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Le flâneur de Benjamin et le flâneur de Marker

Dans un court article sur Sans soleil (Chris Marker, 1982), Chris Petit (1994, p. 13) écrit : « [Marker] has the controlled, promiscuous eye of a modern flâneur, lovingly searching out the extraordinary moment or detail in the otherwise mundane. » À ce propos, l’auteur rappelle un passage de Sans soleil où le voyageur Krasna annonce, par la voix de la narratrice, sa démarche esthétique : « Après quelques tours du monde, seule la banalité m’intéresse encore. Je l’ai traquée pendant ce voyage avec l’acharnement d’un chasseur de primes [1]. » Par ailleurs, la réflexion benjaminienne sur le flâneur, dans Paris, capitale du xixe siècle (Benjamin 1989), décrit l’expérience d’une pratique active de la mémoire à travers le déplacement, pratique qui s’apparente à celle du voyageur de Sans soleil. Je propose donc ici de mettre en relation l’expérience de Krasna avec celle du flâneur benjaminien, ce qui permet d’envisager le film de Marker en fonction des thèmes de la circulation de l’expérience et de la rencontre avec l’autre.

Tout d’abord, il faut préciser que Sans soleil est un film qui repose sur la mélancolie qu’entraîne une relation impossible : celle de la narratrice avec son ami cinéaste Sandor Krasna, dont elle a perdu la trace et dont elle cite des extraits de lettres tout au long du film. Au premier plan de la narration s’élabore donc un étrange dialogue, dans lequel les deux personnages ne sont pas directement en contact. Le film superpose deux plans narratifs autour du voyage de Krasna : d’une part, une série d’images tournées principalement au Japon et en Afrique, et, d’autre part, un commentaire en voix off. Ce commentaire, exclusivement assuré par la narratrice, s’articule autour des expériences de voyage de Krasna. De prime abord, il faut noter que le caractère fragmentaire des pérégrinations dans l’espace urbain du flâneur benjaminien caractérise également la succession d’images que présente Sans soleil, ainsi que le commentaire qui les accompagne. Qui plus est, le rapport à l’espace de Sandor Krasna, comme celui du flâneur, s’inscrit a priori dans une perspective tout à fait intime et singulière. Ainsi, le flâneur que Benjamin met en scène dans Paris, capitale du xixe siècle présente certaines affinités avec le personnage de Sans soleil.

Le projet du Livre des passages semble trouver sa source dans une grande flânerie, aléatoire et inachevée, à travers la ville de Paris. L’ouvrage est composé de fragments rassemblés sous différentes thématiques, qui correspondent souvent à des détails du décor urbain : « Modes », « Baudelaire », « La poupée automate », « École polytechnique », « L’intérieur, la trace », etc. Les réflexions, portant entre autres sur l’architecture, l’histoire, l’économie et la littérature, sont toujours « localisées », inséparables d’une expérience de l’espace et du temps présent. C’est le fait que tous ces fragments se trouvent rassemblés là, à la suite les uns des autres, qui leur donne une efficacité particulière. L’expérience de lecture ne peut qu’embrasser l’expérience de la flânerie dont cet ouvrage est le support [2], car plutôt que d’imposer une direction, un sens qui viendrait circonscrire en un lieu clos la réception de l’ouvrage, l’instance narrative cède sans cesse sa place, traversée par une multitude d’instants dans lesquels passent d’autres voix. Celles-ci, provenant d’autres temps et d’autres lieux, sont appelées en renfort pour venir commenter tel ou tel détail rencontré dans la ville, ce qui, dans un jeu d’associations et d’affinités, fait éclater l’autorité univoque d’une seule mise en forme de l’expérience (que préconiserait la structure romanesque [3]). Paris, capitale du xixe siècle est conçu comme un lieu de passage de l’expérience, vis-à-vis duquel le(s) narrateur(s) et les lecteurs se situent dans une semblable posture de flânerie. Les nombreuses citations qui composent en partie l’ouvrage forment une polyphonie analogue à celle que définit Bakhtine dans sa théorie du roman, en ce sens qu’elles signalent une intrusion d’autrui au coeur du lieu d’énonciation, et en quelque sorte une perte de contrôle de la part du narrateur [4].

Décrivant son projet d’ouvrage sur les passages parisiens, Walter Benjamin (1989, p. 474) écrit : « Ce travail doit développer à son plus haut degré l’art de citer sans guillemets. La théorie de cet art est en corrélation très étroite avec celle du montage. » Cette affirmation, plutôt laconique de la part de Benjamin, nous offre néanmoins la possibilité d’établir un premier lien entre ces deux oeuvres de natures différentes : le texte sur le flâneur et le film de Marker. Sans soleil met à l’avant-plan son propre montage, c’est-à-dire l’acte même de montrer selon un découpage particulier, et le film utilise les matériaux d’autrui en insistant sur l’altérité — en premier lieu, celle de Krasna lui-même par rapport à la narratrice. Pensons également aux images filmées par Haroun Tazieff qui s’insèrent parmi les autres dans le film. En attirant l’attention sur son propre montage, Sans soleil remet en question la continuité qui, habituellement, est le signe d’un montage réussi. En effet, dans un film traditionnel, plus le montage sera efficace, plus il sera imperceptible. Johanne Villeneuve (2002, p. 204) décrit ainsi ce « paradoxe de la médiation » : « […] the more effective the medium, the more it tends to disappear [5]  ». Dans Sans soleil, on donne à voir cette discontinuité antérieure à la mise en images, rattachée à ce que l’on pourrait appeler l’expérience [6], et les images qui défilent sous l’oeil du spectateur apparaissent comme autant de « citations sans guillemets ».

