîné ou la surimpression, en ce qu’on peut créer une analogie entre ces procédés et ceux qui régissent le travail du rêve, comme le déplacement ou la condensation, notions explicitées par Freud dans la Traumdeutung. Cette approche pense alors découvrir dans les procédés du langage filmique une réédition des mécanismes sur lesquels se construisent les rêves, les lapsus, les fantasmes et autres productions inconscientes.

Alors que cette orientation peut être qualifiée de « formaliste », la seconde va plutôt porter sur l’interprétation du contenu des films à travers la grille de lecture offerte par la théorie psychanalytique et ses grands thèmes destinés à rendre compte de la constitution du sujet, le plus connu étant le complexe d’Oedipe. Cette démarche consiste à repérer les motifs, mythes, schémas et autres structures psychiques à l’oeuvre dans la diégèse filmique, afin de mettre au jour, par exemple, son contenu profond (le contenu latent), ce « sous-texte » étant considéré comme aussi signifiant, si ce n’est plus, que le contenu filmique explicite et apparent (le contenu manifeste). Ces deux variantes de psychanalyse appliquée à l’analyse du film mettent donc l’accent sur l’efficacité des instruments fournis par la doctrine freudienne pour comprendre la signification profonde du film, que ce soit en ce qui concerne son fonctionnement textuel, narratif ou diégétique.

Si les théories — désormais classiques — du spectateur et du dispositif cinématographique élaborées par Jean-Louis Baudry et Christian Metz dans les années 1970 ont offert une réelle alternative à l’analyse textuelle en observant de près l’insertion du sujet percevant dans un dispositif, considéré, pour l’un, comme le produit d’une idéologie, et, pour l’autre, comme une machine à produire de l’imaginaire [2], il faut cependant noter que le couple cinéma-psychanalyse, ainsi que son corollaire film-rêve, continuent, de nos jours, d’être appréhendés en termes d’isomorphisme et de subordination du premier au second. En effet, depuis une dizaine d’années, les divers travaux consacrés aux relations entre ces deux champs reprennent grossièrement, sauf omission involontaire de notre part, les trois grands axes délimités ci-dessus. Les premiers — qui forment le groupe le plus important — partent du principe que cinéma et psychanalyse opèrent sur un terrain commun concerné par la question de l’image, du fantasme, du rêve et de l’affect, et choisissent de saisir leurs rapports de manière à créer une analogie entre le film et le fonctionnement psychique. Cette approche comparative produit le plus souvent des analyses filmiques visant à déceler dans le fonctionnement textuel du film des procédés ou des concepts dégagés par la théorie psychanalytique [3].

Cette pratique du repérage systématique de la « psyché » du film est reprise, sous forme de variante, dans un deuxième type de travaux qui étudient des films déployant toute une série de référents à la psychanalyse entendue au sens large : séquences oniriques, récits de rêve, figures de psychanalystes ou de psychiatres, scènes de cure, personnages névrotiques ou métaphores voilées des principes de base de la psychanalyse. Tous ces motifs sont alors perçus comme autant d’illustrations d’une discipline qui a élevé le cinéma au rang d’allié privilégié dans son entreprise de vulgarisation [4]. Dans une troisième catégorie, enfin, entrent toutes les théories du spectateur construites par les études culturelles d’orientation féministe qui, au contraire des deux premières, n’emploient plus la psychanalyse comme outil d’analyse du texte ou du contenu filmique, mais comme instrument au service de la compréhension des relations métapsychologiques, sociales et culturelles qui s’engagent entre l’objet-cinéma et le sujet percevant. S’intéressant tantôt aux processus d’identification que le film déclenche chez le spectateur, tantôt à la question du genre soulevée par le cinéma dominant, ces ouvrages passent par la psychanalyse pour dénoncer un modèle de positionnement du sujet au sein de l’idéologie patriarcale ou alors pour mettre en exergue les mécanismes inconscients de la différence sexuelle [5].

