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Celle que d’aucuns considèrent comme la « mère » de l’avant-garde américaine est d’abord et avant tout une artiste anthropologue. Maya Deren s’est effectivement intéressée au rituel bien avant la création de son premier film, Meshes of the Afternoon (1943), un court métrage expérimental de caractère onirique. Le film Trance and Dance in Bali, tourné en 1937 et 1939 par Margaret Mead et Gregory Bateson, a sans aucun doute influencé la pratique cinématographique de Maya Deren. De fait, en 1947, la cinéaste part pour Haïti avec un projet de film dans ses cartons : elle se propose d’étudier, caméra à la main, les mythes et rituels vaudous. Entre 1947 et 1954, elle passera près de vingt et un mois en Haïti, sans jamais réussir à terminer le film projeté [1].

C’est que Deren, dans le même esprit qu’Antonin Artaud à l’époque où il s’intéresse au théâtre balinais, cherche à percer les secrets de la transe : elle veut rendre compte de l’état de conscience que permet d’atteindre la danse rituelle. Seulement, alors que sa participation au rituel permet à la cinéaste d’expérimenter l’intensité de la transe, le cinéma se montre incapable de livrer au spectateur le sens profond d’une telle pratique culturelle et spirituelle, arrivant tout au plus à en donner une description réaliste. En effet, comment arriver à représenter l’invisible, c’est-à-dire à faire ressentir les effets psychologiques et physiques de la transe au spectateur ? Voilà le problème auquel a été confrontée Deren des années durant, alors qu’elle s’évertuait, en vain, à monter son film : « […] a film could show only the “surface” of the rituals, not their underlying principles and mythology » (Russell 1999, p. 206-207).

C’est l’écriture qui fournira à Maya Deren le moyen de transmettre son expérience culturelle et mystique avec justesse. À l’invitation de Joseph Campbell, anthropologue américain réputé, Deren rédigera un ouvrage destiné à une collection qu’il dirige à l’époque, « Man and Myth ». Divine Horsemen : The Living Gods of Haiti, une étude ethnographique sur les mythes et les rituels vaudou haïtiens, voit le jour en 1953. Dans cet ouvrage, fruit de ses expériences religieuses comme de ses rencontres avec le peuple haïtien et ses traditions, Deren a pu rendre compte de la « logique rituelle », de ses principes comme de ses fondements mythiques. Le texte, plus que le film, arrive effectivement à décrire le phénomène de l’intérieur, à en expliquer dans le détail les aspects qui ne peuvent être représentés à l’écran. Russell (1999, p. 208) fait remarquer que Deren comprend la possession à la fois comme une forme culturelle et esthétique, sa recherche évacuant cependant le contexte historique du vaudou, de même que le potentiel révolutionnaire de la dépersonnalisation, à l’origine des pratiques rituelles et des mouvements de revendication des esclaves au xixe siècle. C’est dire, en d’autres termes, que la fonction politique du rituel passe inaperçue ou ne l’intéresse tout simplement pas.

Avec les écrits d’Antonin Artaud (1964), les recherches et les expérimentations de Maya Deren demeurent des manifestations importantes de la fascination moderniste pour la possession. Ce sont d’ailleurs Deren et Artaud, plus que Mead et Bateson, qui ont fourni des études détaillées du phénomène. Deren conçoit la transe non pas comme un genre de schizophrénie, conception analytique « en action » développée par Mead et Bateson au cours de leur séjour à Bali (Russell 1999, p. 199-206), mais plutôt comme une pratique métaphysique, créative et religieuse. Elle définit d’ailleurs la transe dans ses dimensions réelles et hallucinatoires : une forme de subjectivité, celle, hallucinée — ou créative —, du « possédé », qui fait appel à des formes de savoir comme à des impressions que l’on ne peut référer à l’ordre du visible, mais que le corps du participant rend manifestes (par la danse, les mouvements syncopés, les contorsions du corps, les mimiques faciales, les yeux révulsés, etc.).

N’est-ce pas à cela, cette tension comme cette indiscernabilité entre le visible et l’invisible, que tient l’aura mythique de Meshes of the Afternoon ? Ce qui régit la structure même du film comme son interprétation, n’est-ce pas l’exploration visuelle et poétique qu’inspire le processus de dépersonnalisation, fondamental dans le rituel ? Ce qui s’affirme dans ce film, n’est-ce pas cette quête de la dépersonnalisation à l’origine du parcours expérimental et ethnographique de la cinéaste ?