Ces images « citées » de Sans soleil tendent donc à se détacher de leurs auteurs. Elles rendent l’ensemble de l’oeuvre définitivement fragmenté, tout en produisant une expérience « au présent » par laquelle sont convoqués une multitude de points de vue. Certes, elles proviennent de lieux et de contextes totalement différents, mais réunies au sein même du film, elles se révèlent parentes. On y cite des événements ayant eu lieu ou des visages entrevus, et les images sont prises à même des situations dans lesquelles Krasna lui-même n’intervient qu’à peine. Ce qui se rattache par-dessus tout à la démarche de Benjamin dans Paris, capitale du xixe siècle, c’est qu’en citant des images d’autres gens et d’autres lieux, Krasna crée (à son insu, semble-t-il, puisqu’il ne croit pas pouvoir réaliser son oeuvre) une nouvelle situation, un événement qui réactualise ces présences passées : celui du film lui-même. La narratrice cite certains extraits de la correspondance dans lesquels Krasna évoque le projet de faire un film qu’il ne réalisera jamais. Par exemple :

Bien sûr, je ne le ferai jamais, ce film. Pourtant, j’en collectionne les décors, j’en invente les détours, j’y dispose mes créatures favorites, et même je lui donne un titre, celui des mélodies de Moussorgski justement : Sans soleil ».

Marker 1993

Ainsi, on est devant un sujet de l’écriture qui échoue dans son projet — du moins, qui en suppose l’échec. Cependant, les matériaux épars (images et correspondance) sur lesquels repose le projet de film de Krasna forment un autre film, grâce à l’intervention de la narratrice. Tout se joue donc au présent, sous nos yeux, la reconstitution exacte des expériences, par laquelle sont tentés les personnages, étant jugée impossible. C’est que, pour Marker, il ne s’agit pas de témoigner (pour les archives), mais de faire une nouvelle expérience de l’oeuvre d’art [7].

Flânerie et résistance : entre l’anonyme et le singulier

Au fil de ses promenades, l’attention du flâneur de Benjamin est inévitablement tournée vers l’extérieur, où il contemple « le simple spectacle des hommes [8]  ». Lorsque l’auteur s’attarde sur les attributs du « collectif » côtoyé par le flâneur, il est intéressant de constater que la description peut également s’appliquer au flâneur lui-même : « un être sans cesse en mouvement, sans cesse agité, qui vit, expérimente » (Benjamin 1989, p. 441). De même, dans Sans soleil, on suppose que Krasna est toujours en mouvement. Les images du film se succèdent au fil des déplacements du personnage. Au moment où la narratrice lit les lettres, on imagine leur destinateur encore et perpétuellement en voyage. Ainsi, la structure narrative de l’oeuvre dépend de ce mouvement incessant, comme chez Benjamin. Par ailleurs, le flâneur de Marker et celui de Benjamin présentent entre eux, dans leur posture face au monde, de nombreuses affinités. Dans un premier temps, on peut dire que la caméra subjective de Krasna est dirigée vers le monde de la même façon que le regard du flâneur. Celui-ci, en effet, s’attarde non pas à ce qu’il est, mais à ce qu’il rencontre. En plus de présenter une méthode comparable à celle du montage, l’esthétique que propose Benjamin se rapproche encore, à cet égard, de l’art cinématographique : le flâneur semble bel et bien muni lui-même d’une caméra subjective, étant toujours interpellé par l’extérieur, tourné en sa direction. On ne sait rien du flâneur lui-même : il ne s’agit pas d’un « type », mais davantage d’une « expérience [9]  », qui se distingue justement par son indétermination.

Dans son texte intitulé « Le narrateur : Réflexions à propos de l’oeuvre de Nicolas Leskov », Benjamin (1991) associe la biographie personnelle à un point de vue désolant et mortuaire posé sur sa propre vie, celle-ci étant appréhendée dans la nécessité de sa fin et de son sens plein. Un tel récit du vécu, dont dépend en principe la construction d’une identité chez tout sujet, est donc mis de côté par le flâneur, qui ainsi s’abandonne au collectif, à la pluralité. Le flâneur rencontre inévitablement l’unique, le détail signifiant dans la contingence d’une situation, d’un lieu : c’est dans une démarche « auratique » que se construisent ses déplacements. Dans son texte sur le flâneur, Benjamin (1989, p. 464) décrit la dialectique entre la trace et l’aura qui intervient dans la flânerie :

La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous.

Cette dialectique du proche et du lointain contribue à l’oscillation constante entre « moi » et « l’autre ». Cet entre-deux marque un point de jonction qui permet au sujet non pas d’être « aussi » l’autre par le truchement d’une nature humaine commune, mais de s’exposer tout entier à l’altérité toujours insaisissable. Le flâneur lui-même ne peut avoir le dernier mot sur son expérience ; il est toujours en dialogue avec ses environnements.

Dans leur ouvrage intitulé Empire, Michael Hardt et Antonio Negri (2000) décrivent les migrations massives et les nombreux passages de frontières comme des éléments caractéristiques du monde contemporain. Tout en faisant partie du système érigé par l’Empire, les nombreux déplacements peuvent constituer une forme de résistance face à ce dernier. Or, cet aspect particulier des réflexions de Hardt et Negri rappelle justement la démarche du flâneur de Benjamin qui, au fil de ses déplacements continuels, manifeste une résistance active et marginale contre l’économie capitaliste. À la lumière de l’importance qu’a acquise l’idée de déplacement au sein des débats théoriques et politiques actuels, il devient particulièrement intéressant d’envisager Sans soleil sous cet angle. Sandor Krasna va à la rencontre de « l’autre », se déplaçant physiquement dans l’espace, mais posant également la question du déplacement de ses références culturelles au contact des gens qu’il fréquente.

