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[Le cinéma] porte encore aujourd’hui la marque de ses origines : la baraque foraine et la pièce d’épouvante ; son élément vital, c’est la sensation. […] C’est dans la mesure où par le sensationnel il reste l’héritier de l’art populaire de la ballade macabre et du roman de quatre sous, à un niveau inférieur aux normes établies par l’art bourgeois, que le cinéma peut ébranler ces normes, précisément par le sensationnel, et trouver accès à des énergies collectives, ce que ne sont en mesure de faire ni la littérature, ni la peinture de bonne tenue.

Eisler et Adorno 1972, p. 46 [1]

Dans cette affirmation provocatrice, énoncée de façon relativement marginale dans leurs réflexions sur la musique de cinéma, Hanns Eisler et Theodor W. Adorno évoquent les sources sensationnalistes du film, dont la résurgence leur paraît à même de provoquer un effet de « choc » revivifiant et salutaire. À leurs yeux, ces fondements racoleurs et spectaculaires du cinéma permettent de révéler certains aspects cruciaux de la vie contemporaine, que les productions filmiques les plus institutionnalisées refoulent au profit de l’illusion de réalité prônée par les canons de l’art bourgeois [2]. Cette position militante s’inscrit en grande partie dans le sillage d’idées développées dans les avant-gardes de l’entre-deux-guerres. Outre l’exploration brechtienne de formes « épiques » et distanciées, à laquelle a d’ailleurs directement collaboré Hanns Eisler (Brecht 1972, p. 459-460, et Guido 2000, p. 23-25), cette démarche rappelle avant tout la réflexion singulière sur les « attractions » amorcée au milieu des années 1920 par S. M. Eisenstein (1974, p. 115-126). L’un des principaux axes de convergence entre ces diverses recherches esthétiques se situe dans leur référence commune aux caractéristiques structurelles des spectacles populaires les moins légitimés. La juxtaposition de numéros typique du music-hall, ou d’autres propositions scéniques peu soucieuses de logique narrative et de cohérence artistique, y est appréhendée comme un mode d’agencement novateur et très productif. Procédant par agrégation de morceaux de bravoure, cette structure particulière s’est vue érigée en modèle pour l’élaboration minutieuse d’une succession, essentiellement rythmique et émotionnelle, de temps forts et violents susceptibles d’ébranler la conscience des spectateurs. D’abord envisagée pour la création théâtrale, cette conception a été ensuite adaptée par Eisenstein (1974, p. 127-144) au domaine du film, où la notion d’« attraction » sera employée, un demi-siècle plus tard, par de nombreux historiens et théoriciens (Tom Gunning, André Gaudreault, Charles Musser, etc. ; voir Strauven 2006) afin de cristalliser les différentes facettes de la logique exhibitionniste et spectaculaire à l’oeuvre dans les premières années du médium cinématographique. C’est dans ce contexte particulier, marqué par une forte « intermédialité spontanée » (Gaudreault et Marion 2000, p. 34), que s’est en grande partie défini le croisement entre horreur et cinéma. En faisant allusion à la « baraque foraine » et à la « pièce d’épouvante », Eisler et Adorno évoquent en effet le secteur protéiforme des attractions théâtrales du xixe siècle, dans la continuité desquelles s’est inscrite l’appréhension filmique de l’horreur. Eisenstein (1974, p. 117 et 132-133) y a d’ailleurs trouvé ses exemples les plus emblématiques, des démembrements exposés sur la scène du Grand-Guignol jusqu’au montage des abattoirs dans La grève (une séquence destinée, d’après le cinéaste, à produire des « effets maximum d’horreur sanglante »). Je vais considérer ici ce corpus scénique singulier, en concentrant mon propos sur des pratiques et des discours avant tout relatifs au cinéma de la première moitié du xxe siècle, sans négliger d’ouvrir, plus succinctement, quelques perspectives de recherche essentielles pour la période contemporaine.

L’horreur à l’aune de la théâtralité

Quelquefois associés à des objets littéraires (romans gothiques, romans noirs, contes nocturnes, etc.), d’innombrables fantasmagories, mélodrames, féeries, pièces, ballets, pantomimes de Pierrot, numéros forains ou de music-hall ont précédé puis accompagné l’émergence du cinéma. Plusieurs motifs et procédés techniques, esthétiques ou narratifs trouvent ainsi leurs origines au sein d’une vaste « culture théâtrale » commune aux médias du film et de la scène, à propos de laquelle Charles Musser (2004) a soulevé la nécessité d’une investigation historique. Dans ce cadre, les chaînes intertextuelles produites par certaines oeuvres peuvent se révéler fort complexes, comme le démontre l’exemple emblématique de Frankenstein. Dès sa publication en 1818, le roman de Mary Shelley a été constamment remanié au fil de multiples adaptations sur les planches, prenant d’abord appui sur les performances de Thomas Potter Cooke, qui incarne le monstre dans Presumption or the Fate of Frankenstein (English Opera House, Londres, 1823), ainsi que dans le mélodrame féerique inspiré par cette pièce anglaise, Le monstre et le magicien (Théâtre de la Porte Saint-Martin, Paris, 1826). Un siècle plus tard, les versions grandioses montées à Londres, puis à Broadway dans les années 1920, apportent encore de nouveaux traitements scénographiques et dramatiques liés à la perception visuelle de l’oeuvre originelle. C’est également dans l’entre-deux-guerres que se systématise à Hollywood un intertexte, où les adaptations théâtrales à succès de Frankenstein ou Dracula, tout comme de multiples pièces dans la veine à la fois comique et macabre du Old Dark House, sont rapidement transposées à l’écran (Skal 2001, p. 81-111). Au-delà même de telles reprises directes de trames narratives ou de motifs visuels, toute l’histoire du cinéma est jalonnée par un rapport réflexif à la monstration scénique de l’horreur, au travers de récits situés dans le cadre spectaculaire d’exhibitions foraines, de musées de figures de cire, de théâtres inspirés du Grand-Guignol, de parcs d’attractions, d’exécutions publiques, etc.