*

Les écrits et les films de Maya Deren sont riches de la variété de ses expériences culturelles et artistiques. Ils prennent forme à la frontière des pratiques ethnographiques et de l’expérimentation avant-gardiste, à une époque où les femmes cinéastes demeuraient peu nombreuses [2]. La présente réflexion sur la pensée, l’oeuvre et la légende de Maya Deren repose essentiellement sur l’étude de l’adaptation en tant que pratique de création (expérimentale et ethnographique), en tant que poétique, ainsi que sur l’investigation des frontières de l’adaptation (le rapport nature/culture). Il ne s’agit donc pas d’examiner la seule production ethnographique de Deren, puisque ses premiers films, films expérimentaux ayant donné lieu en 1946 à une profonde réflexion sur l’art, la forme et le cinéma (Deren 2004), participent de l’ensemble de sa pensée comme de son oeuvre, et que la conception du cinéma qui prenait forme en même temps que ces films s’édifiait déjà sur une pratique ritualiste.

Enfin, je souhaite au passage insister sur le fait que les femmes artistes et écrivains se sont souvent retrouvées dans un entre-deux, et ce, tant pour des raisons de sexe, de genre, de politique que d’économie. C’est pourquoi j’ai organisé ma réflexion suivant des entre-deux : un entre-deux-concepts, un entre-deux-positions et un entre-deux-personnages.

1. La pensée derennienne : entre anagramme d’idées et rhizome

Dans une anagramme, tous les éléments existent en relation simultanée. Par conséquent, en son sein, rien n’est premier et rien n’est dernier ; rien n’est futur et rien n’est passé ; rien n’est ancien et rien n’est nouveau… à l’exception, peut-être, de l’anagramme elle-même.

Deren 2004, p. 22

Le cinéma de Maya Deren suscite émotion et émerveillement dès les premiers instants, et les visionnements successifs n’en atténuent pas le pouvoir de fascination. Comment qualifier, à première vue, un film comme Meshes of the Afternoon ? Comment arriver à en percer le mystère ? Avec sa structure répétitive, avec son jeu de modulations qui l’apparentent à la fugue musicale, il constitue une invitation au questionnement. Et encore aujourd’hui, un tel film compte parmi les plus fascinants, les plus mystérieux, le sens débordant largement du cadre de la représentation.

J’ai ainsi tenté de percer les mystères de l’image comme du récit filmique, avant de plonger dans les eaux troubles d’une pensée parfois obscure, difficilement pénétrable par moments. La prose de Maya Deren est complexe, subtile, à l’image de sa pensée qui a trouvé dans les procédés anagrammatiques un principe d’organisation des idées, et dont le fonctionnement n’est pas sans rapport avec le système rhizomatique décrit par Deleuze et Guattari. Deren semble effectivement avoir cherché, au fil de ses projets, une manière efficace de transposer ses idées, une façon singulière de les adapter au cinéma, pour ensuite les mettre en écrit dans une syntaxe qui donne à la réflexion théorique le caractère d’une prose poétique. Faut-il voir dans ce style un effet souhaité par la cinéaste ou le résultat inconscient d’un processus de traduction ? Car Deren est d’origine ukrainienne : elle est née à Kiev, en 1917. Voilà qui autorise à voir, dans les « glissements poétiques » d’une syntaxe parfois obscure, des traces témoignant du passage de la langue maternelle à l’anglais.

Ce qui me semble particulièrement intéressant, chez Maya Deren, c’est l’effort de conceptualisation, qui tend à la systématisation de la pensée comme à sa transposition (ou traduction) d’une pratique de création à l’autre. Ainsi de la succession de ses quatre premiers films — Meshes of the Afternoon (1943), At Land (1944), A Study in Choreography for Camera (1945) et Ritual in Transfigured Time (1945-1946) —, qui ont donné lieu à de multiples conclusions s’emboîtant les unes dans les autres, à l’exemple des poupées russes :

Une fois mon premier film terminé, lorsqu’on me demandait de définir le principe qu’il incarnait, je répondais que la fonction du cinéma, de même que celle des autres arts, était de susciter une expérience — dans le cas présent une réalité semi-psychologique. Mais la création même du second film m’a ensuite poussée à répondre à une question similaire en insistant sur d’autres aspects. Cette fois, la réalité se devait d’exploiter la capacité du cinéma à manipuler le Temps et l’Espace. À la fin du troisième film, j’avais encore déplacé l’accent — soulignant cette fois, sur le plan filmique, une entité visuelle qui créerait d’elle-même une nécessité dramatique, au lieu de dépendre ou de découler d’un développement dramatique sous-jacent. Maintenant, sur la base du quatrième, je crois que tous les autres éléments doivent être retenus, mais qu’une attention particulière doit être accordée aux possibilités créatrices du Temps, et que la forme dans son ensemble devrait être rituelle […]

Deren 2004, p. 21

Dans Une anagramme d’idées sur l’art, la forme et le cinéma, Deren organise sa pensée de la manière la plus dynamique qui soit, à l’exemple de ses créations filmiques dont chacune n’illustre pas tant les conclusions l’ayant précédée qu’elle en appelle de nouvelles :

Une anagramme consiste à combiner des lettres de manière à ce que chacune soit en relation simultanée avec un élément dans plus d’une série linéaire. Cette simultanéité est réelle et ne dépend pas du fait qu’elle soit habituellement perçue en succession. Chaque élément de l’anagramme est relié à l’ensemble de manière à ce qu’aucun ne puisse être modifié sans affecter ses séries et par le fait même, affecter le tout. Et, réciproquement, l’ensemble est relié à chaque élément. Qu’on lise une série à l’horizontale, à la verticale, à la diagonale ou même à l’envers, la logique de l’ensemble n’est pas perturbée, mais demeure intacte.

