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La série Cinélekta, inaugurée par la revue Cinémas au printemps 1995, en est à sa cinquième édition. Cinélekta apparaît épisodiquement pour nous dire par le détour de textes singuliers que l’entrecroisement de sujets apparemment non liés peut être à l’origine de nouveaux courants. Est-ce l’influence de l’article de Laurent Jullier évoquant dans ce numéro un air de famille entre art et comportement humain en faisant état de ce qui « donne une unité à ce qui a sur le coup été perçu comme une collection désordonnée d’événements », ou encore est-ce l’art des écrits de Nicole Brenez cherchant à créer, à produire du sens dans et par l’acte même de sa propre lecture, de sa propre écriture critique, toujours est-il que le présent texte vous propose trois sous-ensembles de lecture de ce numéro : l’un sous l’angle d’une théorie esthétique et de la critique, l’autre sous l’angle de l’analyse filmique et le troisième en fonction d’une certaine théorie de l’adaptation.

Au printemps 1996, Cinémas a publié un numéro sur la critique cinématographique (vol. 6, nos 2-3) où l’article d’Alain Bergala explore les frontières complexes entre critique et théorie, entre évaluation et preuve, où le chercheur et son choix d’objet sont pris comme dans un étau. En ce sens, la réflexion de Bergala annonce la proposition des deux premiers articles de Cinélekta 5. Si, à l’instar de Jacques Aumont, l’article de Nicole Brenez, « Jean-Luc Godard, Witz et intention formelle (notes préparatoires sur les rapports entre critique et pouvoir symbolique) », pose la question formelle, figurative et réflexive : « À quoi pensent les films ? », Laurent Jullier, dans « Esthétique du cinéma et relation cause à effet », aborde plutôt la question de la réception (« Comment et par qui sont pensés les films ? ») quand le texte critique construit du sens et décrit à la fois l’appartenance identitaire d’un groupe privilégié à un certain mode de pensée.

Nicole Brenez nous invite à lire son article comme on le ferait de notes préparatoires. Il s’agit d’un vaste programme partant de l’invention de la critique immanente élaborée entre 1798 et 1800 par le Cercle d’Iéna, passant par les deux types de critique kantienne et conduisant à l’oeuvre de Walter Benjamin, qui pose comme idéal l’existence d’une critique magique, d’une esthétique déductive. Le Witz désigné dans le titre se définit chez Nicole Brenez comme pratique de la pensée comme montage. Il s’agit d’une véritable fusion entre art et exégèse où les oeuvres tentent de remonter à leur propre certitude, à leur propre nécessité. La critique libère d’ailleurs les formes de l’oeuvre avec une grande inventivité analytique. Citant Godard comme actant de cette pensée, l’article se lit en fonction de ces mots du cinéaste : « l’art en même temps que la théorie de l’art ».

L’article de Laurent Jullier, sous un mode provocateur et, disons-le, déstabilisant pour les théoriciens, énonce clairement les présupposés biaisés de la critique moderniste au regard du cinéma populaire ; une critique survalorisant les procédés de déconstruction et de réflexivité d’un cinéma de recherche au détriment d’un cinéma de cause à effet, d’un cinéma du shot/reaction shot où les raisons d’agir des personnages procurent de la détente, du plaisir, de l’évasion. D’où vient la mauvaise réputation idéologique de la causalité au profit de la critique kantienne et d’un « texte-bis », véritable fabrique du sens ? L’auteur déploie tout un plan de travail et ce, des théories causales naïves jusqu’aux articulations fines et complexes chez Lévi-Strauss, Max Weber, Pierre Bourdieu. Sa conclusion ouvre une toute nouvelle perspective, appelant l’éthologie et la biologie évolutioniste au renfort de l’esthétique, où un grand nombre de formes d’art répondent à un programme universaliste se passant, au dire de l’auteur, de l’intuition kantienne.

Ce programme universaliste élaboré par Ellen Dissayanake, composé du savoir-faire technique, de l’expérience sensorielle, de l’innovation, de l’embellissement, de l’expression, de l’artifice et de l’élévation existentielle nous permet de faire le pont avec notre deuxième sous-ensemble : l’analyse des films de fiction In the Mood for Love et 2046 de Wong Kar-Wai et du documentaire À l’ouest des rails de Wang Bing. En ce sens, films de recherche et films populaires peuvent s’abriter sous un même programme universaliste sans perdre de leur inventivité.

Sous des modes fort opposés, celui de la fiction et celui du documentaire, sous des styles fort distincts, maniériste pour les deux premières et réaliste pour la dernière, ces trois oeuvres peuvent se ressembler par leur construction d’un réel temps cinématographique, par leur désir de prendre à bras-le-corps leur régime énonciatif. Dans l’article « Wong Kar-Wai ou l’esthétique-fiction », Étienne Paquette et Philippe Théophanidis semblent faire se rencontrer des concepts autrefois séparés, l’affection et l’esthétique, en libérant l’exubérance et le plaisir des motifs décoratifs et figuraux de ces deux films. Leur concept d’« esthétique-fiction » renvoie aux doubles de fiction créés par les films et le souvenir. Le souvenir naît du travail de disjonction entre présence et absence, et le plaisir d’en appréhender l’affect les fait paradoxalement se joindre. Ces paradoxes exprimés par les auteurs portent l’oeuvre de Wong Kar-Wai aux limites de l’expérience cinématographique, une expérience vécue pour elle-même selon une modalité d’investissement physique, psychique, affective.

