Abstracts
Résumé
« Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance. » Tel est l’intertitre qui annonce l’aventure singulière du héros de La jetée de Chris Marker. Prisonnier dans les souterrains de Chaillot après la Troisième Guerre mondiale (qui a rendu inhabitable la surface de la terre), un homme va devenir l’objet d’une expérimentation troublante et cruelle : un voyage forcé dans d’autres espaces-temps à partir de la force d’attraction qu’exerce sur lui une image de femme sur laquelle, depuis l’enfance, son esprit s’est fixé. Une fois le héros projeté définitivement dans le monde de son enfance, ce n’est pourtant pas cette jeune femme dont il a gardé la marque visuelle qui sera au rendez-vous, mais la mort, refoulée, qui le regarde et le retient au travers de ce visage. Au-delà de cette histoire extraordinaire que raconte ce film de (science-)fiction, l’auteur du présent article montre que l’histoire de chaque homme (ou presque) pourrait peut-être s’écrire à la manière de celle du héros de La jetée. En effet, toute mémoire individuelle, pour ne pas dire toute fiction subjective, charrie de l’enfance ce que Freud nomme des souvenirs-écrans : des images indélébiles, inexactes ou recomposées au regard de la « vérité historique » qui voilent une « vérité subjective » : la castration. Dès lors, de la fixité de l’image filmique à la fixation du sujet sur un souvenir, de l’écran cinématographique où se tisse la fiction à l’écran subjectif que constitue le fantasme, de la mort du héros dans l’image à la castration du sujet dans la perception visuelle, il n’y a peut-être qu’un pas, que nous invitent ici à franchir l’oeuvre et la doctrine. La lecture psychanalytique de La jetée que propose l’auteur cherche ainsi à montrer en quoi la visée du procès poétique fictionnel au cinéma peut être de toucher, dans l’imaginaire diégétique, un bout de réel.
Abstract
“This is the story of a man marked by an image of his childhood.” With this intertitle begins the strange adventure of the hero of Chris Marker’s La jetée. Held prisoner in the underground workings of the Palais de Chaillot after the Third World War (which rendered the surface of the earth uninhabitable), a man becomes the subject of a cruel and disturbing experiment: a forced journey through other space-times using the image of a woman which has obsessively attracted him since childhood. Once the hero is definitively projected into the world of his childhood, he encounters not the young woman whose image he has remembered but rather death; this repressed death sees and holds him through the woman’s face. Beyond the extraordinary story told by this (science-)fiction film, the author of this article demonstrates that the story of every person (or almost) could perhaps be written like that of the hero of La jetée. All individual memory, if not all subjective fiction, carries with it since childhood what Freud called screen memories: indelible, inexact or recreated images which, with respect to “historical truth,” conceal a “subjective truth”: castration. It may be a short step from the fixity of the film image to the fixing of a subject in memory, from the film screen on which the fiction is told to the subjective screen which creates the fantasy, from the death of the hero in the image to the castration of the subject in visual perception, one the film and the doctrine invite us to take. The psychoanalytical reading of La jetée presented by the author thus seeks to show how the aim of cinema’s fictional poetic process may be to touch, in the diegetic imagination, a piece of reality.
Article body
Hanté par l’image [1] d’une jeune femme, un homme s’élance vers elle, mais ne peut la rencontrer le jour où il décide de la rejoindre. Cette phrase peut-elle résumer le film de Chris Marker [2] qui s’intitule La jetée [3] (1962) ? Bien d’autres synopsis se rapprocheraient sans doute davantage du scénario de La jetée, mais celui-là permet, je le crois, de déplacer ou de relancer la plupart des lectures sémiotico-phénoménologiques qui ont été faites de ce film. C’est dans ce déplacement, opéré, comme nous le verrons, grâce au discours de la psychanalyse, que le présent article cherche à s’inscrire.
Cette oeuvre en noir et blanc, tournée en 1962, est à bien des égards, on le sait, un grand film (bien qu’il soit très bref : 29 minutes seulement !). D’abord, pour des raisons esthétiques. Composé d’images fixes (à l’exception d’un plan [4]), La jetée n’en constitue pas moins un film de (science-)fiction. De fait, le statut sémiotique de l’image filmique, sa définition classique comme image-mouvement (Deleuze) et la capacité singulière de cette dernière à produire une diégèse (un monde dans l’esprit du spectateur) sont ici mis en question. L’image ciné-photographique ou, pour d’aucuns, le cinématogramme (Dubois) de La jetée nous oblige à sortir de notre fascination pour le mouvement cinématographique [5], à (re)considérer l’image filmique comme une image-temps (Deleuze) et à pousser plus loin notre interrogation sur le rythme du montage et sur les relations audio-visuelles pour approcher l’esthétique cinématographique. Mais cet aspect du film, bien qu’extraordinaire, n’est pourtant pas le seul à retenir notre attention. En effet, pour qui s’intéresse à la psychanalyse, La jetée est aussi un film exemplaire en ce qu’il met en scène, à travers la thématique de l’impossible rencontre entre un homme et une femme, le parcours analytique d’un sujet face à un souvenir-écran. Je précise cependant : le film ne met pas en scène une cure, mais à partir du dispositif montré et utilisé dans le film — un hamac dans lequel un homme est allongé —, La jetée raconte le voyage d’un sujet dans le temps à partir de « sa fixation sur une image du passé ». Voilà une surprenante coïncidence avec la cure analytique ! Certes, ce parcours temporel, que l’on peut qualifier d’associatif [6] — et qui est donc en cela proche de la séance analytique —, est visuel : le voyage effectué dans Paris et ses alentours avant l’engloutissement de cette ville par la Troisième Guerre mondiale, puis dans le Paris reconstruit et méconnaissable du futur, se fait à partir d’images ; ce qui semble, apparemment, éloigné de l’association libre portée par la parole du sujet en analyse. Certes, le sujet est soumis ici à une méthode suggestive qui s’inspire cruellement [7] de la tradition de l’hypnose [8] ; alors que Freud abandonna justement la suggestion hypnotique pour inventer la méthode psychanalytique (le dispositif du divan, la règle de l’association libre, l’attention flottante). Il n’en reste pas moins que le voyage temporel pris en charge par l’écriture de ce film, au-delà de sa représentation diégétique, peut être interprété, à l’instar d’une cure analytique, comme le parcours d’un sujet vers un point de réel au-delà d’une image-écran ; c’est, du moins, ce que je vais essayer de montrer maintenant.