Deren 2004, p. 21

C’est en définissant l’anagramme que Deren pose les principes de sa conception du cinéma en tant que forme d’art : la création artistique (et la théorie, cette création conceptuelle) est d’abord affaire de combinaison et d’agencement.

L’ensemble qu’est Une anagramme d’idées (et cela vaut pour toute forme de création) est d’office régi par une logique combinatoire. Parce que sa réflexion demeure en tout point dynamique, alors qu’elle se (dé)construit dans l’entre-deux-créations, c’est-à-dire lors du passage d’un film à l’autre, Deren a besoin d’un système souple lui permettant d’organiser logiquement son savoir, sans pour autant l’emprisonner dans une forme qui figerait l’évolution continue de son mouvement. Avec sa structure en devenir, l’anagramme conçue par Deren lui est une assurance : son essai offre à sa pensée, et à la pensée, d’inépuisables possibilités, toute considération nouvelle trouverait à s’y exprimer.

La matrice par laquelle s’ouvre cet essai, qui fait office de table des matières en même temps qu’elle propose une modélisation de l’organisation des idées, met justement en valeur le possible devenir des parties de l’ensemble. Les parties (et les séries) peuvent effectivement être agencées sans aucune hiérarchie prédéterminée, ce qui permet plusieurs agencements simultanés, chacun s’organisant selon le trajet emprunté par la lecture. La lecture peut s’effectuer de haut en bas en commençant par la colonne de gauche, suivant ainsi la succession des parties dans le texte imprimé. Mais elle peut aussi bien suivre une ligne diagonale et revenir ensuite sur le pourtour de la matrice. De cette manière, l’ensemble et ses composantes échappent à la lecture chronologique, prédéterminée et unique. L’architecture souple d’Une anagramme d’idées rend possible une pluralité de rapports entre ses parties, une partie constituant déjà en soi une mise en relation entre deux matières traitées. Par exemple, la partie 3A (Deren 2004, p. 31-35) permet d’établir des liens entre L’instrument de découverte et l’instrument de création (3) et La nature des formes (A). Entre les différentes parties se produit une rencontre, un dialogue, c’est-à-dire un échange entre deux idées distinctes quoique essentielles l’une à l’autre. Ces mouvements possibles entre les parties d’Une anagramme d’idées reflètent bien ceux qui mènent d’une pratique artistique à une autre, notamment la danse et le cinéma, mouvement que Deren met au service d’une pensée critique et intermédiale. Une anagramme d’idées est d’ailleurs destinée

[…] à tous ceux qui ont été confrontés au problème qui consiste à comprimer une idée stimulante dans une structure linéaire, alors que son intérêt était précisément d’en explorer deux ou trois directions à la fois, différentes mais pas contradictoires.

Deren 2004, p. 22

Dans l’introduction de Mille plateaux, Gilles Deleuze et Felix Guattari expliquent la nature et le fonctionnement du rhizome. En tant que création conceptuelle elle-même productrice de sens, Une anagramme d’idées tient du système rhizomatique décrit par Deleuze et Guattari, à l’exemple du récit filmique derennien, dont les ramifications se rapprochent de celles du réseau ou de la toile d’araignée. En effet, chaque élément de la toile est lié de près ou de loin aux autres de même qu’à l’ensemble ouvert dans lequel il se positionne et évolue, sans aucune forme de hiérarchie. C’est par leur organisation ouverte que le système d’idées et le récit filmique derenniens s’apparentent au rhizome dont voici quelques caractères (Deleuze et Guattari 1980, p. 13-22) : a) principes de connexion et d’hétérogénéité : n’importe quel élément (ou série) peut être connecté avec n’importe quel autre ; b) principe de multiplicité : aucun élément (ou série) ne sert de pivot ; c) principe de rupture asignifiante : il n’y a aucune coupure signifiante ou orientée entre les différents éléments (ou séries) ; d) principes de cartographie et de décalcomanie : l’organisation de l’anagramme et du récit filmique derenniens ne procède pas d’un modèle structural hiérarchique.