Dans tous les cas de figure envisagés plus haut, le dialogue qui s’établit entre cinéma et psychanalyse — et entre les différents niveaux qui respectivement les constituent — semble surtout se cristalliser autour de questions touchant aux analogies formelles, thématiques, structurelles, sémantiques, etc. qui les rapprochent [6]. De fait, même si certains auteurs ont tenté de dépasser les simples constats de ressemblance ou d’homologie, ce pan des études cinématographiques se fonde majoritairement sur des postulats qui attribuent au film le rôle de parangon de la vie psychique, ou alors qui assimilent le parcours du personnage dans le film ou la place du spectateur face à l’écran aux stades traversés par le sujet psychanalytique dans la construction de son identité. Après ce bref bilan historiographique, qui ne rend certainement pas compte de toutes les approches existantes, il s’agit pour moi de proposer une reformulation de la jonction psychanalyse-cinéma qui ne relève ni d’une analyse textuelle ni d’une théorie du spectateur étayées à la lumière de la psychanalyse. L’objet de cet article consiste donc à ouvrir une autre voie d’accès possible à l’étude des liens entre ces deux sphères, et cela à travers un bref exposé de l’hypothèse qui oriente une réflexion, développée dans un cadre plus large, sur les rapports entre psychanalyse et cinéma dans une optique épistémologique.

La fonction modélisante du dispositif cinématographique

Au lieu d’entreprendre une lecture linéaire et « mécanique » de ces liens, je propose, pour ma part, de les « désemboîter » afin de les ressaisir de manière plus articulée en croisant, au moyen d’une étude d’ordre épistémologique, deux histoires dans leurs fondements scientifiques et culturels. En effet, l’approche épistémologique, sensiblement négligée jusqu’à aujourd’hui, peut apporter des éléments de réflexion certainement plus productifs que ceux qui se dégagent d’une analyse du fonctionnement langagier de l’un à l’aune de l’autre, le cinéma étant le plus souvent assujetti au dogme psychanalytique. Je cherche donc à opérer à la fois un renversement et un déplacement de perspective en regard des procédures habituellement admises dans le cadre d’une recherche sur les liaisons entre psychanalyse et cinéma. En effet il s’agit, d’une part, de redistribuer les rôles traditionnellement attribués à la psychanalyse et au cinéma pour restituer à ce dernier une fonction, non pas illustrative, mais modélisante au sein de la théorie psychanalytique. D’autre part, il s’agit de se placer, non plus sur le plan d’une confrontation de deux systèmes textuels voisins, mais sur celui d’une étude croisée de deux champs épistémiques ayant établi des connexions redevables à l’histoire de la pensée scientifique, au sens où l’entend Gaston Bachelard (1999). Car si, à la fin du xixe siècle, la parenté entre le film et le rêve s’impose avec la force d’une évidence aux yeux de certains auteurs qui perçoivent la contemporanéité de leur naissance comme une justification supplémentaire à leur comparaison [7], il est frappant de constater que, bien plus rarement, le cinéma a été présenté comme modèle de l’appareil psychique. Il n’est, dès lors, plus question d’aborder le film comme imitant le rêve, mais au contraire de se demander en quoi le rêve peut être apparenté à un film, et surtout pourquoi l’appareil psychique est appréhendé par la psychanalyse comme une sorte de cinéma « privé » logé dans notre cerveau. Le cinéma devient, dans cette optique, une référence pour les psychanalystes qui tentent d’expliciter le fonctionnement du psychisme décrit par Freud comme un modèle — une « fiction », écrit-il parfois — constitué de différents systèmes ou instances impossibles à localiser d’un point de vue anatomique. Ma stratégie a donc pour but, en partie, d’aller au-delà du postulat d’équivalence entre rêve et film envisagé dans un sens essentiellement univoque — le premier servant de source au second —, afin d’étudier, au contraire, comment et pourquoi le dispositif cinématographique (et pas seulement le film) a pu fournir aux psychanalystes un bagage méthodologique, terminologique, descriptif, et donc épistémologique, essentiel à l’analyse du fonctionnement de l’appareil psychique, c’est-à-dire comment il a servi de modèle à l’élaboration d’une théorie du psychisme conçu comme un appareil à projeter des images sur un écran, et cela depuis Freud jusqu’à des théories psychanalytiques contemporaines. Dans l’impossibilité de développer de manière extensive cette question, je peux toutefois tracer à grands traits les contours d’une telle problématique.

En effet, il me faut à ce point attirer l’attention sur le fait que le cinéma a souvent interpellé des psychanalystes qui l’apparentent à une sorte de machine fabriquant en masse de l’imaginaire, à un engin capable de reproduire nos images mentales, voire à une prothèse technique susceptible de prolonger notre appareil psychique. Un examen des différents types d’écrits contenant des indices de cet intérêt pour le dispositif cinématographique comme actualisation d’une machinerie fantasmatique permet, notamment, de mettre en exergue un phénomène consistant à annexer au cinéma une fonction centrale dans l’élaboration d’une culture visuelle dominée par un fantasme d’« omnivoyance » et d’objectivation du visible, ainsi que de souligner la portée du cinéma comme modèle au sein d’une discipline particulièrement touchée par la question de l’image et de l’imaginaire.