I. « Un homme marqué par une image d’enfance »
Après le plan-générique qui ouvre le film et nous montre une jetée d’aéroport, un célèbre intertitre apparaît à l’écran : « Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance. » Je ne reprendrai pas ici les différents commentaires grâce auxquels on a cherché à analyser cette phrase (en elle-même, mais aussi par rapport à l’image), mais je retiendrai, au-delà des exégèses, la question lancinante qui anime, en partie, le désir même de revoir le film : de quelle image s’agit-il [9] ?
« La scène qui le troubla par sa violence, et dont il ne devait comprendre que beaucoup plus tard la signification, eut lieu sur la grande jetée d’Orly quelques années avant le début de la Troisième Guerre Mondiale [sic]. »
Après ce deuxième intertitre, nous comprenons que la scène que nous voyons se dérouler sur la jetée d’Orly, et qui comporte quatorze plans fixes, doit abriter l’image en question, mais nous comprenons aussi que cette image, qui marqua le héros du film, est sans doute une image de violence. Dès lors, l’un des plans constituant cette scène semble répondre aux énoncés des intertitres. Il s’agit du onzième où, au premier plan, est en partie cadré un corps (d’homme ?) flou, tordu et déséquilibré, alors qu’à l’arrière-plan, on aperçoit nettement une silhouette féminine debout contre une barrière de sécurité. Sur ce plan, très bref, on entend la voix off dire : « Un corps qui bascule… cette clameur. » Cette lecture descriptive souligne la surprise, la rapidité, la stupéfaction, en un mot suggère la violence que les deux plans brefs qui suivent vont appuyer — des personnes effarées regardent vers le hors-champ, puis succède le plan flou d’un avion posé sur la piste —, mais il faudra attendre le dernier plan de la séquence, totalement noir, pour comprendre le plan 11, car la voix off poursuit alors : « Plus tard, il comprit qu’il avait vu la mort d’un homme. » L’image qui a marqué l’enfant serait donc bien celle-ci : celle d’un homme mort tombant à terre. Traumatisme, donc. C’est du moins la signification que nous pouvons lui donner après coup. Soit. Cependant, durant la projection du film, on peut avancer sans l’ombre d’un doute que l’image marquante en question n’est pas celle-là, mais une autre image appartenant à la même scène. Cette évidence repose toutefois sur autre chose que sur la représentation de la violence, puisque l’image nous montre le visage d’une femme en gros plan, vraisemblablement sur la jetée d’Orly, les cheveux au vent, la main droite portée délicatement aux lèvres (plan 8 de la scène).
Si ce plan se distingue et s’impose dans cette première scène, c’est que, d’une part, il est le seul gros plan de visage ; de fait, le caractère photogénique de ce plan accentue les traits de cette femme et nous montre la douceur de son visage, ce qui l’oppose aux premiers plans (plans 1 à 11 de la scène), où les corps sont représentés de façon impersonnelle, ou aux visages sidérés des plans rapprochés (plans 10 à 13 de la scène). D’autre part, parce que la durée de ce plan ne peut pas ne pas être remarquée au regard de celle des autres plans de la même scène. En effet, celui-ci dure, suspendant du même coup le rythme du montage jusque-là imposé au spectateur ; par là même, cette pause permet à l’émotion de sourdre, parce que le spectateur a le temps, comme le dit Philippe Dubois (2002, p. 23), de « contempler » et de « s’abîmer dans l’immobilité photographique ». Soit. Mais cela vaut surtout pour le spectateur du film ; autrement dit, ces arguments nous permettent de comprendre pourquoi le spectateur peut éventuellement être marqué par ce plan durant la projection, non de saisir pourquoi cette image est restée fixée dans la mémoire du sujet-héros. Ce qui permet de considérer ce plan comme l’image ayant marqué l’homme de La jetée est encore une fois lié à la bande-son, puisque la voix du narrateur dit à ce moment-là : « […] un visage de femme. Rien ne distingue les souvenirs des autres moments : ce n’est que plus tard qu’ils se font reconnaître, à leurs cicatrices. Ce visage qui devait être la seule image du temps de paix à traverser le temps de guerre. »
Visage de femme qui traverse le temps, image qui porte les cicatrices du souvenir ; voilà donc l’image en question, bien que la blessure en cause et la violence supposée n’y soient guère représentées. Mais la voix off poursuit, à l’intérieur du même plan : « Ce visage […] il se demanda longtemps s’il l’avait vraiment vu, ou s’il avait créé ce moment de douceur pour étayer le moment de folie qui allait venir […]. »
Aussitôt surgie, l’hypothèse de l’image-souvenir comme trace du passé se voit remplacée par celle, plus solide, de l’image-écran, qui s’interpose face à un événement insupportable. Cette hypothèse s’impose en effet parce qu’elle permet de mieux appréhender la violence de cette image et son côté marquant, qui seraient liés à un autre référent, un événement terrifiant auquel l’image serait associée : la Troisième Guerre mondiale ou, comme on l’a vu précédemment, la mort d’un homme, suggérée par le plan 11. Pour trancher sur ce point, il faudra attendre, on le sait, la fin de la (dernière) séquence. Mais dorénavant, cette lecture permettra d’envisager autrement la fixation du sujet sur cette image et de considérer l’exactitude du souvenir (l’existence passée de cette femme sur la jetée d’Orly) comme secondaire.
II. Un souvenir-écran
Si l’on tient compte de la lecture qui précède, comment ne pas penser aux textes de Freud sur les souvenirs-écrans ? En effet, alors que Freud s’interroge sur les contenus des souvenirs qui marquent les adultes, celui-ci constate que les souvenirs d’enfance (avant six ans), qui sont souvent des images indélébiles pour le sujet, ne représentent pas des scènes intenses qui ont marqué l’enfant, mais sont au contraire dénués de tout contenu affectif [10]. Freud considère que ces souvenirs forment un écran [11], qu’ils constituent en quelque sorte une recomposition plastique d’une ou de plusieurs traces mnésiques refoulées, car inacceptables pour le sujet. L’analyse consiste donc à mettre au jour, à partir des éléments signifiants du « souvenir », les associations que tisse le sujet avec d’autres contenus, d’autres références dont l’écart temporel par rapport au « souvenir » peut être, d’ailleurs, important. En somme, comme le reconnaît Freud, le souvenir fait écran à des contenus qui ne lui sont pas nécessairement contemporains, mais qui peuvent le précéder ou lui succéder.