Sans soleil de Chris Marker

 © 1983 Argos Films

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Autour du flâneur, la foule est toujours en mouvement, imprévisible et d’une diversité infinie. Elle intervient comme un élément multiforme, sans cesse changeant, se présentant parfois comme un environnement, c’est-à-dire un espace à habiter et à parcourir, et parfois comme une instance répressive. Assimilée au collectif, elle contient une altérité inépuisable, conduisant dans toutes les directions à une multitude d’expériences possibles. En tant qu’environnement mouvant, plutôt que de marginaliser le flâneur, elle le rend anonyme, contribuant à lui faire perdre son identité à ses propres yeux.

Les rues sont l’appartement du collectif. Le collectif est un être sans cesse en mouvement, sans cesse agité, qui vit, expérimente, connaît et invente autant de choses entre les façades des immeubles que des individus à l’abri de leurs quatre murs. Les brillantes enseignes en émail des maisons de commerce sont pour ce collectif un décor mural qui a autant de prix, sinon plus, qu’une peinture à l’huile dans son salon aux yeux du bourgeois. Les murs avec « Défense d’afficher » lui servent de pupitre pour écrire ; les kiosques à journaux sont des bibliothèques.

Benjamin 1989, p. 441-442

Les différents lieux de consommation, ainsi que les rues faites pour assurer une circulation qui contribue au bon fonctionnement de l’économie, deviennent des lieux de passage que le flâneur transforme en espaces de mémoire et de rencontre. Cette re-symbolisation des endroits publics permet une réappropriation de ceux-ci par la communauté, qui contourne ainsi les réglementations instituées par la société capitaliste. Benjamin (1989, p. 435) cite à ce sujet un extrait d’un rapport de la police parisienne datant de 1789 :

[…] il est presque impossible de rappeler et de maintenir les bonnes moeurs, dans une population amoncelée où chaque individu, pour ainsi dire, inconnu à tous les autres, se cache dans la foule et n’a à rougir devant les yeux de personne.

En étant à la fois singulier et anonyme, le flâneur résiste à toute identification officielle. Il est toujours possiblement autre. Dans un article sur l’anonymat dans l’art contemporain, Evence Verdier (2003, p. 100) définit ainsi la fonction politique de l’identité :

La relation entre un visage et un nom donne naissance à une identité. Être nommé permet de s’insérer dans une communauté, mais aussi d’être inscrit, cerné, fixé. Nommer, c’est classer, organiser, instaurer un lien d’identification généalogique et social. Ainsi les noms règlent-ils la vie politique (civile et publique) des hommes.

La question de la légitimation sociale est au coeur de l’activité du flâneur, qui se tient en marge de l’activité économique sans toutefois pouvoir être identifié comme un criminel.

Benjamin (1989, p. 445) décrit son flâneur comme « l’observateur du marché [10]  » : sa position lui permet de rester à l’écart du roulement de l’économie capitaliste, tout en jetant sur cette dernière un éclairage nouveau et singulier. Ainsi, dans Sans soleil, la caméra de Sandor Krasna s’attarde particulièrement sur les espaces occupés par la circulation des marchandises : par exemple, lorsqu’il filme les femmes du marché de Praia, ou qu’il flâne dans les centres commerciaux et sur les boulevards achalandés de Tokyo tout en s’interrogeant sur les valeurs que transmet la société japonaise. Le « spectacle de la misère », même si Krasna voudrait l’éviter, jette un éclairage particulier sur le fonctionnement de cette société. Par exemple, lorsque apparaissent les Coréens ivrognes de Tokyo, les « recalés du Modèle », il écrit à leur sujet :

Tout un monde de clodos, de lumpens, de hors-castes, de Coréens. Trop fauchés pour la drogue, ils se saoulent à la bière, au lait fermenté. Ce matin, à Namidabashi, à vingt minutes des splendeurs du centre, un type prenait sa revanche sur la société en dirigeant la circulation au carrefour.

Marker 1993

Et l’image suivante représente, selon les mots du voyageur, ce qui incarne « le luxe » aux yeux de ces exclus : les bouteilles de saké que les familles riches vident sur les tombes, à l’occasion du jour des morts. Illustrant un contraste semblable à celui-ci, une autre image de Sans soleil montre une grande pièce aux murs recouverts de télévisions diffusant un spectacle de lutte sumo, au milieu desquels « les amateurs qui venaient voir les combats dans les show-rooms très chics de Ginza étaient justement les plus pauvres de Tokyo, pauvres à ne pas avoir de télévision… ». S’intéressant à la question du travail, Krasna s’attarde sur un jeu vidéo consistant à frapper de toutes ses forces sur des figurines représentant des cadres et autres dirigeants de compagnies. Ainsi, c’est devant le spectacle d’événements à caractère plutôt anecdotique, tirés du quotidien, que le flâneur de Marker se fait « observateur du marché ». Le récit de Sans soleil ne constitue pas une histoire, mais une collection d’impressions. C’est ce regard à la fois très personnel et anonyme qui rapproche le voyage de Krasna de l’expérience du flâneur tel que la conçoit Benjamin.