Cette étude devrait dès lors permettre de montrer que le cinéma occupe une fonction singulière dans l’élaboration de la théorie de l’appareil psychique telle qu’elle apparaît dans la métapsychologie freudienne, ainsi que dans la psychanalyse de la perception, orientation développée depuis les années 1950 par les héritiers de Mélanie Klein qui tentent, pour leur part, de définir la production d’images psychiques (et oniriques) sur la base d’une comparaison entre le dispositif cinématographique et l’appareil psychique envisagé dans ses modalités perceptives. En établissant une filiation entre les premiers textes psychanalytiques contenant des allusions au cinéma en tant que parangon de l’appareil psychique, jusqu’aux théories contemporaines portant sur la psychanalyse de la perception, il est possible de suivre le parcours d’une lexicographie que des psychanalystes se transmettent les uns aux autres, tout en la soumettant à des remises en question, des approfondissements ou des développements successifs. Chaque fois, le dispositif cinématographique — avec, au centre, l’écran de projection — dessine la ligne d’horizon au regard de laquelle les divers auteurs jaugent leur matériel clinique et théorique.

Une telle entreprise m’autorise alors à poser les jalons nécessaires à l’analyse de la parenté fonctionnelle et structurelle entre l’enveloppe visuelle du Moi — concept le plus récent élaboré par la psychanalyse de la perception et étayé par le psychanalyste Guy Lavallée (1999) — et le dispositif cinématographique. Les notions d’écran psychique, de projection, d’hallucination ou de pellicule du rêve, renforcent ainsi l’hypothèse selon laquelle la théorie psychanalytique confère au cinéma une place importante dans son effort pour expliquer de manière cohérente et concise le mécanisme de production des images mentales, qu’elles soient nocturnes ou diurnes.

Cinéma et psychanalyse : pour une étude épistémologique

Au-delà de ce simple retournement de situation où le cinéma est pris comme référent de la psychanalyse, il me paraît essentiel de déplacer le tandem psychanalyse-cinéma sur un terrain « neutre » qui n’appartienne en propre ni à l’un ni à l’autre, c’est-à-dire de le situer dans le cadre d’une étude de l’épistémè dans laquelle ils s’inscrivent, afin de mettre à jour les notions, les modèles, les substrats idéologiques ou philosophiques qui ont transité entre ces deux pôles majeurs du savoir et de la culture modernes. En s’intéressant à l’aspect « machinique » et métapsychologique du cinéma à la lumière de la psychanalyse, c’est la délimitation d’un objet carrefour qui est visé. En effet, l’étude du dispositif cinématographique comme modèle épistémologique dans l’histoire de la psychanalyse aux xixe et xxe siècles peut contribuer à la constitution d’une épistémologie du cinéma entendue comme l’étude du développement de l’objet-cinéma et de son émergence dans l’histoire des cultures visuelles.

À travers l’élaboration de différentes sortes de regards, de consommation d’images et des schèmes de production actifs au sein de systèmes de pensée historiquement déterminés, le cinéma participe à un discours visant à construire des modèles perceptifs qu’il est possible de rencontrer également dans l’étendue circonscrite par la psychanalyse. En démontrant comment la psychanalyse travaille « en aveugle » à la constitution d’une épistémè du cinéma, nous pouvons donner un état du déterminant épistémologique sous-jacent aux thèses cherchant à expliciter les modalités du fonctionnement de l’esprit humain sous la forme d’un « appareil » destiné à produire des images mentales au moyen d’un processus projectif. Notre hypothèse principale, jusque-là, consiste donc à dire que la psychanalyse intègre de manière explicite le cinéma dans diverses formulations théoriques de l’appareil psychique.