Cette première approche historique de la théâtralité à l’oeuvre dans le cinéma d’horreur, à la fois intertextuelle et référentielle, ne doit pas occulter d’autres conceptions de cette même notion, plus indirectes mais tout aussi importantes. Ainsi qu’on l’a rappelé plus haut, l’attraction a été pensée au sein de certaines avant-gardes comme source d’une surprise ou d’un choc permettant aux spectateurs de se libérer de modes dominants de représentation fondés sur les processus identificatoires propres à la clôture narrative et à la construction d’une illusion diégétique. De prime abord, cet effet singulier renvoie par maints aspects à la théâtralité définie par Michael Fried (1980 et 2007) à partir des théories de la représentation picturale du xviiie siècle et qui désigne, selon cet historien de l’art, une démarche de prise de conscience émancipatoire vis-à-vis du régime d’absorption de l’esthétique classique. Si cette acception de la théâtralité recouvre indéniablement la logique exhibitionniste constamment à l’oeuvre dans les usages et définitions de l’attraction — ainsi, elle s’accorde relativement bien à la valeur de révélation par démasquage que défendent Eisler et Adorno dans la citation en exergue —, elle s’avère toutefois insuffisante lorsqu’il s’agit d’appréhender certaines autres caractéristiques de l’attraction (voir Rushton 2004 et 2007). Au premier rang de celles-ci figurent les mécanismes d’absorption auxquels fait écho le sens premier du terme même d’attraction (une « force qui attire »). Ainsi le spectacle de la sensation a-t-il pu être décrit comme l’origine d’un irrésistible envoûtement ou d’une incapacité à détourner le regard de l’objet exhibé. La nature souvent paradoxale de cet effet situé entre plaisir et effroi, qui pourrait d’ailleurs bénéficier d’une interprétation à l’aune de la conception philosophique du sublime (voir par exemple Burke 1998, p. 166), trouve dans le domaine de l’horreur l’une de ses démonstrations les plus convaincantes. Comme l’ont exposé de nombreux auteurs (Kristeva 1980, p. 11-20 ; Williams 1983 ; Carroll 1990, p. 17-18), toute représentation artistique de l’horreur, non seulement visuelle mais aussi littéraire, repose sur le recours régulier à un dispositif de vision fondamental. L’apparition cruciale d’une figure monstrueuse, porteuse d’altérité et d’abjection, y provoque immanquablement une forme de sidération ou de stupéfaction qui se traduit par une forte implication émotionnelle et physique des spectateurs, que celle-ci soit ou non médiatisée par la convocation de figures humaines.

Cette perception quasi charnelle correspond en fait à une autre définition de la théâtralité, que formule notamment Roland Barthes (1991, p. 41-43) à propos de l’écriture scénique : « cette sorte de perception oecuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur ». Barthes spécifie en outre que la condition d’« une théâtralité authentique », au sein de n’importe quelle forme d’expression artistique, « c’est le sentiment, le tourment même, pourrait-on dire, de la corporéité troublante de l’acteur ». L’emploi du mot « tourment » résume à merveille les deux facettes contradictoires de l’attraction horrifique : d’une part il réfère à la perception d’une douleur pénible et désagréable ; de l’autre il implique un saisissement prolongé et incontrôlable. Trouvant l’une de ses origines dans le fascinus antique (Quignard 1994, p. 108-111), ce motif ambivalent s’est décliné en d’innombrables variations autour d’une même matrice caractéristique qui innerve la vaste culture fantastique de l’époque moderne, des romans gothiques [3] jusqu’aux slashers contemporains.

C’est à l’intersection de ces deux formes de théâtralité (d’une part, une série complexe de croisements historiques déterminés ; d’autre part, la réitération systématique d’un même dispositif visuel), que se situent donc les spectacles et les récits d’horreur auxquels Eisler et Adorno font référence dans leur réflexion sur la musique de cinéma. Selon eux, le caractère schématique de ces occurrences sensationnelles propres à la culture de masse traduit une conception artistique véritablement moderne, loin des canons bourgeois qui leur apparaissent anachroniques malgré leur présence dominante au sein de l’industrie culturelle. Les deux auteurs le rappellent dans une formule provocatrice : « […] comme pour beaucoup de problèmes du cinéma actuel, notre objection ne vise pas la standardisation en soi, car des productions telles que les films de gangsters, les westerns, les films d’horreur, qui ne font pas mystère de leur modèle, ont fréquemment un pouvoir distrayant supérieur à celui des productions prétentieuses dites de première classe » (Eisler et Adorno 1972, p. 26-27).