Une anagramme d’idées se lit et se comprend effectivement comme une cartographie d’idées sur l’art, la forme et le cinéma, à partir de laquelle se dessine une trajectoire multiple, peuplée de lignes de fuite allant dans tous les sens. Pour Deleuze et Guattari, le principe de la cartographie s’explique par le fait qu’un rhizome ne relève en aucun cas d’un modèle, qu’il soit structural ou génératif. En d’autres termes, la cartographie ne peut être assimilée à l’arborescence ni à aucune forme de logique binaire, ce qui résume assez bien la conception derennienne du cinéma.

Cette forme dynamique mais achevée trouve une correspondance dans la structure répétitive du récit filmique de Meshes of the Afternoon et des films suivants, dont Meditation on Violence.

2. Entre l’expérimentation et l’ethnographie : la forme ritualiste

L’art est le résultat dynamique de la relation entre trois éléments : la réalité à laquelle l’être humain a accès — directement et au moyen des recherches de tous les autres humains ; le creuset de sa propre imagination et de son intellect ; enfin, l’exercice et le contrôle habiles de l’instrument artistique grâce auquel il réalise ses manipulations imaginatives. Limiter, délibérément ou par négligence, l’une de ses fonctions revient à limiter le potentiel même de l’oeuvre d’art.

Deren 2004, p. 34

Réalisé en 1948, entre deux séjours en Haïti, Meditation on Violence révèle l’influence majeure du rituel vaudou haïtien sur la pratique cinématographique de Maya Deren. Le rapport entre la musique et l’image est ici déterminant : une chorégraphie, montée en boucle, explore le rituel traditionnel de la boxe chinoise. Les lents mouvements, exécutés sur un solo de flûte, correspondent au style Wu-tang, plutôt méditatif et intérieur, alors que les mouvements vifs effectués au rythme du tambour haïtien, illustrent le style Shao-lin et Shao-lin avec épée (Sullivan 2001, p. 225). Dans son chapitre portant sur le rituel et la nature, Sitney (2002, p. 38) remarque que Deren reprend dans ce film, mais pour l’étendre et l’approfondir, la structure même de A Study in Choreography for Camera réalisé trois ans plus tôt. Dans ses notes préparatoires au tournage, Deren explique que les mouvements de danse, présentés depuis différents angles grâce à un travail de montage créatif, formeront une sorte de « cubisme temporel » permettant l’ubiquité du point de vue.

En théorie, le film décrit en un seul mouvement continu trois niveaux de la boxe chinoise traditionnelle — Wu-tang, Shao-lin, et Shao-lin avec épée. Une longue séquence de Wu-tang, comme un ballet, sinueux, se transforme en le plus erratique Shao-lin : ensuite, pendant deux ou trois minutes au milieu du film un changement abrupt se produit avec des mouvements d’épée en sautant, au centre duquel, à l’apogée du saut, se trouve un long arrêt sur image ; enfin, le boxeur revient en marche arrière du Shao-lin au Wu-tang original. Chaque transition s’accompagne d’un changement de décor et de style filmique.

Sitney 2002, p. 38-39

Deren aurait souhaité que le film incarne les principes métaphysiques de la boxe chinoise par sa seule force de suggestion :

Le film consiste non seulement à photographier ces mouvements, mais tente une conversion équivalente, en termes filmiques, de ces principes métaphysiques. Le film commence au milieu d’un mouvement et se termine au milieu d’un mouvement, si bien qu’il couvre un moment de vie, avec la vie qui commence avant et finit après, jusqu’à l’infini.

Sitney 2002, p. 39

Le résultat est plutôt abstrait. La cinéaste s’est donc heurtée ici encore à cette impossibilité, pour le cinéma, de rendre visible l’invisible, alors qu’elle soutient ici et là que la création consiste à révéler l’invisible. Sa conception métaphysique de l’artiste magicien, dont les visées créatrices sont similaires à celles du scientifique, combine des éléments du rituel, du mythe et de la danse, dans la représentation filmique aussi bien qu’écrite. La clef de la compréhension du système de représentation derennien réside ainsi dans la relation qu’entretiennent ces éléments entre eux et avec le tout.

La forme ritualiste, qui s’oppose à la méthode inconsciente des surréalistes, est clairement définie par Deren comme un exercice de conscience qui fait appel à un montage créatif, conséquemment à une utilisation créative de la réalité. Elle souligne dans Une anagramme d’idées la faiblesse de l’acception anthropologique du terme « rituel » : « […] un rituel évolue de manière anonyme ; il fonctionne comme une tradition obligatoire ; et enfin, il a une finalité magique particulière » (Deren 2004, p. 38). Si toutefois Deren retient le qualificatif, parlant de forme ritualiste, c’est qu’il lui permet d’écarter l’opinion selon laquelle la pratique artistique trouverait son impulsion dans les préoccupations intimes du créateur. Au contraire, elle prône une pratique créatrice qui tire son origine de conditions extérieures : « Et nous reconnaissons que les créations d’un artiste peuvent tirer leur source au-delà et à l’extérieur de toute la détresse individuelle qui conduit aux compulsions personnelles » (Deren 2004, p. 36). C’est dire que l’art primitif, notamment la danse rituelle, dépasse la simple expression égocentrique de l’artiste moderne. La performance que met en scène le rituel vaudou embrasse effectivement une forme de connaissance universelle, qui renvoie à la mythologie et plus largement au spirituel. Le rituel se définit ainsi comme une production de sens et d’affects, mais aussi comme un phénomène culturel (un culte) et esthétique (une forme d’art).