Toutefois, si l’assignation par la psychanalyse de référents positifs (au sens photographique du terme) permet de préciser et de construire une série de modèles cinématographiques facilement repérables, il convient également d’exhumer des données apparaissant « en négatif » dans certains textes psychanalytiques, et cela afin de mettre au jour l’existence de modèles ou d’appareils de vision reproduisant les mécanismes du cinéma, sans pour autant qu’il y soit fait explicitement allusion. La découverte de représentations qui, sans être nommées comme telles, se révèlent néanmoins dans une pensée par des effets indirects, autorise, dès lors, à penser que certaines notions ou conceptualisations à l’oeuvre, par exemple, dans la théorie freudienne de l’appareil psychique, témoignent de la prégnance, à un niveau plus « souterrain », d’un certain modèle cinématographique. À partir de là, une discussion des premiers écrits freudiens appliquée à repérer l’existence d’un appareil cinématographique à l’aide de ses corrélats, de ses effets ou de ses propriétés, représente, selon nous, une première étape possible dans le cadre d’une telle recherche.

Le cinéma, les métaphores optiques et la métapsychologie freudienne

Afin d’étayer cette hypothèse, nous proposons d’esquisser un début de réflexion à partir de la métapsychologie freudienne et, notamment, de l’usage de métaphores renvoyant à l’optique. En 1899, attelé à la rédaction de la partie la plus théorique de L’Interprétation des rêves — le célèbre chapitre VII sur la métapsychologie du rêve —, Freud construit un modèle énergétique du psychisme défini comme l’espace constitutif du rêve, et cela en faisant appel à une métaphore à la fois optique et photographique qui lui permet de comparer l’appareil psychique au microscope, au télescope et à l’appareil photographique. Après avoir décrit les détails de son organisation topique et de son activité, Freud conçoit l’appareil psychique sur un modèle fictif différencié en systèmes (ou instances) orientés les uns par rapport aux autres et parcourus d’impulsions excitatives, « machinerie » mentale qui possède une sorte de configuration spatiale impossible, cependant, à situer anatomiquement. Voici ce qu’il en dit :

L’idée qui nous est ainsi offerte est celle d’un lieu psychique. Écartons aussitôt la notion de localisation anatomique. Restons sur le terrain psychologique et essayons seulement de nous représenter l’instrument qui sert aux productions psychiques comme une sorte de microscope compliqué, d’appareil photographique, etc. Le lieu psychique correspondra à un point de cet appareil où se forme l’image. Dans le microscope et le télescope, on sait que ce sont là des points idéaux auxquels ne correspond aucune partie tangible de l’appareil. Il me paraît inutile de m’excuser de ce que ma comparaison peut avoir d’imparfait. Je ne l’emploie que pour faire comprendre l’agencement du mécanisme psychique en le décomposant et en déterminant la fonction de chacune de ses parties […]. Représentons-nous donc l’appareil psychique comme un instrument, dont nous appellerons les parties composantes : « instances » ou, pour plus de clarté, « systèmes ». Imaginons ensuite que ces systèmes ont une orientation spatiale constante les uns à l’égard des autres, un peu comme les lentilles du télescope.

Freud 1971, p. 455

Par l’emploi de cette métaphore optico-photographique, Freud, d’une part, affermit la prospérité d’un modèle antérieur au cinéma — la photographie — largement diffusé à cette époque, et, d’autre part, l’applique à une théorie dont les tenants et les aboutissants n’auront une véritable incidence qu’au cours du xxe siècle. En effet, nous pourrions penser — tout en osant défier les lois de l’orthodoxie historiographique — qu’apparaissant vingt ou trente ans plus tard, la psychanalyse aurait trouvé dans l’appareil cinématographique (en lieu et place de l’appareil photographique) le paradigme idéal à la conception de l’appareil psychique. Le recours au modèle cinématographique associé à la définition d’un espace où se forment les images oniriques et mentales, bien que jamais formalisé en ces termes par Freud, apparaîtra néanmoins comme pertinent dans l’esprit de certains de ses successeurs issus d’une génération née avec le cinéma.

Cette formidable « intuition » freudienne à propos d’un appareillage optique produisant des images psychiques mérite toutefois que l’on s’y attarde, d’autant plus qu’elle ne cessera de prospérer dans l’histoire de la psychanalyse au xxe siècle. Au-delà de la dimension allégorique de la rhétorique freudienne, le traitement de la métaphore photographique laisse transparaître une conception de l’appareil psychique qui présente, comme le souligne André Green (1972), des correspondances saisissantes avec le cinéma. Dans le texte capital et annonciateur de sa nouvelle thèse sur l’appareil psychique, Esquisse d’une psychologie scientifique, Freud expose l’image d’une « machine » très bien caractérisée du point de vue économique — en décrivant les processus psychiques comme des états énergétiques vecteurs et quantitativement déterminés entre un pôle sensitif (pôle de la perception) et un pôle moteur (pôle de l’action motrice) —, mais sans donner à cet appareil les limites favorisant sa « clôture » (Green 1972) et déterminant sa topologie.