Ce concept de souvenir-écran permettrait de soutenir ce que j’ai avancé plus haut concernant l’importance de l’image d’enfance pour l’homme de La jetée. Ce visage de femme, s’il existe, ne serait pas forcément contemporain de la mort de l’homme ou de la catastrophe nucléaire, mais associé à cette catastrophe, à ce corps qui chute. Dès lors, l’image de la jeune femme ne serait peut-être pas un véritable souvenir (une trace mnésique), mais une image faisant écran [12] à la mort (à la destruction) de cet homme (du monde) qui s’écroule (disparaît) devant l’enfant, une image qui aurait marqué le sujet et non plus sa seule mémoire. La question de la fonction de cette image marquante serait alors déplacée, accroissant ainsi notre compréhension de la scène. Le caractère marquant de cette image, son caractère indélébile, ne viendrait pas tant de l’image en tant que telle, de sa représentation, mais de l’origine même de son procès figuratif : un réel inassimilable (trauma) pour le sujet.
III. Mémoire et fixité
Quand Lacan (1994, p. 119) reprend la théorie du souvenir-écran freudien, il avance ceci :
Avec le fantasme, nous nous trouvons devant quelque chose du même ordre, qui fixe, réduit à l’état d’instantané, le cours de la mémoire en l’arrêtant en ce point qui s’appelle le souvenir-écran. Pensez à la façon dont un mouvement cinématographique qui se déroulerait rapidement s’arrêterait tout d’un coup en un point, figeant ainsi tous les personnages.
Voilà qui, sans doute, peut nous aider à considérer autrement la question de l’image fixe dans La jetée. Le choix esthétique de Marker, selon ce point de vue, serait motivé par la nécessité structurale d’utiliser l’image fixe pour présenter le souvenir-écran du sujet-héros. Bien entendu, on peut opposer à cette hypothèse au moins deux objections. D’une part, soutenir cette hypothèse reviendrait à prêter à Chris Marker une intention qui n’est pas forcément la sienne ; d’autre part, comme la fixité des images s’étend à (quasi) tout le film, une telle hypothèse conduirait à considérer le film entier comme un souvenir-écran, ce qui rendrait pratiquement impossible le choix d’une image particulière pouvant remplir cette fonction de façon pertinente.
À la première objection, je répondrai que l’intention de Chris Marker reste, comme chez tout créateur, énigmatique ; le début de son film montre cependant un souvenir marquant dans la mémoire du sujet, ce qui soulève, en partie au moins, la possibilité d’un souvenir-écran. Pour répondre à la deuxième objection, je m’appuierai, entre autres, sur les phrases de Lacan citées plus haut. La référence métaphorique au cinéma permet de voir clairement ce que Lacan perçoit dans la fixité du souvenir-écran : comme l’instantané qui fige et fixe la continuité du mouvement cinématographique, le cours de la mémoire se voit arrêté, figé, dans une image qui fixe le sujet dans son fantasme. Si La jetée ne produit pas cet arrêt du mouvement cinématographique sur une image fixe [13], est-ce à dire qu’il n’y aurait pas, dans cette scène, de souvenir-écran ou de mémoire représentés, ou bien que la mémoire d’un sujet n’est pas représentable par le mouvement cinématographique ? Sans doute faut-il s’arrêter sur cette dernière hypothèse car, pour Lacan lui-même, la mémoire du sujet n’est pas tant un mouvement, un continuum, auquel s’opposerait la fixité du souvenir-écran, qu’une chaîne associative qui s’arrête, se fige en un point de son articulation qui est le souvenir-écran. « Le souvenir-écran est relié à l’histoire par toute une chaîne, il est un arrêt dans cette chaîne […]. En s’arrêtant là, la chaîne indique sa suite désormais voilée, sa suite absente, à savoir le refoulement dont il s’agit, comme le dit nettement Freud » (Lacan 1994, p. 157-158).
Non seulement la mémoire est-elle une chaîne, c’est-à-dire un lieu d’articulation, mais le souvenir-écran constitue finalement le dernier maillon de cette chaîne, au-delà duquel un trou se forme dans la conscience du sujet. Le dernier maillon de cette chaîne n’est donc pas, dans La jetée, le dernier plan de la première scène [14], mais bien, pour le sujet, l’image de la jeune femme, qui masque une trace mnésique refoulée : à savoir, ici, celle de la mort d’un homme ou celle de la Troisième Guerre mondiale. En effet, ces événements ne sont pas montrés, dans cette scène, mais seulement suggérés : outre le plan 11, dont j’ai déjà parlé — et qui n’est que suggestif —, le plan 15, qui clôt la scène, est un plan noir sur lequel on entend la voix off dire : « Et quelque temps après vint la destruction de Paris. » Certes, les plans qui viennent ensuite montrent des sites détruits par la guerre (plan général sur Paris dévasté ; Arc de triomphe en ruine, etc.), mais ces représentations n’ont avec le réel vécu du sujet qu’un rapport lointain, voire symbolique. L’image de la jeune femme fait donc ici écran à un réel qui n’apparaît pas, un réel qui n’a pas d’image mais qui va chercher à se présenter à travers l’imaginaire du sujet. En effet, c’est bien à travers les images d’une rencontre avec cette jeune femme que le refoulé qui attend et attire le héros, dans ce visage, finira par se présenter. Telle sera la conséquence du travail psychique qui animera le sujet de la diégèse à compter de la partie centrale du film.
IV. Montage et temps
Le travail psychique évoqué plus haut n’est pas simplement signifié dans le film ; il est d’abord porté, mis en acte, par l’écriture cinématographique qui organise les plans, non pas linéairement ou chronologiquement, mais plutôt en boucle. Ces retours sur des scènes passées, légèrement décalés, sont les véritables impulsions temporelles données au film, qui structurent aussi bien le possible, à l’intérieur de la diégèse (ces allers et venues dans le temps sont autant d’occasions d’explorer les modalités iconiques de « l’image filmique », bref, de créer des mondes), que le nécessaire, puisqu’ils permettent au sujet-héros non seulement de voyager à plusieurs reprises dans le temps, mais de résoudre, de comprendre le sens des images après coup [15] ; il n’y aura donc rien de paradoxal à revoir le même instant plusieurs fois (« l’instant repasse », dit la voix off), puisqu’il s’agit pour le sujet de voir (dire) toujours mieux, de bien voir (dire) ce qui n’était qu’aperçu (mal dit) les fois précédentes.