Richard Bégin aborde lui aussi le temps à l’aune du régime descriptif et ici itératif du documentaire. Dans son article « L’époque de la survivance : de la mémoire des ruines dans À l’ouest des rails de Wang Bing », l’esthétique du temps prend les formes mélancoliques d’un passé, rappelant l’informe tragédie d’une catastrophe. Dans ce film d’une durée de plus de neuf heures, le réalisme gagne en expressivité, l’appareil documentaire, tel qu’analysé par l’auteur, fait apparaître ce qui fut jadis représenté par des motifs de ruines, de restes, de décombres. Dans un article sur le film Shoah, paru dans Cinémas (vol. 12, no 1), Jean-Pierre Esquenazi parle de monumentaire, tant l’oeuvre dans son historicité touche au symbolique. L’article de Bégin rend bien dans son analyse ce temps autre et faillible de la survivance touchant les affects et les textures d’un souvenir ici rugueux, déchirant, métallique.

Notre troisième et dernier sous-ensemble porte sur l’adaptation entre récit scriptural et récit filmique. Traduction, adaptation, transposition, translation font partie du vocabulaire de narratologues désireux de fixer leurs théories à ce qui est pourtant, en partie tout au moins, fluide, fuyant, plastique dans le texte filmique. Dans la revue Trafic (no 35, automne 2000), Éric de Kuyper, coscénariste du film La captive de Chantal Akerman, adoptant et non adaptant La prisonnière, se méfie de ces rapports entre littérature et cinéma ; il désire oublier Proust pour mieux le retrouver, proposer une contre-lecture lui permettant une autre écriture.

François Jost, dans son article « La transfiguration du bal », n’abonde pas dans le sens d’une contre-lecture, mais plutôt d’une lecture sensible à l’écriture en mouvement du film. L’auteur démarque pragmatiquement trois niveaux d’interprétation : profane et non informée, savante et cinéphilique, car qu’en est-il d’une adaptation pour celui qui ne connaît pas le texte qui a été transposé. Y a-t-il dans l’adaptation des signes ostensibles, repérables, qui exprimeraient une intention communicative, une vision de l’oeuvre ? Son analyse part de l’adaptation de la scène du bal de la Vaubyessard dans Madame Bovary de Flaubert et porte sur le travail filmique de deux cinéastes, Vincente Minnelli et Claude Chabrol. Ce chassé-croisé entre lecture savante et lecture profane révèle un autre pan de la complexité des rapports entre littérature et cinéma.

Les historiens de cinéma André Gaudreault et Philippe Marion proposent un cadre réflexif sur l’écriture des descriptifs des vues animées publiés dans les catalogues des producteurs. Leur article « Du filmique au littéraire : les textes des catalogues de la cinématographie-attraction » propose trois étapes du parcours historique au cours duquel ces textes se sont progressivement adaptés à l’institutionnalisation du cinéma narratif. Le mimétisme descriptif des premiers catalogueurs, tenants de la traduction fidèle, fait place à un plus grand désir de transposition du contenu du film, où l’adaptation scripturale devient en partie signal de la transition qui s’opère vers cette nouvelle dynamique de dramatisation. Mais l’autonomie du « publirédacteur » lui permet de passer du descriptif au narratif, soit à un processus dit de « novellisation ». Cette tension théorique entre description et narration, doublée d’une tension textuelle entre l’écrit et le montré, engage dans son historicité une lecture économique et idéologique de la dominante narrative.

Cette lecture se rejoue sur un autre mode et dans un autre monde filmiques dans l’article « Planes Crazy : Transformations of Pictorial Space in 1930s Cartoons » de Donald Crafton. Cette étude fort détaillée et méticuleuse du cinéma chez Disney n’est pas qu’une recherche descriptive et attentive des nouveaux processus techniques d’animation. Au contraire, cette longue quête technique met en relief tout l’enjeu esthétique entre deux philosophies : une idéologie de la transparence basée sur la tridimensionnalité dans le mouvement, et une idéologie prônant une animation artistique créative libérée de la pratique mimétique. Donald Crafton s’appuie sur une mine de renseignements permettant de suivre pas à pas l’invention des technologies chez Disney tout en créant de multiples liens avec l’histoire de l’art et les fondements de l’espace pictural.

Les trois sous-ensembles relevés dans ce numéro de Cinélekta ne sauraient néanmoins rendre compte de la multiplicité, voire des enjeux théoriques fondamentaux de chacun de ces articles. Cette présentation se veut tout simplement une invitation à créer votre propre trajet en toute liberté.