Contenant une refonte des principes théoriques de l’Esquisse, L’Interprétation des rêves représente une véritable rupture épistémologique dans l’oeuvre de Freud, car en optant pour un modèle optique basé sur un point de vue topologique, il abandonne le modèle neurologique basé sur un système « ouvert » constitué uniquement d’une extrémité sensitive et d’une extrémité motrice fonctionnant selon le trajet de l’énergie psychique, et donc examiné uniquement selon un point de vue économique. En s’inspirant des appareils optiques, Freud donne ainsi du psychisme un schéma cohérent et fermé sur lui-même, car, comme eux, le psychisme comporte des foyers (le système des pensées du préconscient) faisant office de pôle moteur, ainsi que des lieux de formation d’images (système des images de l’inconscient) constituant le pôle perceptif de l’appareil [8].

L’espace psychique — qui est aussi l’espace du rêve — présente une configuration topographique et économique proche du dispositif cinématographique car il est pensé comme un lieu où s’établissent également des rapports entre trois éléments constitutifs des composantes techniques de la projection : le pôle moteur (les sources pulsionnelles de l’appareil psychique) correspondrait au projecteur du dispositif cinéma ; la projection (l’énergie pulsionnelle) correspondrait au faisceau lumineux du projecteur ; et le pôle perceptif (la surface psychique de l’écran du rêve) correspondrait à l’écran cinématographique. Ainsi, les images du rêve produites à l’intérieur de cet espace psychique fermé sur lui-même, à l’instar d’une salle de cinéma, apparaissent « comme un film projeté sur un écran blanc » (Green 1972, p. 175-176). À une différence près, toutefois, puisque si l’espace du rêve se présente comme un espace multifocal contenant diverses sources de désir (sources pulsionnelles ou corporelles) convergeant vers un même « film onirique », au cinéma, au cours de la projection « standard » d’un film, on ne compte qu’une seule « source », celle représentée par l’appareil de projection situé dans la cabine.

Ainsi, à la lecture de certains passages de l’oeuvre de Freud, un vocabulaire renvoyant à des associations syntagmatiques et à des réseaux paradigmatiques communs entre l’appareil psychique et un appareil optique se laisse déchiffrer quasiment de lui-même. Il est possible en effet de déceler dans le discours freudien une thématique qui excède le simple niveau analogique pour intégrer dans la théorie du psychisme une dimension optique (la formation d’images) et une dimension dynamique (le flux pulsionnel) également familières du cinéma. Les deux « machineries », par exemple, travaillent dans l’ombre puisqu’elles fabriquent des images derrière le spectateur, ou du moins à partir d’un site dérobé à son regard, produisant un flux d’images à l’insu du spectateur qui n’a sous les yeux qu’un lieu d’inscription et non un lieu de diffusion. Comme la projection du film, le travail du rêve est « mis au service de la figurabilité, il est invisible comme les doigts du montreur de marionnettes derrière l’écran du rêve. Il ne peut être qu’inféré » (Green 1972, p. 172). Bien qu’il me faille admettre, avec Green, que Freud a probablement pensé davantage à la lanterne magique qu’au cinéma comme machine à produire du figuratif, il ne fait aucun doute que la notion de projection sur un écran psychique doit beaucoup au dispositif cinématographique.

