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En l’espace de deux ans, Gilles Deleuze publie deux livres sur le cinéma : Cinéma 1. L’image-mouvement (1983) et Cinéma 2. L’image-temps (1985). De la part d’un philosophe, on aurait pu s’attendre à ce que ces livres ne soient qu’un prétexte à s’engager, par la bande, à creuser telle ou telle question philosophique héritée de la tradition. À la surprise des plus sceptiques, Cinéma 1 et Cinéma 2 se sont bel et bien avérés des livres sur le cinéma. Par ailleurs, écrire un livre, deux livres sur le cinéma fut aussi une occasion pour Deleuze de penser avec le cinéma et de mettre en évidence ce que le cinéma en tant qu’art spécifique pouvait donner à penser. C’est ce qui explique l’importance que Gilles Deleuze a pu donner dans chacun de ces livres à l’oeuvre des plus grands penseurs du siècle passé et, en particulier, à celui de Henri Bergson, qui fut l’un des premiers philosophes français à avoir tenté de penser le temps avec ou contre le cinéma. Parce qu’il ne réduisait pas le cinéma à un simple art de divertissement ou de narration, Gilles Deleuze s’est très vite engagé dans un travail dont le résultat n’a pas tant été la production de classes de signes ou d’une typologie du cinéma, comme on a pu le dire, que la production d’une problématique où le cinéma est considéré comme opérateur d’analyse et d’épreuve théorique, comme un art de penser, en somme, ayant profondément transformé nos manières de voir, de sentir et d’expérimenter, tant dans le domaine de l’art que de la philosophie.
En mobilisant dans Cinéma 1 et Cinéma 2 les « puissances » révolutionnaires du cinéma, Deleuze se mettra à explorer et à redéfinir ses propres concepts, mais aussi des concepts hérités de l’histoire de la philosophie. C’est en effet grâce à cette « traversée » du cinéma que Gilles Deleuze pourra approfondir certains des concepts d’espace et de temps qu’il avait élaborés ailleurs, mais qu’il parviendra aussi à créer toute une série de nouveaux concepts philosophiques propres au cinéma : « Le cinéma lui-même, écrivait-il à la fin de Cinéma 2, est une nouvelle pratique des images et des signes, dont la philosophie doit faire la théorie comme pratique conceptuelle. Car aucune détermination technique, ni appliquée (psychanalyse, linguistique), ni réflexive, ne suffit à constituer les concepts du cinéma même » (Cinéma 2, p. 366 — c’est moi qui souligne). Et c’est ainsi que les concepts — revisités et pour ainsi dire sui generis — de virtuel, d’image-temps et de percept que cette traversée philosophique du cinéma permettra de créer ou de définir de manière radicalement nouvelle, donneront l’occasion de repenser la nature même de la réflexion philosophique. Autant dire que, pour Deleuze, le cinéma n’a jamais servi de simple prétexte à spéculation. Tout au contraire : penser (avec) le cinéma exigeait selon Deleuze de repenser d’une façon nouvelle les présupposés de la philosophie et, en particulier, tous les éléments qui déterminaient l’univers de la représentation. En s’engageant dans l’exploration du cinéma, Gilles Deleuze se proposait avant tout d’aller au-delà et, par certains aspects, en deçà du monde de la représentation et des catégories qui présidaient à son hégémonie — identité, opposition, ressemblance, analogie —, bref, en deçà de ces « essentiaux », comme il le dira ailleurs, auxquels il voulait que l’on oppose ces « existentiaux » que seront les percepts et affects spécifiques du cinéma (Différence et répétition, 1969, p. 364).