Le leitmotiv, héritage ambivalent d’une conception mélodramatique

La perspective ouverte par Eisler et Adorno entraîne une relecture singulière des fonctions de la musique dans le cinéma d’horreur, plus particulièrement vis-à-vis de la figuration de la monstruosité, qui constitue son objet primordial. Ainsi le procédé du leitmotiv, malgré son rôle essentiel dans la tradition hollywoodienne de composition musicale pour le cinéma (Gorbman 1987 ; Flinn 1992 ; Kalinak 1992), a-t-il été fréquemment sous-estimé dans les réflexions théoriques sur le film d’épouvante, alors qu’il me paraît participer de façon déterminante au processus d’exhibition propre à ce genre. En associant un thème musical spécifique à un élément narratif, il contribue indéniablement à l’effet paradoxal signalé plus haut à propos de l’attraction horrifique, dans la mesure où sa nature reconnaissable renvoie autant au souci de renforcer l’adhésion du spectateur à l’univers représenté qu’à une procédure ostentatoire, destinée à faire apparaître une figure visuelle dans tout son excès spectaculaire. À cet égard, la critique radicale d’Eisler et Adorno (1972, p. 15) fournit un point de départ stimulant à la réflexion. Le leitmotiv leur semble avoir perdu au cinéma la fonction symbolique que Richard Wagner avait pu lui assigner, se voyant par conséquent réduit au rôle d’un « valet de chambre musical qui présenterait son maître d’un air entendu alors que tout le monde connaîtrait cette personnalité éminente [4] ». Dans leur énumération des « clichés musicaux » caractéristiques de la « production cinématographique de masse », les deux auteurs relèvent le souci constant d’une « élaboration de situations typiques, de crises émotionnelles toujours récurrentes et de méthodes standardisées de suspense ». Le repérage très facile de ces lieux communs (« cette excitation est déjà familière au spectateur qui a vu d’innombrables passages analogues ») génère à leur sens un « phénomène ambigu au point de vue psychologique ». Pour l’illustrer, Eisler et Adorno (1972, p. 26) prennent appui sur le cas emblématique de la fabrication d’angoisse : « Si l’écran montre une paisible maison de campagne alors que la musique produit des sons sinistres bien connus, le spectateur sait immédiatement que quelque chose d’affreux va se produire, et donc l’accompagnement musical préalable à la fois intensifie le suspense et l’annule en faisant prendre conscience de ce qui va suivre. »

Sans être directement rapportée au leitmotiv, cette évidence des procédés musicaux habituellement employés dans les films d’horreur a été relevée par plusieurs théoriciens contemporains, qui y perçoivent des pratiques tout à fait emblématiques des relations conventionnelles entre les sonorités musicales et les productions cinématographiques [5]. Pour Anahid Kassabian (2001, p. 59-60), l’« horror music » cristallise ainsi l’ambiguïté permanente entre la fonction commentative de la musique, qui permet au spectateur de prendre conscience de sa propre présence, et celle d’ambiance favorisant l’adhésion à la continuité diégétique du film [6]. De cette ambivalence témoigne un exemple souvent convoqué au sein de l’historiographie, à savoir le thème principal de Jaws (compositeur : John Williams, 1975) : le fait que celui-ci soit immédiatement perçu comme le leitmotiv associé à la figure abjecte et menaçante du requin n’implique pas pour autant une disparition complète de ses vertus angoissantes.

Tout en circonscrivant la présence du leitmotiv dans les partitions pour les films d’horreur des années 1930-1940, les historiens estiment généralement que l’emploi d’un tel procédé renvoie moins à la dimension horrifique de ces films qu’aux pratiques musicales dominantes dans le cinéma de cette période (Hutchings 2004, p. 142). Sans vouloir remettre en question cette dernière affirmation, parfaitement justifiée en regard de la systématicité des modes de composition alors employés à Hollywood, il est pourtant significatif que deux oeuvres parmi les plus influentes dans la constitution même d’un modèle musical « classique » soient justement rattachées à l’épouvante : King Kong (compositeur : Max Steiner, 1933) et Bride of Frankenstein (compositeur : Franz Waxman, 1935). Dans une certaine mesure, ce constat entraîne un renversement de la proposition énoncée ci-dessus : il existe une relation privilégiée entre le recours méthodique à une série de motifs musicaux et les modes d’expression les plus ancrés dans le sensationnalisme. Pour mieux comprendre l’origine de cette rencontre symbiotique entre « musique adaptée » et horreur à grand spectacle, il est nécessaire de revenir sur une forme théâtrale dont les conventions ont profondément influencé la production cinématographique : la tradition du mélodrame, également évoquée dans l’affirmation d’Eisler et Adorno citée en exergue [7].

Né au tournant du xixe siècle dans l’explosion de violence de la Terreur, dont il représente en quelque sorte une relecture outrancière aux vertus cathartiques, et nourri de l’influence des romans noirs, le mélodrame a imposé l’excès scénographique (décors, costumes, machinerie…) (Collectif 1987 ; Bara 2005 ; Thomasseau 2009). Concourant à un nouveau « temps des spectacles oculaires » ou d’un « opéra de l’oeil », selon deux formules de Théophile Gautier [8], il vise la sidération et le saisissement des sens, la satisfaction du goût immodéré pour le divertissement optique. D’une manière savamment orchestrée, la forme mélodramatique oscille entre tableaux pathétiques et clous spectaculaires pour produire une « hypertrophie du visuel » et créer une « esthétique du choc, de l’effet, de l’émotion violente » (Lacombe 2006, p. 167 ; voir aussi Frantz 1987, p. 31). L’objectif de ce « drame de purs signes psychiques » (Brooks 1976, p. 35) consiste justement à condenser l’essentiel de son discours moral et idéologique en des affects et des stimuli immédiats. En 1863, un critique musical résume cette démarche emblématique :

Trouver du nouveau, et faire de l’effet, sont les deux préoccupations incessantes de nos artistes. […] l’effet qu’on veut produire n’est qu’une sensation physique. Il ne s’agit pas de toucher le coeur ni de satisfaire l’intelligence, mais d’ébranler le système nerveux [9].

Par sa présence continuelle, la musique renforce la logique sous-jacente à cette célébration violente des sentiments les plus profonds (Sala 1995). Ainsi que le révèle l’étymologie du terme « mélodrame », celui-ci provient lui-même d’une forme de spectacle narratif associant dialogue et musique (Van der Veen 1955). Un traité d’esthétique théâtrale de 1884 spécifie ce rôle « multiplicateur » attribué à l’orchestre, au prix d’une manifestation paradoxale de sa présence dans le dispositif spectaculaire :

Quand la situation est de nature à faire éprouver un sentiment quelconque, l’orchestre s’en empare, ajoute à la sensation éprouvée toute la puissance musicale, détermine dans l’être du spectateur un ébranlement nerveux, jette l’âme dans un trouble profond, et la tient sous l’emprise d’un sentiment assez intense pour qu’elle ne puisse se soulager que par les larmes du poids qui l’oppresse. Telle est l’esthétique du mélodrame. La musique y vient donc en aide au pathétique ; mais, point important à noter, elle reste complètement en dehors de l’action. C’est un moyen d’agir sur le système nerveux du spectateur, qui ne fait pas partie intégrante du drame [10].