Dans sa réflexion sur le théâtre balinais, Antonin Artaud, subjugué par l’intensité de la prestation scénique, parle de la performance ritualiste comme d’une forme de théâtre pur : dans cette forme d’art scénique très proche de la danse, le pouvoir de création du metteur en scène s’affirme au détriment des mots, et les émotions font place à des états d’esprit se réduisant eux-mêmes à des schémas gestuels. Et Artaud (1964, p. 82) précise :

Les thèmes sont vagues, abstraits, extrêmement généraux. Seul, leur donne vie, le foisonnement compliqué de tous les artifices scéniques qui imposent à notre esprit comme l’idée d’une métaphysique tirée d’une utilisation nouvelle du geste et de la voix.

Les danses rituelles balinaises, théâtre du corps et de l’environnement, sont pour Artaud (1964, p. 85-86) une véritable révélation :

Notre théâtre qui n’a jamais eu l’idée de cette métaphysique de gestes, qui n’a jamais su faire servir la musique à des fins dramatiques aussi immédiates, aussi concrètes, notre théâtre purement verbal et qui ignore tout ce qui fait le théâtre, c’est-à-dire ce qui est dans l’air du plateau, qui se mesure et se cerne d’air, qui a une densité dans l’espace : mouvements, formes, couleurs, vibrations, attitudes, cris, pourrait, eu égard à ce qui ne se mesure pas et qui tient au pouvoir de suggestion de l’esprit, demander au théâtre balinais une leçon de spiritualité.

Deren avait pour projet de mettre en relation, à l’image même de la structure d’Une anagramme d’idées, les rituels balinais et haïtiens avec des jeux d’enfants occidentaux. Dans le dossier qu’elle soumet pour le renouvellement de sa bourse Guggenheim, reçue pour la première fois en 1946, elle avance l’idée d’une fugue interculturelle réalisée au moyen d’un travail filmique, plus particulièrement d’un travail de montage. L’idée que la pratique cinématographique doive assimiler le rituel et le mythe rejoint cette idée d’un théâtre pur défendue par Artaud. Deren n’évoque pas de manière explicite l’art théâtral dont l’écrivain fait l’éloge. Elle discute de la danse, qu’elle a elle-même pratiquée et filmée à plusieurs reprises, et de la poésie qui se situe au coeur de sa conception du cinéma : la verticalité de l’image emprunte au langage comme à l’univers poétique symbolistes. L’école symboliste française et T.S. Eliot auront effectivement marqué Deren de leur influence : « The symbolist effort to spiritualize language and Eliot’s mystical method, which transformed the architecture of modern poetry, influenced both the nature and form of her films » (Sullivan 2001, p. 208). Artaud et Deren retournent ainsi au fondement même du rituel comme source première de la création.

Dans Ritual in Transfigured Time (1945-46), Deren s’intéresse principalement aux possibilités créatrices du temps et de la forme cinématographiques. Le récit filmique emprunte au déroulement du rituel qui, pour Deren, consiste en un processus de dépersonnalisation s’effectuant à travers une série de métamorphoses de l’identité du participant [3]. Deren met en scène le rite de passage par lequel une femme, elle-même — jouée par trois femmes différentes : Maya Deren, Rita Christiani et Anaïs Nin —, traverse les grandes étapes de la vie, et ce jusqu’à la mort. Comme dans Meshes of the Afternoon, où trois Deren se retrouvent assises à une même table face à une clef, ou dans At Land, lors de la partie d’échecs sur la plage, Deren se voit confrontée à elle-même, à son double. Mais ici, la métamorphose tient à la manière dont le geste d’une femme se trouve prolongé par le geste d’une autre, dans une forme de danse qui assure le passage d’une femme à l’autre. C’est incontestablement le film le plus chorégraphié qu’a réalisé Deren, à l’image même du rituel qui, selon les commentaires d’Artaud (1964, p. 82) à propos du théâtre balinais, fait preuve d’une extrême rigueur sur le plan de la mise en scène. Pour celle qui a étudié et expérimenté le vaudou haïtien, le rituel demeure une pratique collective qui s’inscrit dans le champ social. Deren parle effectivement de forme ritualiste en art comme au cinéma, notamment dans Une anagramme d’idées, où elle souligne toute l’importance de l’engagement social de l’artiste. Deren considère par ailleurs le cinéma comme un instrument de création et non de représentation, instrument qui assure la compréhension des conditions sociales contemporaines. Cette conception moderniste de l’art et du cinéma n’est pas sans rappeler celle de Germaine Dulac, pour qui la connaissance du monde exige d’en capter les mouvements, ce que permet l’image cinématographique [4].