La caméra de Sans soleil, c’est-à-dire le point de vue à partir duquel les images sont enregistrées, privilégie une approche qui met en valeur les singularités individuelles. Et celles-ci apparaissent souvent dans un contexte où est aussi montrée l’oppression des normes sociales sur le corps individuel. La séquence durant laquelle Krasna s’intéresse à la cérémonie du « jour des vingt ans », à Tokyo, est un bon exemple de ce phénomène particulier. Lors de cette cérémonie du nouvel an, les jeunes filles, vêtues de leurs kimonos, se réunissent pour recevoir de la part des autorités municipales « des petits sacs remplis de cadeaux, d’agendas, de recommandations, comment être une bonne citoyenne, une bonne mère, une bonne épouse » (Marker 1993). On les voit donc rassemblées, attentives à un discours qui leur explique ce que la société attend d’elles. La perspective qu’adopte la caméra fait contrepoids à la normalisation totale à laquelle sont soumises les jeunes filles. En effet, la caméra insiste sur les détails des kimonos et cadre les visages en gros plan, s’attardant sur leur beauté. Elle fait systématiquement fi de l’orateur que l’on aperçoit à peine et dont on ignore le propos, son discours n’étant pas sous-titré [11]. Mais on entrevoit également chez ces jeunes Japonaises le partage imminent d’un avenir commun, indistinct. Et devant l’irréductibilité de chaque corps montré parmi les autres dans une tenue semblable, le spectateur occidental n’a d’autre choix que de constater également l’évidence de leur ressemblance. Le destin uniforme que prévoit pour elles la société japonaise met en relief la question de l’interchangeabilité de ces jeunes filles, tout en les séparant. C’est à ce va-et-vient entre l’anonymat et l’individualité, l’unique et le commun, qu’est sans cesse confronté le regard du spectateur.

Sans soleil de Chris Marker

 © 1983 Argos Films

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Ce va-et-vient particulier à l’esthétique de Sans soleil, propre au regard de « l’observateur du marché » décrit par Benjamin, intervient également dans un plan fixe où la caméra s’arrête quelques minutes sur les usagers du métro de Tokyo qui paient leur entrée aux guichets. Filmée en accéléré et ignorant les visages, cette scène ne cadre que le geste de payer. Elle montre à l’aide d’un plan très rapproché les mouvement répétés, identiques qu’effectuent les usagers en déposant leur droit de passage. L’image met en évidence l’anonymat ambiant, ainsi que l’efficacité et la rapidité qui régissent les déplacements, dans un monde où une grande importance est accordée à la productivité. Le mouvement incessant de la circulation, associé au roulement de l’économie capitaliste, appartient à l’ensemble indéfini des corps qui passent dans l’image, et non à chacun d’eux en particulier.

Le fait que les images soient floues et présentées en accéléré accentue l’aspect anonyme de cette course, rendant le mouvement attribuable à tous et à personne. Bien que les corps apparaissent dans une uniformisation et une automatisation totales, le spectateur ne peut que s’interroger sur la possibilité de leur singularité et de leurs distinctions, en s’attardant sur les différences qui restent perceptibles, même si elles sont d’un ordre « accessoire » : une montre-bracelet, un vêtement, un bijou. Dans cette scène des payeurs du métro, Marker s’attarde sur une activité de passage des frontières que l’on peut associer, à la suite de Marc Augé, à l’expérience des non-lieux que permet la « surmodernité [12]  ». Pour Augé, le non-lieu est l’espace de la mondialisation : sans possibilité de relation, d’identité ou d’histoire. Strictement fonctionnel, il est très réglementé et les possibilités identitaires qu’il admet se réduisent à cette option : déroger ou non aux nombreuses réglementations. Les identités des individus, clients ou usagers, sont vérifiées aux frontières. Ainsi, « l’espace du non-lieu ne crée ni identité singulière, ni relation, mais solitude et similitude » (Augé 1992, p. 130). De fait, le non-lieu crée, à travers la relation mise en place entre l’individu et les puissances publiques, l’expérience d’une « identité partagée » (p. 127), actualisant la possibilité d’une interchangeabilité des individus. Celle-ci est mise en évidence tout au long de Sans soleil.

Sans soleil de Chris Marker

 © 1983 Argos Films

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Ainsi, l’intérêt pour le collectif que partagent Krasna et le flâneur de Benjamin amène l’un et l’autre à s’attarder particulièrement sur des espaces occupés par les foules. Pour le flâneur, c’est dans les rues — qui sont « l’appartement du collectif » (Benjamin 1989, p. 441) — que la multitude se manifeste. L’occupation de l’espace urbain constitue un important moyen de résistance contre la circulation réglementée qu’assure le système capitaliste. Le texte de Benjamin insiste beaucoup sur cette idée de la rue conçue comme un intérieur dans lequel la communauté s’installe et vit : « La rue, plus qu’en tout autre endroit, se présente ici [à Paris] comme l’intérieur familier et meublé des masses » (p. 442). À la lumière de cet effet de contiguïté par lequel, chez le flâneur, il y a une « compénétration enivrée de la rue et de l’appartement » (p. 442), certains aspects des promenades de Krasna peuvent être mis en relief. Le personnage de Marker accorde une importance particulière aux activités du quotidien qui se déroulent en plein coeur du décor urbain. Ainsi, au Japon, il est interpellé par la quantité étonnante de gens qui lisent dans la rue. Il filme aussi longuement des passagers qui dorment dans un tramway.

Comme le flâneur de Benjamin, celui de Marker s’intéresse aux configurations et aux utilisations des espaces : dans les parcs, à la danse rythmée des Takenoko, ou, dans les rues, aux spectacles impressionnants du carnaval de Bissau. Que les animaux familiers chers à Chris Marker [13] se retrouvent un peu partout dans les images de la ville de Tokyo contribue également à marquer de façon paradoxale un rapport intime et privé avec la mégapole. La présence des chats, des chouettes et même des émeus parmi les images de Sans soleil est le signe d’un rapport singulier à la ville, ces animaux fétiches — que l’on pourrait imaginer dans un appartement sous forme de bibelots — étant « disposés » à même les espaces urbains avec une familiarité semblable à celle qui lie le locataire à son propre intérieur.