Le cinéma, la mémoire et le Moi

Cette courte analyse de la dimension « cinématographique » à l’oeuvre dans la première métapsychologie freudienne connaît certains recoupements avec l’étude que consacre Mary Ann Doane à la problématique de la temporalité à une époque où la modernité s’explicite en termes de surabondance, d’accélération et d’intensité de stimuli perceptifs venant du monde extérieur (Doane 1999 et 2002). Établissant une connexion entre la chronophotographie, le cinéma et la psychanalyse à travers les notions du temps et de la modernité qui lui ont donné naissance, Doane interprète l’invention du cinéma, d’une part, et la conceptualisation de la mémoire réalisée par Freud, d’autre part, comme l’expression d’une même tendance visant à résoudre, à la fin du xixe siècle, le problème posé par l’emmagasinage et la représentation des flux perceptifs activés par un monde moderne fait d’une prolifération d’objets, d’images, de sons, de mouvements, de lumières, etc. Selon elle, les expériences de Marey sur la mesure et la capture du temps, et parallèlement la théorisation de l’appareil psychique menée par la psychanalyse naissante, soulèvent, chacune selon des modalités qui leur sont propres, des questions concernant la nécessité de canaliser et de contenir cette débauche de sens générée par une société industrielle à la fois chaotique, menaçante et sursaturée. Dans ce contexte, le cinéma serait parvenu à résoudre le problème de la représentation du temps qui s’est posé de manière particulièrement aiguë dans les champs de la chronophotographie et de la psychanalyse. Considérant l’appareil cinématographique et la mémoire, telle qu’elle est conçue dans la théorie freudienne, comme des sortes de « réservoirs » typiques de la modernité, Doane avance l’idée selon laquelle ces « instruments » seraient destinés à donner au temps un contenant, une structuration et une lisibilité permettant de conjurer l’angoisse provoquée par un excès d’impressions et de chocs plurisensoriels, tout en les neutralisant à des fins d’hygiène mentale.

Pour étayer son hypothèse concernant la psychanalyse, elle s’appuie sur certains textes de Freud traitant du fonctionnement de l’appareil psychique, et tout particulièrement des rapports qu’entretiennent l’inconscient et le conscient avec le concept de la mémoire, le premier étant conçu comme un lieu d’enregistrement des traces mnésiques parvenues du monde extérieur, le second étant présenté comme un lieu échappant au temps, donc absolument antithétique par rapport à la notion de stockage des stimuli perceptifs (Freud 1950, 1971 et 1981). Analysant comment la notion du temps a été traitée par Freud dans sa métapsychologie, elle souligne combien cette question n’a cessé de le préoccuper tout au long de sa vie pour l’amener à construire toutes sortes de modèles permettant de représenter de manière adéquate le fonctionnement de la mémoire. Cependant, sans vouloir remettre en question la pertinence de cette étude dans son ensemble, il me paraît nécessaire d’attirer l’attention sur un point particulier de l’argumentation de Doane qui souffre, par moments, d’une terminologie un peu flottante. En effet, il semblerait, si je la lis correctement, qu’elle ait tendance à confondre tantôt inconscient et mémoire, tantôt appareil psychique et mémoire, réduisant les premiers à la seconde. Opposant, avec raison, le conscient, siège des perceptions par lequel l’appareil psychique est en contact avec le monde extérieur, à l’inconscient, siège du refoulé fonctionnant comme une machine à inscrire le temps et à protéger l’organisme contre une surcharge de stimuli, Doane ne recourt pourtant que rarement à la notion clé d’appareil psychique qui constitue le véritable objet de la théorisation freudienne et qui devrait servir de point de départ à une réflexion sur ce sujet.

Selon moi, ce n’est pas tant le problème de la mémoire qui préoccupe véritablement Freud que la volonté de donner du psychisme une cartographie permettant de présenter l’appareil psychique comme un espace divisé en différentes zones ou systèmes séparés par des parois tantôt étanches, tantôt perméables — notamment en fonction de la force de la censure. En établissant un schéma structuré et organisé du psychisme, par essence invisible, informe et impalpable, il cherche alors à représenter de manière concrète, donc par le truchement d’un discours, un lieu indéterminé anatomiquement [9]. Ni physique ni biologique, cet appareil psychique qui a essentiellement valeur de modèle s’articule en différentes substructures contenant, à leur tour, une série de matériaux — les activités ou les productions mentales — tout aussi inorganiques et immatériels. Constitué en différents systèmes (Inconscient, Préconscient, Conscient) — qui sont autant de localisations symboliques — et contenant différentes instances (Ça, Moi, Surmoi), l’appareil psychique peut être ainsi envisagé comme un dispositif destiné à transmettre et à transformer le flux d’énergie psychique dégagé par les opérations mentales définies avant tout en termes économiques. Il y a donc chez Freud l’idée d’une disposition interne de différents lieux psychiques ayant une fonction particulière dans la distribution et la gestion de l’énergie psychique. Dans cette représentation géographique des constituants de l’appareil psychique, l’inconscient doit être compris comme une structure capable d’emmagasiner toute une série de contenus psychiques qui peuvent provenir de différentes instances, telles que le Ça, le Moi et le Surmoi. Si la mémoire est en grande partie inconsciente, c’est-à-dire que les traces mnésiques sont contenues dans le système inconscient (Ics), ces traces peuvent aussi traverser la barrière qui sépare l’inconscient et le préconscient (Pc) pour redevenir des contenus psychiques susceptibles d’être appréhendés par la pensée consciente (système Pc-Cs), par exemple sous la forme de mots. L’appareil psychique s’apparente donc à une machinerie complexe dont la fonction principale consiste à réguler les relations entre différents systèmes, certains partageant des propriétés, d’autres non. Dans cette perspective, la mémoire ne correspond pas vraiment à l’un des constituants de l’appareil psychique, mais prend la forme de traces mnésiques qui peuvent être conscientes ou inconscientes selon les circonstances.