Si dans Study in Choreography for Camera la caméra se livre à une véritable performance, participant à la danse grâce au travail créatif du montage, son rôle en ce qui a trait aux rituels filmés en Haïti demeure des plus problématiques. A Study in Choreography for Camera, qui poursuit les recherches sur le montage discontinu amorcées dans Meshes of the Afternoon puis dans At Land, présente une double chorégraphie : il y a celle qu’exécute le danseur, et celle de la caméra ; comme si la caméra était elle-même un danseur, alors que son partenaire, Talley Beatty, exécute des mouvements continus d’un lieu à un autre. Cet exercice vise avant toute chose à libérer la caméra des contraintes scéniques. De fait, elle n’est plus aussi statique que dans At Land : les mouvements de la caméra font partie de la chorégraphie, croisent ceux du danseur qui évolue dans un espace-temps virtuel, créé de toutes pièces au montage selon un principe de discontinuité géographique. Avec ce film, Deren amorce une importante recherche sur les jeux de temporalité, recherche qu’elle aurait d’ailleurs souhaité poursuivre avec son projet de fugue interculturelle.

La caméra n’arrive cependant pas à s’intégrer aux chorégraphies du rituel de possession, pas plus que l’image n’arrive à rendre cette métaphysique du geste dont parle Artaud à propos du théâtre balinais. La représentation filmique pose effectivement un problème majeur : elle occulte complètement les fondements spirituels et mythiques de cette danse-théâtre. À partir de A Study in Choreography for Camera, tous les films de Maya Deren reposent sur un rituel dansé, qui structure la forme filmique selon le mode de la répétition codée propre au rituel. Le cas des séquences filmées en Haïti est toutefois particulier en ce que le rituel de possession met en jeu deux savoirs distincts : celui relatif aux loâs, ces dieux invisibles, et celui relatif aux participants, qui de façon manifeste vivent l’expérience de la possession. Dans l’impossibilité de concilier ces deux formes de représentation, Deren ne pouvait terminer son film, d’où l’écriture du livre qui, d’une certaine manière, remédie à l’échec filmique. Russell (1999, p. 215-216) avance qu’en dépit du caractère dynamique des séquences tournées en Haïti, dont le point culminant serait la parade carnavalesque, les différentes formes de savoir implicites à l’oeuvre dans le rituel de possession semblent, au final, inaccessibles au spectateur :

Haitian voodoo dances involve many explicit expressions of sexuality — flirting, couple dancing, and eroticized body movements. They also frequently involve gender confusion and ambivalence, but this is not apparent to the film spectator. […] Possession, for Deren, is about witnessing, about the communal recognition of a reality confirmed by the spectacle of the body. And yet she found that film was inadequate ; in fact, it renders the loas invisible and absent.

Son film, non terminé, constitue en cela un bon exemple des limites de la représentation ethnographique au cinéma.

3. Entre le rêve et la réalité

I know no longer if I wake or dream ;

Whether the thing remembered lives

this side of that of sleep [5].

La photographie la plus célèbre de Maya Deren est certainement ce cliché connu sous le nom de « Botticelli shot », tiré de Meshes of the Afternoon. Reproduite dans Poet’s Camera en 1946 (Clark, Hodson et Neiman 1984, p. vii) avec un extrait du poème « Not a Marble Nor the Gilded Monuments » d’Archibald MacLeish [6], cette photographie où l’artiste ressemble étrangement à la Vénus de Primavera (Botticelli 1477-1478) a largement contribué à sa légende. Ce plan de Maya Deren qui regarde par la fenêtre demeure le point d’équilibre du film (Clark, Hodson et Neiman 1984, p. ix). Les mains posées délicatement sur le carreau de verre, Deren épie son double depuis l’intérieur où elle s’est profondément endormie. Cette image, par la force de son symbolisme, s’impose à la mémoire, de même que celle qui sert à identifier l’énigmatique personnage qu’a incarné la mère de l’avant-garde américaine.

La légende de Maya Deren a pris forme dans le sillage de ses quatre premiers films, fort subjectifs, voire autobiographiques :

A poet who knew Maya Deren from the mid-Forties until she died referred to her films as “a series of rites reflecting the ritual transformations of her own self in life”. Another poet, and film critic, Parker Tyler, who had known Deren since she was a Trotskyist and observed those transformations first-hand, remarked that her early films have the “pervasive pattern of the stages of an elaborate ordeal.”.