Pour finir, chez Krasna lui-même, l’espace urbain apparaît définitivement comme un espace à habiter. Alors qu’il est question de son retour à Tokyo, la narratrice signale : « “Comme un chat rentré de vacances dans son panier se met tout de suite à inspecter ses endroits familiers”, il courait voir si tout était à sa place » (Marker 1993). Superposons à ce passage de Sans soleil une citation de Baudelaire sur la flânerie, tirée du livre de Benjamin (1989, p. 460) :

Pour le parfait flâneur […] c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant… Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde […]. 

Ce sentiment de familiarité dans l’anonymat de la multitude est à mon avis révélateur d’une disposition à la rencontre, particulière à la flânerie.

Devenir étranger ?

D’une part, le flâneur de Benjamin est incarné par l’homme-sandwich [14], se confondant au décor de la ville pour y occuper une fonction totalement anonyme ; d’autre part, « son oeil ouvert, son oreille tendue, cherchent tout autre chose que ce que la foule vient voir » (Benjamin 1989, p. 470), et l’on peut en conclure qu’il est infiniment éloigné de ce qu’il observe. Si, suivant la pensée de Benjamin, associer le flâneur à un statut social quelconque reste inapproprié, on peut tout de même souligner l’ambiguïté de son rapport à la foule qu’il fréquente ou habite. En effet, le flâneur semble à la fois submergé par la foule et infiniment éloigné d’elle, observant son mouvement d’un point de vue toujours périphérique, marginal [15]. Néanmoins, mon intuition est que tout en se nourrissant de cette oscillation, le flâneur est le plus souvent immergé dans le collectif, sur le modèle de l’homme des foules de Poe, auquel Benjamin fait abondamment référence [16]. À ce sujet, voici une remarque de Victor Fournel portant sur le badaud, lequel s’apparente au flâneur dans la littérature du xixe siècle : « Le badaud, sous l’influence du spectacle, devient un être impersonnel ; ce n’est plus un homme : il est public, il est foule » (cité dans Benjamin 1989, p. 447). La foule, dans sa diversité et sa fluidité, est un environnement dans lequel le flâneur risque d’être englouti.

Krasna, quant à lui, se rapprocherait davantage de la version observatrice du flâneur que décrit Benjamin : plutôt que de se mêler aux foules qu’il filme, le personnage de Sans soleil s’en détache, « montrant » presque son absence. J’ai déjà noté que la caméra subjective crée une séparation immédiate entre Krasna et les gens qu’il côtoie ; l’identité intellectuelle du personnage crée un effet similaire. L’écriture, la mise en récit intelligible de l’expérience, semble détenir le sens final de cette expérience et désigner la possibilité d’un sens. Ainsi, c’est ultimement un désir intellectuel, en marge de la foule, qui apparaît dans la démarche de Krasna, et c’est grâce à celui-ci que l’on a droit à une oeuvre, à Sans soleil. Quoi qu’il en soit, une certaine volonté « d’intégration » aux communautés décrites pointe parfois dans le commentaire, et c’est à la toute fin que l’intégration se concrétise. Durant les dernières minutes du film, en épilogue, Krasna décrit son existence au sein de la société japonaise comme une sorte de mimétisme qui semble faire de lui un être proche de l’automate. On le suppose littéralement possédé par les croyances et les rituels japonais. Si le spectateur a su difficilement se figurer, jusqu’à ce moment du film, la chronologie des événements présentés, il est clair que ce qui constitue cet épilogue se situe dans un temps postérieur à tous les autres épisodes du film. À ce moment, Krasna change de ton et semble avoir fait le deuil du statut d’observateur occidental qu’il a adopté tout au long du film :

Quand le printemps venait, quand chaque corbeau pour l’annoncer augmentait son cri d’un demi-ton, je prenais le train vert de la Yamanote Line et je descendais à la gare de Tokyo, voisine de la Poste Centrale. Même si la rue était vide, je m’arrêtais au feu rouge, à la japonaise, afin de laisser la place aux esprits des voitures cassées. Même si je n’attendais aucune lettre, je m’arrêtais devant la poste restante, car il faut honorer les esprits des lettres déchirées, et devant le guichet de la poste aérienne, pour saluer les esprits des lettres non envoyées. Je mesurais l’insupportable vanité de l’Occident qui n’a pas cessé de privilégier l’être sur le non-être, le dit sur le non-dit.

Marker 1993

À première vue, cette attitude mimétique semble confirmer la fusion finale du sujet avec son objet d’étude. C’est l’interprétation défendue par Kaja Silverman, qui envisage Sans soleil comme l’histoire d’un devenir-étranger de l’observateur occidental. Selon l’auteure, les différentes expériences vécues par ce dernier transforment finalement son identité culturelle. Situant son analyse du point de vue du récit raconté, Silverman admet volontiers cette transformation de la part du personnage, son accès à une expérience tout autre [17]  ; il me semble toutefois plus révélateur de situer l’analyse du point de vue du récit racontant [18]. À cet égard, la démarche de Krasna rejoint celle de tout écrivain voyageur de l’époque coloniale témoignant après coup de son expérience vécue « de l’autre côté ». Cet « other side » que mentionne Silverman s’opposerait au lieu d’où l’on écrit ; c’est l’autre côté de la raison européenne, d’où il faut revenir pour témoigner. Or, le résumé fort pédagogique des valeurs et du mode de vie « à la japonaise » qu’il entreprend en guise d’épilogue indique bien que Krasna n’a pas vraiment été emporté par la foule qui l’entourait. Dans cet épilogue rédigé à l’imparfait, il se situe déjà ailleurs, où il adopte encore une posture d’observateur ; le lieu d’où il écrit n’a pas été déplacé. Krasna reste un sujet écrivant, situé au-delà de la multitude. Son omniprésence est encore une fois confirmée, et l’on peut dès lors le percevoir comme une sorte de « super héros » ayant parcouru des lieux inconnus, expérimenté des modes de vie étrangers, vécu diverses aventures et se trouvant maintenant ailleurs, déjà loin [19].