Chez Doane, cette réduction quelque peu abusive du psychisme à la mémoire reflète, d’après nous, une valorisation excessive, dans la pensée freudienne, de la question du temps, car c’est précisément la dimension temporelle de l’appareil psychique qui entre seule en résonance directe avec cette étude sur la modernité au tournant du xxe siècle. Mais elle s’explique également par le malaise suscité par le fait que Freud conçoit l’appareil psychique bien plus en fonction de l’espace que du temps, donnée que Doane reconnaît, sans pour autant que celle-ci la détourne de sa réflexion, centrée sur la temporalité. Afin de bien comprendre les enjeux de cette assimilation du cinéma à la psychanalyse, ainsi que le rôle joué par la définition spatiale de l’appareil psychique, il n’est pas superflu de rappeler brièvement la manière dont Freud construit le postulat de ce dernier, et cela depuis l’Esquisse de psychologie scientifique (1895) jusqu’à l’Abrégé de psychanalyse (1946), en passant par la révision, dans les années 1920, de la première topique (Ics-Pc-Cs), complétée et affinée par la trilogie Ça-Moi-Surmoi. Durant toutes ces années, Freud, en effet, demeure fidèle à sa conception de l’appareil psychique en tant que « dispositif, articulé et articulable », réglant le fonctionnement de la vie psychique comme un appareillage permettant « de visualiser les processus [psychiques] dans un espace, qui en représente les déplacements de forces et de quantités » (Assoun 2000, p. 25). Selon moi, plus que la première topique de l’appareil psychique envisagée par Doane, c’est la seconde topique, avec son concept central du Moi, qui livre un matériau intéressant pour une analyse de la « collaboration » entre le dispositif cinématographique et l’appareil psychique, et cela d’autant plus que l’opposition conscient/inconscient — bientôt considérée par Freud comme incomplète car ne donnant qu’une vision partielle de l’organisation psychique — sera progressivement nuancée par une seconde topique.

Déjà, en 1895, Freud donne, dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique, une première définition du Moi en le décrivant comme une structure limitative du psychisme, apte à recevoir divers contenus, qui, d’une part, est chargée d’entraver l’écoulement libre des quantités d’excitations à l’intérieur du psychisme, et, d’autre part, doit contenir ce même flux d’excitation psychique. Destiné à gérer les contacts et les échanges entre monde intérieur et monde extérieur et jouissant d’une double sensibilité — l’une tournée vers le monde des souvenirs, l’autre tournée vers le monde perceptif —, le Moi est considéré comme une entité corporelle à la fois englobante et superficielle (placée à la surface de l’appareil psychique), mais également comme une structure protectrice ayant pour but de filtrer les quantités d’excitations exogènes ou endogènes. Freud conçoit donc l’appareil psychique sous la forme d’une enveloppe psychique à double couche : une couche externe servant à préserver l’appareil psychique de l’intensité des excitations et, par conséquent, destinée à faire écran ; une couche interne servant simultanément à filtrer la quantité des excitations que la couche externe a laissé passer et à recevoir les excitations d’origine interne, faisant ainsi office de surface d’enregistrement de ces informations.

La conception métapsychologique de l’appareil psychique chez Freud coïncide, nous le voyons, sur plusieurs points avec, à la fois, l’appareil cinématographique qui enregistre sur une pellicule sensible, située à l’intérieur d’un boîtier, des impressions lumineuses transmises par un système optique médiatisant les rapports entre une intériorité et une extériorité, et avec le dispositif cinématographique qui mobilise un espace agençant une activité perceptive spécifique, qui mime une structure cumulant une fonction enveloppante, contenante, pare-excitative et communicative. Avec cette fonction pluridimensionnelle, le Moi — et non pas tant la mémoire, comme le suggère Doane — apparaît comme la structure appropriée pour l’identification d’un registre fonctionnel commun au cinéma et à l’appareil psychique.