« Ébranlement nerveux » et « trouble profond » : la mainmise musicale sur les spectateurs s’opère par la mobilisation maximale et extrême de leurs émotions, ainsi que par l’accumulation graduelle d’une série d’effets. Cette esthétique de la sensation fondée sur la juxtaposition de chocs répond tout à fait aux critères définis par Eisenstein (1974, p. 119-120) dans sa réflexion sur les structures attractionnelles, en particulier à partir de la notion de « programme », empruntée au music-hall et qui implique moins la cohésion d’ensemble que la succession dynamique de temps forts. La musique au sein du mélodrame procède toutefois en relation intime avec les principales forces narratives à l’oeuvre, c’est-à-dire des figures stéréotypées chargées de valeurs humaines, morales et philosophiques schématiques et explicites (Booth 1991, p. 151 et Mayer 1980, p. 62).

Parmi les principaux rebondissements caractéristiques du genre mélodramatique (catastrophes naturelles ou humaines, tremblements de terre, explosions, effondrements de bâtiments, évasions spectaculaires), figure l’atmosphère macabre, que la musique porte d’autant mieux (Mayer 1980, p. 50). Ainsi, une musique « lugubre », « lente et horrible » est censée ponctuer depuis les coulisses l’apparition de spectres et de bourreaux dans Le château du diable (1792) (Delon 1987, p. 24) ; une « Mélodie du fantôme » accompagne la trajectoire mortifère du héros dans Les frères corses (1852) pour constituer l’« un des effets les plus acclamés » du genre (Robinson 1995, p. 14-15) ; un « sombre motif de rappel […] instable et bancal » et des « effets symphoniques qui provoquent à chaque fois mystère et effroi » jalonnent Le Juif errant (1852) (Béatrice Prioron-Pinelli 2006, p. 111) ; ou plus généralement un trémolo sourd et « plein d’horreur […] accentuait chez le spectateur le frisson et l’épouvante » lors des scènes de meurtres [11]. Qu’elle soit fondée sur des mélodies déchirantes ou des accords soudains destinés à « faire sauter les auditeurs de leurs sièges » (selon un commentaire de 1881), cette mise en musique conventionnelle des scènes d’« horreur et de consternation » résulte d’une véritable « loi de l’association [12] ». Cette préfiguration du leitmotiv a été rapidement stigmatisée, dès 1817, dans un impertinent Traité du mélodrame qui signale, parmi les divers clichés musicaux (harmonie doucereuse pour la demoiselle en détresse, air rapide et sinueux pour le niais, etc.), la sonorisation solennelle et tonitruante accompagnant l’irruption de la figure maléfique : « Si tout l’orchestre, agissant à la fois, produit des sons sourds et lugubres, c’est que le tyran approche, et tout l’auditoire frémit » (A. A. A. 1817, p. 181) [13].

Un « thème pour le villain » : variations filmiques d’un procédé musical

Si les spécialistes mettent en garde contre les analogies trop littérales entre la musique de scène et celle pour le cinéma (Hibberd et Nielsen 2003, p. 34 et Altman 2005, p. 81-84), il est évident que les traditions musicales propres au mélodrame ont largement servi de modèle pour l’accompagnement orchestral des projections de films (Vardac 1949, p. 71 et 209), notamment dans le grand tournant institutionnel des années 1908-1910, où l’on aspire à une relation plus intense entre l’image et la musique. Ne serait-ce que par leur formation essentiellement scénique, les musiciens travaillant pour l’écran puisent largement dans les procédés et les effets éprouvés dans le champ de la dramaturgie musicale pour le théâtre, le ballet, l’opérette et, avant tout, le mélodrame (Manvell et Huntley 1975, p. 17). Les compilations de morceaux, recueils d’incidentaux et autres manuels des années 1910 et 1920 (J. S. Zamecnik, Giuseppe Becce, Hans Erdmann, Erno Rapée, etc.) prolongent en particulier une appréhension mélodramatique de l’oeuvre dramatique en tant que suite de numéros. Cette structure fonctionnelle répond à l’évidence à une logique attractionnelle où les scènes violentes et disruptives figurent parmi les entrées les plus détaillées. Les ambiances misterioso ou agitato s’y déclinent en variations multiples pour correspondre à toutes les nuances possibles du sensationnel : sinistre, menaçant, inquiétant, tragique, etc. (Prendergast 1992, p. 6-10 ; Manvell et Huntley 1975, p. 59 ; Berg 1976, p. 198). De manière générale, ces musiques « incidentales » mettent clairement en évidence une forme de réduction sous-jacente où les oeuvres sont assimilées à une succession de temps forts étiquetés en fonction de catégories émotionnelles préexistantes et de schémas de préconception éprouvés.

Un excellent exemple de ce système associatif se situe dans les Suggestions for Music offertes par la firme Edison, au moment où la presse spécialisée comme les milieux de la production appellent à une relation plus soutenue entre les films et leur accompagnement musical (Marks 1997, p. 58 et 61). Parmi les premiers cas recensés de cette tentative d’intégration du spectateur par la musique, au double plan narratif et spectaculaire, figure une oeuvre emblématique de l’horreur : Frankenstein (1910). Parue dans The Edison Kinetogram (15 mars 1910, p. 11), la liste de morceaux préexistants proposée par la firme associe systématiquement les diverses apparitions du monstre à un thème « dramatique » tiré du Freischütz de Carl von Weber (« Till monster appears over bed » ; « Till monster comes from behind curtain » ; « Till monster appears », etc.). Conformément à la structure par intermittence caractéristique du récit d’horreur, les moments où surgit la créature alternent schématiquement avec d’autres passages plus romantiques, soulignés quant à eux par des pièces plus enjouées : la chanson traditionnelle Annie Laurie, la marche nuptiale de Lohengrin (Richard Wagner), une Mélodie en F d’Anton Rubinstein, etc. Toutes ces musiques sont issues des années 1830-1850, c’est-à-dire à l’époque même où l’imaginaire du roman de Mary Shelley connaît une vaste diffusion sur les scènes européennes. Le thème « dramatique » en question consiste d’ailleurs en quelques accords de septième diminuée en trémolo, séquence musicale qui a rapidement pris valeur de cliché dans les mélodrames du xixe siècle comme, plus tard, dans le cinéma [14].