On peut, bien sûr, objecter à cette interprétation que le temps à l’oeuvre dans La jetée n’est pas de cette nature, mais qu’il s’agit d’un temps phénoménologique, sans langage, où passé, présent et futur se mêlent et forment les strates de la conscience du sujet. En optant pour cette approche séduisante, on oublierait cependant que l’usage de « l’après-coup », structurellement évident dans ce film, s’organise à partir de la logique signifiante. Lacan, en effet, nous a permis de lire la notion si importante d’après-coup freudien avec ce qu’il nomme le point de capiton, c’est-à-dire l’effet de signification rétroactif produit par le bouclage d’un énoncé. Le temps dans La jetée n’est pas seulement le temps fictionnel du voyage temporel ni le temps bergsonien d’une conscience qui embrasse [16], en un instant, diverses strates temporelles. C’est aussi et surtout le temps du montage, de l’articulation associative qui, sans cesse, provoque des retours sur les plans (les images) d’avant. Si, comme le suggère la fiction, se produit un retour dans le passé, vers une image du passé qui n’est plus, voire n’a jamais été pour le sujet, ce retour (ces retours) passe par l’invention d’autres images qui soutiennent la fiction et lui donnent corps. Mais cette consistance imaginaire n’est pas sans risque ; elle gonfle l’image jusqu’à l’effritement (c’est comme cela que je perçois le travail qui va des fondus enchaînés à la composition plastique, figurale et non plus simplement figurative de certains photogrammes dans la séquence centrale), voire l’éclatement.
V. Fantasme et mouvement
Enfin, quand même, voilà un sujet qui se trouve fixé sur une image d’enfance. Souvenir-écran, ai-je avancé. Ce qui est sûr, c’est que cette image est conservée précieusement dans l’esprit du héros comme un morceau de l’autre monde disparu. Résistance psychique à l’oppresseur de la diégèse qui a fait de lui un prisonnier de guerre après la Troisième Guerre mondiale ? Peut-être. Mais tel un fétiche, la présence de cette image dans l’esprit du héros ne peut que signifier, paradoxalement, l’absence, la perte de ce monde. Elle en tient lieu et le désigne de fait comme absent [17]. Dès lors, plus le sujet s’accroche et se fixe sur cette image, plus l’absence qu’elle désigne s’accroît ; c’est ce que montre, paradoxalement, toute la séquence centrale du film, qui s’articule autour des « rencontres » répétées entre le sujet-héros et la jeune femme. Cette séquence et son travail de figuration peuvent faire l’objet de multiples lectures, mais il me semble que l’usage répété des fondus enchaînés et du seul mouvement cinématographique qui traverse le film souligne, en particulier, la consistance imaginaire que prend de plus en plus l’image pour le sujet-héros, à défaut de lui permettre une rencontre avec le réel.
En effet, sous le regard et le contrôle des expérimentateurs, ce sujet construit, pas à pas, mais chaque fois de manière plus assurée, des petites scènes qui, à partir de l’image de la jeune femme, deviennent de plus en plus rapprochées et finissent par former une continuité spatiotemporelle dans laquelle il se voit projeté et présent. Aussi peut-on dire qu’à partir de la fixation du sujet-héros sur une image d’enfance, le mouvement imaginaire d’un monde est créé qui emporte, en retour, le sujet. Ce monde finit par exister pour le sujet comme celui qu’il n’a pas connu et dans lequel il croit pouvoir librement et volontairement résider, alors qu’il n’est que l’effet d’une production mentale (sous contrôle). Il s’agit bien ici, comme le dira la voix du narrateur dans la dernière séquence, de tenter de s’évader du temps ; non que le héros chercherait à rejoindre un temps passé, que l’on suppose manqué et libre, mais parce que tous ses élans successifs vers la jeune femme, ses incursions plus ou moins longues dans cet espace-temps où cette femme semble l’attendre, sont comme les tentatives de nier l’articulation, la discontinuité du temps, pour atteindre un continuum spatiotemporel où la rencontre avec cette jeune femme aurait lieu. Ce projet est, sans doute, un fantasme, qui se présente ici sous la forme narrative d’un rêve [18] ou, plutôt, d’une rêverie [19] amoureuse (sous le regard de l’Autre). Reste, je l’ai dit, que ce fantasme gonfle, sinon jusqu’à l’éclatement (ce qui serait plutôt le sens de la dernière séquence), du moins jusqu’à s’effriter : c’est ainsi, je le répète, que le travail plastique de défiguration, notamment relevé par Réda Bensmaïa (1988), m’apparaît dans cette séquence. Il y aurait donc, d’un côté, construction d’une rêverie à l’aide d’une phrase fantasmatique (je rencontre la femme dont je rêve), constitution d’une continuité spatiotemporelle où le sujet se voit et voit cette jeune femme en mouvement et, de l’autre, un semblant de traversée du fantasme, mouvement qui aurait lieu dans la fulguration et serait marqué par un déchirement énigmatique et inquiétant où le sujet ne pourrait que disparaître, s’évanouir…
VI. Un miroir troué par le regard de l’Autre
Le film se poursuit — je passe sur la séquence suivante où le héros, en communication avec les hommes du futur, est mandaté pour ramener une source d’énergie susceptible de sauver l’humanité terrée ; il reviendra certes avec cette source d’énergie, mais surtout avec la possibilité de retrouver le temps perdu de sa jeunesse — et s’achève sur une scène qui reprend, comme on l’a souvent noté, la scène qui ouvre le film, mais en changeant de point de vue.
Le héros est maintenant sur la jetée d’Orly. Il sait qu’il va pouvoir y demeurer, mais il apprendra, dans sa course vers cette femme qui peut-être l’attend, que ce dernier élan sera fatal. Cette dernière séquence est comme l’écho visuel de la première. Roger Odin (1981, p. 168-169), qui repère cette particularité, ajoute justement que les termes employés [20] dans la bande-son, durant ces deux séquences, font très souvent référence à ce qu’il appelle les « phases du miroir ». Qu’est-ce à dire ?
