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Les migrations entre l’Europe et les Amériques constituent un champ historique privilégié pour interroger l’entre-deux mondes de la mémoire culturelle et de ses médiations par le truchement du cinéma. Aller des migrations aux médiations, c’est amorcer une réflexion traversière entre les lieux et les milieux de la mémoire. Le IVe colloque du Centre de recherche sur l’intermédialité (CRI) s’était donné pour tâche d’examiner la relation entre mémoire et médiations entre l’Europe et les Amériques. Le présent numéro de la revue Cinémas regroupe des textes sur la problématique du passage, voire de l’exil, d’un cinéma à un autre, entre l’Europe et les Amériques. Il réunit des spécialistes autour de cet axe géographique précis de la mémoire culturelle. Le colloque du CRI a été réalisé grâce à la collaboration de deux centres de recherche internationaux. Certains des collaborateurs à ce numéro viennent du programme international « Les Européens dans le cinéma américain : émigration et exil » de la Maison des sciences de l’Homme à Paris (Vicente Sanchez-Biosca et Johanne Villeneuve), d’autres du Centre canadien d’études allemandes et européennes de l’Université de Montréal (Philippe Despoix et Walter Moser).

D’un point de vue institutionnel, les transferts culturels entre le Vieux Continent et les Amériques, particulièrement les États-Unis, évoquent toujours l’ascendant qu’ont eu certains artisans du cinéma sur l’industrie américaine du film. On pensera à Lang, Hitchcock, Wilder, Curtiz ou Forman, par exemple. Le passage de l’Europe à l’Amérique évoque alors l’expérience individuelle de l’exil ou de la migration en rapport avec la créativité artistique d’un artisan du cinéma. Le cinéma peut alors se traduire par une double marginalisation du créateur — lequel se trouve en marge de la culture qu’il quitte et à la périphérie de celle qui l’accueille. Mais il arrive aussi qu’il intègre, voire qu’il assimile la culture nouvelle. Analyser ces différents cas de figure est l’un des enjeux de ce numéro. Toutefois, dans l’imaginaire des spectateurs, les transferts culturels au cinéma supposent bien davantage : tant la figuration auratique de « l’Amérique » (dans la série télévisée Heimat de Reitz, ou dans America, America de Kazan) qu’une lecture de l’Europe fondée sur la mémoire et l’exil. D’aucuns verront au coeur même du cinéma américain institutionnalisé l’héritage d’une certaine Europe, comme si Hollywood avait été, au fond, une création d’exilés européens. Le problème est redoublé si l’on pense à ce qu’évoque le nom même America : une terre emblématiquement marquée par le voyage, l’exil, la colonisation, mais aussi une terre d’avenir, signe de la modernité. Le cliché veut en effet que la part de « rêve » traditionnellement associée au cinéma rejoigne la part d’espérance toujours liée à l’Amérique. Le cinéma, et avec lui les images audiovisuelles, semblent trouver dans l’Amérique le territoire capable de porter un nouvel imaginaire. Mais examinés du point de vue de l’Amérique latine, les transferts découvrent parfois des aspects qui permettent de déconstruire l’axiologie typique Europe-Hollywood. Les allers-retours sur l’axe de l’Europe et des Amériques, ce sont aussi les pertes, les traumatismes, les mouvements de l’exil — de l’expérience la plus solitaire à l’exode massif qui a caractérisé le rapport entre les continents au xxe siècle.

Nous avons voulu ouvrir le champ de recherche à toutes ces composantes de la médiation cinématographique entre l’Europe et les Amériques, en offrant des exemples et des réflexions d’ordre critique et théorique sur la question.

Walid El Khachab se penche sur le statut du film d’immigré ou d’exilé dans le contexte du cinéma hollywoodien. Son texte prend pour exemple le film America America (1963) d’Elia Kazan. Analysant une séquence où le héros grec exécute la danse des derviches, moment hystérique et irrationnel du film où se manifeste l’interculturalité dans sa dimension la plus hétérogène, Khachab fait comprendre le caractère nécessairement intermédiatique de la mémoire interculturelle au cinéma. Deux collaborateurs abordent la question de la reconstruction de l’Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale dans le croisement de la mémoire européenne et de l’Amérique. Philippe Despoix s’arrête à l’exemple fascinant d’un autre film tourné par un immigré européen, soit A Foreign Affair (1947) de Billy Wilder. Son texte retrace les faits marquants des relations culturelles entre l’Allemagne et les États-Unis au xxe siècle. Dans A Foreign Affair, le regard critique de Wilder se fait parodique, voire carnavalesque (lorsque des Américains survolent le champ de ruines qu’est devenu Berlin à la fin de la guerre). Dans un autre ordre d’idées, Walter Moser aborde la même catastrophe historique en prenant pour objet une série télévisuelle devenue film-fleuve : Heimat, réalisé en 1984 par Edgar Reitz dans le but d’arracher l’histoire allemande aux mains des vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale. C’est particulièrement cette tension entre deux mondes, l’Allemagne et les États-Unis, qui retient l’attention de Walter Moser. À travers le va-et-vient entre les deux cultures, on retrace l’émergence et l’impact historique de plusieurs médias modernes (photographie, radio, téléphone, film, télévision), comme si la figure de l’Amérique se constituait d’abord à partir d’un imaginaire des médias.

Mais la mémoire qui nous intéresse s’étend aussi à l’Amérique latine dans ses relations avec l’Europe. Nous proposons trois exemples. Vicente Sánchez-Biosca se penche sur un document unique, soit le seul film « espagnol » entièrement consacré à la mémoire d’une certaine Europe au sein des Amériques : En el balcón vacío (Mexique, 1961). Véritable film « familial » qui s’articule sur la « forme plastique de la désolation », En el balcón vacío thématise le traumatisme de la guerre civile espagnole et de l’exil mexicain. Poursuivant lui aussi cette thématique de l’exil, Hudson Moura propose une lecture du film Claro (1975), réalisé par le cinéaste brésilien Glauber Rocha. Entre la fiction et le documentaire autobiographique, ce film est travaillé par la figure de la nostalgie et une « mémoire mélancolique », « matérialisée dans l’interaction entre image et son ». Contrastant avec Claro, le dernier film abordé dans le cadre de ce numéro est une oeuvre écrite et réalisée par des Européens, mais jouée et sise dans un Rio à la fois incarné et imaginaire. L’article de Johanne Villeneuve reprend en effet le fil interculturel en interrogeant, cette fois dans Orfeu Negro (1959) de Marcel Camus, la réécriture audiovisuelle d’un mythe et son passage d’un horizon européen à l’expérience enchantée de la rencontre brésilienne. Ici, ce n’est plus l’exil qui détermine le vecteur Europe-Amériques, mais la rencontre des cultures qui ouvre l’imagination de la mémoire.