Cette première adaptation cinématographique de Frankenstein marque d’emblée un travail spectaculaire particulier, qui traduit notamment l’influence d’un siècle d’appropriations théâtrales centrées sur la visualisation des temps forts et sensationnels de ce drame. La grande expérience de création du monstre, que Mary Shelley (1979, p. 119) se contente de décrire très sommairement, fait ainsi l’objet d’une longue séquence mettant progressivement en valeur des trucages (surimpressions et arrêt de caméra) qui transposent par des moyens spécifiquement filmiques des procédés mécaniques caractéristiques de la machinerie théâtrale du xixe siècle. Dans ce même Frankenstein, la récurrence musicale vient appuyer la ritualité schématique de chaque apparition du monstre, qui se traduit également par le recours à un même dispositif de vision mettant en scène le regard maléfique de la créature (observation depuis une tenture ou une porte vitrée, reflet et disparition finale dans des miroirs, etc.).

Ces usages orchestraux se développent au cours des années 1920 dans les productions à caractère horrifique. Ainsi la partition de Hans Erdmann pour certaines des premières présentations de Nosferatu comporte-t-elle, parmi les divers effets correspondant aux ambiances visuelles que relève la presse spécialisée en mars 1922, des mélodies lugubres qui mettent en valeur l’horreur du film [15]. Dans son Encyclopedia of Music for Pictures, l’un des manuels les plus importants de la fin du muet, Erno Rapée (1925, s. p.) signale quant à lui la nécessité de prévoir un « thème pour le villain », au même titre que pour la romance ou le personnage comique récurrent. Si ce thème apparenté au mal peut « ordinairement être représenté par n’importe lequel des milliers d’agitatos à disposition », le sempiternel « accord dissonant tenu en trémolo » associé à ce protagoniste pourrait céder sa place à des sonorités plus enlevées en présence d’une personnalité dynamique ou, dans le cas d’une figure particulièrement diabolique, à « des accords lents et graves ». Recommandant le silence pour le surgissement inattendu d’un criminel, Rapée met enfin en garde ses lecteurs contre la pratique néfaste de l’overplaying (excès de volume et d’intention dans l’effet) qui « attire l’oreille plus que l’image n’attire l’oeil [16] ».

Dès le passage au sonore, cette même recommandation est associée par de nombreux compositeurs et théoriciens à l’un des aspects du système musical conventionnel mis en place à Hollywood dans les années 1930-1940 afin de servir les impératifs de la narration filmique : « L’un des préjugés les plus répandus dans l’industrie cinématographique est que le spectateur ne devrait pas être conscient de la musique » (Eisler et Adorno 1972, p. 18-19) [17]. En fait, cette préférence marquée pour la discrétion relève plus d’une idéologie sous-jacente que de la réalité des pratiques elles-mêmes. Genre sensationnel par excellence, l’horreur implique un usage plus appuyé des procédés orchestraux, où la reconnaissance par le spectateur du système d’association sonore finit par s’apparenter à la mise en valeur spectaculaire des principales attractions du film. Comme l’estime Claudia Gorbman (1987, p. 68) à propos de King Kong, le cinéma hollywoodien classique assigne également à la musique un rôle situé au-delà du narratif, c’est-à-dire celui d’inviter « the spectator to contemplate; it lends an epic quality to the diegetic events […] rather than involving us in the narrative », à faire un spectacle des images qu’elle accompagne.

Représentant un tournant important, aussi bien dans le genre filmique de l’horror melodrama des années 1930 [18] que dans l’ensemble de la production hollywoodienne, la trame sonore de King Kong traduit d’emblée toute l’ambivalence structurelle d’une musique où les sonorités connotant l’étrangeté, le mystère et l’horreur (qui alternent avec les mélodies plus sentimentales et urbaines associées à l’univers d’Ann Darrow) visent à cimenter l’oeuvre entière autour de la figure terrifiante du gorille géant qui lui donne son titre. En référence à l’opinion des producteurs trouvant a priori le monstre « unreal and too mechanical », Tony Thomas (1973, p. 115) estime que « it was his score that literally makes [the] film work » à partir de la flamboyante exposition tout en cuivres et percussions du motif principal : « As soon as the audience hears that three-note theme — those three massive, darkly orchestrated descending chords it knows it is in for a fantastic experience. » Dans le même ordre d’idées, la partition de Franz Waxman pour Bride of Frankenstein développe un usage à la fois complexe et stéréotypé de la musique dans le film d’action et d’aventure. Basé sur un intervalle ascendant de tierce mineure, un motif grimaçant et entêtant associé dès le générique à la figure du monstre — tout comme de multiples autres thèmes secondaires (Pretorius, la Fiancée, etc.) — varie en fonction des péripéties de l’action, tout au long de cette oeuvre comme dans certaines des suites produites au sein du même studio (Thomas 1973, p. 77 et Berthomieu 2004, p. 57). Cet emploi post-mélodramatique d’une musique « narrative » fixe en effet les normes musicales essentielles pour de nombreuses productions horrifiques du cinéma hollywoodien (en particulier chez Universal, avec les compositeurs Hans J. Salter et Frank Skinner).