Revenons d’abord sur la nature du point de vue dans les deux séquences en cause. La première séquence n’est pas d’emblée orientée par le point de vue d’un ou de l’enfant. Les premiers plans qui se succèdent au début du film sont pris à partir d’un point de vue général ou neutre. En fait, ils semblent plus particulièrement correspondre aux énoncés dictés par la voix off ; ils en sont, en somme, le regard. Tout cela persiste jusqu’au plan rapproché sur les jambes d’un garçon. En effet, au plan d’après, on aperçoit des hôtesses marcher sur la piste de l’aéroport, à partir, semble-t-il, du point de vue de l’enfant. Toute la scène à venir sera filmée de ce point de vue, et c’est donc à travers le regard du garçon que nous la verrons. Le plan qui fait exception, encore et toujours, est celui du visage de la jeune femme en gros plan qui a nécessité, lui, un point de vue à hauteur d’homme (d’où le retour à l’idée que cette image n’est pas une image index, une image trace de la perception de l’enfant, mais une image reconstruite par le sujet dans l’après-coup). La dernière séquence propose, quant à elle, une série de plans qui illustre, semble-t-il, le point de vue d’un homme « adulte ». Il y a cependant une différence majeure entre cette séquence et la première : sauf dans deux plans, le point de vue du sujet-héros n’épouse pas le point de vue de la caméra ; autrement dit, il s’agit très souvent d’un point de vue extérieur que l’on peut attribuer au narrateur, à la jeune femme, à l’enfant ou à l’homme qui a suivi le héros depuis les confins du temps. En somme, le sujet-héros n’est pas simplement ici acteur de la diégèse, comme parfois on l’avance, un peu rapidement, pour opposer les deux séquences ; moins qu’un sujet voyant s’élançant vers l’objet de son désir (la jeune femme), il est surtout objet du regard de l’Autre, qu’incarnent les figures suivantes : l’homme aux « lunettes » noires qui l’abat avec une arme mystérieuse [21] ; la jeune femme, à peine aperçue, qui semble l’attendre au bout de la jetée ; le jeune garçon qu’il était mais dont il n’y a plus trace… Le héros est ici, avant tout, un être regardé de partout, sans que ce regard puisse être représenté précisément.
Que déduire de cela, sinon que cette scène n’est pas le simple reflet spéculaire de la première ! Il ne s’agit donc pas de la vision inversée d’une même scène (l’adulte, dans la dernière scène, ne se voit pas enfant [22]), ni d’un simple saut dans le temps qui ferait de l’enfant-spectateur l’acteur d’une même scène, à trente ans d’intervalle, comme le suggère la diégèse. Cette lecture en miroir repose, en effet, sur une approche partielle du « stade du miroir [23] » qui ne suffit pas pour embrasser, à mon sens, le vertige qu’occasionne la mise en perspective de ces deux scènes. Dans cette mise en perspective, l’enfant qui voit et l’homme (qu’il deviendra) qui est vu au même moment, semble-t-il — ce qui peut être considéré comme un paradoxe —, ne sont pas tout à fait semblables ou, plus exactement, n’occupent pas la même place dans le perçu, même s’ils sont constitués de la même étoffe, de la même chair. Comment résoudre cela, si ce n’est en considérant que les deux positions occupées tour à tour par le sujet correspondent non pas à deux temps chronologiques de la vie du sujet mais à deux temps logiques dans la perception ; c’est-à-dire un temps où le sujet voit et, deuxièmement (ou premièrement), un temps où le sujet est l’objet du regard de l’Autre [24]. L’intérêt d’un telle lecture est, comme on va le voir, de montrer que l’effet saisissant de cette double scène sur le spectateur tient au fait que Chris Marker met ici en scène la logique du désir et du plaisir (la jouissance) de voir au cinéma. Certes, cela a déjà été exploité, parfois avec brio (notamment par Michael Powell dans Le voyeur [25]), mais il est rare qu’un film présente de manière frontale la double position du sujet dans la vision. C’est le cas de La jetée, mais il en existe quand même d’autres ; je pense à 2001: A Space Odyssey de Stanley Kubrick (1968). N’est-il pas surprenant de constater que, dans ce film, il est aussi question de temps, de saut dans le temps ? C’est que, sans doute, il est difficile de représenter au cinéma cette logique du perçu sans l’artifice du saut chronologique car, non seulement s’agit-il de montrer les deux temps logiques de la perception (voir/être vu), mais aussi l’effet subjectif causé par ce basculement : c’est-à-dire la disparition, l’évanouissement du sujet voyant sous le regard de l’Autre, notamment quand il est surpris dans son désir de voir [26]. Ce point est très important puisqu’il permet de se distancier de l’analyse narratologique du point de vue, certes importante pour apprécier la dialectique voir/être vu dans les arcanes du récit cinématographique, mais insuffisante pour saisir les dimensions du désir et de l’expérience esthétique dont il est ici question.
VII. Une boucle tracée par la pulsion
La disparition du sujet devant le regard de l’Autre n’est pas une invention propre au cinéma, ni à la psychanalyse, ni à la phénoménologie puisque, dès l’apparition de la mythologie, on peut très bien retrouver dans les mythes d’Icare et de la Méduse, pour ne citer que ceux-là, ce fading du sujet. Que l’on pense à la chute d’Icare se rapprochant du soleil ou à l’homme pétrifié qui osait regarder la Méduse en face. Chaque fois, le sujet qui désire voir s’évanouit quand il rencontre le regard de l’Autre. Les mythes, comme on le sait, traversent les siècles et sont exploités de multiples manières par les oeuvres d’art ; aussi n’est-il pas surprenant de retrouver, dans La jetée, les traces plus ou moins visibles de ces mythes. Comment ne pas voir, en effet, que c’est dans un ultime envol (cf. la remarque de Philippe Dubois [2002, p. 31-33] à propos de la figure récurrente de l’oiseau dans le film) hors du souterrain où il était condamné que notre héros chute face à la lumière trop brûlante du monde visible dans lequel il se jette ? Et comment ne pas penser que, comme dans le mythe de la Méduse, c’est à trop vouloir atteindre cette femme aux cheveux emmêlés dont l’image lui apparaît que notre héros trouve la mort ? Or, on connaît l’interprétation que Freud (1998, p. 49-50) donne de ce dernier mythe : le visage terrifiant de la Méduse aux cheveux (serpents) emmêlés n’est qu’une représentation phallique qui voile l’horreur de la castration de la mère, incarnée dans le regard de la Méduse (ajouterai-je). La mort ou, plus exactement, la paralysie, la stupeur du héros devant le regard de la Méduse doivent donc être interprétés comme une forme d’effroi devant cette horreur de la castration. Dès lors, si l’on se sert ici de la lecture freudienne, celle-ci nous permettrait de soutenir que la fin du film n’est pas une fin chronologique mais qu’elle constitue un retour en boucle, ou plutôt en spirale, sur la première scène, qui révèle non pas ce qui avait été mal vu (l’identité du mort), mais ce qu’il était impossible de voir dans la première scène. Autrement dit, ce qui n’était pas visible dans la première scène, ce qui ne pouvait l’être, à partir du point de vue de l’enfant est, justement, la « pétrification » de l’enfant sous le regard de l’Autre, face à la castration de l’Autre.