Présent-passé

Benjamin (1989, p. 466) revient à quelques reprises sur « l’ivresse de l’identification chez le flâneur ». Ce terme d’« identification », contrairement à celui d’« identité », renvoie à des expériences qui s’inscrivent dans la durée ; celles-ci se produisent au coeur d’une action et ne conduisent pas à la détermination d’une entité clairement définie. En cela, ce terme met en relief les idées de déplacement et d’incomplétude, qui se rapportent au flâneur. Dans le texte de Benjamin, une citation de Flaubert illustre bien cette « ivresse de l’identification » qui s’empare du flâneur :

[…] je me vois à différents âges de l’histoire, très nettement… J’ai été batelier sur le Nil […], puis rhéteur grec dans Suburre, où j’étais dévoré de punaises. Je suis mort pendant la croisade, pour avoir trop mangé de raisin sur la plage de Syrie. J’ai été pirate et moine, saltimbanque et cocher, peut-être empereur d’Orient aussi ».

p. 466

Ainsi se dessine la possibilité d’une traversée des identités, liée à une ouverture à la rencontre dans laquelle seraient en jeu des identifications qui, plutôt que de s’exclure les unes les autres, pourraient être cumulées à l’infini. Ces identités qui s’enchaînent les unes aux autres ne font pas l’objet, chez le flâneur, d’une simple rêverie fantasmagorique à laquelle pourrait s’adonner le « contemplatif immobile [20]  ». Elles sont le résultat d’une prise de contact avec l’espace qui, de façon métonymique, contient des repères permettant d’entrer en contact avec ces identités tout autres : batelier sur le Nil ou empereur d’Orient. Ce type d’expérience implique forcément la question de la mémoire et de sa circulation dans le présent. Laissant tomber l’autarcie identitaire, le flâneur est disposé à appréhender les traces laissées par ces multitudes d’expériences possibles, vécues et toujours vivantes. Chez Benjamin, la relation au passé et à la mémoire est donc aussi relation à l’autre.

Il est frappant de constater que le « “phénomène de colportage de l’espace” », que Benjamin (1989, p. 436-437) désigne comme « l’expérience fondamentale du flâneur », occupe également dans Sans soleil un rôle primordial. Ce phénomène, qui implique une dialectique entre présent et passé, se rattache à l’action politique du flâneur. Celle-ci s’inscrit à même la pratique du déplacement : « La rue conduit celui qui flâne vers un temps révolu. Pour lui, chaque rue […] mène […] dans un passé qui peut être d’autant plus envoûtant qu’il n’est pas son propre passé, son passé privé » (p. 434). Ici, Benjamin insiste sur une distanciation du flâneur par rapport à sa propre histoire, lui permettant de s’intéresser à l’histoire qui marque le collectif. C’est en entrant en relation avec un espace rencontré au présent, de façon contingente, que surgit l’expérience du passé. Benjamin écrit, au sujet du colportage de l’espace : « Ce phénomène permet de percevoir simultanément tout ce qui est arrivé dans un seul espace. L’espace lance des clins d’oeil au flâneur : de quels événements ai-je bien pu être le théâtre ? » (p. 437). Ce rapport au passé, qui passe par un contact immédiat avec l’espace, exclut toute tentative de mise en récit linéaire de l’histoire. Didi-Huberman (2000, p. 103), citant R. Tiedemann, rappelle que, pour Benjamin, « il n’y a d’histoire que depuis l’actualité du présent », constatant aussi que pour lui « le temps est à même la matière des choses » (p. 107). La matérialité de l’espace, chez Marker comme chez Benjamin, est porteuse de souvenirs touchant à la vie de la multitude, à son histoire, faisant un pont entre le passé et le présent — et ces souvenirs résistent à l’Histoire. Le cinéma de Marker pose la question du rapport au passé collectif, abordant comme Benjamin ce problème relevé par Stéphane Mosès (1992, p. 95) : « […] comment peut-on parler de l’histoire ? Comment un chaos d’événements peut-il être rendu intelligible ? »

Chez Benjamin, ces questions présupposent que « l’histoire ne se constitue qu’à travers l’acte même de raconter ». À travers sa « méthode dialectique », il décrit la possibilité d’une relation essentielle entre un présent et un passé, donnant à voir toute l’importance de la subjectivité, du lieu d’énonciation : « […] car il est tout aussi important, pour cette méthode, de rendre justice à la situation historique concrète de l’intérêt qui est porté à son objet » (1989, p. 409). Angela Cozea s’attarde justement sur la complexité du rapport entre présent et passé dans la théorie benjaminienne. Dans cette volonté d’éviter un accès trompeur aux événements du passé, on peut voir une profonde affinité entre les démarches respectives de Marker et Benjamin. Cozea (1996, p. 15) écrit : « L’image benjaminienne de la lisière qui empêche la perspective renvoie au processus par lequel, en fait, cette lisière arrive à constituer la perspective, et non pas à la remplacer. »