Au-delà de la période des années 1930-1940, ce recours spectaculaire à l’identification sonore du protagoniste se poursuit notamment chez James Bernard, l’un des principaux musiciens de la firme anglaise Hammer. Accentuant encore la logique fusionnelle qui se joue dans la relation entre le leitmotiv et l’élément diégétique auquel il se rapporte, Bernard a composé nombre de ses thèmes principaux à partir des syllabes mêmes formant le nom du protagoniste central. Ainsi, dès 1958, le patronyme Dracula est-il converti en un motif rythmique à trois notes (Dra-Cu-La), dont le statut matriciel lui vaudra d’être repris non seulement dans le film lui-même, mais également dans ses différentes suites. Plus récemment, ce procédé du leitmotiv a resurgi dans plusieurs séries filmiques d’horreur, comme la très prolifique Friday the 13th (1980-2009). Dans un entretien, Harry Manfredini, le compositeur attitré de cette franchise, expose en détail son choix d’associer un thème récurrent au tueur de la série, Jason, revendiquant cet emploi comme le signe d’une singularité vis-à-vis des pratiques courantes au sein du genre horrifique [19]. Pour Friday the 13th, Manfredini s’est directement inspiré d’une phrase clé du dialogue (« Kill her mommy ») pour en retirer les syllabes « ki » et « ma ». Une fois filtrées par un effet d’écho et reconfigurées au plan rythmique, celles-ci ont été systématiquement assignées au personnage de Jason [20].

Les sons de la « nouvelle » horreur, entre transe et oppression

Malgré l’exemple frappant de Friday the 13th, le leitmotiv ne constitue assurément plus l’élément nodal des procédés orchestraux employés dans le cinéma d’horreur. Des stratégies musicales distinctes ont été identifiées par plusieurs auteurs, en particulier au sein de l’abondante production universitaire récente sur le genre. Ces autres aspects sont fréquemment inféodés à l’émergence d’une logique sonore inédite à partir de la fin des années 1960, période généralement perçue comme amorçant un tournant historique important. Selon cette conception, on serait passé à une « nouvelle » horreur, moins fondée sur le suspense et la suggestion venue du hors-champ que sur un degré accru de monstration spectaculaire. Une étude de la réception révèle en effet l’émergence, à l’époque, d’un tel discours au sein de la presse spécialisée, où se manifeste la perception, souvent négative, d’une production horrifique plus explicitement violente [21]. Cette idée est notamment perceptible dans l’appréhension par la presse francophone d’un film emblématique, Suspiria (Dario Argento, 1977). Le lexique de l’attraction et du spectacle abonde dans des articles où l’on estime que le cinéaste italien multiplie les « excès : musique tonitruante, éclairages fortement expressionnistes, décors baroques aux intérieurs très rococo, personnages inquiétants, orages et grand guignol » (Cèbe 1977, p. 73). Cette dernière référence au célèbre théâtre parisien, incontournable antienne réductrice vis-à-vis de la diversité du spectacle horrifique à la Belle Époque [22], met l’accent sur l’héritage des formes scéniques sensationnalistes évoquées dès le début de cette étude. Comme le spécifie par exemple Positif : « Par Dario Argento, le cinéma fantastique renoue avec ses origines : les spectacles de bateleurs. Au début comme à la fin, l’horreur prime ; imagination, recherche, approfondissement, innovation sont jetés aux oubliettes » (Garsault 1977, p. 74). Cette condamnation sans nuance vise notamment un mode de structuration caractéristique, la juxtaposition d’attractions variées : « […] il accroche, comme il peut, une série de séquences », et procède par « l’accumulation des effets grossiers ». Outre les décors et la photographie, cette tendance à l’exacerbation expressionniste et violente se traduit au plan sonore « par l’adjonction d’une stéréophonie qui enveloppe savamment le spectateur-auditeur dans la toile d’araignée d’une action à laquelle il participe pleinement, et par une partition musicale furieusement descriptive, créant une atmosphère d’horreur… » (p. 74). La revue Cinéma reformule positivement le même argumentaire : « tout le film est basé sur les effets provoqués par une musique lancée tous azimuts où s’entremêlent soupirs et chuchotements. […] Par moments Suspiria prend les allures d’un concert pop de l’horreur où victimes et bourreaux s’affrontent, perdus dans le night-club de Satan » (De la Fuente 1977, p. 105). Ce débat polémique autour du sensationnalisme horrifique nouveau (ou plutôt retrouvé) du cinéma fantastique prend fréquemment pour point de départ le phénomène provoqué par la sortie de The Exorcist en 1974. Sous le titre « Le grand guignol de Lucifer », Robert Benayoun (1974, p. 107) en appréhende justement les moyens d’action à l’aune de la généalogie des spectacles populaires et forains du xixe siècle :

Les […] spectateurs, secoués par la violence incroyable du film, et surtout par sa bande sonore stridente, barbare, exacerbée, se forçaient à tenir le coup, comme on se maîtrise dans les montagnes russes, à la Foire du trône. C’était vraiment un cirque des horreurs, un spectacle de choc…

De l’enveloppement oppressant du spectateur à sa mise en transe, les fonctions attribuées ici à la musique se rattachent toutes moins à un système d’association sémantique qu’à une relation sensorielle privilégiée avec le corps et les émotions les plus fondamentales. C’est bien la tendance historique que décèle K. J. Donnelly (2001, p. 11) au sein des partitions pour le cinéma d’horreur, à savoir un privilège graduellement accordé aux aspects « spatiaux et atmosphériques ». Parmi ceux-ci figure l’apparition soudaine d’une occurrence musicale dont le volume sonore et la tension harmonique sont très agressifs. Dans son étude psycho-cognitive de ce startle effect (également appelé stinger, c’est-à-dire littéralement « piqûre cinglante », et qui reformule à l’évidence un procédé caractéristique du mélodrame, voir supra), Robert Baird (2000) soulève un « paradoxe » tout à fait comparable à celui décrit plus haut à propos du leitmotiv. Conçu pour provoquer une stupeur irrépressible, cet « effet destiné à faire sursauter » est largement exploité par le genre horrifique alors que ses conventions et ses modalités s’avèrent largement familières au public amateur de slashers.