En effet, ainsi que je l’ai déjà indiqué, au début du film, l’enfant regarde la scène depuis son point de vue et se trouve en somme extérieur à celle-ci, alors que, dans la dernière scène, l’homme adulte est entré dans le visible, il en fait partie, il est objet (perdu) sous la lumière du regard de l’Autre qui l’a guidé jusque-là (le regard de la jeune femme, certes [27], mais aussi celui de l’expérimentateur, de l’homme aux lunettes qui le tue). La dernière scène livre ainsi le « secret » de la mort du sujet dans l’image : la mort du sujet n’est pas la mort biologique du héros (si l’on peut dire), mais représente la perte, le prix payé par le sujet face au regard, à la castration, au désir de l’Autre. Mais ce prix, qui a valeur de trauma, en ce qu’il signe la présence de la castration dans le visible [28], est aussi ce qui va permettre au sujet de devenir à son tour désirant dans le champ scopique [29]. Désirant, en effet, car ce retour de la dernière scène sur la première dévoile, par là même, que c’est bien à partir de cette « petite mort », que recouvre le souvenir-écran (le visage de la jeune femme), que le sujet va à ce point désirer voir un monde donné qu’il s’y retrouvera, lui-même, projeté. Autrement dit, se trouve ici désignée la seconde fonction de l’image-écran de la première scène, à savoir que c’est à partir de cette image-support que le désir du sujet va pouvoir projeter un monde — dans lequel il va croire évoluer jusqu’à ce que cette projection crève l’écran, si l’on peut dire, puisqu’il découvrira que cette « mort », entrevue la première fois, le concerne dans son être même.
On le voit donc, loin de produire un simple effet de miroir, le retour en boucle de la fin du film sur la première scène est comme la fin d’un long trajet visuel et mental qui dévoile le vecteur de la fiction qui s’est dépliée devant nous : si l’imaginaire diégétique a pu se construire avec toute sa force de conviction, chez le sujet-héros comme chez le spectateur, c’est qu’il a pris sa source dans un manque-à-être (Lacan) qui cause le désir de voir. La projection du sujet-héros dans un monde qu’il fantasme n’a donc pu prendre consistance qu’à partir de la pulsion scopique [30] qui anime et oriente son désir comme, par extension, la fiction de La jetée n’a pu prendre corps dans notre esprit qu’à partir de la pulsion scopique qui anime le désir de voir de tout sujet-spectateur. Partant de là, ce film évoquerait précisément le procès à l’oeuvre dans tout plaisir associé au fait d’assister à la projection d’images au cinéma. Il montrerait, en quelque sorte, comment le sujet-spectateur aime et prend plaisir à se projeter dans un monde qu’il construit à partir d’une ou de quelques images-écrans sur lesquelles, durant la projection, il a fixé son attention. Belle et singulière manière de parler de l’effet-cinéma. Reste que, comme peut l’évoquer la dernière scène du film, la jouissance du fantasme nous sépare toujours de l’horreur du réel et que rares sont les oeuvres d’art cinématographiques qui se risquent à traverser l’écran de leur projection.
Cela n’est pas tout, sans doute… car il faut, au moins pour conclure ici, évoquer une autre lecture possible du souvenir-écran dans La jetée et de son rapport avec la perception esthétique au cinéma. Cette lecture vient à l’esprit après la projection du film et prend sa source dans le travail qu’opère le film sur la mémoire du sujet-spectateur. Comment ne pas voir effectivement le rapport frappant qu’il peut y avoir entre le héros de La jetée, marqué par une image d’enfance, et un spectateur, marqué par une image de film ! L’obsession d’un visage en gros plan, la répétition de plans ou de scènes qui ne sont jamais tout à fait les mêmes, les images « rêvées » à partir de plans… tout cela n’est pas simplement ce qui traverse et soutient le désir du spectateur au cours de la projection cinématographique, mais ce qui se trouve au travail, parfois longtemps après celle-ci, dans l’esprit du spectateur. Aussi la mémoire du spectateur la plus fiable en est-elle, dans le meilleur des cas, parcourue, animée, visitée, en un mot, habitée, avec pour résultat que celui-ci ne sait plus tout à fait s’il a vraiment vu ce dont il se souvient ou s’il ne rêve pas un peu quand il évoque un film.
Autant dire, alors, que l’on est souvent mis en présence de souvenirs-écrans quand on se souvient d’un film [31] ; écrans, sans doute, parce que les souvenirs ne sont, comme je viens de le dire, jamais tout à faits fidèles à ce que l’on croit, parce qu’une « image » que l’on reçoit d’un film n’est jamais vraiment semblable au « plan » qui se trouve projeté. Mais écrans, aussi, parce qu’ils sont les supports d’une rêverie que seul le cinéma peut créer et maintenir longtemps après dans nos esprits.
Un film […] doit être une suite de sentiments et d’atmosphères. Le thème et tout ce qui est à l’arrière-plan des émotions qu’il charrie, la signification de l’oeuvre, tout cela doit venir plus tard. Vous quittez la salle et, peut-être le lendemain, peut-être une semaine plus tard, peut-être même sans que vous vous en rendiez compte, vous acquérez de quelque façon quelque chose qui est ce que le cinéaste s’est efforcé de vous dire.
Stanley Kubrick [32]
Voilà, peut-être, de quoi nous parle Chris Marker dans La jetée…
Appendices
Note sur le collaborateur
Patrick Brun
Il est docteur en arts et sciences de l’art, psychologue hospitalier et chargé de cours en cinéma et en communication à l’Université Bordeaux 3. Il a publié Poétique(s) du cinéma (2003).