La dimension « cinégraphique » de la psychanalyse

Sauf erreur de ma part, l’essai de Mary Ann Doane constitue l’unique tentative de sortir des sentiers battus en matière de conceptualisation des liens entre psychanalyse et cinéma. Démontrant que Freud, en dépit de sa résistance farouche au cinéma, élabore un modèle d’appareil psychique dont la fonction principale coïncide avec celle de l’appareil cinématographique consacré, lui aussi, à la représentation du temps et à l’entretien du fantasme d’immortalité (c’est ce que Doane dit) qui habite l’homme moderne aux prises avec les nouvelles technologies — sources à la fois d’émancipation et d’aliénation —, Doane opère la tentative la plus décidée en direction d’un renouvellement de point de vue sur les entrelacs historico-épistémologiques formés par la psychanalyse et le cinéma. Il n’en reste pas moins qu’une telle étude se doit de tenir compte de la double dimension spatiotemporelle qui caractérise aussi bien le psychisme que le cinéma.

L’écriture métapsychologique de Freud dépend beaucoup, en effet, de supports graphiques qui conceptualisent le fonctionnement des instances psychiques en termes d’espace. Comme le souligne Paul-Laurent Assoun (2000, p. 32) : « […] l’impératif topique imprime sa marque à la métapsychologie, comme exigence de figuration (Schilderung) de la psyché — ce qui vient à l’expression sous la forme matérielle du graphisme, c’est-à-dire de schémas destinés à visualiser l’appareil psychique. » La référence omniprésente à un ordre spatial organisant l’activité des différents systèmes constitutifs de l’appareil psychique, ainsi que le recours à des métaphores « cartographiques », représentent des enjeux scientifiques majeurs dans l’effort de Freud pour donner du psychisme un schéma structuré et articulé. L’appareil psychique (et la description de son fonctionnement) « n’est donc pas qu’une “convention”, c’est un choix épistémologique et, plus matériellement, une option anthropologique » (Assoun 2000, p. 30) qu’il s’agit de renvoyer à une pensée dépassant largement les frontières du domaine psychanalytique.

Et c’est sur ce plan qu’une étude des réseaux de relations entre psychanalyse et cinéma peut apparaître, selon moi, méthodologiquement productive. Si la coïncidence — frappante s’il en est — entre les « naissances » respectives du cinéma et de la psychanalyse se prête idéalement à toutes sortes de méditations sur la « gémellité [10] » de ces deux techniques réhabilitant le pouvoir de l’imagination et du rêve, il me semble important d’extraire cette problématique d’une simple histoire de la forme filmique pour la faire accéder au niveau d’une histoire du cinéma soucieuse d’épistémologie [11]. L’essentiel de ma démarche vise donc à entrecroiser, sur un mode « inaccoutumé », les fils de deux histoires si souvent rapprochées. Si Freud est le premier à esquisser un pas en direction d’une structuration « cinématographique » de l’appareil psychique, les écrits de toute une série de psychanalystes au xxe siècle apportent une confirmation supplémentaire à notre hypothèse. Après Freud, en effet, le dispositif cinématographique contribuera à faire naître des concepts indispensables à la construction d’un savoir clinique et théorique, le cinéma apparaissant ainsi sous un jour nouveau, celui de « créancier » de la psychanalyse.

En démontrant que celle-ci a contracté une dette auprès du cinéma au moins aussi importante que celle qui est mise en jeu dans les approches « traditionnelles », mais en sens inverse, il s’agit de proposer une nouvelle manière d’envisager le cinéma comme outil épistémologique pour la recherche psychanalytique. En d’autres mots, mon objectif consiste à mesurer le gradient « cinégraphique » à l’oeuvre dans la psychanalyse afin de présenter une alternative aux études qui assignent un sens psychanalytique à la machine et au langage cinématographiques, sans pour autant invalider ces pistes de recherche. Sur ces constats et au terme de cet article, comment, dans une démarche liée à l’histoire du cinéma, résister à la tentation de spéculer sur l’antériorité épistémologique du cinéma vis-à-vis de la psychanalyse dans la course à la « découverte » de l’appareil psychique ? Comment ne pas être séduit par l’idée que le cinéma serait parvenu à « matérialiser » et à formaliser l’inconscient sous la forme objective du dispositif, avant même que la psychanalyse ne l’institue comme un objet pertinent sur les plans théorique et analytique ? Ces questions méritent, selon nous, d’être posées.