Clark, Hodson et Neiman 1988, p. 13

Si toute sa vie durant Deren a fait preuve d’un apparent sens du mythe, notamment dans sa conception ritualiste du cinéma, elle a aussi suivi l’instinct du poète symboliste qui voit « derrière » les choses, perçoit une autre dimension de la réalité. D’où sa fascination pour le rituel de possession (la transe), sujet qu’elle a traité bien avant son premier voyage en Haïti. Selon Sullivan (2001, p. 209), Deren a produit une série d’articles sur la possession religieuse et la danse après avoir visionné le matériel filmique de la chorégraphe Katherine Dunham, qui dirigeait des études de terrain en Inde dans les années 1930, et grâce à qui elle a fait la rencontre du danseur Talley Beatty. D’où aussi cette constante indiscernabilité entre la réalité et le rêve que l’on remarque dans Meshes of the Afternoon et At Land comme dans sa poésie, et qui lui a valu l’étiquette de surréaliste, assimilation qui lui a toujours paru un peu facile. Sa vie d’artiste, de femme et d’épouse se module au rythme des tambours, des pas de danse et des images poétiques qui hantent son cinéma imagiste. La production artistique de Maya Deren est d’ailleurs mise au service de sa propre dépersonnalisation comme de la ritualisation de son quotidien, situé aux frontières du rêve et de la réalité. Cette vision symboliste de la vie n’est pas sans rappeler le caractère onirique des rituels (qu’ils soient vaudou ou balinais) ainsi que l’univers mythique des « femmes surréalistes », avec qui Deren a beaucoup en commun.

Oeuvrant dans un monde d’hommes, les femmes artistes issues du groupe surréaliste sont confrontées systématiquement à leur propre image, celle d’une projection fantasmatique masculine, qui prend la forme de la femme idéale et idéalisée, ou de la muse. Pour les femmes artistes qui se reconnaissent dans l’esthétique surréaliste, dont les principes fondamentaux sont le désir et la révolte, le mouvement leur permet de prendre leur propre élan artistique vers l’expérimentation de soi : « […] leur situation de femmes les amène à créer des univers dans lesquels — consciemment ou inconsciemment — l’ordre est subverti, y compris l’ordre de l’imaginaire et du merveilleux […] » (Marquié 2000, p. 54). Précurseurs, elles ont créé des univers mythiques témoignant de l’insatisfaction qu’elles éprouvent à vivre dans un monde en grande partie gouverné par les hommes. Subvertir l’ordre établi, voilà un projet tant surréaliste que politique, qui permet aux femmes artistes de se réapproprier le monde.

Au cours des années 1920, plusieurs femmes sont entrées dans le groupe surréaliste par le concours de rencontres personnelles qui se sont transformées peu à peu en relations amicales puis en liaisons amoureuses. C’est son amitié pour le poète Paul Éluard, et ensuite pour le photographe Man Ray, qui a mené Dora Marr vers la photographie surréaliste. Le mariage de Leonara Carrington avec l’artiste Max Ernst oriente en quelque sorte sa carrière de peintre. Arrivée à Paris à la fin de la guerre civile espagnole, Remedios Varo était déjà l’épouse de Pierre Péret, poète surréaliste. Sans doute ces femmes avaient-elles un intérêt marqué pour les arts. Elles ont en effet été formées dans différentes écoles et académies artistiques : Maar a étudié la peinture à l’Académie Julien ; Carrington, avec Amédée Ozenfant, à Londres ; et Varo, à l’Academia de San Fernando, à Madrid, où elle a été sous la tutelle de Dali pendant une année entière (Chadwick 2002, p. 55). Ce contexte de création particulier rappelle les débuts de la carrière cinématographique de Maya Deren, à la différence près qu’elle n’a pas, comme les femmes surréalistes, intégré un groupe préexistant. Bien au contraire : Deren a elle-même frayé la voie à l’avant-garde américaine. Sa rencontre avec Alexander Hammid, documentariste de réputation internationale, lui permet cependant de se familiariser avec la photographie puis avec le cinéma, Meshes of the Afternoon étant le fruit de leur collaboration.