Pour ce numéro de Cinémas, je m’étais proposé au départ de mieux cerner de quelle manière, pour Deleuze, penser (avec) le cinéma ou même penser-en-cinéma avait pu conditionner un mode radicalement nouveau de penser en philosophie. Les autres questions que j’avais soumises aux spécialistes participant au numéro poursuivaient un même objectif : essayer de mettre en évidence de quelle manière la conception deleuzienne de l’art cinématographique avait affecté la théorie « classique » du cinéma et, d’une manière plus générale, la théorie esthétique héritée de l’histoire de la philosophie. Mais il s’agissait aussi, et surtout, de mieux comprendre les raisons pour lesquelles Deleuze avait dû en passer par le cinéma à un moment de sa vie et de mieux cerner à quel type d’« exigence » (de la pensée) avait pu correspondre le détour qu’il allait faire par le cinéma. Comme on le verra, chacun des auteurs ayant participé à ce numéro a su donner à ces questions une tournure qui va bien au-delà d’une simple recension — même « critique » — des thèses soutenues dans les livres de Deleuze sur le cinéma. Diverses en ce qui a trait à leurs références théoriques, et différentes au regard de leurs intérêts critiques, les études réunies dans le présent recueil traduisent chacune à sa manière l’extraordinaire richesse des thèses que Deleuze a explorées dans son travail sur le cinéma. Chacune permet de mieux comprendre les raisons pour lesquelles, après la peinture et la littérature — on pense à ses livres sur Francis Bacon et sur Proust —, c’est au cinéma que Gilles Deleuze a consacré un travail de fond. Qu’elles s’attardent à l’analyse du rôle qu’a pu jouer l’oeuvre de Maurice Blanchot dans la redéfinition, par Deleuze, de sa conception du devenir, comme dans l’essai de Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, ou qu’elles se transforment en une quête nietzschéenne d’une « éthique immanente » des différents modes d’existence que le cinéma donne à expérimenter, comme c’est le cas dans l’article de Ronald Bogue, c’est toujours à la découverte d’un nouveau parcours de la pensée que ces études nous convient. C’est du reste ce que Suzanne Hême de Lacotte met bien en évidence lorsqu’elle montre ce que l’idée d’une nouvelle « image de la pensée » doit à l’exploration, dans les livres de Deleuze sur le cinéma, de la nature des images cinématographiques.
Ce qui apparaît clairement au fil des analyses qui sont rassemblées dans ce numéro de Cinémas, c’est que, pour Deleuze, penser-en-cinéma consistait à se donner des moyens inédits de renouveler les présupposés nécessaires à la création de nouveaux concepts et à l’élaboration d’une « image de la pensée » enfin libérée des limites de la représentation. Contre la tendance que l’on a eu parfois à réduire les concepts « opératoires » que sont l’image-mouvement et l’image-temps à de simples « étiquettes » formelles, Alain Ménil nous invite à rejeter systématiquement l’attrait des dualismes réducteurs au profit d’une « analytique des images » du cinéma qui renvoie à une appréhension du temps totalement inédite. C’est, par exemple, le statut que Gilles Deleuze accorde au plan ouvert dans les analyses qu’il fait des films de ses cinéastes préférés qui, pour Alain Ménil, permet de mieux comprendre l’articulation des deux types d’images et de s’engager dans une véritable « pensée du cinéma » qui libère le temps des images toutes faites. On trouve une démarche analytique du même type dans le texte de Tom Conley qui, partant de certains des attendus théoriques de la lecture que fait Deleuze de la pensée de Michel Foucault à propos de ce qui lie et sépare le visible du lisible, avance l’idée suivante : pour Deleuze, ce qui caractérise le cinéma moderne, ce n’est plus l’émulation du spectateur comme amateur de récit ou d’action, mais l’apparition d’une forme particulière de « lecteur » dont la perspective se transforme vite en celle d’un « stratège ». C’est ainsi que, dans cette perspective, le paysage le plus classique (celui d’un western, par exemple) changera vite de nature : sa composition intrinsèque et le montage des images qui le constituent donneront à expérimenter un espace stratigraphique qui « abrite » autant de signes (« archéologiques ») à « lire » qu’il contient de strates à « voir ».