Au détour d’une approche globale du cinéma d’horreur, Peter Hutchings propose pour sa part une énumération des principales pratiques musicales pour la période contemporaine. Mais les premiers exemples qu’il donne (d’un côté l’usage de sonorités non conventionnelles : électronique, synthèse, musique concrète ; de l’autre côté le recours contrasté aux mélodies doucereuses, voire aux berceuses) cherchent essentiellement à signifier le mystère, le féerique, l’irrationnel ou le surnaturel, autant d’éléments moins liés à l’horreur proprement dite qu’aux aspects fantastiques ou merveilleux avec lesquels elle interagit. En fin de compte, un seul des procédés mis en avant par Hutchings me paraît relever plus spécifiquement de la topique horrifique : la dissonance, dont la présence tente d’adjoindre aux seules impressions d’étrangeté ou d’indétermination les sensations plus physiques de la peur et de la répulsion totale. À des titres variés et avec des formes très diverses, elle imprègne certaines partitions radicales de James Bernard, d’Ennio Morricone, de Jerry Goldsmith, etc., sans parler des reprises de musiques préexistantes de Krzysztof Penderecki dans The Exorcist et The Shining (1980).

Dissonance et répétition, ou la résurgence de la fantasmagorie

Dès 1947, Eisler et Adorno établissent un rapprochement inattendu entre les dissonances générées par la musique atonale d’Arnold Schönberg et le cinéma sensationnaliste. L’un comme l’autre leur paraissent à même de refléter l’anxiété du sujet à l’ère industrielle :

Il y a quelque chose de cette peur dans les grands films à sensation : quand dans San Francisco le plafond du « night club » s’effondre, et quand dans King Kong, le gorille précipite dans la rue le métro aérien de New York. L’accompagnement musical traditionnel n’a jamais atteint, même de loin, à de tels effets. Les chocs produits par la musique moderne qui ne sont pas issus par hasard de sa technicité […] pourraient fort bien produire ces effets. La musique que Schönberg a composée pour un film imaginaire : Danger menaçant, peur, catastrophe a défini avec une sûreté infaillible l’endroit précis où les nouveaux moyens musicaux sont en mesure d’intervenir.

Eisler et Adorno 1972, p. 46-47

À nouveau, ces effets de « choc » s’inscrivent dans une démarche de mise à distance du son vis-à-vis des actions représentées à l’image : « … la musique ne doit pas, en principe, s’identifier avec l’événement ou avec l’atmosphère de celui-ci, mais […] elle peut prendre ses distances par rapport à lui et renvoyer au sens général » (p. 154). La musique de cinéma s’apparente de la sorte à un commentaire d’ordre ironique et ne peut pas « se prendre au sérieux de la même manière que si elle était autonome » (p. 164). Les deux auteurs perçoivent la « sonorité d’extrême avant-garde » comme la seule capable d’évoquer l’angoisse et la terreur caractéristiques de la modernité (p. 47-48), dont témoigne notamment la froide mécanicité du dispositif cinématographique.

De nombreux théoriciens ont en effet insisté sur l’apport psychophysiologique de l’accompagnement musical lors des projections d’images animées, le silence fantomatique propre à ces bandes « muettes » s’avérant à leurs yeux une source de fatigue, voire d’épouvante (Münsterberg 1970, p. 88 et Kracauer 1960, p. 134). L’évoquant à leur tour en 1947, Eisler et Adorno (1972, p. 84) estiment que la musique doit au contraire s’efforcer de restituer les conditions de la terreur primitive suscitée par la machinerie du cinéma à ses débuts. Ils spécifient que la dissonance n’est pas équivalente aux effets grinçants conventionnels destinés à engendrer temporairement la tension et le suspense, et mettent dès lors en garde contre toute « fabrication d’effets anciens par des moyens modernes » : « une musique à donner le frisson accompagnant une scène de meurtre demeure ce qu’elle est, même si des dissonances aiguës y remplacent la gamme diatonique » (p. 89). La figuration de l’effroi absolu leur semble parfaitement illustrée par le plaquage en mickeymousing d’un accord de dix voix sur un portrait d’Hitler (Hangmen Also Die, 1943, musique d’Eisler), seule manière véritable de traduire toute l’horreur glaciale du nazisme.

Si l’emploi de la dissonance dans le contexte horrifique, à l’instar du leitmotiv, est également perçu à l’aune d’une esthétique du choc et de la distanciation, c’est, ici aussi, en raison de son ancrage dans une théâtralité située aux sources de la culture de l’épouvante spectaculaire. Dès le tournant du xixe siècle, les fantasmagories lumineuses, qui provoquent la terreur par la projection de figures mobiles, sont souvent accompagnées « des bruits les plus effrayants » : « des voix plaintives et gémissantes », ou encore des résonances particulières de l’harmonica de verre (Mannoni 1995, p. 147 et 155). Vers 1800, cet instrument mécanique est notamment utilisé par Étienne-Gaspard Robertson afin d’accompagner ses « apparitions de Spectres, Fantômes et revenans [sic] », ainsi que ses « expériences » autour du fluide galvanique permettant de « rend[re] pour un temps le mouvement aux corps qui ont perdu la vie ». Dans les discours d’époque, le son de l’harmonica de verre est jugé « d’une telle puissance d’ébranlement sur le système nerveux des auditeurs, qu’il est impossible d’en soutenir l’effet plus de quelques minutes, sans s’exposer à en devenir fou [23] ». Au milieu de ses Mémoires récréatifs, scientifiques et anecdotiques d’un physicien-aéronaute, Robertson (1985, p. 203-205) préconise également le recours aux percussions exotiques, notamment au tam-tam chinois, dont le bruit « éclatant et terrible » doit être réservé exclusivement aux « moments importants » : « un objet quelconque, la tête de Méduse, par exemple, qui a l’air de venir de loin pour se jeter sur le public, produira plus d’effet si cet instrument est frappé violemment au moment où cette tête aura acquis son plus grand grossissement. »