Leonor Fini, qui exposait avec les surréalistes, a préféré se dissocier complètement du groupe, sans doute par refus de se soumettre à l’autorité paternaliste d’André Breton. Il est d’ailleurs fort possible que le refus d’être associée au surréalisme, formulé à plusieurs reprises par Deren, soit de nature similaire. Dans sa vie comme dans son art, Leonor Fini prône l’autonomie de la femme. De ses toiles émerge un refus catégorique du monde défini par les institutions. Jeune, elle croyait qu’elle aurait une vie différente de celle qu’on avait imaginée pour elle : « I always imagined that I would have a life very different from the one imagined for me, but I understood from a very early time that I would have to revolt in order to make that life » (Chadwick 2002, p. 86). La manière dont elle exprime sa révolte ou renverse l’ordre, alors que dans ses toiles elle se place volontairement au centre de la scène et à l’avant-plan, trouve un pendant chez la cinéaste, qui n’hésite pas à se mettre en scène, jouant le rôle du personnage principal dans Meshes of the Afternoon, At Land et Ritual in Transfigured Time. Dans The Alcove : An Interior With Three Women (1939), Fini affirme la conscience de la femme par la transposition picturale de son expérience et de sa compréhension du monde. Comme le souligne Chadwick (2002, p. 86-87), la mise en scène de cette toile relève des conventions picturales italiennes et espagnoles du xvie siècle : Fini s’y représente vêtue d’un corset métallique, les cheveux en broussaille. Les vêtements éparpillés sur le sol sont la seule allusion à une présence masculine dans la chambre. Ce qui rapproche Deren et Fini est sans aucun doute la création d’un univers dans lequel la réalité est méticuleusement rendue, mais où dominent la fantaisie et la vie intérieure. Meshes of the Afternoon demeure à cet égard un film exemplaire. Par ailleurs, le déplacement de la quête surréaliste, d’abord axée sur l’obsession de la sexualité puis sur un questionnement sur la féminité, traverse l’esthétique et le propos des quatre premiers films réalisés par Deren.

Les femmes peintres surréalistes vont choisir de mettre en évidence les forces, biologiques et spirituelles, qui distinguent leur propre expérience du monde de celle des hommes. Les femmes reprennent effectivement contact avec elles-mêmes par l’exploration de la nature, de ses forces libératrices, de ses pouvoirs magiques. Pour échapper à la vie mondaine de son mari, Aziz Eloui Bey, Lee Miller s’aventure dans le désert égyptien, caméra à la main, à la conquête des grands espaces. L’étendue de sable devient rapidement pour elle une forme d’évasion physique, mais surtout psychologique. L’importance des décors naturels dans le cinéma derennien a été soulignée à plusieurs reprises par la critique, notamment le rôle significatif de l’eau, de la mer (At Land, Ritual in Transfigured Time) et des éléments naturels hautement symboliques (par exemple la fleur dans Meshes of the Afternoon, ou les rochers et les dunes de sable dans At Land). Le renversement de l’ordre naturel, ou plus justement la subversion des rapports entre nature et culture, investit par ailleurs la plupart de ses films. La pratique cinématographique de Maya Deren montre un affranchissement du regard masculin. La cinéaste investit pleinement, par son regard et sa présence à l’intérieur même des limites du cadre, et comme en un rituel, le domaine de la connaissance universelle mais aussi celui du féminin, de la féminité.

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Maya Deren semble avoir toujours évolué dans l’entre-deux-formes, à l’exemple de ses films, en constante transition et liés entre eux, telles les séries d’Une anagramme d’idées. Non seulement a-t-elle dû constamment s’adapter, en tant que femme faisant du cinéma dans les années 1940, aux conditions extérieures plutôt difficiles, mais elle a su aussi transformer chaque fois, et au fil des créations, sa pratique comme sa pensée cinématographiques. Le cinéma expérimental lui donne l’opportunité de constamment bouleverser les façons de faire (hollywoodiennes), de puiser dans d’autres disciplines, à la recherche de ce qui pourrait distinguer le cinéma des autres formes d’art. Son projet ethnographique n’est autre chose que la poursuite d’une quête métaphysique, qui passe par le mythe et le rite, et ce faisant par la dépersonnalisation. Sa forte personnalité, oscillant entre la figure de l’artiste magicien et celle de l’intellectuel, transparaît dans ses films, ses articles et sa poésie. Peut-être la figure la plus emblématique du personnage mythique réside-t-elle dans ce dédoublement bien connu des trois Deren assises à une même table, image qui symbolise à la fois la poète, la cinéaste et l’artiste anthropologue. Peut-être aussi, et de manière encore plus forte, le mythe prend-il véritablement forme à la frontière du visible et de l’invisible, mythe qu’incarnera plus tard la cinéaste, métamorphosée en une prêtresse vaudou.

C’est à mi-chemin entre le rêve et la réalité que Deren se retrouve enfin, qu’elle constate le chaos et la peur qui l’habitent alors qu’elle se regarde depuis la fenêtre, ouverture assurant le passage entre deux mondes, mais aussi parfois passe piégée. C’est aussi à mi-chemin entre le rêve et la réalité que le mythe de la « femme surréaliste » prend forme, qu’une figure légendaire et mystérieuse du cinéma émerge, s’élève, chargée de ses symboles, telle une statue antique dans le jardin des songes.