Présentation[Record]

  • Michael Cowan,
  • Viva Paci and
  • Alanna Thain

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  • Michael Cowan
    McGill University

  • Viva Paci
    Université du Québec à Montréal

  • Alanna Thain
    McGill University

Dans l’histoire du cinéma et de la pensée sur le cinéma, peu d’espaces ont autant nourri l’imagination et les désirs liés aux images cinématographiques que celui de la rue. Du Strassenfilm au road movie, la rue a souvent été perçue comme l’espace par excellence dans lequel les images en mouvement pourraient rencontrer « la vie » dans toute sa spontanéité. Certes, la technologie pourrait expliquer en partie cette affinité : espace de la mobilité, de la circulation et du voyage, la rue semble offrir un cadre particulièrement propice à ce qu’Anne Friedberg (1994) nomme le « virtual mobile gaze » des images en mouvement. En effet, historiquement, la capacité du cinéma à « prendre la rue » a été plus ou moins directement liée aux développements techniques et, en particulier, à l’invention de caméras de plus en plus légères et de plus en plus mobiles : la caméra « déchaînée » chère aux cinéastes de l’avant-garde des années vingt, les caméras à main qui permettaient aux documentaristes des années cinquante et soixante d’aller chercher des images de « vérité » dans la rue, etc. Mais l’affinité historique entre le cinéma et la rue dépasse ce cadre technologique. Ce qu’ils partagent avant tout, c’est peut-être leur statut de vecteurs d’une déterritorialisation inhérente à la modernité européenne : une explosion des confins de l’expérience traditionnelle et une mise en mouvement des structures politiques, économiques, technologiques, médiatiques ou encore esthétiques. D’une part, ce mouvement de déterritorialisation a paru aux théoriciens du cinéma comme une chance : en ouvrant le regard sur l’imprévisible, il semble offrir un mode de résistance à la rationalisation incessante de la modernité européenne et à ses espaces conventionnels tels que l’intérieur familial (Karl Grune, Die Strasse, 1923), l’usine (Sergei Eisenstein, La grève, 1925), l’école (Jean Vigo, Zéro de conduite, 1933), ou encore l’atelier. C’est ce qui permit à Siegfried Kracauer (2010, p. 111) de voir dans la rue le milieu cinématographique par excellence, « où l’accidentel l’emporte sur le providentiel, où il est pratiquement de règle que l’événement prenne la forme de l’incident inattendu ». Pour Kracauer, la promesse du Strassenfilm — même si peu de films ont su la réaliser — c’est justement de saisir « le flux de la vie » et de permettre une « rédemption » de l’expérience corporelle non planifiable. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la rue occupa aussi une place centrale dans un cinéma « néoréaliste » qui visait à retrouver un regard naïf en remplaçant les interventions du montage par des plans filmés par des caméras en dérive. Quant aux cinéastes des années soixante, ils ont investi l’espace de la rue avec un double espoir : celui, politique, d’une résistance aux structures autoritaires des appareils idéologiques d’État et celui, esthétique, d’une production d’images authentiques, au-delà des images de désir manufacturées par la société du spectacle. Quand les cinéastes et activistes du « cinéma élargi », tels que Valie Export et Peter Weibel, ont emmené le cinéma « dans la rue », leur espoir était justement de forger une conscience politique en court-circuitant le mécanisme du spectacle dont le cinéma narratif lui-même faisait partie intégrante. Dans ce contexte, les « prises de rue » cinématographiques devaient aller de pair avec une « prise de rue » politique et sociale. Mais si la rue a pu paraître comme le milieu propre à la libération de l’emprise de la modernité capitaliste, elle a tout aussi bien su incarner les forces déterritorialisantes du capitalisme lui-même dans tout ce qu’elles ont de plus effrayant. La rue a alors été représentée comme …

Appendices