Les articles de Pierre Zaoui et de Ian Buchanan paraissent quant à eux aller dans des directions diamétralement opposées — l’un, lorsqu’il avance l’idée deleuzienne d’une « sauvegarde du monde par l’image », et l’autre, lorsqu’il insiste sur le fait que, pour Deleuze, c’est plutôt le délire et non point le rêve ou le fantasme qui préside à la formation du cinéma moderne —, mais c’est tout de même à des conclusions semblables qu’ils aboutissent : ici et là, ce sont les devenirs minoritaires qui servent d’opérateur d’analyse et qui renvoient à un « dehors » qui, étrangement, comme le montre bien Pierre Zaoui, est « à la fois extérieur à notre expérience quotidienne et pourtant doté de sens, donc perceptible et descriptible ». Il est vrai qu’à l’« iconodulie », présentée chez l’un comme unité du monde, correspond chez l’autre la dispersion schizo des images. Mais rien là qui indique une contradiction ou un point aveugle chez Deleuze : ici et là, on nous montre que la même quête d’une ontologie est à l’oeuvre. La même « pédagogie » est utilisée pour parvenir à une politique des images renvoyant à un monde un et multiple, qui déborde les référents nationaux au profit de devenirs minoritaires traversant les espaces les plus divers pour en extirper quelques joyaux : les cristaux du temps. Chaque fois, comme le montrent bien Susanne Hême de Lacotte et Anne Sauvagnargues, nous avons affaire à une sémiotique de l’image qui renouvelle de manière radicale les fondements mêmes de la philosophie tout en nous obligeant à redéfinir le « sujet » tel qu’en lui-même le cinéma « narratif-représentatif » l’avait légué à la postérité : « Le sujet, nous dit Anne Sauvagnargues, se définit toujours par un acte soustractif. S’individuer, c’est couper le flux des autres images. » Voilà une thèse qui va à contre-courant de bien des préjugés concernant le « sujet » de l’art (cinématographique) et de la philosophie. C’est ce que j’ai tenté, de mon côté, de mettre en évidence en retraçant l’itinéraire qui a amené Gilles Deleuze à relire Kant pour élaborer sa propre esthétique à partir d’une remise en question radicale du « sujet » classique de (l’histoire de) l’art. En retraçant avec le plus de fidélité possible le détour par Kant effectué par Deleuze, j’ai voulu à mon tour montrer que le « tournant » deleuzien n’est pas dans l’« effond(r)ement » du sujet ou dans sa disparition (fût-elle « élocutoire » !), mais que Deleuze prend ce tournant en accordant au cerveau le rôle de « différentiel » et d’accélérateur de mots et d’images : la nouveauté consiste à présent en ceci que c’est le cerveau qui pense et non l’homme, comme le disent Félix Guattari et Gilles Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie ? l’homme étant seulement une « cristallisation cérébrale ». Qu’il prenne appui sur la manière dont Deleuze relit l’histoire du cinéma ou sur tel ou tel aspect de sa problématique de l’image cinématographique, chacun des textes de ce recueil contribue à sa manière à montrer que s’il y a une « esthétique » deleuzienne, elle ne passe pas par les chemins battus d’un sujet créateur unifié et transparent, mais toujours par « coupures, pliages et raccords » sur la matière sensible des images et sur une production de formes vitales où les sensations et les émotions prennent une consistance objective indépendante de tout vécu subjectif. Encore fallait-il montrer comment la multiplicité des figures que Deleuze tire d’une telle traversée peut « faire système ». Chacun des textes qui sont offerts ici nous offre le moyen d’expérimenter l’efficacité de cette démarche.
Appendices
Note biographique
Réda Bensmaïa
Il est professeur de littérature française au French Studies Department et au Department of Comparative Literature de la Brown University. Il est l’auteur de The Barthes Effect: Introduction to the Reflective Text (1987), The Years of Passages (1995), Alger ou la maladie de la mémoire (1997) et Experimental Nations or: The Invention of the Maghreb (2003). Il a déjà dirigé les numéros que deux revues ont consacrés à Deleuze (Lendemains, en 1989, et Discourse, en 1998).