Notes
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[1]
Le terme « image » sera employé ici pour parler plus particulièrement des images « reçues » ou « perçues » par le héros du film. Je parlerai de « plan » pour évoquer les images matérielles perçues par le spectateur. Cette ambiguïté ou, plutôt, cette complexité du statut de l’image dans ou à partir de La jetée mériterait, à elle seule, un débat ou une analyse. C’est ce que j’ai tenté de faire dans un autre article intitulé : « Indicialité, iconicité et effet de réel dans La jetée de Chris Marker » (Degrés, printemps 2006, no 125, Bruxelles).
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[2]
Le jugement de Marker, qui considère La jetée comme un remake de Vertigo (Hitchcock, 1958), confirme en partie la possibilité d’une telle lecture.
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[3]
Film que l’on pourrait appeler, en se basant sur cette phrase : le paradoxe de Zénon, relu par Lacan et mis en scène par Chris Marker.
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[4]
Célèbre plan noyé au milieu d’un flot de fondus enchaînés et où l’on aperçoit le battement de paupières de l’héroïne. Je rappelle que l’un des originaux du film, déposé à la cinémathèque de Bruxelles, est composé d’un premier plan-générique en mouvement (information donnée par Philippe Dubois).
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[5]
Le seul plan en mouvement du film fait l’objet d’une telle fascination chez certains critiques qu’il prend chez eux une consistance imaginaire tout à fait symptomatique (comme chez le sujet-héros, du reste), les poussant jusqu’à évoquer la catégorie du « sublime »… Quant à moi, je ne vois, dans ce battement de paupières, qu’un peu de douceur, voire de grâce, en tout cas un vrai clin d’oeil (cf. la Béatrice de Dante) adressé au cinéphile qui désire voir un film (« Tu veux voir un film ? Eh bien, vois donc ça ! » semble dire, furtivement, ce battement de paupières).
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[6]
Les images ne « sourdent » pas par hasard ; elles ont toutes un rapport plus ou moins lointain, plus ou moins rapproché, avec l’image du passé du héros. Je précise : le lien entre les images est aussi un « raccord de souvenirs », selon l’expression de Marker qui apparaîtra dans Sans soleil (1982) ; ce que j’entends ici précisément comme associatif, métonymique au sens lacanien du terme, c’est-à-dire que c’est à partir du discours dont le sujet est l’effet que l’association des images se réalise.
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[7]
Le film nous rappelle en effet que les sujets (qui sont des prisonniers) sont traités comme des rats. On fait aux cobayes de l’« expérience » des injections très violentes provoquant des douleurs atroces, des décompensations psychotiques ou la mort. Quant au héros, nous dit la voix off : « Il ne meurt pas, ne délire pas, il souffre… » Le parallèle avec la pratique de la torture lors de la guerre d’Algérie, qui est contemporaine du film, ne me paraît pas inenvisageable ; sans parler des « expérimentations » nazies suggérées par les bribes d’allemand entendues au cours de l’« expérience ».
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[8]
On pourrait objecter que le sujet est, sous hypnose, soumis au regard de l’Autre ; ce qui ne serait pas le cas ici puisque le héros du film porte un bandeau sur les yeux. Il me semble au contraire que c’est bien les yeux fermés, ne pouvant plus voir, que le sujet-héros est conduit par le regard de l’Autre dans son voyage dans le temps. Voir à ce propos le commentaire que fait Lacan quand il oppose le rêve à l’état d’éveil dans Le séminaire. Livre XI (1973).
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[9]
Cette question, sous une forme plus ou moins explicite, est sans doute l’une des causes du désir qui anime le sujet voyageur dans le film.
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[10]
Commentant une recherche faite par V. et C. Henri en 1897 dans L’année psychologique, Freud (1990, p. 116) indique que « nous apprenons [à travers cette enquête, mais aussi à partir de la clinique de Freud] que chez maintes personnes les tout premiers souvenirs d’enfance ont pour contenu des impressions quotidiennes et indifférentes qui n’ont pas pu produire d’effet affectif dans le vécu, même chez un enfant, et qui cependant ont été notés avec tous les détails — on pourrait dire avec un luxe de détails — tandis que des épisodes à peu près contemporains n’étaient pas conservés dans la mémoire, même lorsqu’à l’époque, selon les témoignages des parents, ils avaient saisi l’enfant d’une manière intense ».
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[11]
« Le concept de souvenir-écran, souvenir qui doit sa valeur pour la mémoire non à son contenu propre, mais à la relation entre ce contenu et un autre contenu réprimé » (1990, p. 129).
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[12]
« Le souvenir-écran doit, disons-le d’emblée, être rapproché électivement d’un fantasme originaire : celui de la séduction » (Rosolato 1975, p. 80). On verra comment cette séduction, perceptible dans le visage de la jeune femme, peut à la fois recouvrir le désir de l’Autre et donner lieu à la construction d’un fantasme conscient qui vise la rencontre avec cette jeune femme.
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[13]
On peut cependant considérer que la durée du plan sur le visage de la jeune femme est telle qu’elle provoque, comme je l’ai dit, une suspension, voire un temps d’arrêt sur cette « image ».
-
[14]
La dernière image est le plan flou d’un avion posé sur la piste. Ce plan est le dernier de la chaîne syntagmatique du film, mais il n’est « évidemment » pas la dernière « image » de la chaîne de mémoire du sujet, qui nous montre le visage de la jeune femme ; image à partir de laquelle toute la mémoire du sujet (la chaîne associative) va s’organiser, se construire.
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[15]
Condition pour justifier, par extension, le récit lui-même : c’est à partir du retour de la dernière séquence sur la première et de l’effet de sens qui en résulte que les autres voyages temporels prennent aussi leur signification.
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[16]
Il faudrait d’abord considérer l’état de conscience du sujet dans le film. En fait de conscience, le sujet-héros est vraiment l’objet de la volonté et du discours de l’Autre (cf. l’expérience) ; quant il voit des images, il est, pour le moins, comme je l’ai déjà avancé, conduit par le regard de l’Autre.
-
[17]
Je rappelle que le fétiche, pour le sujet pervers, tient lieu de pénis, absent chez la mère.
-
[18]
C’est peut-être la dernière scène qu’il faudrait considérer comme un rêve (ou un délire ?), vu la force de persuasion qu’elle exerce sur le sujet et la rencontre qu’elle permet avec un bout de réel.