Mais le système musical de la fantasmagorie ne se satisfait pas exclusivement de procédés visant le renforcement des éclats visuels. Comme le spécifie Robertson (1985, p. 204) :

J’ai observé que la monotonie du son était favorable aux illusions de la fantasmagorie. Le bruit uniforme endort, pour ainsi dire, la pensée ; toutes les idées semblent rappelées à un seul et même objet, à une seule et même impression : ce bruit a encore un autre but, c’est de dissimuler le mouvement, la présence même des hommes et des choses.

En insistant, dès le début du xixe siècle, sur les vertus hypnotiques comme manipulatrices de la répétition, le célèbre fantasmagore pointe dans sa réflexion un dernier rôle essentiel attribué aux sonorités musicales au sein du spectacle d’horreur. Il s’agit de l’exploitation des vertus envoûtantes d’une musique de film qualifiée, dès les années 1920, de « décorative » ou « hypnagogique » (Guido 2007, p. 373-379). Cette particularité apparaît également au sein du cinéma classique hollywoodien, ainsi que le démontre ce commentaire très pertinent de Claudia Gorbman (1987, p. 79) à propos d’une occurrence musicale cruciale de King Kong (le bateau approchant de Skull Island) :

A harp in the low register plunks a tonally vague, repetitious motive, over sustained chords of a string orchestra. The music initiates us into the fantasy world […] the underside of the world of reason. It helps hypnotize the spectator, brings down defenses that could be erected against this realm of monsters, tribesmen, violence.

Une telle esthétique de la répétition vise donc à reproduire l’effet d’envoûtement suscité par les musiques rituelles ou de danse, afin de préparer le spectateur à son entrée dans l’univers surnaturel, mais sur un mode plus physiologique que sémantique ou narratif. Cette insistance sur la conformation du public aux objectifs sensationnalistes du film offre un premier point de recoupement avec les « attractions », du moins telles que définies par S. M. Eisenstein, dans le sens où la répétition servirait à capter l’attention des spectateurs avant de les confronter plus directement aux effets du choc horrifique. Mais la réitération musicale entretient encore d’autres rapports avec les multiples facettes de la problématique attractionnelle. Ainsi participe-t-elle fréquemment aux objectifs de distanciation ou de théâtralité évoqués dans cette étude, comme le révèlent les implacables scansions chaloupées qui renforcent l’outrance des séquences de meurtres sophistiqués chez Bava ou Argento, en interagissant rythmiquement avec les cadrages complexes, les effets lumineux ou les mouvements d’appareils [24]. De cet usage de la répétition sonore dans le film d’épouvante se dégage non seulement une impression de détachement ironique, mais aussi de froide mécanicité. En témoigne une formule musicale récurrente : la psalmodie occulte, le débit cadencé de la machine ou la compulsion du traumatisme infantile sont évoqués par des ostinati en mineur qui bénéficient en outre d’une instrumentation mécanique connotant l’altérité inhumaine (synthétiseur, orgue, boîte à musique, clavecin, carillon, etc.). À des titres divers, les partitions de Suspiria (1977, compositeur : I. Goblin), de Halloween (1978, compositeur : John Carpenter), de The Brood (1978, compositeur : Howard Shore), de Scanners (1981, compositeur : Howard Shore) ou de Candyman (1992, compositeur : Philip Glass) se rapportent à cette vogue qui trouve l’une de ses principales sources d’influence dans les partitions de Bernard Herrmann pour Alfred Hitchcock.

Dans Psycho (1960), cet attachement morbide à la pulsation récursive occupe en effet une place centrale, sans pour autant que soient négligés les autres paramètres de l’esthétique musicale du cinéma d’horreur : d’une part une mélodie reconnaissable ; d’autre part de brefs éclats de dissonance. Offrant en quelque sorte une vue synthétique et organique de tous ces procédés, le morceau d’ouverture du générique en déploie toutes les modalités : ostinato entraînant, un instant stoppé par des saccades disruptives, puis redémarrant pour soutenir l’exposition d’une mélodie poignante et lyrique qui reconduit, par sa propre mise en boucle, la logique obsessionnelle de l’ensemble (voir les analyses de Prendergast 1992, p. 138-145 et de Berthomieu 2004, p. 92).

Cette alternance d’une scansion entraînante et de brusques saillies de stridences renvoie, en fin de compte, à une structure canonique qui n’a cessé de s’accentuer dans le spectacle horrifique, de ses origines scéniques jusqu’aux tendances contemporaines du film d’épouvante. Dans le giallo comme dans le slasher, la réapparition systématique des meurtres met effectivement en évidence une répartition équilibrée des attractions qui rappelle le mode d’agencement des comédies musicales, où se succèdent moments de dialogues faisant avancer la narration et temps forts de spectaculaire. La mécanique émotionnelle fondamentale du film d’horreur — l’oscillation tourmentée entre l’attente angoissante et le surgissement définitif d’une confrontation théâtralisée avec la monstruosité — se traduit au plan sonore par l’élaboration graduelle d’une tension à la fois inquiétante et envoûtante (rejouée musicalement avec l’ostinato) et par le choc brutal (le startle effect). Deux siècles après les fantasmagories lumineuses et le mélodrame à sensation, la musique poursuit donc au cinéma sa relation privilégiée avec le dispositif de l’horreur, y compris lorsque celui-ci inféode à une structure narrative ses attractions les plus spectaculaires.