Au fil des déplacements de Sandor Krasna s’élaborent des dialogues avec certains événements marginaux de l’histoire que « rappelle » l’expérience immédiate de l’espace. Surtout, c’est à travers le lien entre le commentaire et les images qu’apparaît, dans Sans soleil, cette préoccupation pour les événements oubliés de l’histoire ; par exemple, dans une séquence où Sandor Krasna retourne à Narita, visitée dans les années 1960. La construction récente d’un aéroport dans cette ville a fait ressurgir les luttes paysannes qui eurent lieu plusieurs années plus tôt, alors que le peuple s’opposait justement au projet de construction de l’aéroport sur ses terres. Optimiste, Krasna ajoute toutefois devant l’aéroport nouvellement construit : « Mais avec sa piste unique et les barbelés qui l’étouffent, il fait plus assiégé que victorieux » (Marker 1993). Une sensibilité semblable par rapport aux mouvements de résistance apparaît de façon explicite dans le montage du film, alors que Marker superpose aux images de la Guinée-Bissau une musique du Cap-Vert, rendant hommage au rêve d’Amilcar Cabral qui souhaitait une unification des deux pays dans la lutte contre la domination portugaise [21]. Lors de sa visite de la colline d’Okinawa, Krasna se rappelle également les bombardements de 1945, alors que les Américains croyaient atteindre une cible japonaise : ils vouèrent ainsi la civilisation des Ryukyus à une disparition imminente [22].

Le phénomène de colportage de l’espace, qui caractérise l’expérience du flâneur de Marker comme celui de Benjamin, participe d’un mouvement dialectique entre le proche et le lointain. C’est à partir d’une valeur auratique attribuée aux objets qui meublent les espaces que peut avoir lieu un tel surgissement d’événements passés. Ainsi, Sans soleil contient beaucoup de ces contrastes qui font apparaître dans un espace immédiat des événements ou des lieux lointains. Le film fait constamment alterner des images provenant des « deux pôles extrêmes de la survie [23]  » : le Japon et l’Afrique. En montrant les contrastes entre ces deux régions du globe, il montre également leurs affinités [24]. Ainsi, partant de l’image des poupées cassées qui sont brûlées lors d’un rituel au Japon, la caméra s’attarde sur une étonnante spectatrice aux yeux bleus et aux cheveux blonds, avant d’aboutir sur l’image d’une poupée occidentale parmi les jeux d’enfants africains. Ou encore, on peut mentionner ces flashes étranges, parfois imperceptibles au premier visionnement, grâce auxquels l’image d’un désert calme et plat est entrecoupée successivement de très courtes séquences représentant de bruyantes « scènes » de ville : un tramway dans la circulation dense de Tokyo, par exemple.

D’un point de vue anthropologique, Sans soleil peut être envisagé comme un travail de réécriture, en ce sens que le film construit une mémoire matérielle à partir d’images cinématographiques. Jacques Rancière avance cette idée de la « création » d’une mémoire (dont le langage cinématographique est un lieu privilégié), plutôt que de sa « conservation [25]  ». Cette approche est semblable à celle qu’adopte Marc Augé lorsqu’il s’attarde sur le rôle de l’ethnologue sur le terrain. À la fois « chroniqueur », « enregistreur » et « témoin des traditions », ce dernier marque au sein des sociétés qu’il fréquente « l’éventualité d’une perte et d’une absence » (Augé 1989, p. 43). En affirmant, par sa présence, la nécessité de se rappeler l’histoire, il vient souligner l’imminence de l’oubli. Le projet de Sandor Krasna présente certaines affinités avec la description que fait Marc Augé du travail d’ethnologue, à travers des références constantes à l’acte de se remémorer. Cette fascination pour le fonctionnement de la mémoire constitue le lieu d’appréhension vers lequel converge l’activité du personnage. Ainsi, comme c’est le cas chez l’ethnologue d’Augé, l’intention et la démarche de l’observateur s’imposent d’emblée comme angles de vision particuliers et comme conditions des relations avec l’autre. À cet égard, l’intérêt du travail de Marker consiste dans la mise en relief du statut particulier de l’anthropologue Krasna, donnant à voir avant tout le lieu d’où il observe et en quoi celui-ci conditionne son regard. Il s’agit, comme chez Benjamin, d’assumer pleinement la contingence qui nous inscrit d’emblée dans un présent et dans un espace propres, ce qui, forcément, influence notre relation aux événements du passé, et de montrer cette perspective indépassable que constitue notre champ de vision, toujours en situation. Si l’expérience du voyage dans Sans soleil conduit au lointain, c’est d’abord et avant tout parce qu’elle nous transporte vers le passé, un passé inaccessible au demeurant. Krasna écrit à son amie :

Perdu au bout du monde, sur mon île de Sal, en compagnie de mes chiens tout farauds, je me souviens de ce mois de janvier à Tokyo, ou plutôt, je me souviens des images que j’ai filmées au mois de janvier à Tokyo. Elles se sont substituées maintenant à ma mémoire, elles sont ma mémoire ».