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[19]
Rêverie qui ferait peut-être de cet homme un héros paradigmatique et qui pourrait, en partie bien sûr, expliquer la fascination (bien entendu, j’avoue d’abord ici la mienne) qu’exerce ce film sur la gent masculine. En effet, cette course du héros (même si elle échoue) repose sur la tentative, tragique (il faut le dire !), de rejoindre une femme, de l’atteindre dans sa dimension continue, énigmatique, au-delà du régime mesuré et discontinu de ses élans successifs : bref, il s’agirait de toucher, à travers elle, au continent noir de la jouissance féminine…
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[20]
Je reprends la citation de Roger Odin : « À Orly, le dimanche, les parents mènent leurs enfants voir les avions en partance. De ce dimanche, l’enfant dont nous racontons l’histoire devait revoir […]. Plus tard, il comprit qu’il avait vu », pour la séquence initiale ; et « l’enfant qu’il avait été devait se trouver là aussi à regarder les avions […]. Cet instant qu’il lui avait été donné de se voir enfant », pour la séquence finale.
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[21]
On ne voit rien, en fait, sinon des mains jointes comme pour une prière.
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[22]
Ce point est important puisqu’il nous indique que le sujet ne construit plus ici son souvenir, mais en traverse l’écran. En effet, comme le rappelle Freud (1990, p. 131), dans le souvenir-écran, il n’est pas rare que « la personne propre du rêveur entre en scène […], comme un objet parmi d’autres, on peut revendiquer cette opposition du moi agissant et du moi se souvenant comme la preuve que l’impression originaire a subi un remaniement ». Ce qui n’est plus le cas ici.
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[23]
Dans l’après-coup de l’enseignement et des Écrits de Lacan (1966), on ne peut, en effet, réduire le « stade du miroir » à l’identification spéculaire, à la construction imaginaire du sujet (son Moi) à partir de l’image de l’autre (la mère en l’occurrence), car cet échange spéculaire passe par le regard et le discours de l’Autre qui échappent au champ de l’Imaginaire comme tel.
-
[24]
C’est une autre manière de montrer le caractère mortifère du « stade du miroir ». Comme le rappelait Guy Rosolato (1975, p. 80), « le miroir de Narcisse ne reflète pas qu’un corps harmonieux. Il montre aussi le visage de la mort. »
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[25]
Il faut cependant remarquer que le désir outrepasse une limite dans ce film, puisque les victimes ne sont pas simplement vues mais tuées. Cela montre bien qu’en franchissant l’image, c’est-à-dire le lieu de la représentation, en crevant l’écran, on atteint la mort ou l’horreur de la jouissance.
-
[26]
Dans la dernière séquence de 2001, le sujet voyant disparaît, s’évanouit quand ce qu’il perçoit (lui-même) vient à être surpris par une présence autre. C’est notamment — jusqu’à la disparition ou la dissolution complète du héros — le son (la respiration, le râle) qui permet le renversement de position : l’objet perçu (lui même plus âgé) devient sujet percevant quand il entend des bruits signalant la présence de l’Autre qu’il était ou qu’il sera. À chaque renversement se produit un saut dans le temps. Cette scène est à mon sens directement inspirée du film de Marker. La boucle optique produite par les deux scènes de La jetée est filmée dans la même scène dans 2001. On le voit plus nettement dans ce dernier : si le sujet est projeté dans le temps, cette projection est liée à un saut logique de la position subjective dans le perçu.
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[27]
C’est alors que le plan en mouvement de la jeune femme prend, dans l’après-coup, une « autre » valeur. Furtif, évanescent, le regard de la jeune femme est apparu pour aussitôt s’absenter de la représentation. En suscitant le désir de voir du sujet héros, il est aussi ce qui causera sa perte.
-
[28]
On peut cependant faire l’hypothèse (à confirmer) d’une castration dans le réel (le sujet vit réellement cette castration : il hallucine vraiment sa mort), ce qui confirmerait le diagnostic de psychose et non de névrose.
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[29]
C’est, en somme, ce qu’avait rappelé autrement et de manière plus générale Guy Rosolato (1975, p. 86-87) : « Le souvenir-écran, en faisant éclater l’assurance de la mémoire, laisse apercevoir le point extrême, d’impossible détermination, qui, dans sa forme cinématographique, prend figure de séduction maternelle, rappelant que la scotophilie concerne dans ses origines mythiques un corps interdit. »
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[30]
Pour Lacan, loin de refléter l’image du sujet, le montage pulsionnel scopique repose sur une boucle qui, partant de la béance de l’oeil pour y revenir, tourne autour d’un objet manquant dans le visible ; à savoir le regard qui signe la castration dans le champ scopique.
-
[31]
C’est plutôt en fonction de cette orientation que Guy Rosolato a écrit son article intitulé « Souvenir-écran » (1975, p. 80) : « Parmi tous les souvenirs-écrans qu’un psychanalyste peut recueillir, il en est, en effet, qui se greffent sur une séquence cinématographique restée fixée depuis l’enfance. » Tel est son point départ.
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[32]
Citation tirée d’une interview accordée à la revue Holiday en 1964 ; cf. www.cinezik.org/reperes/kubrick/intro.php.
Références bibliographiques
- Bensmaïa 1988 : Réda Bensmaïa, « Du photogramme au pictogramme : à propos de La jetée de Chris Marker », Iris, vol. 8, 1988, p. 9-31.
- Dubois 2002 : Philippe Dubois, « La jetée ou le cinématogramme de la conscience », Théorème, vol. 6, 2002, p. 9-44.
- Freud 1990 : Sigmund Freud, « Sur les souvenirs-écrans », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1990, p. 113-132.
- Freud 1998 : Sigmund Freud, « La tête de Méduse », dans Résultats, idées, problèmes, tome 2, Paris, PUF, 1998, p. 49-50.
- Lacan 1966 : Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 93-101.
- Lacan 1973 : Jacques Lacan, Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973.
- Lacan 1994 : Jacques Lacan, Le séminaire. Livre IV. La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994.
- Odin 1981 : Roger Odin, « Le film de fiction menacé par la photo et sauvé par la bande-son (à propos de La jetée de Chris Marker) », dans Cinémas de la modernité. Films, théories, lectures, Paris, Klincksieck, 1981, p. 147-171.
- Rosolato 1975 : Guy Rosolato, « Souvenir-écran », Communications, no 23, 1975, p. 79-87.