Marker 1993

Il serait donc illusoire d’envisager la mémoire comme une restitution de l’événement, une réactivation de l’expérience enfouie. La mémoire d’un événement passé, chez Marker, devient une expérience bien présente, qui souligne avant tout la perte de l’expérience passée devenue autre. Ce qui advient, c’est une mise en rapport au présent avec ce qui reste de l’expérience passée. A posteriori, on ne peut rien en dire comme tel ; l’expérience ne peut faire l’objet d’un récit. Ce mouvement, qui consiste à se souvenir, est lui-même une expérience, un rapport au monde par lequel, dans l’impossibilité d’accéder à l’autre, on est toujours déjà dans un rapport essentiel au présent. Or, ce rapport au présent implique aussi nécessairement une relation à l’autre, mais un autre demeurant fragmenté, inconcevable, ou du moins imperceptible dans sa totalité. Dans Sans soleil, comme pour le flâneur, la connaissance de l’autre est indissociable de la connaissance du passé, toutes deux représentant l’objet inaccessible et illusoire d’une même recherche anthropologique.

Solitude et contiguïtés

Marc Augé s’intéresse à l’effet de ces processus de médiatisation intervenant dans nos rapports au monde, en fonction de la notion de « mise en spectacle du monde [26]  », caractéristique de la surmodernité. Les images de la réalité que présente, notamment, la télévision, créeraient « un rapport paradoxalement intime au monde […], nous habituant progressivement à discuter de textes et d’images quand nous pensons parler de réalités » (Augé 1994, p. 95). Ainsi, contre toute apparence, le lien ne se tisse pas ; il n’y a pas de rencontre, là où pourtant une véritable communication semble s’établir. Sans soleil adopte justement un point de vue qui admet le caractère irréductiblement partiel du rapport à l’autre, montrant également le fonctionnement de cette mise en spectacle du monde que fournit la prolifération des images. Le film lui-même est composé d’images exotiques qui se succèdent, mais sans continuité. On y montre la possibilité d’une adéquation entre circulation de l’expérience et circulation des images, tout en donnant à voir l’illusion qu’implique une telle possibilité [27]. Cependant, Sans soleil résiste explicitement à la « mise en spectacle du monde » en dénonçant comme Augé le « caractère abstrait, détemporalisé et quasi désincarné du rapport à autrui » (1994, p. 96). Comme le veut le personnage d’Hayao, les images nous sont présentées en tant qu’images, et non comme des réalités directement extraites du monde qui nous entoure [28]. L’immédiateté habituelle nous est montrée en même temps que son mensonge. Le sentiment de solitude qui traverse ce film — solitude de la narratrice, de Sandor Krasna et du spectateur — résulte justement de cette « démonstration » de Marker, illustrant que le rapport au monde est loin d’aller de soi.

La solitude devant le monde que met en scène Sans soleil suggère une posture mélancolique, chère à l’esthétique romantique. Angela Cozea (1996, p. 22) définit la mélancolie en fonction de la figure du voyageur : « […] la mélancolie est refus radical de la nostalgie pour la terre natale », écrit-elle. Mais le mélancolique, libéré de tout lieu d’attache, a-t-il accès pour autant à l’étrangeté qu’il fréquente ? Pour le voyageur de Marker, l’entrée dans l’étranger apparaît sous un angle irréductiblement problématique, et la mélancolie particulière que nous pressentons chez Krasna tient justement à cette position interstitielle qu’il occupe : ni dans le familier, ni dans l’étranger. Cette posture invraisemblable (que l’on peut attribuer également au personnage de la narratrice) contribue sans doute à expliquer le fait que ce personnage ne se trouve véritablement nulle part : ni corporellement (ou visuellement) dans l’image, ni auctoriellement dans la narration. En soulignant l’accès difficile (voire impossible) à l’étranger ou à l’autre, Sans soleil place le personnage de Krasna dans la position d’un voyageur perpétuel, jamais en adéquation avec les espaces qu’il parcourt. Évitant le récit linéaire motivé par une quête de l’origine, Krasna rassemble une multitude de détails, des fragments d’événements infiniment diversifiés et constituant un récit possible mais morcelé : celui de Sans soleil. Comme la liste de Sei Shônagon des « choses qui font battre le coeur » (Marker 1993), Sans soleil met en scène une sensibilité particulière concernant divers objets rencontrés et remémorés. La mélancolie qui s’est détournée de la question de l’origine devient un deuil sans objet, ou plutôt, qui s’applique à une multitude d’objets dont la matérialité ne peut passer dans le souvenir, condamnant le voyageur à errer autour des événements présents, éternellement en dehors d’eux.

Sans soleil de Chris Marker

 © 1983 Argos Films

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Les images de Sans soleil sont hantées par des éléments familiers créant tout un réseau de sens, mais qui peuvent également être ignorés comme des éléments isolés et insignifiants, incertains. Parmi ces derniers, des chats, des chouettes et des émeus fréquentent régulièrement les espaces du film ; et la narratrice d’interroger le spectateur à ce sujet : « […] à propos, saviez-vous qu’il y a des émeus en Île-de-France ? » (Marker 1993). La présence de ces animaux familiers crée des liens entre ces lieux éloignés, laissant entrevoir la possibilité d’un fil conducteur très ténu et quasi insaisissable, parcourant les différents épisodes d’un récit pourtant « décousu ». La cohérence de Sans soleil repose presque exclusivement sur ces effets de contiguïté qui permettent de comprendre que quelque chose circule entre les espaces et entre les temps. Un parcours particulier nous est donné à voir, celui d’un flâneur hanté par ses propres souvenirs et toujours en intime dialogue avec les espaces qu’il fréquente. C’est probablement dans ces jeux de contiguïtés, ces entrechoquements parfois incertains advenant sous le mode du hasard, que l’on trouve dans Sans soleil un effet de « proximité lointaine » ; un mélange énigmatique entre le familier et l’étranger, qui pose la question d’une rencontre toujours en deçà de sa réalisation.